Résumés
Résumé
Cet essai consiste en une analyse, fondée sur la théorie et l’approche du cours d’action, de l’activité de sept musiciens-étudiants en situation de simulation de concours d’orchestre. Les stratégies d’adaptation des musiciens sont explorées selon les principes de l’énaction. Des entretiens replongeant le musicien dans cette situation ont permis de faire ressortir, à travers le codage des verbatim en « unités significatives élémentaires » (USE), le sens que chacun des musiciens donne aux différents moments de la simulation de concours, ainsi qu’une multitude de stratégies d’adaptation développées pour y faire face. Les différentes macro-séquences identifiées (la découverte du programme, la mise en condition pour le concours, les adaptations, et la construction de l’expérience après concours) ont une influence sur les musiciens et sont perçues de manière changeante selon l’avancée du concours.
À la suite de cette analyse, des stratégies sont proposées afin de faire face aux différentes dynamiques générées par le concours. Cette étude, empruntant la méthode pluridisciplinaire du cours d’action, cherche à apporter de nouvelles connaissances dans la gestion de la performance musicale.
Abstract
This essay consists of an analysis, based on the theory and approach of the course of action, of the activity of seven music students in a situation of a simulated orchestra audition. The musicians’ adaptation strategies are explored according to the principles of enaction. The auditions that put the musicians into this situation have made it possible to gather significant elementary units (“unités de signification élémentaires, USEs”) through the verbatim coding of the way each musician reacted to the different moments of the simulated audition, and the multitude of adaptation strategies to deal with them. The different macro-sequences that were identified (learning the program, preparing for the audition, the adaptations, and the post-audition experience) all have an influence on the musicians and are perceived in changing ways as the auditions progressed.
Following this analysis, strategies are proposed on how to cope with the different situations faced in the audition. This study, borrowing the multidisciplinary course of action method, seeks to bring new knowledge to the management of musical performance.
Corps de l’article
La préparation mentale est souvent donnée comme étant l’un des outils les plus importants dans le monde du sport. L’efficacité de la partie mentale dans le sport de performance a été démontrée par de nombreux auteurs (Hanton et Jones 1999 ; Durand-Bush et Salmela 2002) ainsi que différentes techniques mentales pouvant contribuer à la mise en place d’un mental fort et solide (Ducasse et Chamalidis 2006). Certains principes de la psychologie du sport pourraient très bien s’appliquer au domaine des arts de la scène, de la musique notamment (Hoppenot 1983 ; Ricquier 1999 ; Arcier 2004). En effet, certains aspects de la pratique d’un musicien professionnel sont comparables à celle d’un athlète de haut niveau. Par contre, les musiciens sont souvent moins bien supportés dans leur carrière que les sportifs.
Si toute prestation instrumentale ou vocale devant public peut être un enjeu, les concours d’orchestre représentent des situations de performance extrêmes, comparables à des compétitions sportives de pointe : les candidates et les candidats n’ont que deux ou trois minutes pour convaincre le jury, la concurrence est forte (il n’est pas rare qu’une centaine de musiciennes et de musiciens soumettent leur candidature pour un seul poste) et les enjeux professionnels sont importants. C’est pourquoi les institutions supérieures d’enseignement de la musique sont de plus en plus nombreuses à proposer des simulations de concours d’orchestre afin d’optimiser la préparation de leurs étudiantes et étudiants à cette étape incontournable de leur carrière. L’objectif visé est que ces simulations aident le jeune musicien à mieux connaître et maîtriser les facteurs perturbateurs de la performance musicale tels que le trac, le stress, ou les émotions.
Aux côtés de nombreuses publications scientifiques sur le trac et sa gestion chez les musiciens[2], on trouve des publications plus pratiques visant à informer et conseiller ces derniers[3]. Dans cette littérature, le trac est décrit comme « une peur au sens large, […] plus précisément une forme d’anxiété : […] une anxiété de performance » (Le Corre 2000, 15). Il se manifeste lorsqu’un individu réalise devant un public une performance qui compte pour lui. Deux catégories de symptômes peuvent apparaître : au niveau physiologique, une augmentation du rythme cardiaque, une plus forte irrigation des muscles, la bouche sèche, le refroidissement des extrémités, la sudation, le souffle court, des tremblements, et des problèmes intestinaux ; et au niveau psychologique, des états d’enthousiasme ou de dépression, des problèmes de mémoire, et des pensées non cohérentes ou négatives (Le Corre 2000). Dans la littérature destinée aux musiciens, on trouve des stratégies de toutes sortes pour faire face au trac : la relaxation, le rodage devant public, et la prise de médicaments (Arcier 2004) ; la visualisation mentale (Ricquier 1999, 2000) ; l’acupuncture et le dialogue interne (Ricquier 1999, 2000) ; et le développement personnel et l’activité physique (Taylor et Wasley 2004).
En amont du trac, en tant que résultante de l’évaluation que le sujet fait d’une situation, intervient la notion de stress et, plus précisément, sa gestion. La notion de stress est définie, notamment dans une perspective transactionnelle, comme :
l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux, constamment changeants, [déployés] pour gérer des exigences spécifiques internes et/ou externes qui sont évaluées [par la personne] comme consommant ou excédant ses ressources
Lazarus et Folkman 1984, 141
Le stress est donc un concept impliquant une relation complexe entre les caractéristiques propres à l’individu et celles émanant d’une situation (l’individu pouvant à la fois modifier la situation et être modifié par celle-ci). Deux processus relient l’individu aux effets d’une situation stressante : l’évaluation cognitive, et la stratégie d’adaptation qui concerne l’adaptation psychologique au stress (Folkman et Launier 1978). Une étude d’Antonini Philippe (2013) rend compte des stratégies d’adaptation que des musiciens-étudiants mettent en oeuvre pour tenter de gérer leurs états affectifs positifs et négatifs lors de la préparation et la passation d’un concours. Selon l’auteure, ces stratégies d’adaptation visent avant tout à modifier, transformer, réduire, ou nier l’impact et l’importance de la situation.
Dans cette logique, la théorie du cours d’action (Theureau 2003), qui s’intéresse à l’action du pratiquant à travers son expérience et son vécu situationnel, offre une alternative intéressante afin de mieux comprendre l’activité des musiciens qui se préparent à une performance. Le cours d’action est défini comme :
l’activité d’un (ou plusieurs) acteur(s) engagé(s) dans une situation qui est significative pour ce (ou ces) dernier(s), c’est-à-dire montrable, racontable et commentable [sic] par lui (ou eux) à tout instant, moyennant des conditions favorables »
Theureau 2003, 48
Le principe est de collecter des traces matérielles (observation de la situation, enregistrement audiovisuel) ou verbales (description du déroulement par le sujet lui-même) de l’activité d’un sujet, de les coder en « unités significatives élémentaires » (USE) et enfin d’en reconstituer l’enchainement ou la chronologie.
À notre connaissance, à ce jour aucune recherche ne s’est intéressée au déroulement dans le temps de l’expérience vécue d’une simulation d’un concours d’orchestre par des musiciens-étudiants. Ainsi, les objectifs de la présente étude exploratoire sont, dans un premier temps, de chercher à comprendre le sens que prend l’action des futurs musiciens professionnels dans ce contexte très particulier et, dans un deuxième temps, de repérer d’éventuels moments-clés ainsi que des comportements qui semblent favorables ou défavorables à la performance musicale. Comment la simulation d’un concours d’orchestre est-elle vécue par les musiciens-étudiants ? Comment s’y préparent-ils ? Quels comportements ou quels moments-clés leur sont-ils favorables ou défavorables ? Est-il possible d’établir un lien entre les comportements de différents musiciens étudiants et leurs états émotionnels ?
Méthode
Population
L’échantillon était composé de sept étudiantes et étudiants d’une haute école de musique de Suisse romande[4] (cinq femmes et deux hommes) âgés de 18 à 25 ans (M = 22) ayant pris part à une simulation de concours d’orchestre en janvier 2015 et jouant de différents instruments : harpe, violoncelle, contrebasse, flûte, hautbois, et percussions.
Seul un des participants avait déjà gagné un concours d’orchestre en dehors du cadre des études. Afin de garantir l’anonymat, une codification simple et aléatoire a été créée, en numérotant les musiciennes et musiciens (M) de 1 à 8.
Outil de collecte des données
Chaque participant a pris part à un entretien semi-directif d’une durée de 30 à 50 minutes. La consigne était d’expliquer le déroulement du concours simulé, du début de sa préparation jusqu’à la prestation finale devant le jury. Au fil de l’entretien, des précisions étaient demandées lorsque l’étudiant ou l’étudiante omettait des détails, perdait le fils de son discours ou déviait sur un autre sujet. Ces questions et relances avaient pour but de recentrer le discours du participant sur le concours sans toutefois l’orienter dans une direction précise. Afin de structurer les traces recueillies, les questions portaient sur les moments avant, pendant, et après la prestation instrumentale devant le jury. Les moments-clés du concours, à savoir la réception des morceaux imposés, la phase de préparation, le matin du concours, le tirage au sort de l’ordre de passage, le concours lui-même, avec la présentation du concerto et des traits d’orchestre et la rétroaction du jury, ont été utilisés comme « marqueurs temporels » pour aider le musicien à structurer le récit de son parcours. Les entretiens ont été retranscrits intégralement et numérotés par ligne.
Analyse des données
L’approche de Theureau (1992) prévoit différentes étapes de traitement des données qui permettent de recentrer puis de croiser les traces de l’activité des sujets : a) codage des unités significatives élémentaires, b) identification des séquences, séries et macro-séquences, c) regroupement des sujets.
Codage des unités significatives élémentaires
Dans un premier temps, les données à analyser sont restreintes à l’essentiel : afin de mettre l’emphase sur l’action du pratiquant (Theureau 2003), un recentrage est effectué autour des verbes d’action relevés dans les entretiens (Figure 1) afin d’identifier ce que fait ou non le pratiquant ainsi que le sens qu’il attribue à cette action ou inaction. Chaque verbe d’action constitue ce que Theureau (2003) appelle une unité significative élémentaire (USE) et permet de mettre l’emphase sur l’engagement de l’acteur à un moment donné : dans le cas présent, l’engagement du musicien dans le concours.
Une fois les USEs identifiées, elles sont replacées dans l’ordre chronologique (si nécessaire) afin de schématiser le sens que le musicien attribue aux différents moments de sa propre expérience de simulation de concours (Figure 2).
Séquences, séries et macro-séquences
Deux types de relations peuvent être identifiées entre les USEs (Theureau 2003) : les séries (régularité d’ordre thématique) et les séquences (régularités d’ordre temporel). Deux USEs appartiennent à la même séquence si la première USE influence ou détermine la seconde et si toutes deux se réfèrent à la même thématique. La succession des séquences est représentée schématiquement (Figure 3, page suivante), chaque séquence étant reliée aux USEs qui la composent. Les macro-séquences sont constituées de suites de séquences possédant une dynamique identique. Finalement, les séries correspondent à deux ou plusieurs USEs qui traduisent une même préoccupation de l’acteur mais n’entretiennent pas de relation de cohérence séquentielle entre elles.
Regroupement des acteurs
Dans un dernier temps, les traces des acteurs sont regroupées. Les similitudes entre les séquençages permettent d’établir une première trame d’actions, en quelque sorte un « scénario typique ». Ensuite, par des allers-retours entre les USEs de chacun des acteurs et la trame, cette dernière peut être ajustée, complétée et étoffée, afin de la rendre de plus en plus représentative de l’activité de l’ensemble des acteurs.
Résultats
Les résultats, constitués des différentes macro-séquences, séquences, et séries identifiées, représentent la façon dont les sept étudiants-musiciens interagissent avec la situation de simulation de concours, ainsi que le sens qu’ils attribuent à cette dernière. La figure 3 schématise la trame de la simulation de concours, avec en abscisse l’avancée chronologique du concours, c’est-à-dire les marqueurs temporels retenus : réception des partitions, préparation personnelle, tirage au sort de l’ordre de passage, préparation après le tirage au sort, le concours, et l’attente des résultats ou des rétroactions.
L’activité des musiciens a été découpée en quatre macro-séquences qui apparaissent dans l’ordre chronologique suivant : 1) la découverte du programme, composée des séquences a) choisir les morceaux et b) planifier ; 2) la mise en condition pour le concours, composée des séquences a) travailler la technique, b) être dans le concours et c) s’échauffer ; 3) les adaptations, composées des séquences a) transitions, b) jouer le concerto et c) jouer les traits ; et 4) la construction de l’expérience après-concours, composée des séquences a) recevoir la rétroaction, b) réactions et c) interpréter les rétroactions. Dans ces quatre macro-séquences, trois séries apparaissent : i) construire la relation à l’instrument, ii) organiser son temps et iii) ressentir des états affectifs fluctuants.
La découverte du programme (Macro-séquence 1)
La découverte du programme commence dès la réception des partitions par la prise de connaissance des différents morceaux et s’étend jusqu’au début de la phase de préparation. Cet espace temporel comporte deux activités du musicien : a) choisir les morceaux, et b) planifier et organiser son temps.
Choisir les morceaux (Séquence a)
Sept musiciennes et musiciens ont reçu une liste de morceaux parmi lesquels il ou elle devait choisir, et un musicien a reçu des morceaux imposés. Lorsque le choix était libre, les musiciens ont toutes et tous favorisé leurs connaissances préalables, et choisi des morceaux déjà travaillés ou connus.
Planifier (Séquence b)
La planification des musiciens semble intervenir en même temps que le choix des morceaux. Ces deux moments sont très liés. Deux types de comportements ont été relevés : le premier, observé chez un seul musicien, consiste en une estimation du temps de préparation nécessaire par rapport aux exigences du programme : « Après, c’est vrai que j’ai un peu, enfin, laissé reposer, on va dire, parce que c’était fin janvier, donc j’avais pas mal de temps » (M7). Le second type de comportement est caractérisé par une absence de planification et une certaine passivité dans l’organisation du travail dans le temps. Le musicien semble s’adapter au temps imparti et à des exigences parfois peu définies : « Juste, c’est un peu short, ouais ! Donc, du coup, je suis allée à l’essentiel » (M1).
La série ii) organiser son temps est omniprésente dans les séquences « choisir les morceaux » et « planifier ». On retrouve donc des préoccupations de gestion du temps de la part de tous les musiciens.
La mise en condition pour le concours (Macro-séquence 2)
La mise en condition pour le concours comporte tout ce qui va être entrepris par le musicien pour se préparer jusqu’au concours. Cette phase comporte deux moments distincts : le premier est la préparation en amont du concours et le second, marqué temporellement par le tirage au sort de l’ordre de passage, est la préparation le jour du concours. Dans la première phase de préparation, soit jusqu’au tirage au sort, le musicien travaille les morceaux choisis ou imposés afin d’être prêt à les jouer le jour du concours. Plusieurs actions apparaissent dans les traces de la préparation pour le concours des étudiants-musiciens, qui est divisée en trois activités : a) travailler la technique, b) être dans le concours et c) s’échauffer.
Travailler la technique (Séquence a)
Les musiciennes et musiciens décrivent différentes techniques de travail : un travail de base de la technique instrumentale (gammes, arpèges, études, etc.), le travail des morceaux à l’instrument, ainsi que l’apprentissage de la partition pour orchestre (pour les traits d’orchestre), ou de la réduction pour piano (pour le concerto). Deux musiciens décrivent en détail cette séquence, et des traces variées de méthodes de préparation apparaissent dans leur discours : se filmer, s’enregistrer et s’écouter, travailler avec un professeur, visualiser la situation de concours. Une fois cette étape terminée, ces deux étudiants-musiciens ont sollicité l’avis d’une ou de plusieurs tierces personnes afin de compléter et d’affiner leur préparation : « Je me filme pas mal et puis je m’écoute… j’essaie de jouer à plein de gens différents en fait, des profs aussi » (M5). « Après, quand j’ai fait ce travail-là, je le présente à mon prof de chant ou alors à mon accompagnateur qui est aussi coach » (M6). Chez les six autres musiciens, les traces concernant leurs techniques de travail sont plus globales. Ils utilisent un vocabulaire très général, ne donnent pas de détails et parfois, aucune trace de méthode ou d’approche systématique n’apparaît : « J’ai eu les partitions assez longtemps à l’avance quand même, euh, un mois à l’avance. Donc, j’ai travaillé seule parce que, euh, avec mon prof, on ne travaille pas trop les traits d’orchestre » (M3).
Les séries i) construire la relation à l’instrument et ii) organiser son temps apparaissent dans cette période de préparation au concours.
Construire la relation à l’instrument (Série i)
Il s’agit d’une série composée des différentes variables influençant la qualité sonore, principalement l’instrument et le corps physique du musicien, regroupées sous le nom de « corps instrumental ». Ces deux composantes ont une importance variable selon le type d’instrument joué (instruments à vent, percussions, cordes etc.) et influencent donc de manière différente la préparation des musiciens. L’entretien de l’instrument peut demander beaucoup de travail et d’investissement : « Notre instrument, euh, dépend beaucoup des anches en fait. Et donc ça, c’est une fabrication personnelle. Donc, il n’y a que, peut-être, que trois heures par jour de travail sur l’instrument » (M1).
Si le chanteur qui utilise ses cordes vocales est l’exemple le plus marquant de l’importance du corps dans la performance musicale, le corps physique est « entretenu » de différentes manières par toutes les candidates et candidats, soit de manière active ou plutôt passive. Trois musiciens « agissent » sur leur corps par le biais du sport, de la sophrologie[5], du yoga, par le biais de leur nutrition (en évitant certains éléments nutritionnels comme le lactose), ou par le biais d’une attention particulière portée au corps physique sollicité lors de la simulation de concours, par exemple en mettant une écharpe.
Je n’aime pas le [sport], mais il faut que j’en fasse parce que surtout avec la harpe, j’ai toujours plus de douleurs. À vingt ans, ce n’est pas normal. Donc là, je recommence, euh, je fais un peu de sport à la maison et puis il faudrait que j’aille à la piscine
M2
Les quatre autres musiciens ne font référence à aucune activité spécifique (physique ou psychique) afin de préparer leur corps pour le concours et aucune trace n’a émergé dans leur discours ; un musicien affirme subir son état physique et psychologique : « Bon je me suis coupé le doigt, j’avais une bronchite, euh j’avais un ami qui est décédé, j’avais rendu le mémoire » (M4).
Organiser son temps (Série ii)
Lors de la préparation, les musiciens organisent leur temps de façon différente. Le temps de travail par jour et par semaine est variable, allant de deux ou trois jusqu’à six, parfois neuf heures par jour. La distinction entre le temps dévolu à la préparation pour le concours et le temps passé à jouer ou travailler son instrument dans d’autres buts ne semble pas toujours claire. De plus, le fait que ce ne soit pas un « vrai » concours semble avoir une influence sur l’investissement et la charge de travail de certains étudiants-musiciens. « C’est variable, en fonction de la charge de travail, de l’emploi du temps en fait. Mais, euh, dans l’absolu, il faudrait que je travaille trois heures par jour » (M1). « Pour un vrai concours, c’est clair que je bosserais. Là, j’ai fait un peu… quand même survolé, pas travaillé autant que… » (M4). La durée de travail à l’instrument pendant une journée et par semaine est aussi influencée par le type d’instrument joué, et donc par ses contraintes physiques, ainsi que par les activités en dehors de la haute école : concerts, répétitions, activités sociales et rémunérées, etc. Le tirage au sort de l’ordre de passage ne représente pas une étape-clé chez la majorité des candidates et des candidats. Un des musiciens en parle comme d’un « marqueur », c’est le début « officiel » du concours qui en fixe la temporalité : horaires de passage, répartition des salles et échauffement : « On arrive, tirage au sort […] on était tous répartis dans trois salles. C’est-à-dire qu’on était au moins quinze... dix, quinze par salle » (M5).
La préparation du jour du concours comprend les actions suivantes : b) être dans le concours et c) s’échauffer. Les séries i) construire la relation à l’instrument et (ii) organiser son temps sont présents comme dans la période précédente et la série (iii) ressentir des états affectifs fluctuants fait son apparition dans cette période après le tirage au sort et donc le jour du concours. Ainsi, cette partie se distingue de la précédente par l’intensification et le plus grand impact des états affectifs sur l’action du musicien. La frontière entre la phase de préparation pour le concours et celle du jour même est très fine, puisque certains ressentent les effets de la simulation du concours la veille déjà et d’autres le matin seulement.
Être dans le concours (Séquence b)
Les musiciens caractérisent la sensation d’être dans le concours par différents états affectifs ainsi que par leur état d’esprit lors de l’arrivée à la simulation de concours. Plus de la moitié des musiciens subissent de manière passive cette phase du concours et sont majoritairement dans des états affectifs négatifs sans forcément pouvoir verbaliser précisément ce qu’ils ressentent : « Je n’étais pas vraiment en mode concours […] J’étais plus en mode : “Je vais faire ce que je peux” » (M1). « Le jour, non… comme je disais, je me suis réveillée et j’étais… je me suis sentie un peu épuisée, euh, physiquement et euh... Je suis quand même allée. Je me suis un peu forcée » (M6). Toutefois, la préparation effectuée précédemment peut influencer positivement les musiciens ; ainsi, deux d’entre eux disent avoir eu le sentiment « d’être prêts » : « J’étais assez sûre. Si je suis sûre de mon programme, c’est rare que je panique » (M2).
Construire la relation à l’instrument (Série i)
La construction de la relation à l’instrument se retrouve dans cette phase : le transport, la mise en place, et l’accord selon le type d’instrument joué : « Alors tout installer, c’est beaucoup de choses, les timbales […], caisse claire, xylophone, timbales, le vibraphone, toutes les tables pour les baguettes, les chaises » (M7).
S’échauffer (Séquence c)
L’échauffement semble être l’élément sur lequel les musiciens portent le plus d’importance dans la préparation, le jour du concours : « Je me concentre lorsque je chauffe, je suis dans ma bulle et c’est très important » (M2).
Construire la relation à l’instrument (Série i)
Les musiciens effectuent des échauffements très divers et construisent la relation à l’instrument de différentes façons. Ils jouent des gammes, à des tempos différents, le début de chaque morceau et les passages difficiles et parfois effectuent quelques exercices plus dynamiques : « On se chauffe au début, mais c’est pas que l’on joue des morceaux, on fait juste la technique pour pas que les mains deviennent froides » (M2). Le corps instrumental lié aux divers instruments impose des contraintes très spécifiques à certains musiciens lors de la phase d’échauffement. Ainsi, la harpiste parle de la nécessité de réaccorder son instrument lorsqu’elle passe d’une salle à l’autre : « Il faut aussi accorder la harpe, réaccorder la harpe, ça prend… Il nous faut quand même un petit moment pour que tout soit prêt. Parce que la harpe se désaccorde dès que l’on change de chambre, de salle, c’est horrible ! » (M2).
Organiser son temps (Série ii)
Les musiciens semblent organiser leur temps de différentes manières. Après le tirage au sort, les musiciennes et musiciens ont utilisé différemment le temps qui leur restait jusqu’à leur prestation. Deux comportements distincts ressortent : le premier est désorganisé et le deuxième est plus structuré dans le temps. « Pas trop, puisque j’ai eu plus de deux heures à attendre. Forcément, on ne va pas jouer pendant deux heures […] C’est vrai que l’attente, c’est un truc qui est difficile… de la gérer quoi » (M5).
Question : « Il vous faut combien de temps pour s’échauffer ? »
Réponse : « Peut-être quarante-cinq minutes. Donc je savais exactement quand je devais commencer à chauffer » (M4).
Ressentir des états affectifs fluctuants (Série iii)
Les états affectifs des musiciens sont divers et influencés négativement par différents facteurs : l’incertitude quant au déroulement du concours, le besoin d’être structuré, la sensation de pression, la nervosité, et la tension. « J’étais très angoissée. J’étais pas […] Je n’arrivais pas vraiment à être concentrée sur ce que je faisais et puis je sentais la pression monter » (M4).
Les adaptations (Macro-séquence 3)
La macro-séquence que nous avons nommée « adaptations » apparaît lors du concours proprement dit et est composée des séquences suivantes : a) transition, b) jouer le concerto, c) jouer les traits. C’est dans cette macro-séquence que se déroulent diverses adaptations issues de la simulation de concours. Elles concernent deux séries en particulier : i) construire la relation à l’instrument et iii) ressentir des états affectifs fluctuants. Dans une moindre mesure, on observe également la série ii) organiser son temps.
Transition (Séquence a)
Cette séquence marque le passage entre la mise en condition et les adaptations proprement dites. Il s’agit toutefois d’une frontière qui n’est pas clairement repérable et qui diffère selon les musiciens. Cette transition se caractérise par le fait que la simulation de concours « pèse » désormais plus fortement sur les candidates et les candidats ; il s’ensuit que les traces de ce « poids » et des techniques d’adaptation apparaissent plus fréquemment.
Construire la relation à l’instrument (Série i)
Les musiciens rendent compte de modifications dans leur corps instrumental : par exemple, la bouche sèche et l’accélération de la respiration et du rythme cardiaque. Ils cherchent par diverses techniques à faire face à cette transition : contrôle de la respiration, exercices de concentration, boire de l’eau, s’asseoir, ou encore à l’aide de routines ou de petits rituels : « J’ai essayé de garder cet état actif […] Du coup, je marchais pas mal, voilà ! Et, euh, mais bon, ça ne m’a pas aidé » (M5).
Organiser son temps (Série ii)
Les traces de cette série s’atténuent mais restent visibles dans la transition. Un candidat, possédant des routines très personnelles, ne semble pas ressentir un temps d’attente : « J’ai des routines […] Si j’attends sur le lieu, je fais des vocalises, des choses comme ça ! […] Je prends toujours une bouteille d’eau avec moi parce qu’on ne sait pas comment sera la salle » (M6). Les traces de l’activité des autres musiciens montrent des actions non ritualisées et non organisées, comme le relève un musicien qui n’a su que faire durant son attente devant la porte de la salle dans laquelle se déroulait la simulation de concours : « Ils nous font venir juste derrière la porte et là, c’était encore peut-être trois, quatre minutes. C’est peut-être rien, mais ça paraît long quand on attend, et à rien faire, en fait, et à attendre que celui d’avant termine » (M5).
Jouer le concerto (Séquence b)
Il y a généralement un moment d’attente avant le concerto, puis une pause entre le concerto et les traits d’orchestre. Deux étudiants-musiciens disposent d’un répertoire d’actions préparatoires leur permettant de meubler ces moments : les salutations, les sourires au jury et un échange rapide avec le ou la pianiste : « Je salue d’abord, ensuite je me concentre uniquement sur le pianiste qui est là, qui joue, pour aller vers lui, lui dire où, à certains endroits, je ralentis, où je fais des choses » (M6). Le concerto est la première phase d’action qui est évaluée durant la simulation de concours et cette phase fait émerger différentes difficultés potentielles chez les musiciens : maîtrise technique insuffisante, peur du jugement, facteurs liés à l’environnement, etc.
Ressentir des états affectifs fluctuants (Série iii)
Afin de bien gérer ses émotions dans l’épreuve du concours, un musicien a développé des stratégies précises qui lui permettent de faire face à la situation. Il se concentre sur son ancrage (positionnement du corps) et dès les premières notes du pianiste, il se visualise dans un lieu qu’il affectionne.
Le pianiste commence à jouer. J’essaie vraiment de me mettre dans un état pour retrouver les conditions de travail que j’avais. Là… je pense que les meilleurs euh, moments… enfin, où je me sens le mieux pour chanter, c’est en cours, dans la salle dans laquelle je travaille
M6
Trois musiciens éprouvent davantage de difficulté à gérer cette phase : ils évoquent des tremblements et des difficultés de concentration : « Oui, j’ai tremblé un peu et ça commence très bien. Avec l’archet, c’est délicat, en fait, le début, l’archet sur la lame et si tu trembles un peu… » (M7). La perception de l’environnement, en l’occurrence de la salle, de sa dimension, de son acoustique, ainsi que du paravent qui cache le musicien au jury, génère des actions différentes chez les musiciens : s’y adapter, le subir, ou encore l’éviter : « Derrière le paravent j’ai eu tous ces symptômes qui arrivent souvent : tremblements, la respiration agitée. Du coup, je n’ai pas réussi à relâcher et à jouer comme j’aurais pu… » (M5). La présence du jury et du public influence également les musiciens lors de la simulation de concours de différentes manières : par la composition du jury, par les attentes sous-jacentes des uns et des autres, ainsi que par la présence des autres étudiants-musiciens : « Le fait que les autres étudiants écoutent… euh, ça m’a mis beaucoup de pression ! Du coup, j’avais encore plus le sentiment que j’allais être jugée et puis par… par beaucoup de gens différents et des collègues » (M2).
Construire la relation à l’instrument (Série i)
Lors de la phase du concerto, les problèmes techniques des musiciens sont généralement imputés à la présence et au jeu de l’accompagnateur. Le fait de jouer avec le piano a perturbé certains musiciens, ils évoquent un manque de « symbiose ».
Elle nous laissait dans notre place de soliste. Donc, si on s’appuie sur elle, elle a l’impression qu’on ralentit, donc elle va ralentir. Donc c’était à nous de donner l’énergie tout le temps et c’est vrai que pour ça, je m’étais pas… [je m’étais] plus préparée à un quelque chose d’un peu musique de chambre
M1
Jouer les traits (Séquence c)
Lors des traits d’orchestre, les musiciens font plutôt référence à des problèmes techniques dus au manque d’entraînement et de travail préparatoire. « Les traits d’orchestre, c’est pareil, peut-être que je n’ai pas eu le nombre d’heures que j’aurais voulu pour les monter à… un niveau vraiment… » (M5).
Construire la relation à l’instrument (Série i)
Lors de cette phase du concours, le corps instrumental des musiciens doit changer de forme si on leur demande de jouer de leur second instrument. Le hautboïste joue du corps anglais, et le percussionniste du xylophone. Ce changement de corps instrumental requiert pour l’un des deux musiciens une concentration élevée qu’il favorise par la respiration.
Le xylophone euh, c’est dur ou… […] Le plus important, une des choses les plus importantes pour un concours d’orchestre, c’est que tu ne joues pas de fausses notes. Et j’ai une obsession avec les fausses notes. Je ne sais pas si c’est une obsession de tous les percussionnistes ou si c’est que moi
M7
Aucune trace de changement n’apparait par contre dans le discours du hautboïste lorsqu’il raconte que le jury lui a imposé de rejouer deux traits, dont un au cor anglais.
Ressentir des états affectifs fluctuants (Série iii)
La plupart des musiciens ne semblent pas vivre de changements de leurs états affectifs. L’état qui s’est installé dans le concerto semble suivre le musicien. Aucun changement significatif n’a donc pu être relevé dans les traces de la phase « jouer les traits ». Une intensification de l’état affectif négatif transparait cependant dans le discours d’une musicienne : « Je n’arrivais pas à… J’étais énervée et puis j’avais en plus la colère qui se rajoutait à tout ce que je ressentais déjà. Donc, j’étais…voilà… Ce n’était pas idéal pour moi à ce moment-là » (M4).
La construction de l’expérience de l’après-concours (Macro-séquence 4)
Le début de cette étape est marqué temporellement par la fin de la prestation instrumentale devant le jury. Cette phase du concours est composée des séquences : a) recevoir la rétroaction, b) réactions, c) interpréter la rétroaction. Dans cette macro-séquence, la série iii) ressentir des états affectifs fluctuants est très présente dans l’activité des étudiants-musiciens.
Recevoir la rétroaction (Séquence a)
Au terme du concours, une rétroaction est offerte aux candidates et aux candidats. Une musicienne a fait part de réactions négatives face à cette situation de rétroaction ; pour le reste des musiciens, aucune trace n’a été relevée.
Enfin, je suis quelqu’un qui est assez réaliste sur ce que je fais et sur mes problèmes… je me mets suffisamment la pression toute seule pour pas qu’on me la rajoute. Donc, je suis arrivée à la rétroaction, euh, un peu, euh, voilà mortifiée et je suis ressortie pire, voilà !
M1
La rétroaction a majoritairement été vécue comme une critique par les musiciens. Ils l’ont perçue comme une étape inutile sur le plan pédagogique, formulée négativement, évaluant leurs capacités d’apprentissage sans être constructive : « Je me suis fait démonter bien comme il faut ! […] De façon assez directe et assez claire et pas forcément très pédagogique à mon avis » (M1).
Ressentir des états affectifs fluctuants (Série iii)
La rétroaction a suscité chez certains musiciens une forte fluctuation de leur état affectif. La composition du jury a amplifié pour la plupart l’impact négatif de la rétroaction en créant une pression supplémentaire chez les musiciens. Le jury était composé des enseignants des élèves mais aussi d’experts reconnus. L’aspect bienveillant et le sourire de certains membres du jury ont toutefois rassuré d’autres étudiants.
Ils étaient beaucoup plus de gens que je pensais. Il y avait un, un qui inscrivait et il avait l’air super gentil, super sympa et ça m’a rassurée en fait, beaucoup. […] Mais après, ils sourient et « Ah oui ! C’est bon ! Tout va bien »
M7
Réaction (Séquence b)
Suite à la rétroaction, la majorité des participants a vécu une forte intensification des états affectifs négatifs : « J’étais au fond du trou, seul et je me sentais inutile » (M1).
Ressentir des états affectifs fluctuants (Série iii)
Cette série est caractérisée par une intensification négative des états affectifs et de la perception de la situation : le discours traduit des émotions négatives, le sentiment d’être sous pression, le repli, et des blocages. Chez cinq musiciens, cette série est apparue à la suite de la rétroaction ; elle était déjà présente durant l’attente entre le concours et la rétroaction pour celles et ceux qui ont dû patienter longtemps. Les traces d’une musicienne illustrent bien le rôle d’amplificateur négatif que la rétroaction peut jouer sur les états affectifs :
[Après le concours], comme j’ai eu une grosse poussée de stress, j’étais un peu en train de décompresser. Je suis allée fumer une cigarette assez vite après. Euh, et puis, j’étais un peu… oui un peu triste quoi. [… Après la rétroaction], j’étais quand même assez émue. Du coup, j’ai essayé de me calmer. Je suis allée voir mon prof de flûte pour lui raconter que ça s’était pas bien passé. […] J’ai un peu pleuré évidemment
M4
Cette musicienne va retrouver son professeur d’instrument afin de faire face à son état affectif négatif, ne sachant visiblement pas comment réagir et cherchant un soutien social. Dans le discours des autres musiciens, il n’y a aucune trace d’une mesure ou d’une stratégie qui leur permettrait de mieux gérer leurs émotions négatives.
Interpréter la rétroaction (Séquence c)
Trois musiciennes et musiciens ont capté les aspects « pédagogiques » des rétroactions, mais même pour ces trois-là, les rétroactions sont restées très générales et peu « constructives » : « Y’avait un troisième jury qui était là, qui était plus constructif que les autres, dans le sens où il a bien senti que… Les dégâts et là où j’en étais de mon côté, donc il m’a dit deux, trois trucs […] un peu plus pédagogiques » (M4).
Discussion
Le but de cette étude était de capter le sens qu’un musicien en voie de se professionnaliser attribue à une simulation de concours d’orchestre. La méthode du cours d’action a permis une meilleure compréhension de l’activité des étudiants-musiciens dans cette situation très particulière en mettant en évidence les moments-clés de la passation du concours ainsi que le sens qui leur était attribué (Theureau 2003). Le fait qu’il s’agissait d’une simulation de concours et non d’une vraie épreuve semble avoir influencé l’engagement des étudiants : les traces traduisent un faible esprit de compétition et peu d’envie de gagner. L’évaluation cognitive d’une telle simulation de concours a donc influencé négativement l’engagement et la motivation des musiciens.
L’analyse des récits a permis de mettre en évidence plusieurs temps ou moments distincts : la découverte du programme, la mise en condition pour le concours, les adaptations, et la construction de l’expérience après-concours. Ces différents temps ou moments sont caractérisés par diverses contraintes et préoccupations, mais aussi par des actions et perceptions. Il apparait que durant la phase de découverte du programme, les étudiants-musiciens ne possèdent que peu de référentiels qui puissent les aider à organiser leur temps par rapport à ce qui est demandé. Il apparait également que leur évaluation de la situation est peu précise et que certains ne savent pas réellement ce que le jury attend d’eux. La phase de mise en condition devrait permettre au musicien d’arriver dans les meilleures conditions possibles devant la porte du concours. Cette phase comprend d’abord la préparation, phase consacrée au travail technique de l’instrument et à l’étude du répertoire tout en mettant l’emphase sur la construction de la relation à l’instrument. Les techniques mobilisées par les étudiants durant cette phase sont très globales et ne traduisent pas de réelle stratégie de préparation. Le jour du concours, c’est lors de l’échauffement, qui correspond à la phase de préparation pour « être dans le concours » et qui permet de se présenter dans les meilleures conditions possibles devant le jury, que les premiers signes de stress apparaissent. Comme l’ont bien noté d’autres chercheurs, les participantes et participants recourent principalement à des stratégies centrées sur le « problème » (Lazarus et Folkmann 1984 ; Lazarus et Launier 1978), à savoir le travail de la technique et du répertoire, afin de faire face à la situation stressante. Les stratégies de gestion des émotions sont quasi absentes, ce qui se traduit par de fortes fluctuations de l’état affectif.
Les premiers signes psychiques et physiologiques du trac apparaissent la veille du concours : en particulier des problèmes de digestion et une perturbation du sommeil (Le Corre, 2006). Celles et ceux qui évaluent la simulation de concours de manière non compétitive ont pour la plupart peu de ressources pour gérer cette situation stressante. Pourtant, une évaluation juste du temps nécessaire pour son échauffement, ainsi que l’adoption de certaines routines permettant d’occuper le temps libre jusqu’au passage, semblent bénéfiques afin de maintenir une tension émotionnelle raisonnable et de se présenter au concours dans les meilleures conditions possibles (Antonini Philippe 2013).
Du fait de sa temporalité courte (cinq à dix minutes), la phase du concours est plus souvent subie que gérée par les musiciens ; peu de techniques efficaces émergent dans leur discours. Les traces recueillies montrent par ailleurs que les musiciens ne parviennent pas à changer leur perception et expérience vécue de la situation une fois qu’un état affectif négatif s’est installé.
Durant la phase de l’après-concours, soit au moment de la rétroaction du jury, des réactions affectives fortes peuvent émerger, surtout chez celles et ceux qui se sont fortement mis ou sentis sous pression. Là encore, aucune stratégie de gestion n’a pu être relevée et il semblerait que les étudiants-musiciens doutent de l’utilité des commentaires qui leur ont été fait.
Conclusion
Quelles recommandations peut-on formuler sur la base de ces constats ? Une période de préparation plus organisée permet au musicien une planification cohérente et précise lors de la phase découverte. Cette première étape devrait également lui permettre de déterminer son niveau d’engagement dans le concours et d’adapter son emploi du temps en fonction de ses priorités. La préparation d’avant concours et est tout aussi importante que le jour du concours lui-même, puisque les musiciennes et musiciens s’y présentent avec des ressources techniques. Afin de limiter les incertitudes de la situation concours qui peuvent avoir lieu le jour J (attentes, changements d’horaires, etc.), le musicien peut se préparer en maîtrisant ses propres connaissances techniques, et son corps instrumental. Des routines de travail ainsi qu’un temps précis consacré chaque jour à la préparation d’un concours sont favorables à un bon apprentissage (Ekkekakis et collab. 2000 ; Jørgensen 2004). Aucune méthode précise ne peut être préconisée, mais certains points apparaissent comme importants : une technique de travail adaptée (Jørgensen 2004), le fait de bénéficier d’une rétroaction de la part d’une personne compétente et empathique, et l’entretien du corps instrumental. Les musiciens doivent également être capables d’évaluer leur propre performance musicale afin de pouvoir élaborer des routines quotidiennes leur permettant de se fixer des objectifs d’apprentissage. Ceci dans le but d’arriver à la simulation de concours avec des connaissances basées sur des critères d’évaluation clairs (McPherson et Schubert 2004).
Puisque les premiers effets négatifs de la simulation du concours apparaissent avant le jour de l’épreuve, des techniques de relaxation et de visualisation peuvent faire partie de l’entraînement lors de la phase de préparation. L’activité physique peut également être bénéfique pour certains troubles du sommeil, ou alors en tant qu’exutoire. Une bonne préparation physique permettrait aussi un contrôle plus précis des mouvements et des postures en renforçant la condition physique (Taylor et Wasley 2004).
La phase de concours reflète majoritairement des états affectifs négatifs chez les musiciens comme l’a relevé Antonini Philippe (2013). Il serait donc primordial que le musicien arrive armé de connaissances techniques maîtrisées ; il doit se sentir prêt afin de réduire le stress inhérent à sa propre évaluation lors de la situation de concours. La qualité et le niveau de performance sonore ont aussi été relevés comme primordiaux dès les premières notes pour la suite du concours. Ainsi, les différentes techniques d’adaptation doivent permettre d’amener le musicien dans les meilleures conditions dès le début de l’épreuve. Les techniques d’adaptation ne sont pas synonymes de réussite mais elles évitent de subir d’éventuels déséquilibres entre la situation stressante et sa gestion (Antonini Philippe 2013).
Si les rétroactions qui suivent le concours devraient idéalement toujours critiquer la performance d’un musicien de manière constructive, le développement de techniques d’adaptation peuvent être envisagées afin de faire face à d’éventuelles déceptions en ce sens. Le soutien social est apparu comme important chez un musicien, mais d’autres techniques peuvent être encouragées, comme par exemple la respiration, la relaxation, et l’adoption d’une attitude positive (Arcier 2004 ; Connolly et Williamon 2004).
La présente étude comporte cependant quelques limites. L’approche rétrospective qui a été choisie doit être nuancée par les processus de construction des significations lorsqu’une personne explique son histoire passée. Dans ce paradigme de l’action située, d’autres études ont permis de limiter la faiblesse de cette approche rétroactive (par ex. Hauw et Bilard 2012 ; Mohamed et collab. 2015) montrant ainsi la puissance de la méthode du cours d’action qui permet de replonger un individu dans une action particulière et d’en faire ressurgir ses actions et ses perceptions, en d’autres mots son expérience vécue. De même, un échantillon plus grand aurait pu fournir davantage d’informations en faisant appel au concept d’incorporation (ou embodiment, soit la dimension incorporée de l’activité). En effet, il aurait été intéressant de procéder à une analyse du contrôle de l’émotion par le corps, ce qui aurait permis de mettre en lumière d’autres stratégies de gestion de situations stressantes chez les musiciens. Finalement, il aurait été utile de confronter les musiciens à des marqueurs objectifs de réussite et d’échec afin d’établir un lien entre les différentes gestions et stratégies utilisées et le succès perçu à différentes étapes de la simulation. Ceci nous permettrait de pouvoir proposer et conseiller des techniques mentales adaptées à cette population spécifique des musiciens.
Parties annexes
Notes biographiques
Roberta Antonini Philippe
Actuellement Maître d’enseignement et de recherche sport à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne, j’ai obtenu ma thèse de doctorat en psychologie du sport en 2002 à l’Université de Nice Sophia Antipolis. Après presque dix ans au sein de la Haute École fédérale de sport Macolin dans le domaine de l’enseignement et de la recherche en psychologie du sport, j’ai intégré l’Université de Genève en tant que chargée d’enseignement de 2010 à 2013. Dans le cadre de la recherche, mes centres d’intérêt s’orientent vers l’exploration des dynamiques d’organisation, désorganisation et de réorganisation de différents types de performance sportive ou artistique. J’ai développé de nombreux travaux dans le domaine des relations interpersonnelles en sport. Ces travaux de recherche contribuent aussi à l’intervention dans le but d’améliorer les niveaux de performance des athlètes et des artistes dans l’immédiat ou à long-terme, tout comme la préservation de l’intégrité des pratiquants sur le plan psychologique et social. Depuis 2007 je suis aussi très active dans l’accompagnement psychologique d’athlètes et musiciens.
Angelika Güsewell
Angelika Güsewell est responsable de la recherche de la Haute École de musique Vaud Valais Fribourg (HEMU, Suisse), chargée de cours au Conservatoire national supérieur de musique et de danse Paris (CNSMDP, France) et professeure de piano dans une école de musique du canton de Zürich (Suisse). Psychologue et pianiste de formation, ses recherches portent sur le bien-être subjectif et les émotions positives, l’identité professionnelle des musiciens-enseignants, les questions de genre dans le jazz, ainsi que l’impact de la musique dans les soins intensifs en psychiatrie.
Notes
-
[1]
Ce projet a été soutenu par la Haute École Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO), la Fondation Schuard-Schmid, la Haute École de Musique Vaud Valais Fribourg (HEMU) et l’Institut des Sciences du Sport de l’Université de Lausanne.
-
[2]
Par exemple : Arcier 2005 ; Kim 2008 ; Osborne et Kenny 2008 ; Harmat et Theorell 2010 ; Montello 2010 ; Nagel 2010 ; Tarrant, Leathem, et Flett 2010 ; Boucher et Ryan 2011 ; Hildebrandt, Nübling et Candia 2012.
-
[3]
Voir Ricquier 2000 ; Bohne 2003, 2008 ; Mantel 2005 ; Gordon 2006 ; Le Corre 2006 ; Kenny 2011 ; Gingras et Taylor 2012 ; Riley 2012 ; Spahn 2012.
-
[4]
Partie francophone de la Suisse.
-
[5]
La sophrologie caycédienne est une méthode de relaxation dynamique qui aide chacun à développer une conscience sereine au moyen d’un entraînement personnel basé sur des techniques de relaxation et d’activation du corps et de l’esprit.
Bibliographie
- Antonini Philippe, Roberta (2013). « Les états affectifs des musiciens lors des concours d’orchestre : Éléments situationnels et pratiques mentales concomitants », Médecine des arts, no 74, p. 44-54.
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