Corps de l’article

« Le rapport que les citoyens entretiennent aujourd’hui avec la politique est médiatisé par des pratiques esthétiques et technologiques qui modifient la qualité des anciennes perceptions et des rituels qui définissaient, jusqu’alors, l’expérience de la politique »

(Tiburi 2021)

Pour un photographe, la perte de son matériel se compare à celle d’un instrument pour un musicien, d’un navire pour un marin – une mutilation. Ces outils sont des expansions du corps, devenu expert, virtuose, compétent, comme on voudra dire. Drame pour Ricardo Stuckert, le photographe officiel de Lula. Déposé quelques jours auparavant dans son nouveau bureau du Planalto, son équipement a été saccagé et volé. Osons la métaphore : pour qui est parvenu au faîte des honneurs, le gouvernement est un corps augmenté d’un autre genre. Est-ce pour cela qu’on parle de viol des institutions ? Est-ce pour cela que Jair Bolsonaro s’est refusé à transmettre le pouvoir dont il a joui sans retenue quatre ans durant ? Le sac de l’Esplanade restera cet épisode honteux de l’histoire politique brésilienne par lequel un président incapable de se faire réélire aura tout fait deux mois durant pour laisser macérer ses partisans les plus résolus, jusqu’à ce que les plus enflammés d’entre eux, sur ordre, aillent défigurer les symboles de la république moderne voulue par de grands esprits du siècle dernier, dans l’intention d’arracher sans vergogne du Brésil ce corps (politique) augmenté dont le pays s’était doté. Nombre de hiérarques civils et militaires auraient accompagné le développement de ce putsch, dont on voit toutefois mal comment il aurait pu réussir. Adieu Bolsonaro !

Du mythe au miracle

La mythologie du pouvoir compte avec le surnaturel. Bolsonaro est nimbé de l’auréole du coup de couteau reçu pendant sa campagne de 2018. A peine revenu aux commandes du pays, Lula est à présent nimbé du mystère de celui qui aura su mater à son commencement un coup d’État foireux. Cela ajoute un chapitre à l’épopée du Brésil magique vanté par les tour operators. L’Esplanade sera un lieu de mémoire public plus fameux que jamais, les bateleurs pourront vendre des tee-shirts de manifestants comme à Berlin des fragments du Mur… En bon machiavélien, Lula se montre au-dessus des circonstances : pas d’excommunications en masse, pas de chasse aux sorcières, on peut compter sur l’obséquiosité de traîtres qui se sentent observés. Au quotidien, bien sûr, il ne fera confiance qu’à ses proches – c’était déjà le message envoyé par la composition du gouvernement – et sommera le Congrès de voter selon ses vues.[1]

Du défi à la différence

« Il va se passer quelque chose ». Cette phrase m’avait choqué en 2017 quand elle signalait l’incrédulité des intellectuels face à Bolsonaro et leur impuissance à penser le devenir du pays. Déconnectés ? En tous cas, leur refuge dans un espoir mystique me semblait inconséquent. D’autant qu’il était partagé par les principaux médias et éditorialistes. Ce quelque chose fut donc Bolsonaro, impossible à battre dans le contexte du lynchage médiatique de la gauche et de l’incapacité sociologique des classes supérieures à faire émerger un représentant de leurs intérêts susceptible de rallier une majorité populaire sur son nom. Le prestige intellectuel ne faisant plus recette, Haddad sera sèchement battu par l’obscur député populiste d’extrême-droite. Il s’est alors passé quelque chose tous les jours : les médias de toutes obédiences n’ont rien trouvé de mieux à faire pendant quatre ans que de commenter la geste du « Mito » jusque dans sa vie familiale intense, contribuant – cyniquement ou en toute naïveté – à enraciner son attitude politique. Mais nous vivons du spectacle en direct – on dit live. Les bonnes familles connaissent des mésalliances et telle était l’opinion : « ce monsieur est sans éducation – sem noção ». Au Brésil, on ne se relève pas d’une telle appréciation – sauf à en jouer sur le registre de la provocation pour les imbéciles. Cela a failli marcher pour quatre ans de plus !

Figure 1

Bolsonaro a mobilisé toutes sortes de symboles patriotiques, jusqu’au drapeau israélien adopté par les évangélistes. Ses partisans ont sillonné villes et campagnes jusqu’au 8-Janvier. Toutes les photos ici publiées sont prises entre octobre 2022 et janvier 2023 par l’auteur de cet essai.

-> Voir la liste des figures

Déconstruire sa politique et passer sous silence son agitation stérile eut été le mieux. Seules des organisations extérieures aux jeux de pouvoir l’ont tenté : à titre d’exemple, l’APIB tout comme des acteurs des favelas de Rio ont choisi en toute clarté d’articuler des luttes spécifiques et des enjeux plus vastes – le respect des cultures et des droits constitutionnels comme préalable à la création (encore en germe) de la revendication d’une justice transclasse.[2] Il s’agit là de tenir pour fait générateur l’irréductible diversité des situations pour élaborer des approches micropolitiques capables d’assumer un principe de différence. En clair, il s’agirait d’une approche qualitative basée sur une nécessaire dynamique de compensation plutôt que sur une simple égalité quantitative. Issue d’une politique des quotas et de démarcation de terres, cette orientation pourrait déboucher sur un vaste programme de décentralisation justifié par l’analyse fine des possibles de transformations dans les divers contextes du pays. Dans certains cas, il s’agira de beaucoup miser sur la formation professionnelle pour aborder la transition énergétique ou sortir de la monoculture. D’autres configurations privilégieraient une approche territoriale pour préserver les biotopes de régions entières tout en assurant un développement soutenable exigeant de contrôler la spéculation foncière et immobilière, ou bien, dans un contexte urbain, thématiser la drastique diminution à prévoir de l’usage des voitures individuelles par d’ambitieux investissements dans les transports collectifs.

Des accords transpartisans, même partiels, seraient la condition pour mettre en œuvre une fiscalité nouvelle, qui serait également différentielle en prévoyant de prélever un taux marginal de fiscalité sur des capitaux dormants ou spéculatifs. Les principaux bénéficiaires des investissements publics sont toujours les plus riches : leurs privilèges sont garantis par la confidentialité des affaires et la part des budgets publics allant aux infrastructures de transport, de santé et d’éducation privés dont ils jouissent allègent considérablement leurs dépenses pour ces services – de même que les forces de sécurité protègent absolument les plus fortunés, et très relativement les plus pauvres. Une telle réflexion permettrait de penser la fiscalité en fonction du bénéfice différentiel aux populations en incluant des dimensions immatérielles très faiblement prises en compte jusqu’à présent par une approche de simples transferts financiers centralisés. Ceci pour dire d’entrée de jeu que le Brésil pourrait recommencer à faire rêver. Utopique ? Pas forcément : dans un autre contexte, sans même parler de s’attaquer aux inégalités, Patrick Artus se demande si la meilleure politique pour financer la transition énergétique sans nourrir l’inflation ne serait pas de « contrôler l’inflation par une politique fiscale flexible. Certains impôts seraient augmentés en cas d’inflation, ou réduits en cas de désinflation – en l’espèce, l’impôt sur le revenu des ménages et la taxation des profits des entreprises » (Artus 2023).

Figure 2

Un couple réfléchit à un investissement immobilier dans un centre commercial. Les capitaux privés allant au secteur de la construction sont très peu fiscalisés. Créateur pérenne d’emplois, stimulant la production de biens durables, ce pilier de l’économie remodèle le pays. Les villes du Nordeste offrent une grande qualité de vie et un excellent retour sur investissement.

-> Voir la liste des figures

Concrètement, voyant le pays ridiculisé, certaines bonnes têtes s’exiler, les investissements se tarir, et l’impossibilité de contrôler le « capitaine », les juges allaient progressivement agir, en particulier le Tribunal fédéral suprême, dont les membres agissent en censeurs du gouvernement, esquissant au gré des saisons divers compromis entre les pouvoirs tentés d’empiéter sur leurs prérogatives constitutionnelles. Le STF aura successivement autorisé la prison de Lula, puis annulé les procédures qui le visaient, et accompagné la gestion bolsonariste avant de veiller à la bonne tenue des élections. Les opérations contre le PT progressivement éteintes, les procédures contre Lula invalidées, la guerre ouverte entre Bolsonaro et le Tribunal fédéral suprême devenait un point de crispation. Bolsonaro parvenait encore à nommer par dizaines chaque semaine des fonctionnaires à sa main, mais devait de plus en plus composer, se justifier, démentir ses calomnies récurrentes, et perdait pied. Acculé sur la Covid-19, accusé sur l’Amazonie, contesté sur le port d’arme, conspué par les enseignants, il lui restait les évangélistes et les milieux économiques, bien servis par son ministre Guedes. Ces derniers sont opportunistes et soucieux tant de la crédibilité entamée du pays, de la misère croissante et même de leur réputation personnelle auprès de leurs clients et correspondants, et cela clignotait de partout, les signaux viraient rouge vif. Et pour les religieux, ils n’allaient pas lâcher ce président qui leur voulait du bien, mais nombre de leurs fidèles n’y voient pas clair en politique. Lula, c’est le diable, bien sûr – mais s’il gagne, ce sera la volonté divine ! Rien à craindre de ce côté, sauf de quelques enragés. A preuve, on nous dit que 80 % des sondés réprouvent les événements de Brasília (IPSOS 2023). Fora Bolsonaro !

Figure 3

Marquée par la représentation d’une force rassurante, la campagne de Lula s’est affichée dans les quartiers populaires. Après des années de doute sur la capacité du PT à gagner une élection, il a fallu fédérer tout l’échiquier politique pour obtenir 51 % des voix, et les bolsonaristes l’ont emporté là où sont les richesses.

-> Voir la liste des figures

Lula est le miraculé dont le Brésil avait plus que tout besoin. Sa gloire plongera désormais dans les arcanes du candomblé comme en celles de la sanctification chrétienne : au soir du premier tour, lui qui voyait comme un signe le fait de devoir faire une campagne de second tour quand ses conseillers lui vendaient une victoire par K-O, il a prononcé un discours proprement religieux. Annoncer une Conférence climatique à Belem, cela devient action de grâce. Le vieux chef est en passe de se muer en prophète. Tout en craignant que le retour de Lula ne connaisse un sort analogue à ceux de Churchill ou de Vargas, Bruno Meyerfeld commente pour Le Monde :

Lula n’a pas failli à sa réputation de metteur en scène de génie. Ce 11 janvier, il aura offert aux caméras une nouvelle image à la puissance irrésistible, du même gabarit que celle de son investiture, le 1er janvier, lorsqu’il posa à l’entrée de ce même Planalto au bras du cacique Raoni Metuktire. A 77 ans, le chef de la gauche brésilienne demeure le maître incontesté de la symbolique politique.

(Meyerfeld 2023b)

Il s’est donc vraiment passé quelque chose ! Et le Brésil redevient Lula-le-Miracle – que les bolsonaristes le veuillent ou non. Le prochain miracle serait une assomption démocratique qui verrait les diverses classes sociales et populations du pays confraterniser – une fête de la Fédération qui suivrait un épisode autoritaire avorté. Même si telle n’était pas l’issue du 8-Janvier, Lula a bien mérité de l’histoire dont il est un héros.

Disqualifier les élections et les institutions

Soyons clairs, le modus operandi est très daté. Une émeute populaire est supposée donner prétexte aux forces armées pour intervenir, instaurer l’état d’urgence et suspendre sine die le gouvernement élu. Cela renvoie à des manuels insurrectionnels datant de la jeunesse de feu Pelé, ces années soixante qui virent l’acmé des révoltes de masse et des coups d’État militaires – de Martin Luther King et des marches contre la guerre du Vietnam d’un côté, des dictatures militaires en Bolivie ou au Brésil ou au Chili de l’autre. Guérilla et contre-insurrection. Toute analogie avec les révolutions arabes de 2011 serait erronée : il ne s’agit en rien de mettre du côté du peuple les militaires ayant trop longtemps servi un autocrate devenu sénile – mais bien de les appeler à sortir des casernes pour accroître encore les privilèges dont leur caste a bénéficié sous le gouvernement antérieur. N’est-il pas annoncé que 6000 militaires nommés à des fonctions civiles sous Bolsonaro devront prochainement réintégrer leur corps d’origine ? S’il avait réussi, ce coup eut plutôt ressemblé à des putschs africains – sauf que le Brésil, certains l’avaient oublié, s’est doté d’un gouvernement légitime après une compétition électorale ouverte, que les Brésiliens luttent depuis plus d’un siècle pour surmonter les séquelles de l’esclavage et vivent comme un cauchemar la confiscation des leviers du pouvoir par une caste de millionnaires plus prompts à s’expatrier avec leurs biens qu’à se solidariser avec leurs concitoyens.

De là l’échec de la manœuvre. Personne chez les militaires n’a voulu précipiter l’action. Et si les responsables du maintien de l’ordre à Brasília, des proches de l’ancien président, sont en prison, pourra-t-on prouver leur complicité active ? Ils diront avoir été débordés : nul n’a donné l’ordre d’intervention espéré par les manifestants. On reconnaîtra sur les photos des dizaines de fonctionnaires, qui seront mis à la retraite d’office. Les forces de l’ordre ont passivement au saccage avant l’intervention tardive des bataillons de choc. Sans cela, quelle était la suite ? Même si des soulèvements avaient eu lieu dans quelques cantons profondément bolsonaristes, on voit mal le nouveau gouvernement congédié. Voué à échouer, ce début d’insurrection donne tout de même à penser : les paroles de réconciliation de Lula, appelant au dialogue dans le respect de la constitution, heurtent les militants convaincus que la victoire leur a été volée par la collusion du Tribunal fédéral Suprême avec les analphabètes du Nordeste. Le racisme est un ciment très fort, même si quelques métis et indigènes sont bolsonaristes.

Figure 4

La culture sucrière emploie des milliers d’hommes si mal payés que la coupe à la main reste de mise. Des millions de Brésiliens n’accèdent à aucune éducation sérieuse ni ne peuvent faire face aux imprévus. Victimes désignées de nombreuses rumeurs qui les effrayent, manipulables, leur existence est des plus précaire.

-> Voir la liste des figures

Jair Bolsonaro s’est lui-même présenté comme un histrion disrupteur, un anonyme antisystème, rendant plus aisée l’identification de la petite classe blanche urbaine à ses mauvaises manières et à son verbe salace. Sens public a édité en 2020 un important dossier, Le neolibéralisme autoritaire au miroir du Brésil (Sauvêtre, Laval, et Dardot 2020). À la lumière de l’étroite victoire de Lula, comprenons que la présentation des facteurs du succès de Bolsonaro et des risques encourus par la démocratie brésilienne restent présents : les auteurs présentent tout ce qu’il faut savoir à propos des inégalités aggravées, de la faible autonomie culturelle des classes moyennes, de la fascination pour le néolibéralisme doctrinaire et Ruy Fausto décrit les attitudes outrancières de Bolsonaro en 2019 avec une lucidité à toute épreuve. On se reportera à ce dossier et aussi au texte de Jesse Souza (2019a, 2019b) pour saisir le cadre des événements que j’évoque ici. Porté par la vague antipetiste née au moment du second mandat de Dilma Rousseff et qui devait culminer avec l’emprisonnement de Lula, cet homme sans qualité s’est employé avec adresse à adopter les codes du populisme. Outre son langage grossier symbolisant un franc-parler étranger à la classe politique et apparenté à celui qu’on imagine présent dans d’ordinaires cantines militaires – il s’est affublé d’un accoutrement qui le montre souvent dégingandé, et aura jusqu’au bout pratiqué une surenchère destinée à escamoter le vide de ses propos – plus c’est gros, plus ça passe ! Payer des militants équipés de barres métalliques ou de bois pour prendre le bus et donner l’assaut un dimanche après-midi, c’était tabler tout à la fois sur l’endoctrinement et la crédulité de ces émeutiers et sur des complicités au plus haut niveau – car il ne suffisait pas de disposer d’informateurs et de militants au sein des administrations de Brasília pour créer cette Festa da Selma – un cri de ralliement sur les réseaux.

Lors des derniers débats électoraux, si Lula a été le premier à quitter le pupitre pour se rapprocher de la caméra et entrer en plan rapproché dans les foyers brésiliens, Bolsonaro a facilement remporté le duel de la présence physique. Il s’est permis de saisir le bras de son adversaire et de lui imposer une symbolique de domination. Du coup, Lula s’est décidé à rester à son pupitre, disparaissant quelque peu des écrans pendant que Bolsonaro s’exprimait. Ce dernier, quelles que soient les platitudes émises, remettait son adversaire en situation de subordination, répétant vulgairement des « Presta atenção, Lula » sans mégoter sur la calomnie. Malgré toute son expérience, Lula finissait d’ailleurs par s’emporter – juste ce que voulait Bolsonaro. Incapable de se tenir à son programme présidentiel, l’ancien syndicaliste se réveillait alors en lui : il entamait de longues tirades d’autojustification, épuisait son temps de parole, abandonnait le plateau à son adversaire. Bolsonaro eût-il préparé deux ou trois déclarations structurées tournées vers les franges de son électorat, il gagnait l’élection : il est le seul auteur de sa défaite.

Figure 5

Il était de bon ton d’afficher ses convictions bolsonaristes en votant. Les soutiens de Lula espéraient rallier les suffrages par des discours à l’eau de rose. Tabler sur une élection facile, c’était ignorer le conservatisme et le rejet de la mondialisation. Refonder un projet démocratique prendra du temps.

-> Voir la liste des figures

Il est vrai que nul n’imaginait – peut-être pas lui-même à ce moment – qu’il avait presque gagné. Certains diront que Lula doit sa victoire à la croyance, insufflée par des sondages imprécis ou tendancieux, que Bolsonaro ne réunirait que le tiers des votes sur son nom. Ces hallucinations sondagières à répétition et la répartition géographiquement très contrastée des votes ont nourri l’incrédulité des militants bolsonaristes des régions où ils sont clairement majoritaires, soit la plupart des grands centres urbains hormis ceux du Nordeste. Une partie de ces électeurs, même payés pour agir, est persuadée que la victoire leur a été volée au plan national – on a vu sur l’Esplanade des scènes pathétiques de militants demandant justice en vociférant après avoir campé deux mois près des casernes. Mais le suffrage universel a rendu son verdict, finalement très mal anticipé : ce ne sont pas les élites cultivées, fort divisées, qui ont expulsé Bolsonaro, mais les masses dominées d’un petit peuple en mal de protection, vivant d’expédients, en quête de dignité et de respect. Le visage ouvert de Lula, ses souffrances passées, sa lutte légendaire pour le partage démocratique, son antiracisme viscéral et ses propos clairement orientés sur l’éducation, la promotion des femmes et le respect de la légalité ont fortifié la mobilisation dans toutes les périphéries : en finir avec le mépris !

Deux jours avant l’attaque, l’ancienne présidente Dilma Rousseff prévenait : en l’absence d’un mouvement populaire organisé, le nouveau gouvernement serait faible. Expression de rumeurs anticipée d’un coup d’État ? La sortie vers les Etats-Unis du président battu faisait-t-elle craindre une ruse ? Son mutisme pendant deux mois, puis son discours du 30 décembre valait autorisation, libérant les organisateurs d’une vaste mobilisation de ses réseaux (Bolsonaro dans Poder360 2022). Mettant en avant les résultats obtenus durant son mandat malgré les crises, Bolsonaro faisait serment de se sacrifier pour le Brésil et s’attribuait le mérite d’inspirer des successeurs. Etait-ce dire que la partie n’était pas finie ? Quelques jours plus tard, ses partisans passaient à l’action avec l’appui tacite des autorités de Brasília.

La tentative insurrectionnelle n’a pas seulement visé Brasília, mais aussi des raffineries dans les régions bolsonaristes du pays – elle a joué partout sur des complicités internes, en l’absence de la moindre conviction républicaine chez nombre de fonctionnaires et de cadres. Cet aspect, qui n’est pas le moins grave, ne donnera pas lieu à des poursuites. Au vu de l’accompagnement des campements bolsonaristes par les militaires (qui sont allés jusqu’à protéger leur évacuation par la police), deux jours de blocage du pays auraient probablement suffi à l’Etat-major pour déclarer l’état de siège et paralyser la constitution du gouvernement. C’est en substance ce que déclare le lendemain le ministre de la justice Flavio Dino. Ce dernier avoue que l’équipe de la transition gouvernementale s’est heurtée à l’absence complète de coopération des autorités policières, militaires et du DF pour garantir la sécurité de cette transition en raison de l’« inoculation de valeurs exotiques jusque dans l’appareil d’État » (Dino 2023, 56’-59’ de la conférence de presse). La mission des manifestants était sûrement d’enclencher le processus dans lequel se serait reconnu le « peuple de droite ». L’inaction des troupes chargées d’interdire l’accès aux bâtiments du Congrès rendait les déprédations inévitables, c’était une invitation à l’intervention militaire. L’arrivée de brigades anti-émeutes a permis de contrôler très vite cette situation de péril institutionnel, preuve, disent les ministres, que les autorités de Brasília jouaient la collusion. Il s’agissait bien du troisième tour de l’élection. Le sac de la Place des Trois-Pouvoirs une semaine après l’investiture glorieuse de Lula ! Une symbolique sans appel de la perte d’autorité des institutions.

Le bolsonarisme, un fait social total

Ces constats nous alertent sur la pérennité dans l’administration des milliers de personnes nommées sous Bolsonaro et sur la percolation de l’extrême-droite dans les entreprises. Pour un patron bolsonariste d’une chaîne de magasin ayant formellement souhaité la réussite du gouvernement (il a le sens des affaires), combien de conseils d’administration liés à des groupes familiaux visant surtout à sortir du pays de l’essentiel de la matière taxable ? La discrétion du patronat durant toutes ces années a le brouhaha des réseaux sociaux pour couverture. La sociabilité numérique, devenue universelle, segmente la population par petits centres d’intérêts et par rues ou villages. Les groupes WhatsApp donnent une ampleur inédite aux moindres rumeurs et on informe le réseau à titre « préventif » de la moindre présence inhabituelle. De là une défiance générale de type hobbesien : homo homini lupus. L’auteur du XVIIe siècle avait conclu d’une telle défiance généralisée que la paix civile supposait que le pouvoir de châtier soit confié à un prince jouissant d’une totale immunité (n’étant pas mû par la crainte, il resterait impartial). Le bolsonarisme cultivait un discours de ce genre contre les bandits de toute espèce supposés circuler impunément dans la société. Il se voyait en pouvoir du Bien. Ce serait ici sa parenté avec un pouvoir de type théologique. Nombre d’esprits crédules des deux sexes sont victimes de cet appel à l’ordre que nous avons constaté de longue date. Qui éprouve du dégoût pour la corruption est invité à vivre le Bien à titre privé pour montrer l’exemple et s’éloigner des méchants, tel est l’opérateur réactionnaire dominant. Plutôt que fasciste ou corporatiste à proprement parler, il se présente comme un moralisme face à l’immoralisme. Au vu des désordres omniprésents, cet opérateur rhétorique est sans contradiction possible – d’autant que la contre-argumentation suppose de soutenir un État de droit dont on dira qu’il laisse impunis les crimes, favorise l’avortement et détruit la famille. Pointant les carences économiques et des services de transports (par exemple), on fait mine d’oublier l’investissement public, la gentillesse et la compétence de millions de petits employés, secteur public et privé confondus, on prétend n’arriver à rien nulle part sans connaître quelqu’un pour obtenir un passe-droit.

Figure 6

Malgré des perspectives incertaines, tout un peuple travaille avec le sourire, ici à l’aéroport de São Paulo. L’expansion du marché des services est cruciale : ils exigent une formation continue de qualité et cimentent le pacte social. Impliquer la petite classe moyenne est déterminant pour préparer l’avenir du pays.

-> Voir la liste des figures

Le collectif n’existe pas

La phrase omniprésente : « Tem um jeito » (« On se débrouillera[3] ») permet de revendiquer, aux yeux de son cercle de proximité, une forme d’assurance, une compétence sociale avérée – un savoir-faire en situation. Cela a tout à voir avec les analyses de Luc Boltanski et Laurent Thévenot portant sur les « justifications ». Le bolsonarisme serait intimement lié à une « cité familiale » en même temps qu’à une « cité vertueuse », deux filtres pour penser la « cité de la justice » qui inclut le port d’arme et divers types de surveillance généralisée[4], par opposition aux représentations démocratiques de la « cité des règles », ou de la « cité de la connaissance », voire de la « cité marchande » qui ont pour corollaire le primat du réel (et de complexités qui exigent une argumentation formalisée) sur des cadres idéaux normés par des valeurs et non par des faits. On est bien tenté en effet de revenir à ces dimensions épistémiques pour comprendre pourquoi, contre toute évidence des liens de la famille Bolsonaro avec des groupes miliciens, « le bolsonarisme est un moralisme ». Ce grand écart autorise toutes les transgressions – on a vu à la veille des élections une députée bolsonariste et son garde du corps poursuivre armés un journaliste noir en menaçant de lui tirer dessus ; la scène a été filmée et a sans doute ému quelques électeurs encore indécis. Et surtout, il écarte toute obligation argumentative de type conséquentialiste : agir pour son intérêt immédiat est une obligation qui ne souffre pas d’exception. Faire autrement, ce serait se soumettre à des forces incontrôlables, à une métaphysique sociale privilégiant le collectif abstrait sur les relations concrètes, etc. Dans ce genre, le constat est facile à faire : si la plupart des Brésiliens sont pénétrés de la hantise de mal faire et de ne pas être à la hauteur dans les rapports sociaux, s’émanciper de cette contrainte conduit certains à redoubler de provocation en actant que la nouvelle provocation, plus agressive, fera taire toute demande de réparation, même symbolique, d’un tort antérieur. Plus c’est gros, plus çà passe. Bien évidemment, de telles esquisses, très impressionnistes, ne prétendent pas se substituer à une analyse circonstanciée – elles entendent seulement montrer comment coexistent moralisme, égoïsme et coup d’État pour des personnes du commun, dont les actions sont alors d’autant plus facilement télécommandées que, pour elles, le collectif n’existe pas. Chacun sa merde.

En haut lieu, il n’est guère difficile de comprendre quels intérêts le retour de Lula va briser : l’omnipotence des militaires pour qui le gouvernement Bolsonaro fut une chance qu’ils ne reverront pas, celle des caciques locaux dont les faveurs qu’ils pouvaient concéder leur attirait une clientèle d’entrepreneurs intéressés, les églises évangélistes et leurs pasteurs, qui n’ont jamais bénéficié d’autant de moyens et de liberté pour développer leur audience et capter des millions de personnes sensibles à l’attrait de communautés fraternelles qui accueillent supposément tous les malheureux et proposent une rédemption que la société est loin de pouvoir donner. La liste serait longue des intérêts économiques et corporatistes lésés par le retour des contrôles démocratiques. Le cas des élus qui doivent leur mandat à Bolsonaro est plus ambigu : selon la tournure des choses, ils seront le fer de lance d’une reconquête du pouvoir, des caciques locaux indispensables et recherchés par le pouvoir, ou des acteurs falots qui perdront leurs positions à mesure qu’ils cesseront de capter des flux financiers. La tactique politique consistant à empêcher la droite de se couper de lui et à bloquer les réformes voulues par Lula est en péril. La stratégie du passage à la limite des bolsonaristes devait obliger leurs alliés à se comporter en conjurés sans pouvoir se dédouaner de leurs actes passés – une approche purement mafieuse. Le sac de l’Esplanade pousse ce bouchon sans doute trop loin et l’état-major bolsonariste ne pourra pas empêcher la débandade, surtout quand il faudra négocier des financements fédéraux pour des projets locaux ou des secteurs économiques.

Propagande et propagation

Il restera une minorité de blocage au Congrès pour rendre difficile la moindre réforme et négocier en permanence des avantages pour voter les réformes. Et il sera question de montrer aux évangélistes et aux réseaux sociaux qu’existe une légitimité extra-électorale – base pour revenir au pouvoir dès la prochaine élection. Le bolsonarisme a toute chance de fusionner avec les groupes d’intérêts évangélistes. Ceux-ci n’ont pas d’alliance de rechange et serviront de base de reconquête, bien évidemment en lien avec les influences nord-américaines dont ils sont l’émanation directe. Le pentecôtisme bolsonarisé est déjà une composante du paysage social brésilien, probablement son aile marchante. Tout comme la facile victoire de Bolsonaro en 2018, ses 49 % d’électeurs du 30 octobre sont bien brésiliens et pour la plupart très loin du moindre cynisme : évangélistes ou non, ils croient à la corruption foncière du PT, se souviennent des scandales dont les médias nationaux les ont abreuvés, voient en Bolsonaro un politique contre l’establishment (contre toute évidence) et tolèrent sans problème son incompétence. D’ailleurs, l’idée d’un gouvernement compétent leur est étrangère, un pur oxymore (ils ne connaissent pas ce terme) : cela n’a jamais existé. La moitié des Brésiliens continue de dire que le nouveau gouvernement ne fera pas mieux que le précédent. Les années 2000 sont loin et, pour l’essentiel, on n’a affaire qu’aux autorités locales, guère brillantes en général.

Figure 7

Le décor du foyer est composite. Une image d’intemporalité contredit l’agitation du quotidien. Sur fond de clichés idylliques, la religiosité domestique cultive des conventions obsolètes, pratique une esthétique fausse. S’agit-il d’oublier notre situation planétaire : précarité, égoïsme, exploitation, cataclysmes, inaction générale ?

-> Voir la liste des figures

On débattra sur l’implication de l’état-major trumpiste. Trump a reçu Eduardo Bolsonaro à Mar-a-Lago après la défaite de son père. Deux ans plus tôt, il se trouvait à Washington juste avant l’attaque du Capitole, et il est établi que Steve Bannon bloguait ses soutiens en direct aux émeutiers du 8-Janvier – il se voit en parrain de l’internationale des ultra-droites… Cela n’indique pourtant pas un complot international organisé contre Lula. Il y aura des nostalgiques de Bolsonaro à travers le monde, peut-être des imitateurs : c’était un baroud d’honneur prévu pour dégénérer, l’enquête montrera qui a affrété les 150 bus des manifestants et quel était le plan associé aux mots d’ordre circulant sur les réseaux. The Guardian a sélectionné dès le jour même les photos de presse les plus spectaculaires (Williams 2023). Si complot international il y a, il existe du simple fait que la caisse de résonance de tous les extrémismes est fournie par des entreprises d’origine californienne. De fait, l’extension mondiale des réseaux sociaux a désintermédié partout la vie sociale et politique (Wormser 2018) et redoublé la précarité là où elle existait déjà (Wormser 2022). Au Brésil, le prolétariat numérique des livreurs à domicile accompagne le passage direct de l’économie informelle à la désinstitutionnalisation de bien des prestations. Le système de paiement sur téléphone (PIX) résout si bien la question des micro-factures qu’il remet à plus tard la question de la modernisation des emplois par une montée en compétence – ce constat peut être étendu à toute la planète. Tel est le paradoxe de la modernité numérique : elle fige les conditions et structure une « trappe à pauvreté » qui bloque sans recours des millions de petits employés dans des tâches de survie. Concurrencés par les sites de vente en ligne, les grandes enseignes populaires souffrent : au Brésil, Lojas Americanas est en faillite et Magazine Luiza a perdu 80 % de sa valeur en bourse tandis que Mercado Libre accroît ses parts de marché.

La dématérialisation du commerce accompagne la baisse relative du pouvoir d’achat et s’accompagne d’une perte en compétence des emplois de l’économie résidentielle. Une image synthétise cette situation générale : les villes n’actualisent pas la signalétique routière pour concurrencer les sites de circulation sur écran, avec pour effet que les chauffeurs Uber ont pu empiéter sur la compétence des taxis, qui s’est elle-même amoindrie avec le temps. La qualité de l’information « résidentielle » est en baisse, il reste au travail humain d’occuper soit la place du dernier maillon de la chaîne, soit de se situer en amont de la distribution, en devenant programmeur ou prescripteur de ces mêmes chaînes d’information : en ordre croissant de complexité, il faut actualiser les catalogues et les références – mais une bonne partie de ce travail se fait automatiquement, valider les algorithmes – c’est déjà plus compliqué pour les machines, mais on attend l’intelligence artificielle, mener des travaux de marketing ou de modification des process – ici, on a besoin de têtes bien formées, et les emplois sont concentrés au siège des entreprises ou dans leurs pseudopodes du travail distanciel. Le capitalisme numérique ne laisse donc que peu d’espoirs aux travailleurs de base. Par une sorte de loterie, certains échapperont à leur condition en fréquentant des sites d’apprentissage jusqu’à obtenir une place qualifiée quelque part – il y a en effet besoin de nombreux agents de maintenance de tous ces systèmes numériques ; d’autres finissent simplement par disparaître des écrans, génération surnuméraire. On est bien loin du trumpisme en apparence, mais il est intéressant de voir Bolsonaro revendiquer – faussement – la paternité du système brésilien de micro-paiements pour dire qu’il aura parrainé l’entrée de l’économie informelle dans le numérique. Quel est le rapport avec l’internationale des droites, à laquelle contribuent effectivement des champions du numérique, tels Peter Thiel ou Elon Musk ? Hasardons que le thème du désenclavement est central pour saisir ce qui relie les libertariens entre eux. Par un retournement sémantique du thème social de l’empowerment, les tenants du néolibéralisme numérique voient dans les systèmes de micro-paiements ce qui vient libérer l’initiative sans qu’il y ait à recourir aux instances publiques.

Figure 8

La croissance sans limite des surfaces de vente et des points de livraison de commandes en ligne signale une intense activité. Le crédit stimule la dépense, les profits alimentent l’inflation, les indicateurs financiers sont positifs, mais le pouvoir d’achat stagne, alimentant le ressentiment mondial contre les élites.

-> Voir la liste des figures

Dans son acception des années 1980, le terme empowerment recoupe clairement le sens du mot français « capacitation », d’autant qu’il est historiquement associé en anglais au terme de capability. Il s’est diffusé notamment dans le contexte d’une stratégie de lutte contre la pauvreté permettant, par la formation professionnelle, des systèmes de prêts favorisant de petits investissements localisés, etc., une capacitation des individus et des petites communautés destinée à leur permettre d’exercer un certain contrôle sur les arbitrages dont ils ont besoin pour piloter leur existence. Cela renvoie aux théories d’Amartya Sen, en particulier, qui a donné plein droit de cité à ce terme à partir de ses études concernant les famines en Inde et les dispositions pour les éviter – parmi lesquelles il inclut une presse libre d’informer et de critiquer (Sen 2022). La capacitation prise en ce sens relève du community organizing promue par l’école sociologique de Chicago.

Sen propose des comparaisons d’utilité interpersonnelle basées sur un large éventail de données. Sa théorie s’intéresse à l’accès à certains avantages, entendus comme l’accès individuel aux biens qui assurent la satisfaction des besoins fondamentaux (par exemple, la nourriture), aux libertés (sur le marché du travail, par exemple) et aux capacités. Nous pouvons procéder à des choix sociaux basés sur des variables concrètes, et ainsi améliorer la situation initiale [5].

(Wikipedia, s. d.d)

Esther Duflo a succédé à Sen dans la liste des Nobel d’économie qui se sont confrontés au développement inégal : il s’agit toujours, au fond, de permettre à de bonnes informations de circuler et d’être prises en compte par ceux qui n’y accédaient pratiquement pas. Une capacitation effective profitera bien de la diffusion des bases numériques – Sens public s’inscrit pleinement dans cette dynamique. Mais cela ne peut pas se faire si la population est analphabète, manque de structures de santé publique, et reste enclavée faute de transports accessibles. Il est vain d’imaginer faire un trait sur les investissements publics, depuis les réseaux permettant la connexion jusqu’aux bases de connaissances sans lesquelles aucune capacitation n’est envisageable, en passant par l’assainissement et l’eau potable. Et surtout, l’historique de la sociologie urbaine montre que les fonctions pivot d’animateurs social sont essentielles, en favorisant l’étayage de personnes dont la vocation devient celle de passeurs des informations requises pour augmenter les chances des habitants des quartiers de s’en sortir – plutôt que de tomber dans des réseaux de délinquance. On est là aux antipodes de la relégation, de la répression et de la ségrégation et bien dans un projet de montée en qualification des territoires, un travail de fourmi.

Il est donc loin d’être innocent que les représentations associées au concept d’empowerment aient évolué. L’article Wikipedia en anglais traitant de cette notion, après avoir évoqué l’estime de soi, cite Margaret Thatcher et Milton Friedman (autre Nobel), fondateur du monétarisme et de la critique des services publics, dont l’action au Chili est directement à l’origine des convictions de Guedes, le ministre des finances de Bolsonaro. Cette notice expose clairement que les économistes voient dans l’empowerment avant tout le retour à l’adage « aide-toi, le ciel t’aidera » par opposition aux systèmes d’aide sociale réputés enfermer les pauvres dans une logique d’assistance. Le concept central n’est donc plus la capacitation, mais bien la notion attrape-tout d’opportunité : il s’agit d’être attentif, de s’adapter et de saisir les occasions qui se présentent, selon un darwinisme social impénitent. Impossible d’être plus direct : « l’approche d’autonomisation se concentre sur la mobilisation des efforts d’auto-assistance des pauvres, plutôt que de leur fournir une aide sociale » (Wikipedia, s. d.a)[6]. Le choix par la Commission linguistique du Québec de traduire empowerment par « autonomisation » acte ce retournement complet et l’omission du contexte du travail social pour lui substituer la référence individualiste de la prise de contrôle sur sa vie : davantage de pouvoir à des individus ou à des groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles ils sont confrontés (Wikipedia, s. d.b). S’il est bien fait référence d’une origine du concept dans le contexte de l’organisation communautaire, ce qui permet d’aller vers les thématiques du travail social de l’encyclopédie numérique, toute mention des économistes du développement a disparu – aussi bien d’ailleurs que de l’école libertarienne[7]. Prolonger cette analyse exigerait de revenir au sens philosophique de la notion d’autonomie telle qu’elle fut codifiée au XVIIIe siècle, notamment chez Kant – en allemand Selbstständigkeit. L’article allemand de Wikipedia (Wikipedia, s. d.c), encore que très synthétique, est plus précis : l’empowerment y renvoie directement au processus d’émancipation visant à permettre l’autodétermination des sans-pouvoir. Il ne masque nullement le sens socio-politique par un voile individualiste et valide le sens capacitaire de la notion.

Réduire cette notion à une visée de développement économique par les automatismes supposés du marché, modulo quelques indispensables correctifs, est ainsi plus que réducteur et fait passer le concept de capacitation d’un contexte où importent les leviers de transformation à un contexte individualiste mettant en avant la responsabilisation des individus face à leur destin. Il est donc devenu clair que, sous l’idée d’empowerment / autonomisation, les libertariens prônent le développement de systèmes à forte valeur ajoutée au détriment de ceux qui immobilisent une forte dotation en capitaux publics : disons YouTube plutôt que l’école publique, la responsabilité des individus pour mettre à profit leurs chances professionnelles et s’acquitter de leurs charges sociales et familiales, la baisse des taxes plutôt que d’inclure les frais additionnels d’insertion sociale, de formation professionnelle et de décarbonation de l’économie dans la formation des prix de l’énergie et des coûts des entreprises. Cela aurait-il un rapport avec le soutien aux évangélistes, la stigmatisation de l’incompétence et de la paresse générale, la promotion du mérite et le climatoscepticisme ? Au lecteur d’en juger.

Figure 9

Désœuvrés après les élections, quelques milliers de militants – peut-être payés – ont campé près des casernes au prétexte de mobiliser les militaires contre le gouvernement. Vouée à l’échec, cette initiative a cependant fourni les effectifs venus à Brasilia le 8-Janvier principalement du Sudeste et des régions agricoles du Mato Grosso.

-> Voir la liste des figures

Les bolsonaristes avérés se voient en hérauts de l’avenir et caricaturent la gauche en fantôme occulte d’un passé de corruption. A côté des idéologues du moins d’État que nous venons d’évoquer, certains y ajoutent une dimension sacrificielle de type religieux, tous sont hostiles au parlementarisme. Ce dernier trait les rapprocherait du fascisme italien d’il y a un siècle, mais ce dernier, qui sert souvent de grille interprétative, était bien davantage statocentré, ne vouait aucun culte au marché, et recherchait l’autarcie économique. Il n’entendait pas privilégier les secteurs exportateurs de l’économie dans le cadre d’une division internationale du travail. S’ils attendent tout de l’incarnation du chef charismatique, ils veulent surtout refermer la parenthèse démocratique ouverte il y a quarante ans, dont le gouvernement Bolsonaro annonçait la fin en décrédibilisant les institutions. Telle est leur filiation avec la dictature chilienne des années quatre-vingt, adaptée bien sûr à la sociologie brésilienne. L’idée que Lula puisse restaurer ces mêmes institutions leur fait totalement horreur ! La campagne de Bolsonaro adressait un message subliminal à l’électorat : « comptez sur moi pour préserver le pays que vous idéalisez et simplifier votre existence à coup d’aides ciblées, de systèmes de paiement électroniques et de culte des vertus traditionnelles, surtout pas au moyen d’institutions – vive le plébiscite et le port d’arme, protection de notre liberté et de nos enfants ! ». Son concurrent était caricaturé en agent de supposées fuites de capitaux vers l’étranger, de la profanation des valeurs familiales, en soutien d’une coûteuse bureaucratie de gauche et du Tribunal fédéral suprême. Il ponctuait ses discours d’une ode à la liberté inconditionnelle que garantissait le port d’armes. En l’absence de mort d’homme le 8-Janvier, ses amis et lui-même diront que ces manifestations étaient pacifiques – alors que c’est à l’honneur des forces de l’ordre d’être intervenues sans excès, et si l’on n’a pas trouvé d’armes létales chez les manifestants, sans doute avaient-ils reçu des consignes. A mesure que se tiendront les procès des acteurs de cette funeste journée, le bolsonarisme restera dans l’actualité, empoisonnant durablement le mandat de Lula. Le président pourra-t-il seulement faire la pédagogie des réformes indispensables ?

Le fantasme d’une démocratie plébiscitaire antisystème

Une fois encore, les éditorialistes « officiels » se seront fait piéger. Ils déclaraient prématurément que la sortie de Bolsonaro lui aliénait le soutien de nombre de ses partisans, tentés de participer aux délibérations parlementaires. Bruno Meyerfeld cite même en ce sens le nouveau ministre des affaires étrangères[8]. La prise de fonction de Lula fut émaillée de discours exposant les priorités sociales du gouvernement et en même temps par l’adoubement de Geraldo Alckmin, ancien gouverneur de São Paulo élu à la vice-présidence en même temps que lui, promu chef de l’équipe de transition et a présent ministre de l’industrie et de la planification. Du passé (récent) faisons table rase, semblait dire cette célébration euphorique au terme de deux mois durant lesquels ses partisans voulaient croire que Bolsonaro leur indiquerait quoi faire. Était-il prématuré de croire, comme nombre des électeurs de Lula, que les clés du pays étaient restituées à ses ayants-droits ? Cela énerve. Depuis le vote, craignant peut-être un embrasement, les compagnons de Lula, redevenus respectables à proportion des turpitudes de Bolsonaro, ont fait profil bas et se sont gardés de rien annoncer, les vainqueurs du scrutin attendant simplement du temps qu’il fasse son œuvre.

Des institutions aux réseaux sociaux

En envahissant les lieux du pouvoir, les bolsonaristes entendaient mettre à nu les prétentions du cérémonial républicain à créer la réalité politique qu’ils contestent d’avance. Comme le dit Peter Sloterdijk Aujourd’hui, il n’y a plus que des guerres de menteurs (Sloterdijk dans Brunfaut 2022). Et dans ces conditions, peu importe si le 8-Janvier fut le produit d’un débordement ou d’une conjuration. Au lendemain du coup, le ministre de la justice commente avec simplicité un jeu de dupes qui se serait produit ce jour-là. Les autorités du DF ont gravement sous-estimé – ou caché au gouvernement – ce qui pouvait se produire sur l’esplanade des Ministères, se contentant de dire au gouvernement que les responsables de la manifestation acceptaient de rester à l’extérieur de l’esplanade. Cette séquence valide le propos de Marcia Tiburi sur le ridicule politique :

[…]la démocratie devient en quelque sorte spectrale. Elle est effacée au moment où elle est mise en œuvre pour reproduire le pouvoir […]. C’est l’écran de fumée, les habits neufs du roi qui ne peuvent pas être considérés comme absents précisément parce qu’ils n’existent pas, et doivent donc être tenus pour un fantasme collectif ayant valeur de vérité absolue. C’est la dimension esthétique du populisme, l’accord de tous autour d’un mensonge, qui se confond avec sa dimension sociale.

(Tiburi 2021)

Mes années d’observation des superstructures institutionnelles brésiliennes m’ont appris la forte déconnexion des commentateurs officiels d’avec le pays réel. La focalisation quotidienne des bulletins d’information sur les institutions formelles ne donne au pays aucune image de lui-même dans sa complexité. Interrogé au lendemain du 8 Janvier, Janio de Freitas, journaliste nonagénaire, assume le fait pour un journaliste de déclarer son opinion. Ayant travaillé sous la dictature, la précision dans le compte-rendu des débats parlementaires pour informer le pays sur les rapports de force institutionnels allait de pair avec l’absence méthodologique de toute prise de position. Vu l’état de la presse numérique, il voit la nécessité de ne pas se masquer sous un motif d’impartialité finalement équivoque (Silva Pinto 2023, 21’-23’). Mais cela ne dispense pas d’être au plus près de ses sources. Ainsi, l’action de Flavio Dino fut capitale pour bloquer le putsch. Seulement, aucun journaliste ne le suivait ce jour-là ni les suivants. Loin des décisions, sans préparation sérieuse, la presse n’a pas saisi sur le vif la tension entre le gouvernement et les autorités de Brasilla. La presse ne s’est pas montrée à la hauteur des enjeux démocratiques en se contentant de faire circuler des photos, des rumeurs et des communiqués officiels (Silva Pinto 2023, 29’). De fait, les journaux ont passé une semaine à chercher des témoignages… Metropoles présente comme un scoop la confirmation de ce que le palais présidentiel était désert en ce dimanche après-midi et que les gardes n’avaient reçu aucune consigne (Amado 2023). Les réseaux sociaux publient sans précaution des photos dénonçant des émeutiers. La délation avait fait partie des méthodes des procureurs contre le PT – elle est devenue une norme sociale (Meyerfeld 2023a).

Fréquentés plus que de raison par les éditorialistes, les aéroports de São Paulo et de Brasília ne sont pas des lieux où prendre le pouls de la population. Dominante, la chaîne Globo (du puissant groupe de presse de la famille Marinho) ne donne pratiquement jamais la parole aux Brésiliens. Les voix off des reportages, les déclarations des personnes mentionnées transformées en citations affichées et lues par les journalistes, la quasi-absence d’informations concernant les régions, tout cela a produit de longue date une autointoxication des leaders d’opinion, convaincus malgré eux que cette éditorialisation de la vie publique parle aux Brésiliens, alors qu’elle ne convainc plus qu’une étroite frange urbaine éduquée et globalement conservatrice. Les groupes WhatsApp et autres live Instagram prolifèrent pour un plus vaste public qui regarde une chaîne comme Record, proche des valeurs familiales et évangélistes vantées par Bolsonaro. Cette dimension étroitement conservatrice et moralisatrice alimente à flot continu les réseaux radicaux, comme le signale le Washington Post, constatant que la suppression au Brésil des modérateurs sur Twitter depuis le rachat par Elon Musk du réseau a laissé libre cours à leur phraséologie techno-réactionnaire.

Figure 10

Le paradoxe de ces campements peut faire sourire ! On y attaque les élus en prônant l’action directe alors que les bolsonaristes ont été élus en masse aux assemblées fédérales et des Etats ! Les banderoles d’esprit revanchard là où fut érigé en 2020 un monument célébrant l’union des races.

-> Voir la liste des figures

En France, Damien Leloup synthétise l’article :

A l’inverse de Meta/Facebook qui déclare par le biais d’Andy Stone. « Nous suivons la situation de près et nous continuerons de supprimer ces messages qui violent nos règles. » […] Parmi les congédiés [de Twitter], huit salariés à São Paulo spécifiquement chargés de la lutte contre la désinformation et les incitations à la violence. La plate-forme a également rétabli les comptes de plusieurs militants bolsonaristes et complotistes connus, dont celui du député Gustavo Gayer. Un changement de politique qui n’a rien d’un accident : depuis son arrivée à la tête de Twitter, Elon Musk a fait de multiples clins d’œil à l’extrême droite brésilienne, accréditant dans plusieurs messages l’idée que les employés du réseau social au Brésil étaient acquis à la gauche. Jair Bolsonaro, qui avait rencontré Elon Musk en mai 2022, avait salué sa prise de contrôle du réseau social. « C’est le début d’une relation qui se terminera par un mariage », avait-il plaisanté après l’avoir rencontré.

(Leloup 2023)

Elizabeth Dwoskin précisait que les appels à s’en prendre aux institutions pour créer le chaos s’étaient récemment multipliés sur les forums extrémistes, que les références implicites au 6-Janvier de Trump étaient nombreuses, tout comme la mention « je resterai », allusion à la déclaration faite un 9-Janvier par l’Empereur Dom Pedro I annonçant qu’il ne rentrerait pas au Portugal, signifiant ici une volonté de camper sur l’Esplanade. Au vu du fiasco de l’entreprise, les bolsonaristes les plus enragés conviennent immédiatement qu’elle servira le Tribunal fédéral suprême et le gouvernement Lula.

Selon Michele Prado, « depuis des années maintenant, notre pays traverse une phase de radicalisation très puissante qui pousse les gens à adopter des opinions extrémistes, principalement en ligne », a-t-elle déclaré. « Mais ces deux dernières semaines, j’ai vu des appels de plus en plus nombreux de personnes incitant à l’extrémisme et appelant à une action directe pour désorganiser les infrastructures publiques. En gros, les gens disent que nous devons faire dérailler le pays et créer le chaos. » […] Le 6 janvier fut bien mentionné dans certains messages cette semaine, mais le propos est souvent codé, a déclaré Viktor Chagas, professeur à l’université fédérale Fluminense (RJ), qui observe les mouvements d’extrême droite en ligne. Pourtant, selon Viktor Chagas, l’émeute de dimanche était « une évidente tentative de reprise de l’invasion du Capitole américain, comme une réplique des mouvements trumpistes et signal symbolique de la force et des connexions transnationales de l’extrême droite mondiale.» Chagas a noté que le 9 janvier est un symbole nationaliste important au Brésil, marquant le jour où le premier dirigeant du pays, l’empereur Dom Pedro I, a déclaré qu’il ne retournerait pas au Portugal, dans ce qui est populairement connu comme le jour « Je resterai ». « C’est comme si les bolonaristes assimilaient Bolsonaro à D. Pedro I, et indiquaient que l’ancien gouvernement restera », a-t-il déclaré. Certains messages évoquaient aussi la journée « Je resterai », indiquant que les manifestations se poursuivraient probablement jusqu’à lundi, a-t-il ajouté. La pagaille de dimanche était « un désastre », a déclaré Paulo Figueiredo Filho, un présentateur de la chaîne de droite Jovem Pan qui vit en Floride et dont les comptes sur les médias sociaux ont été annulés par Moraes. « C’est le rêve humide de Moraes[9] ».

(Dworskin 2023)

Ce peuple veut être vu

A force de servir un discours superficiellement moralisateur, les grands médias ont donc encouragé un esprit de dénonciation mimétique de leurs bulletins d’information, un sentiment général d’impuissance par rapport aux intrigues des puissants et à leur impunité, et de défiance par rapport aux institutions, taxées de protéger les crapules au nom des règles de l’État de droit tandis que les pauvres triment sans fin, sont accablés par la litanie des faits divers criminels et ne se sentent protégés qu’au sein de réseaux de proximité qui invitent le plus souvent leurs membres à une soumission conformiste. Ce terreau est le ciment du bolsonarisme. A l’époque où l’info en continu joue sur les émotions, le « peuple de gauche » a disparu des écrans en 2015 au profit des slogans anti-Dilma et contre la corruption du PT. Il n’est jamais réapparu. De son côté, le mouvement précurseur du coup d’état parlementaire fomenté par l’ancien président du Parlement Cunha (condamné depuis pour fraude aggravée), et par le vice-président d’alors, Temer, le mouvement Vem pra rua, qui soutenait ardemment le juge Moro, futur ministre de Bolsonaro (dont les excès de pouvoir tolérés par le STF en 2016 furent depuis censurés par cette même institution) s’est mué en force coactive du bolsonarisme. Une étude précise des militants anti-PT sur les dix dernières années s’impose pour comprendre les événements de janvier 2023. Elle fera sans doute apparaître que

L’hypnose et la production de l’extase deviennent des méthodologies politiques. Ce n’est pas par hasard que la religion, l’économie et la politique se rapprochent de plus en plus, du fait qu’elles utilisent des méthodes similaires. La société de la « sensation » dont parle Türcke est une société dans laquelle un contrôle des corps s’exerce au niveau de la stimulation de la perception par une stratégie de chocs à différentes intensités. Les chocs agissent sur les sens et sur toute la sensibilité des individus dont la capacité de perception, dans une vie définie par les conditions numériques, ne peut être négligée.

(Tiburi 2021)

Tandis que le retour de Lula devenait probable, Temer (principal bénéficiaire de la crise institutionnelle entre 2016 et 2018) plaidait pour une amnistie générale permettant au pays d’échapper au feuilleton d’un procès contre Bolsonaro. Est-ce toujours d’actualité à ses yeux ? Editorialiste réputé de la Folha de São Paulo, Vinicius Torre de Freitas s’exprimait en direct. Selon lui, l’intrépidité bolsonariste n’avait eu d’égal que la placidité du PT qui avait uniment toléré les appels au soulèvement militaire et les campements ayant suivi l’élection du 30 octobre. Il est temps de sévir. Certes. Mais comment faire ? Le pays, quelques symboles à part, ne se connaît pas dans sa diversité, se réfugie dans des convictions toutes faites promues par des groupes de pairs, et voit chaque jour triompher, d’écrans en écrans, l’égoïsme individualiste le plus crasse. En quatre ans, la contre-propagande en réseau est restée sans effet. Voici donc confirmée la crainte des démocrates brésiliens : le retour aux affaires de Lula ne signifie en rien une réconciliation du pays avec lui-même. Le sac de l’Esplanade peut même raidir la situation et contribuer à structurer l’opposition entre des perspectives que tout oppose : un chemin de partage démocratique contre une logique clanique et patriarcale. John Rawls ou Carl Schmitt ? Ce serait une division insurmontable.

Figure 11

Une iconographie politique inspirée proclame le droit à la ville à Belo Horizonte. Les organisations de base ont un rôle inestimable au Brésil pour donner « courage et force », ce que proclame l’inscription à gauche de la porte d’entrée de cet immeuble squatté du centre ville.

-> Voir la liste des figures

La division géographique de l’électorat est le fait majeur de l’élection présidentielle. Bolsonaro a progressé dans les bastions lulistes du Nordeste et fait élire partout ailleurs un grand nombre de députés et de gouverneurs. Sans la réduction de son avance incroyable de 2018 dans l’État de São Paulo, une performance difficile à rééditer après quatre ans de pouvoir, Bolsonaro eut été réélu : il s’en est fallu d’une bascule de 1 % des votants au plan national. Battu, il n’en reste pas moins pour la moitié des électeurs le « capitaine » proche des militaires et des entrepreneurs. Selon la position sociologique des uns et des autres, il a protégé le pays d’une réforme fiscale, rétabli le budget et privatisé certaines institutions, limité le pouvoir idéologique des intellectuels de gauche favorables à la libéralisation des mœurs et corrupteurs de la jeunesse, reversé en allocations à cent millions de pauvres une part des taxes sur les exportations et il a nommé ou fait élire par milliers des députés locaux ou fédéraux, des fonctionnaires à tous les niveaux de l’administration, des juges, etc. Ce peuple ne veut pas disparaître des écrans. D’ailleurs, il faudrait étudier le bolsonarisme à l’aune de cette question de la visibilité. Misère et invisibilité vont de pair, on comprendra donc au moins superficiellement le goût de bien des Brésiliens pour se rendre visibles, quitte à se limiter au registre des clichés – de l’imagerie des profils Instagram et Facebook à la prédilection pour de grosses voitures, pour le parler fort, pour des vêtements voyants et souvent « trop ».

Figure 12

Aux quartiers de villas se substituent d’imposants bâtiments. Les villes ne conditionnent guère leur autorisation à la création d’espaces publics, la voirie est le plus souvent étroite ou vétuste, et il faudrait changer les normes climatiques : après dix ans d’immobilisme, le Brésil doit repenser sa manière d’habiter le monde.

-> Voir la liste des figures

L’adoption bolsonariste du maillot de l’équipe nationale de football comme signe de reconnaissance a pris le statut d’un signe interclasse – les images du 8-Janvier le démontrent. En dépit de la condamnation universelle qu’a suscité l’événement, cette conjuration de Brasília sonne l’heure d’une gloire sacrificielle : ils sont des héros et des martyrs, ils ont une cause. Ma conversation avec un petit entrepreneur ne laisse aucun doute : il me disait crânement n’être en rien intéressé au retour de visées internationales dans la politique brésilienne : « si c’est pour investir en Afrique ou au Venezuela des ressources qui manqueraient dans le pays… » Inutile de rétorquer que Lula veut ranimer un marché intérieur asphyxié par la baisse réelle des salaires, nul bolsonariste ne me croira – surtout pas s’il se sent majoritaire.

Lula-le-Miracle, un mandat sous l’œil des grandes entreprises

Le Brésil a donc échappé au pire. Mais les suites de l’attaque à Brasília sont d’une rare complexité. Vue de loin, cette émeute insurrectionnelle est l’exacte réplique de l’attaque du Capitole à Washington. Là-bas, il fallait empêcher la proclamation des résultats, et on a voulu « pendre » Mike Pence, le vice-président qui était sur place pour le faire. A Brasília, investir les bâtiments déserts un dimanche après-midi devait suspendre l’organisation du gouvernement Lula après proclamation d’un état d’urgence par les militaires. Ces événements ne sont pas autre chose que la simple poursuite de la stratégie de passage à la limite engagée par Bolsonaro dès 2016, quand il citait élogieusement le tortionnaire Ustra au moment du vote de défiance contre Dilma Rousseff, présidente torturée dans sa jeunesse. Depuis cette provocation, en incluant ses déclarations absurdes sur la Covid-19, laissant la politique sanitaire aux gouverneurs, et se réservant le rôle du mâle courageux, Bolsonaro se plantait en Duce dont les transgressions relèvent d’une prédestination. Le 30 décembre, il déclare voir dans son élection un signe divin, rien ne préparant le parlementaire qu’il était à ce rôle ; toute sa confiance va au Seigneur, il ne regrette rien. On pourrait croire qu’il se souvient de leçons reçues lors de sa formation militaire : il a bien dû étudier les campagnes de Jules César, entendre parler du coup de poignard fatal de Brutus. Lui, du moins, aura réchappé de sa blessure – il le rappelle avec lyrisme à ses partisans ! Qu’il médite désormais l’adage qu’il n’y a pas loin du Capitole à la Roche tarpéienne. Ou bien se retourne vers feu son mentor Olavo de Carvalho, dont Marcia Tiburi synthétisait voici peu la stratégie de désorganisation qu’il préconisait pour mettre à nu les idoles démocratiques :

Le maintien de l’hégémonie culturelle de l’extrême droite par le culte de l’ignorance, de la tromperie, de la désinformation, ne serait pas possible sans le simulacre d’érudition pratiqué par Olavo. […] Il suffit de voir qu’il a utilisé la culture pour détruire la culture, la langue pour détruire la langue, comme beaucoup aujourd’hui utilisent la politique pour détruire la politique. […] Le désir d’être un intellectuel est une constante chez les jeunes hommes des classes moyennes ou supérieures qui héritent de la posture de pouvoir de leur propre classe. C’est ce désir qui anime les partisans du discours de haine sur les réseaux, celui de faire partie d’une classe intellectuelle par le biais de l’antisystème. Au-delà d’un plaisir morbide, le discours de haine est un puissant capital culturel et social. Celui qui hait ne se voit pas comme un imbécile[10].

(Tiburi 2022)

Opération politique spéciale

Plusieurs analystes avaient noté que le président soumis à réélection hésiterait à lancer une opération spéciale s’il était convaincu de l’emporter à la loyale. Certes, en dehors du petit institut d’enquête d’opinion Paraná Pesquisas, dont on a dit qu’il était financé par Bolsonaro, les grands instituts de sondages avaient fortement minoré les intentions de vote en sa faveur. Que cela ait résulté d’une faiblesse des bases méthodologiques de mesure, ou de biais cognitifs répandus au sein du personnel des instituts, cela a conduit à un ensemble de prophéties autoréalisatrices ayant faussé le vote. Ou bien faut-il croire que nombre d’électeurs aient vraiment changé d’idée au tout dernier moment ? Sur la base de cette frustration, l’équipe de Bolsonaro avait étudié l’éventualité de faire corriger les résultats de l’élection (Veleda et Alcantara 2023), avant probablement d’en être dissuadée par ses conseils et les militaires. De là peut-être le silence de Bolsonaro en novembre, et le ressentiment de ses partisans, convaincus dès la fin du premier tour d’être victimes d’une manipulation. Dans l’entre-deux-tours, la présence active des bolsonaristes sur le terrain n’avait alors aucun équivalent en face.

En boycottant le cérémonial de passation des pouvoirs, Bolsonaro délaissait ses derniers partisans mobilisés. Après avoir fait cortège dans bien des villes fin décembre, ici à Belo Horizonte le 23 décembre 2022, certains ont été invités à marcher sur Brasília… (vidéo de Pedro Barreto de Oliva).

Source : https://www.youtube.com/watch?v=fmrUR3CAM8Y

-> Voir la liste des vidéos

Paradoxalement, l’incertitude électorale aura protégé la démocratie brésilienne : les militaires ont récusé toute intervention ouverte, laissant Bolsonaro à sa campagne. Miraculé des sondages, ayant fait élire nombre de ses candidats aux élections locales, il s’appuyait immédiatement sur eux pour conforter son électorat là où il était majoritaire, soutenir ses partisans ailleurs ; il tentait de forcer le destin à Belo Horizonte et dans l’État de Minas Gerais, réputé voter comme le Brésil entier. S’il a échoué de peu chez les paulistas, est-ce la contribution du faiseur de rois Alckmin, rallié à Bolsonaro en 2018 ?

Les élites jouent bien : elles ont partagé un peu entre 2003 et 2013, puis ont confié leurs intérêts à Meirelles, puis Guedes (ministres des finances entre 2016 et 2022). Le pays est aux limites, et Lula revient pour le protéger d’une explosion, sa mission prenant immédiatement un tour spectaculaire. Après l’extirpation de la gauche, il fallait tout de même empêcher le populisme de ruiner la crédibilité du pays. Les riches à l’abri d’une révolution, les pauvres devront bientôt les remercier des menus sacrifices qui leur seront demandés – le ministre pourra-t-il seulement taxer l’immobilier de luxe, niche fiscale traditionnelle du pays ? On apprend déjà que le salaire minimum ne sera pas augmenté et que le sérieux budgétaire sera de rigueur – le ministère visera un déficit zéro en 2024 (Haddad dans Poder360 2023, 52’) : on ne privatise pas Petrobras, mais on se tiendra aux revenus que cette entreprise publique reversera. Geraldo Alckmin est doublement vainqueur : en 2018 contre Haddad, il met au pouvoir Guedes, et contrôle désormais Haddad-devenu-ministre au nom des industriels et des entrepreneurs. Son premier rendez-vous a été pour le président de Bayer, firme directement liée à l’agro-industrie.

L’aventure bolsonariste se conclut donc sur le suicide politique que signifie le sac de l’Esplanade. Cette mascarade finale dit la vérité d’un épisode qui a supposé la capture de l’électorat brésilien par des clichés médiatiques et des raccourcis idéologiques poussant à désacraliser de fond en comble le jeu institutionnel. Dans ce contexte, la partie était presque impossible pour Lula, tenant d’une politique fondée sur le clivage explicite entre les possédants assimilés à des rentiers et les travailleurs vus comme des challengers. Au temps des écrans, ce clivage a sauté au bénéfice de représentations fluctuantes : face aux masses inertes et captives, il y a les influenceurs de toute espèce. Les plus nombreux parmi les Brésiliens sont rivés à des situations de vie pratiquement fixées, jouées d’avance. A ceux-là, le couplage d’une espérance eschatologique (offerte par les religions) et de subsides d’État, maigre revenu de citoyenneté qui ne dit pas son nom. A ce jeu, si la droite gagne assez largement le vote populaire, c’est qu’elle n’assortit son offre d’aucune contrepartie : pour recevoir, nul besoin de travailler ni de penser changer sa condition – ce que les politiciens de gauche ont tendance à proposer, soit par conviction, soit pour se justifier d’utiliser l’argent public, soit enfin parce que le socialisme laïcise la promesse messianique. Il faudra vraiment convaincre pour ancrer ce projet d’ici quatre ans !

Figure 13

Les expressions populaires brésiliennes assument un patrimoine d’une grande variété. Entre le dénuement de beaucoup et l’ostentation conformiste de ceux qui vivent « hors-sol », ce pays tient en réserve un vaste potentiel créatif pour accompagner une meilleure reconnaissance de sa diversité.

-> Voir la liste des figures

Outre le vote du petit peuple du Nordeste rallié traditionnellement au PT en souvenir des luttes d’émancipation contre les anciens maîtres et colonels, Lula doit son élection aux classes moyennes urbaines. Concernée qu’elle est par un projet éducatif et d’élévation sociale pour ses enfants, cette frange de la population veut se distinguer des fainéants pauvres comme des arrivistes fortunés. Le message principal de Lula est pour elle. Lula-le-Miracle n’a guère montré de capacité à innover : il a surtout exposé son bilan des années 2000, effectivement un âge d’or pour le pays. Son schéma parlementaire à l’ancienne, inadapté à la réalité sociopolitique du pays, recoupe du moins le mode de présentation des médias, qui donne un cadre prévisible à l’énoncé des informations par des présentateurs inamovibles. Les grands médias sont loin d’épouser les orientations concrètes d’une société tenaillée par un individualisme clivant et un provincialisme régionaliste aux antipodes de tout intérêt national partagé. Centrés sur une pédagogie paternaliste, ils ont perdu la main et abandonné l’hégémonie culturelle aux réseaux numériques de proximité. La suite reste imprévisible.

Si les villes majoritairement bolsonaristes n’acceptent pas un gouvernement Lula-Alckmin qui ferait partir de l’argent du Sud vers le Nordeste, le programme présenté par Lula – déforestation zéro, faim zéro, santé, logement, transport et éducation pour tous – ce programme sera inapplicable. Le Congrès, même sans se réclamer officiellement de Bolsonaro, refusera toute réforme fiscale et paralysera le gouvernement. Sans Lula-le-Miracle, le pays retrouvera ses divisions.

Quelle hégémonie culturelle ?

Nous sommes revenus aux considérations de Gramsci sur l’hégémonie culturelle. Sans reconquête de l’opinion, la victoire de Lula sera un feu de paille. Les dix ans écoulés ont amplement démontré que des réformes sociales coupées d’un discours structuré destiné à permettre à la population de mesurer les enjeux démocratiques sont incapables d’assurer cette hégémonie. Les termes dans lequel le débat pour ou contre Bolsonaro a été posé dès le début ne sont pas les bons : le lexique anti-bolsonariste oppose certes ódio à inclusão (haine à inclusion) et accuse le camp d’en face d’être pur lixo (ordure) et de susciter vergonha (la honte) des démocrates. Cela ne suffit pas à disqualifier l’adversaire. Richard Lapper disait très simplement que l’extrême-droite est engagée dans un marathon qu’elle peut gagner

En fait, les leaders les plus clairvoyants de l’extrême droite brésilienne, comme Hamilton Mourão, l’ancien vice-président, et Tarcisio de Freitas, l’ancien ministre des infrastructures de Bolsonaro récemment élu gouverneur de São Paulo, poursuivent un jeu à bien plus long terme. Ils sont déterminés à tirer parti de la popularité croissante du conservatisme social au sein de la société brésilienne ces dernières années, illustrée par la croissance, par exemple, des églises évangélistes. Lors des élections d’octobre dernier, la droite a fait des gains au congrès, accroissant sa représentation par rapport à 2018, où l’on avait cru voir un point culminant de l’avancée conservatrice. Elle va maintenant chercher à faire fructifier ce capital politique et ne réfléchira pas à deux fois, si nécessaire, pour se passer de l’homme parti se reposer en Floride[11].

(Lapper 2023)

Faute de s’être battus programme contre programme, les deux champions se sont départagés sur des sentiments collectifs. Insuffler de la répulsion pour l’autre candidat, telle est la règle du suffrage universel. A ce jeu, Lula a gagné à la régulière : il a savamment discrédité son adversaire en évitant le piège de le salir sans motif. Lors des débats successifs, il a pu montrer le vide du projet social de Bolsonaro. Quand Lula lui demande des comptes sur ses politiques de santé, d’éducation et de logement, les point névralgiques de son programme, on voit le président vitupérer en boucle contre un PT corrompu tout juste bon à financer les régimes discrédités de Caracas et La Havane… Répondant aux accusations personnelles de Bolsonaro contre lui (accusé d’être un voleur ruinant les comptes publics), Lula parle de mettre fin à la déforestation, place au centre de ses interventions la dignité des femmes, la formation de la jeunesse pour un meilleur avenir et l’indispensable restauration des institutions démocratiques. Les enragés du bolsonarisme ne se sont pas trompés en investissant les institutions centrales de Brasilia ! Que, parmi eux, figurent nombre de fonctionnaires de ces mêmes institutions confirme que les bolsonaristes les tenaient pour des prises de guerre, un butin qui devait leur assurer l’impunité. Il échoit aujourd’hui à Lula d’exposer sans fard les plaies d’où sont sorties les spectres fascistoïdes : ignorance, soumission, inégalité, résignation – tel est l’essentiel – et pour les cautériser : éduquer, sanctionner, investir, promouvoir. C’est le programme d’une génération.

Figure 14

La génération Lula est sortie de la pauvreté sans devenir riche pour autant. L’attente d’une bonne éducation et d’une ouverture au monde plus prononcée est immense et sera le ressort de toute solidarité pour un avenir partagé.

-> Voir la liste des figures

La fiction du politique restera donc maîtresse du théâtre brésilien. La transition a offert le spectacle de tractations jusqu’au dernier jour entre partis pour accoucher d’un gouvernement divisé entre son « aile sociale » et son « aile entrepreneuriale », dirigée par le vice-président Alckmin. Pour saisir le sens de ces négociations, nous pouvons nous reporter au discours tenu par Lula au soir d’un premier tour qui a sonné comme un coup de tonnerre aux oreilles de ceux qui rêvaient d’obtenir déjà les 50 % de votes indispensables. De manière surprenante, ce discours est devenu introuvable sur les réseaux électroniques, et je me contente de ma transcription et traduction partielles notées en direct : après les remerciements d’usage et quelques traits humoristiques destinés à masquer la déception générale de n’avoir pas été élu du premier coup – il est vrai que Lula gagne moins de 5 % des suffrages entre les deux tours – Lula remercie Dieu pour sa carrière et déclare affronter une machine d’État et non un candidat. Le peuple a tranché, dit-il : une coalition pour la démocratie, le respect pour tous, la fraternité entre nous tous. Il dit sa gratitude au peuple brésilien qui a laissé la faim de côté pour aller voter. Il espère prospérité et justice, politiques de qualité, culture. La démocratie, dit-il, est sensible au quotidien, concrète. A construire jour après jour.

En économie, il déclare son appui aux petits entrepreneurs ; il engagera des politiques contre la violence et pour l’égalité des femmes, contre le racisme et les discrimination. Le Brésil est le pays de tous (país de todos), rappelle-t-il, un seul pays, une grande nation. Contre la haine. Personne ne souhaite vivre dans un pays en guerre – nous sommes fatigués des brigas – à bas les armes. Vive la vie.

Tout est à refaire, clame-t-il : « Nous devons construire une république pratiquant les vertus chrétiennes pour de vrai… » Nous devons en finir à nouveau avec la faim, c’est son premier engagement. Logement et inclusion viennent juste après. Assez d’inégalités sordides. Nous devons reprendre le dialogue dans l’harmonie des pouvoirs, dit-il. Et en respect de la constitution. Il organisera des conférences nationales pour engager ses politiques !

Il martèle que le monde manque d’un Brésil contribuant au développement de la planète et que son gouvernement renouera avec la prévisibilité et la stabilité indispensables. Il se dit opposé au veto des membres permanents du Conseil de sécurité et favorable à un cadre international pour l’Amazonie, dans le respect de la souveraineté, pour parvenir à une pacification environnementale.

« Nous ne sommes pas concernés » (« não nos interessa »), dit-il, « par les polémiques stériles et nous rallions aux propos du pape François : « Que l’espérance soit plus forte que la peur » et allons pratiquer l’amour du prochain. Paix, Amour et Espérance, unis pour le Brésil ». Il conclut : « Mettons à profit notre chance ! Et avec Alckmin ! Comptez sur moi : ce qui fait vieillir, c’est l’absence de projet ! »