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Introduction

La définition du terme « intervalle » implique d’emblée une sorte de hiatus : l’intervalle désigne en effet une portion de temps qui sépare deux moments ou périodes. Ainsi, l’intervalle s’inscrit d’emblée dans la promesse d’un retour. La série télévisée repose sur un fractionnement narratif, mais elle se réinscrit dans la perspective d’une globalité, d’un tout généralement vecteur de clôture et synonyme d’une cohérence diégétique. Cette dynamique – peut-être paradoxale – du fragment, qui contribue à construire un ensemble, s’apparente au motif de la mosaïque. Pourtant, et c’est le second aspect pertinent à poser en préliminaire, l’intervalle implique aussi une forme de redondance, puisqu’il s’agit de temps qui suspend le temps ou, pour être plus précise, d’une période temporelle qui impose une suspension de la temporalité narrative du récit au récepteur et à la réception de l’œuvre.

De ce fait, un troisième trait spécifique peut être digne d’intérêt, l’intervalle peut acquérir ce statut de suspension temporaire rétrospectivement. On a ainsi parlé de « grand hiatus » pour décrire l’intervalle qui sépare la nouvelle mettant en scène la confrontation finale entre Holmes et Moriarty (« The Final Problem ») de celle qui dramatise son retour dans « The Empty House » (Gatiss et Moffat 2011). Dans ce cas précis, il ne devait pas s’agir d’un intervalle, car Doyle avait bien l’intention de se débarrasser de ce détective embarrassant de façon définitive, mais, sous la pression du lectorat, il dut transformer la sortie de scène définitive en intervalle, qui se réinscrit donc dans la fin d’une suspension et qui ne devient intervalle que parce qu’il y a eu reprise. Or, cet exemple très connu permet de réintroduire deux autres facettes :

  1. Le parallèle entre sérialité à la fin du XIXe et au début du XXIe siècles qui a déjà été balisé par Aubry et Esquenazi. Comme ils l’ont déjà souligné, la forme sérielle est portée par un engouement populaire qui en fait un phénomène culturel saillant à ces deux périodes.

  2. Il permet aussi d’introduire le potentiel créatif que déclenche l’intervalle de suspension narrative : il ouvre des possibles fictifs qui ont pu se loger dans cette période de temps non couverte par aucune des nouvelles canoniques.

Il s’agit d’une brèche dans laquelle se sont engouffrés les auteurs d’apocryphes et autres transfictions, pour reprendre St Gelais. CFe phénomène correspond donc à ce que nous appellerions désormais en format sériel des reboot, sequels et autre remake. Par ailleurs, ce type de hiatus semble également propice à une appropriation de la matière fictive par les récepteurs. À l’époque de Doyle, ce sont les courriers qui affluent au 221B Baker Street pour demander le retour du détective ou pour continuer à lui soumettre des cas. À celle de Moffat et Gatiss, c’est l’hyperactivité des fans sur Internet (phénomène également généré et géré par le site de la BBC), pendant la reproduction de ce même hiatus (le faux suicide de Sherlock à la fin de la saison 2) (2011) qui va engendrer le même type de porosité entre fiction et réalité par appropriation de la matière fictive. Les scénarios visant à expliquer comment le détective s’y est pris envahissent alors les sites. Là où les créateurs de Sherlock vont plus loin que Doyle, c’est cependant lorsqu’ils se réapproprient cette créativité en la mettant en scène dans le premier épisode de la saison 3, « The Empty Hearse » (2011).

Intervalle et narration : suspension, reprise et continuité

La série télévisée[1] propose une structure et un processus narratif qui reposent sur plusieurs types de tension : formule et feuilleton, fragment et ensemble, répétition et variation, interruption et absence de principe interruptif, instant et continuité. Plus généralement, le rapport à la suspension temporelle et à la reprise y est central. On peut même dire que la série est fondée sur la notion d’intervalle, et pas uniquement du fait de la fragmentation de la diégèse en épisodes. Chaque épisode repose aussi sur une forme de fractionnement si l’on prend en compte les deux génériques, les résumés, les teasers de l’épisode suivant, ou les vanity cards. L’intervalle n’est donc pas forcément une suspension vidée de tout contenu et il est même souvent porteur de sens.

Commençons par quelques exemples de génériques qui introduisent une forme de suspension (au sens de suspense et de suspension du sens) dans l’intervalle. On peut évoquer les génériques de Flashforward (Braga et Goyer 2009) ou de Mindhunter (Penhall 2017). Dans le premier, il s’agit d’une image du générique, d’un indice visuel qui ne fait signe que pour le récepteur, et encore, rétrospectivement au visionnage. Dans le second cas, il s’agit d’une très courte scène pré-générique récurrente d’un inconnu, à Park City, Kansas. Ces scènes d’environ trente secondes ne font pas clairement sens au terme de la saison 1, même si le récepteur aura compris que l’inconnu présente bien des points communs avec les tueurs en série centraux dans Mindhunter (2017). L’intervalle permet alors un retour à la diégèse et non sa suspension, mais sur le mode du teaser ou de l’annonce, donc la création d’une forme de suspense.

À l’autre extrémité de l’épisode, dans le cadre de la révélation finale, on pense au générique de fin de l’épisode « San Junipero » dans Black Mirror (Brooker 2011). L’intervalle du générique final, qui devrait opérer comme principe interruptif, introduit néanmoins une révélation (post-finale) qui transforme rétrospectivement la nature de la réalité fictive représentée. À l’univers virtuel et au paradis éternel correspondent un archivage et un stockage de l’humain qui évoquent à la fois la fabrique du vivant et le contrôle des morts.

À l’échelle de la saison, l’intervalle est pratiqué dans les midseason finale qui entrainent un fractionnement en cours d’arc narratif. Le cas récent de la saison 5 de The Blacklist (Bokencamp 2013) permet de souligner une autre fonction de l’intervalle, liée cette fois à la reprise après la suspension à mi-saison. Dans le cas de cet épisode 13 de la saison 5 de The Blacklist (2013), la suspension était pour le moins dramatique puisque l’un des personnages principaux est censément mort (censément, car on a vu plus d’une série « ressusciter » un « mort » à l’épisode suivant…). De plus, il était déjà également « mort » en dehors de la série puisque le spin-off qui devait lui être consacré avait été annulé. Le temps de la reprise, après l’intervalle, était donc porteur d’une attente exacerbée. L’épisode 14 (2013) s’est révélé être un épisode autonome, dont le statut reflète la fonction, puisqu’il s’agit d’un épisode de deuil intra et extradiégétique. Intervalle narratif du point de vue formel (puisque stand alone), l’épisode montre que l’intervalle peut avoir une valeur symbolique et rituelle : épisode suspendu (du point de vue de la progression narrative), il met en abyme le travail de deuil et le principe de l’interruption.

Dans les évolutions récentes, à l’échelle de la série, les épisodes de Noël deviennent aussi parfois des cas révélateurs. Ils ont pour fonction d’introduire de la rupture par la continuité. On pense à « The Abominable Bride » de la série Sherlock (Gatiss et Moffat 2011). L’intervalle y opère de plusieurs points de vue. Il s’agit d’un intervalle spatio-temporel dans l’espace-temps diégétique, puisque l’épisode nous ramène dans l’univers source de la fiction doylienne à la fin XIXe siècle. L’adaptation contextuelle de Moffat et Gatiss semble y être suspendue. En fait, cet intervalle s’avère ne pas être une suspension, mais une illusion de suspension puisque l’épisode se révèle être une création fictive du détective. L’apparente rupture se réinscrit alors dans la continuité de la série et l’intervalle aura eu pour fonction de combler des attentes très longues entre les saisons. L’épisode de Noël vient meubler l’intervalle de suspension. Autre forme de rupture introduite par ces épisodes de Noël, la rupture transmédiatique, comme dans le cas de l’épisode Bandersnatch de Black Mirror (Brooker 2011).

Enfin, la rupture introduite par l’intervalle peut menacer de devenir définitive lorsque la série est annulée, comme dans les deux exemples récents de Timeless (Kripke et Ryan 2016) et Sense8 (Straczynski et Wachowski 2015). Arrachés sous la pression des fans, ces épisodes spécifiques (le premier étant aussi un épisode de Noël, le second un series finale) permettent de conclure un récit dont la « promesse de dénouement » avait été confisquée. Ces conclusions narratives (généralement plus longues en terme de format que les épisodes précédents) transforment rétrospectivement une suspension sans clôture narrative en un intervalle.

Si l’on considère l’ensemble d’une série, chaque saison peut aussi être perçue comme un intervalle spécifique dont le format peut varier. Ainsi, dans Fringe (Abrams, Kurtzman et Orci 2008) , la saison 5 relève de l’anthologie, car elle constitue un intervalle spatio-temporel qui se clôt sur lui-même avec la sortie de Walter Bishop et le reboot temporel qui marque la fin de la série et, d’un point de vue diégétique, confère à l’ensemble de cette saison 5 le statut d’intervalle au sens d’une suspension qui n’a jamais eu lieu, mais qui était pourtant la clé de la clôture de la série.

On constate donc, à ce premier repérage, que l’intervalle n’est généralement pas un vide ou une suspension dans le néant, il comprend au contraire un fort potentiel de création et de fictionnalisation (que ce soit côté production ou réception). Son potentiel est bien rhizomatique et il peut aussi acquérir la fonction de déclencheur de possibles narratifs et servir de marchepied à la construction d’un monde possible.

Intervalle et temporalité : les détectives du futur

En forme sérielle, le rapport au temps et à sa suspension est, on l’a vu, d’emblée complexe mais, lorsque la série s’inscrit par ailleurs dans un genre littéraire qui induit un rapport spécifique à la temporalité, l’analyse de l’intervalle s’avère d’autant plus fructueuse. En SF et dans le récit policier, les structures narratives et temporelles sont sous tension. En effet, le récit policier a été qualifié de récit impossible (Eisenzweig 1986) du fait de la tension paradoxale entre récit du crime et récit de l’enquête. La reconstitution du premier ramène aux origines de l’acte qui lance la narration, le second vise la clôture et la résolution de l’enquête. On sait aussi que le récit policier induit une dynamique réflexive qui fait du lecteur/spectateur un enquêteur et un sémiologue.

De façon différente, on retrouve une tension du même ordre en SF, souvent qualifiée de futur antérieur (Langlet 2006) puisque l’anticipation proposée renvoie par anamorphose à un état du monde qui correspond à un futur possible du monde dans lequel vit le récepteur. Dans le cas des fictions post-apocalyptiques, ce phénomène se complexifie davantage, car le monde actuel du récepteur apparaît sous forme de résidus et de traces renvoyant dans la diégèse future à un présent devenu vestige (Mellier 2019).

Les deux genres sont particulièrement omniprésents dans le paysage sériel contemporain et relèveraient du symptôme d’un nouveau type de rapport au présent. En fait, on peut même remarquer une tendance à l’hybridation entre les deux genres qui transforme les figures d’herméneutes en détectives du futur enquêtant sur les devenirs posthumains de l’espèce. On peut penser aux enquêteurs de Fringe (Abrams, Kurtzman et Orci 2008), The Expanse (Fergus et Ostby 2015), Dark Matter (Mallozzi et Mullie 2015), Continuum (Barry 2012), Dollhouse (Whedon 2009), ou Altered Carbon (Kalogridis 2018) : la fiction sérielle policière et/ou d’anticipation ouvre ainsi sur une aventure herméneutique qui interroge les devenirs de l’humain.

Dans ces fictions, le saut temporel dans le futur proposé par les diégèses implique un rapport à un espace-temps qui relève de l’intervalle comme manifestation de la suspension de la crédulité du récepteur. L’intervalle aurait alors à voir avec la création de mondes possibles, fussent-ils imaginaires ou virtuels. Ici encore, l’intervalle n’est pas équivalent à un vide, mais, au contraire à une suspension créative, un saut dans un monde imaginé dont la création est aussi performée par le récepteur. Cette création d’un espace autre, et suspendu par un intervalle temporel et spatial, est représentée dans Altered Carbon (Kalogridis 2018) et Dark Matter (Mallozzi et Mullie 2015) lorsque les personnages passent dans des espaces-temps virtuels dont la dimension illusoire est soulignée par les plans montrant le corps resté dans la réalité diégétique alors que l’image nous transporte dans le virtuel. La nature même de l’acte de création de monde possible est alors soulignée par la fiction qui devient réflexive. L’intervalle permet bien une suspension consentie par le récepteur que le personnage met en acte dans le récit, et la distinction entre actuel et virtuel est surdéterminée par la mise en abyme.

On trouve de nombreux exemples de séries à narration complexe (Mittell 2015) qui soulignent à la fois ce rapport paradoxal au temps en fiction sérielle et sa dimension réflexive. L’enjeu est souvent celui de la clôture du récit, qui, par principe, pose problème et s’inscrit dans un éternel report de la fin. La série est a priori synonyme de promesse de retour, mais toute série ne peut réellement se constituer en entité sérielle que si elle se termine. La série télévisée se retrouve ainsi prise dans une tension paradoxale entre désir de suite et nécessité d’achèvement. Certaines séries prennent dès lors le parti de thématiser leur clôture en la mettant en abyme dans la diégèse, comme dans l’exemple très connu de la fin de Six Feet Under (Ball 2001).

Nous proposons de prendre pour cas d’étude l’exemple de l’épisode 04 de la saison 3 (« All the Time in the World ») de Dark Matter (Mallozzi et Mullie 2015), qui reprend le trope xéno-encyclopédique de la SF, à savoir la boucle temporelle. Ce dernier sert ici à thématiser ce rapport paradoxal de la série de SF au temps, en jouant de la répétition et de la variation. L’épisode illustre aussi le principe de la formule et la tension entre épisode et arc macroscopique. La spécificité de cet épisode est d’introduire une troisième donnée, celle de la fin. Dans « All the Time in the World » (2015), Boone est le seul membre de l’équipage du Raza a avoir conscience d’être pris dans une boucle temporelle. On entre alors dans un comique de répétition : la même journée, les mêmes scènes, les mêmes dialogues et accumulations par le personnage de vaines (et burlesques) tentatives pour prouver la réalité de cette boucle. On finit par découvrir que cette répétition du même est déclenchée par un objet qui évoque l’horloge, donc le décompte du temps et la linéarité temporelle. Pour en sortir, l’androïde retarde ladite horloge de 5 minutes, mais au lieu de déclencher un flashback, le device lui fait explorer plusieurs périodes du futur. C’est cette dernière partie de l’épisode qui est pertinente, car la sortie de l’intervalle temporel constitué en boucle et la fin de cet intervalle (mais aussi de l’épisode) font se rejoindre les temporalités de l’épisode, du récit et de la série. Nous suivons avec l’androïde des flashforward, une mosaïque de fragments diégétiques futurs, puis une ultime séquence qui se déroule à la fin des temps (« at the end of time ») où lui sont résumés par des titres (qui renvoient potentiellement à des épisodes) les événements majeurs auxquels l’équipage sera confronté. La sortie de l’éternelle répétition du même s’opère donc par projection en accéléré dans une suite du récit qui restera paradoxalement la seule fenêtre diégétique ouvrant vers la fin dans cette série annulée.

Dark Matter (Mallozzi et Mullie 2015) n’a pas pu se constituer en intervalle, car la série a été privée de clôture narrative et diégétique, mais cet épisode qui thématise la répétition projette aussi une variation sur la fin des temps synonyme de possibles narratifs. D’où la pertinence de la remarque de Monica Michlin : « the fundamental desire serialization seems to address is that of unlimited storytelling » (2011).

Intervalle, suspension et présentisme contemporain

Ce désir fondamental d’histoires, ou plus précisément de narration sans fin peut se réinscrire dans le présentisme qui caractérise notre culture contemporaine (Hartog 2003; Gervais, Bertrand et al. 2018). Peut-être l’intervalle n’a-il jamais été aussi pertinent en forme sérielle parce qu’il correspond justement à l’une des caractéristiques fondamentales de la culture de l’écran contemporaine et à un nouveau rapport au temps. Le contemporain peut se définir par la notion d’intervalle – « […] être contemporain implique donc une conception du temps abordée du point de vue de sa durée plutôt que de son passage, de l’intervalle plutôt que de la ligne » (Gervais 2009b) – et il serait caractérisé par un présentisme (Hartog 2003) qui peut être mis en relation avec un nouveau « régime d’historicité » justement fondé sur l’intervalle et la suspension. La série serait alors un exemple de notre rapport paradoxal à un présent historicisé par une mise en récit spécifique.

Le phénomène sériel se singularise par l’introduction d’une remise en question de la fin, qui, comme en fiction apocalyptique, semble éternellement repoussée. Refus d’interrompre l’histoire ? Besoin d’un récit sans clôture ? Le principe interruptif de la fin ne semble plus opérer, comme si la série refusait de s’ancrer dans la temporalité : unlimited, sans bornes temporelles, ni origine, ni fin, un flux[2] narratif qui donnerait l’illusion d’annihiler le temps :

Or, le régime [d’historicité] qui nous est propre surdétermine le rôle du présent, mais d’un présent essentiellement anxiogène. […] le régime contemporain d’historicité fait du présent son objet de prédilection, pour ne pas dire l’objet de son obsession de tous les instants. Un trait de ce régime apparaît en effet dans la tendance, voire l’urgence, de notre présent à s’historiciser lui-même et à s’inscrire dans un récit où il occupe le centre de la scène.

(Gervais 2009a, 214)

La forme sérielle serait donc symptomatique de notre rapport au temps. Si pour Gervais « le présent demeure un temps incertain » (Gervais 2014, 7)[3], il n’a jamais été aussi omniprésent, et le présentisme (et son absence de principe interruptif[4]) serait la manifestation de cette exacerbation. On retrouve peut-être alors le temps du délai problématisé par Anders, un temps suspendu, un temps de l’attente mais qui refuse de s’inscrire dans une temporalité. Sans passé, sans futur, un temps qui ne relève plus du cyclique ni du linéaire (voir aussi Engélibert 2013).

La principale modification est le fait que dans le régime contemporain d’historicité, la fin n’apparaît plus comme un principe de cohérence, mais comme une manifestation du chaos ou du désordre, ce qui constituerait une différence avec le feuilleton de la fin XIXe, qui lui visait une résolution. La fin n’y est plus une conclusion, mais une interruption; elle n’ouvre plus à une transcendance, mais à une répétition stérile. De linéaire, l’imaginaire de la fin devient interruptif, et l’arc entier qui nous fait tendre du passé vers l’avenir en transitant par le présent se disloque, le présent occupant l’espace entier de la conscience (Gervais 2009a, 215).

Cette suspension du temps n’est pas la seule possibilité pour illustrer le présentisme qui caractérise la culture contemporaine et son imaginaire. Comme le remarque Monica Michlin : « […] more daring series like Damages have attempted to transgress seriality by playing on repetition as change, and on reviewing as re-interpretation » (2011). Paradoxalement, la répétition peut introduire des variations, des différences, et ces fluctuations changent la nature de ce qui est répété. Les simulations et autres boucles temporelles, les reboot et mises en abyme de la série comme machine à produire des fictions (_Person of Interest_ ) (Nolan 2011) en sont l’illustration. Parfois c’est d’ailleurs la répétition elle-même qui est à l’origine de dysfonctionnements, à l’image de Dollhouse (Whedon 2009) où le retour du souvenir va, comme dans Westworld (Joy et Nolan 2016), introduire une rupture. Le souvenir (c’est-à-dire le passé) vient interrompre l’éternelle reproduction d’un présent toujours identique à lui-même. Se met dès lors en place une mise en abyme de la sérialité et de la fiction dans la série, et cette réflexivité fait partie de l'imaginaire contemporain. Elle se déploie plus spécifiquement lorsque la fiction propose une exploration (et une formalisation) des possibles narratifs. Nombreux sont les exemples sériels de variations sur la mise en abyme de la création de mondes possibles qui inscrivent dans le tissu diégétique le passage d’un seuil de la narration et montrent aux spectatrices et spectateurs les rouages mêmes de la machine fictionnelle qui les fait entrer en fiction. Anne Besson souligne d’ailleurs que cette « entrée en fiction » (comme on entre en scène) est démultipliée en fiction sérielle « avec sa succession régulière et rapide d’épisodes nombreux qui contribuent sans doute à l’intensification de la “présence” de la “réalité parallèle” de l’univers fictif » (Besson 2016, 17). Ce sont donc souvent les personnages qui incarnent l’entrée en fiction en franchissant le seuil de la narrativité et en prenant littéralement le contrôle de leur histoire propre. « Everybody’s got a story », déclarait Janice dans Flashfoward, (Braga et Goyer 2009) « we needed a story », dit Laurie dans Leftovers (Lindelof et Perrotta 2014). Un récit, une histoire, une bio-graphie qui peut alors déclencher une possible ré-appropriation de soi : « We are the authors of our stories, now » conclut Dolores à la fin de la saison 2 de Westworld (2016). Le récit comme « besoin vital » (Hatchuel 2013) nécessaire pour reprendre le contrôle de soi, d’une réalité propre (« Is this now » demande Bernard à Dolores, comme le faisait Amanda dans Minority Report). À l’insistance sur le présent et sur une histoire en train de s’écrire dans la fiction correspond le présentisme et la forme sérielle dans la culture populaire et l’imaginaire contemporain.

La forme sérielle serait emblématique d’un changement de régime d’historicité et symptomatique de sa complexité. Le refus d’en finir, ce principe interruptif qui n’opère plus, en serait la preuve : la série, fondée sur la répétition, permet d’occuper tout l’espace du présent. Elle refuse l’interruption, ou du moins, elle la refuse à ses récepteurs qui s’immergent ainsi dans l’intervalle de suspension fictionnel proposé. La répétition permet d’occuper pleinement l’espace de ce présentisme. Le fragment ne s’inscrit pas dans une temporalité, il est la trace de son absence, donc atemporel :

La fin ne s’y ouvre plus sur aucune transcendance permettant de rétablir l’ordre. Au contraire, cette fin se retourne sur elle-même, créant un pli dont on ne peut s’extraire ou alors dont on est toujours déjà exclu. Les événements sont alors ou bien pris dans des cycles autogénérés qui se déploient tels des rubans de Möbius, et où la répétition s’impose comme unique principe de progression ; ou bien projetés au-delà du temps, dans un temps après le temps, sans aucune possibilité de retour ou de rénovation. En fait, la contrepartie du présentisme, à l’œuvre dans l’imaginaire de la fin contemporain, c’est l’atemporalité .

(Gervais 2009a, 215)

La sérialité des séries TV est un mode paradoxal, à la fois fondé sur la fragmentation et sur un retour constant de la narration. La série repose sur le fragment, mais ce dernier cherche éternellement à se réinscrire dans un ensemble toujours éludé par l’effacement du principe interruptif. On comprend alors aussi pourquoi la forme sérielle est à ce point omniprésente en culture populaire contemporaine. Elle s’inscrit parfaitement dans la définition du contemporain : par son esthétique du fragment, elle relève de l’intervalle comme pratique du présentisme.