Résumés
Résumé
Comment la psychanalyse freudienne peut nous aider à interpréter le politique. Comment les concepts de la clinique psychanalytique peuvent servir d’outils pour nommer et penser la haine présente dans le champ du politique. Comment les théories psychanalytiques déterminent les positions politiques des psychanalystes.
Mots-clés :
- Psychanalyse,
- Politique,
- Freud,
- Refoulement,
- Haine,
- Pulsion de vie,
- Pulsion de mort
Abstract
How freudian psychoanalysis can help us interpret the political dimension. How the concepts of psychoanalysis can be tools for naming and thinking hate in Politics. How psychoanalytical theories determine the political choices of psychoanalysts.
Keywords:
- Psychoanalysis,
- Politics,
- Freud,
- Repression,
- Hate,
- Life drive,
- Death drive
Corps de l’article
Les questions de théorie psychanalytique avec leurs prolongements dans la pratique clinique, sont loins d’être anecdotiques pour une audience citoyenne ; y réfléchir permet de comprendre le mode par lequel les psychanalystes ont abordé le champ du politique, et aussi au mode par lequel les chercheurs et militants politiques ont abordé la psychanalyse. Par exemple : il y a des psychanalystes qui, au péril de leurs vies, ont apporté une aide psychique aux combattants de la lutte armée en Amérique Latine, et il y a ceux qui ont soutenu les dictatures militaires en Argentine, Brésil, Chili et Uruguay. Et, généralement, à ces choix politiques correspondent des options théoriques concernant la clinique psychanalytique.
Il y a chez Freud deux moments fondamentaux dans l’élaboration de la théorie de l’inconscient : celui de la libido, indissociable de la sexualité infantile ; celui de la compulsion de répétition — Pulsion de Mort et Pulsion de Vie.
Le premier mouvement, celui de la libido, définit grosso modo l’inconscient comme le résultat des opérations de refoulement. Celles-ci se déroulent dans un champ balisé par le plaisir que procure la réalisation d’un désir. Ceci suppose que la conscience, le Moi Conscient dans le vocabulaire freudien, puisse contenir la tension d’angoisse. Cette tension est provoquée par le conflit entre ce désir de plaisir et les interdits venant de la réalité. La réalité est ici conçue comme les normes sociales et morales qui sont transmises par les parents.
Ce conflit entre le désir de plaisir, et les contraintes et les interdits venant de la réalité, s’ancre toujours dans les expériences sensorielles, plaisantes ou désagréables, éprouvées ou recherchées, dans le rapport de l’enfant à son corps ; bref, il s’agit de la proposition de la sexualité infantile — qui a fait et fait encore scandale.
Le conflit entre désir de plaisir et interdits venant de la réalité aura comme solution un compromis, plus ou moins bancal, entre ce que la conscience acceptera de ce désir et les traits qui seront refoulés. Ces traits deviendront donc inconscients pour que cette acceptation consciente puisse continuer à exister. Pour cela, les contraintes venant de la réalité seront intériorisées pour devenir des contraintes internes imposées par l’espace qui aura un jour le nom de Surmoi. En d’autres termes, d’un côté il y a le refoulé, de l’autre le symptôme.
Il faut préciser, pour ceux qui ne connaissent pas Freud, que cette théorie s’étaye sur son expérience clinique éprouvante avec des femmes hystériques, clinique qui est partie du présupposé que les symptômes avaient un sens. Sans que l’on s’attarde sur toutes les péripéties, parfois très douloureuses, que Freud rencontre au cours de cette élaboration, notons que le concept de refoulement est indissociable de ceux de défense, d’après-coup, d’économie psychique et de celui de fantasme.
Avec la proposition de défense, l’hystérie cesse d’être une entité psychopathologique substantive pour devenir une défense, la défense hystérique. Comme telle, elle ne concerne plus seulement les femmes, et devient un recours psychique universel du sujet humain. Recours dont le bénéfice, comme pour toute défense, vise à maintenir dans l’économie de plaisir un équilibre constant, donc une certaine homéostasie dans le fonctionnement psychique. Pour le dire en quelques mots : le déplaisir du Moi Conscient peut être un plaisir dans le registre du Surmoi. Par exemple, le Moi souffre pendant que le Surmoi s’amuse de cette souffrance.
L’après-coup, c’est le concept par lequel la temporalité fait son entrée dans la théorie. Une expérience de plaisir, l’imagination d’un plaisir ou d’un vœu, tolérées par le Moi Conscient à un moment de l’existence, sera source de douleur, à cause de la morale ou de la pudeur, lors de sa remémoration dans un temps ultérieur. Et donc refoulé.
Mais c’est certainement le concept de fantasme qui fédère et dynamise tous les autres et sur lequel je reviendrai plus tard.
Le deuxième moment de l’élaboration chez Freud de la théorie de l’inconscient situera les enjeux psychiques hors du champ du refoulement. Maintenant il s’agit de mettre en avant les difficultés psychiques de penser la vie en prenant en compte la réalité de la mort. Les effets de cette difficulté vont de l’effroi à la mise sous silence de l’effroi, de la mise sous silence de l’effroi à l’impossibilité de le nommer, de la douleur de cette impossibilité à la folie ou au suicide. Et si je parle ici des effets et non de symptômes, c’est parce que la problématique ici mise en avant concerne le réel. C’est-à-dire ?
Ce deuxième moment de l’élaboration de la théorie de l’inconscient s’étaye, lui aussi, sur des faits cliniques : les rêves traumatiques produits par les combattants de la Première Guerre Mondiale. On a constaté que ceux qui traversaient une expérience d’horreur sans avoir subi un dommage corporel, reproduisaient la scène où l’expérience traumatique avait eu lieu dans leurs rêves d’une façon répétitive. Or, la première théorie sur les rêves, que Freud expose dans son livre La Science des Rêves, publié en 1900, définissait le rêve comme une réalisation d’un désir. Cette théorie était le prolongement de ce qui avait été compris cliniquement dans le cadre des opérations de refoulement. Or, les rêves traumatiques donnent accès à une autre fonction du rêve, celle d’exiger le traitement psychique de ce qui vient du dehors, d’un hors psyché. Et le rêve ici n’est pas une expérience de plaisir ; il ne réalise pas un désir ; au contraire, il produit de l’effroi.
Épistémologue rigoureux, Freud postulera : si l’appareil psychique peut se permettre un tel travail concernant les rêves traumatiques, force est d’admettre que cette modalité de travail indique un registre de fonctionnement psychique autre que celui balisé par la théorie du refoulement et le principe du plaisir. Et à ce niveau de fonctionnement jusqu’alors inconnu, le plus important c’est de faire basculer du côté de la vie l’insistance qui revient par cette répétition démoniaque (c’est Freud qui ainsi la qualifie). Autrement dit : on est appelé à nommer ce qui par cette répétition insiste à être nommé, représenté.
Voici donc l’inconscient défini selon un registre de fonctionnement d’une double compulsion : celle de la destruction de tous les liens significatifs, compulsion portée par la Pulsion de Mort ; celle d’une répétition incessante d’un réel vivant non encore nommé, dont le but est de faire liaison, des liens, et qui est portée par la compulsion de la Pulsion de Vie. Notons que cette compulsion de répétition d’un réel vivant, portée par la Pulsion de Vie, a été rarement prise en compte par les psychanalystes, encore moins par Lacan. Notons aussi que sa prise en compte est fondamentale pour qu’on retrouve l’axe autour duquel se structure l’idée freudienne du psychisme ; à savoir, celui du conflit, avec les tensions dialectiques qu’il implique.
Ces deux moments d’élaboration de la théorie de l’inconscient — celui du refoulement, puis celui de la compulsion de répétition — s’opposent mais ne s’excluent nullement. Ils se retrouvent, ensemble, dans la clinique, donc dans le terrain du transfert. C’est la prise en compte simultanée et permanente de ces deux registres du fonctionnement de l’appareil psychique qui donnera accès à une clinique psychanalytique des psychoses et du trauma.
Mais comme chez Freud la théorie du transfert est très incomplète – elle trouvera ses meilleures propositions chez Ferenczi et ses disciples, Ferenczi étant le seul vrai interlocuteur que Freud a eu –, vous comprenez la difficulté de vous présenter d’une manière exhaustive tous les mouvements passionnants de cette construction théorique, avec ses implications dans le temps qui nous est imparti. Surtout quand il s’agit d’indiquer, ne fût-ce que rapidement, en quoi la psychanalyse peut aider à penser le politique.
En anticipant sur ce que je développerai sur l’importance de la prise en compte de l’inconscient pour penser le politique, privilégiant la dimension de la présence permanente de la mort dans la vie, je dirai que ce qui caractérise tout système totalitaire c’est le meurtre de la mort. Avec son corolaire : la sortie du temps. Les citoyens ne sont plus dans le présent, ils n’ont plus d’avenir ; coupés de la mort, donc des pensées et des sentiments, ils vivent dans un monde fantomatique, des zombies, ni vivants ni morts, rien que des unités.
Avant de conclure, par des exemples cliniques sur l’importance de la prise en compte de l’inconscient pour la résistance, voire la victoire contre le totalitarisme, je reviens à l’histoire de la théorie psychanalytique. Pour qu’on comprenne les rapports entre les théories psychanalytiques et le champ du politique.
Passionnés étaient et sont toujours les débats sur comment intégrer les deux moments fondamentaux de l’élaboration freudienne sur l’inconscient — celui du registre du fonctionnement de l’appareil psychique du point de vue du principe de plaisir, celui du fonctionnement de l’appareil selon la compulsion de répétition. Cette intégration se fait dans la clinique, et qui dit clinique psychanalytique dit transfert et ses avatars. Le pivot de ces débats est le rapport entre trauma et la découverte par Freud du fantasme. Ce rapport a une histoire, et cette histoire est à l’origine de la psychanalyse.
Je vous la fais très courte.
Freud a compris très vite que les symptômes hystériques avaient comme cause des expériences sexuelles traumatiques vécues dans l’enfance. La conscience refuse de s’en souvenir — par pudeur, amour propre, honte. Du coup, toute pensée pouvant être associée à l’expérience sexuelle infantile traumatique est expulsée de la conscience. Chaque micro-symptôme correspond à une pensée rejetée. Si l’on retrouve la pensée expulsée, le symptôme pathologique cesse. Et, de symptôme en symptôme, de pensée rejetée à pensée admise, on arrive à l’expérience sexuelle traumatique qui sans exception était l’inceste père-fille.
Freud possède, alors, une étiologie incontestable : trauma sexuel dont le père est l’agent, puis irradiation de ce trauma à toute la gamme des pensées qui lui sont associées, puis pensées et trauma qui sont rejetés par le Moi Conscient.
C’est avec cette théorie que Freud s’engage dans son auto-analyse. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas été à la fête. Chaque pensée pénible pour l’amour propre aurait dû concerner une expérience traumatique exclue de la conscience. Les personnages dostoïevskiens peuvent nous donner une idée de l’enfer parcouru par Freud pendant son auto-analyse. Chez Dostoïevski qui a compris, lui aussi et avant Freud, l’inconscient comme répétition démoniaque, les personnages prennent chaque pensée comme un réel absolu : s’il pense tuer quelqu’un il est un assassin, s’il se rappelle d’un désir sexuel à l’égard de sa mère, il est un misérable, et ainsi de suite. Au nom de la vérité, ces personnages se précipitent dans des actes qui font d’eux des assassins, des adultes incestueux, des misérables.
Mais, chemin faisant dans son auto-analyse, Freud arrivera à une impasse logique : si tous les pères des hystériques étaient identiques aux pourritures viennoises, pères de ses patientes, il faudra postuler que par le monde serait peuplé d’un nombre incroyable de paternels pervers.
C’est cette impasse logique qui amènera Freud à la découverte du fantasme. Le fantasme : une imagination imprégnée de la trace d’une expérience sexuelle infantile, ou de la trace d’un vœu sexuel infantile, qui a été refoulée, et non oubliée, dans un temps ultérieur, après-coup, au nom de la pudeur, de la morale ou, tout simplement, des processus de civilisation ; le civilisé, dit Freud, est celui qui peut remplacer le meurtre par l’insulte.
La découverte du fantasme nous a ouvert des horizons immenses. D’abord celui de cette intrication pensée/désir. Puis le dépassement clair du catéchisme catholique : on peut tout penser, tout désirer, tout dire — même si l’on ne peut pas tout faire.
La découverte gigantesque du fantasme, mélange de pensée et reste d’une expérience sexuelle infantile refoulée, changera, en Occident, notre rapport à la pensée. Mais, dans le champ de la théorie de la clinique psychanalytique, cette découverte aura une conséquence majeure. Avec l’abandon de l’agent traumatique, l’autre quitte la scène de l’origine du sujet. Avec la découverte du fantasme le fonctionnement psychique se renferme sur lui-même. Dorénavant Freud pensera l’économie de l’appareil dans les seuls termes de quantité ; la qualité, qui concerne la place de l’affectivité dans les relations n’est plus prise en compte. Dans la genèse de l’appareil psychique, il y aura maintenant, pour Freud, une mère naturalisée comme essentiellement parfaite et dont la perfection garantit l’éclosion du sujet. Et c’est avec ces présupposés théoriques qu’il va écrire La Science des Rêves. Plus tard, il appliquera la théorie générale qui y est articulée — qu’on appelle sa métapsychologie — à la clinique des névroses. Et la boucle est bouclée. D’où son grand inconfort lorsqu’il fera la découverte du réel du transfert, très précisément lorsqu’une patiente l’oblige à le reconnaître. Sa théorie générale ne prenait en compte que des déplacements de quantités d’énergie ; or, le transfert se présente donc comme un « complicateur » : il oblige à penser la rencontre entre le psychanalyste et son patient selon les qualités affectives de leur relation. Paradoxe : le transfert, considéré dorénavant comme l’axe de la clinique, ne fait pas partie de la métapsychologie, de la théorie générale.
Ferenczi dont la mère n’était pas aussi merveilleuse que celle du petit Sigmund, n’a jamais réduit le fonctionnement de l’appareil aux seules variations des quantités, raison pour laquelle il a toujours eu plus de liberté dans le traitement de la rencontre transférentielle. Freud respectait les observations critiques de son ami et disciple hongrois et leurs recherches entrecroisées comme leurs échanges théorico-cliniques se sont longuement poursuivis.
Mais avec les rêves traumatiques et l’inconscient conçu comme ce qui se répète au-delà de la théorie du refoulement des désirs de plaisirs, les choses se compliquent sérieusement. Parce que, comme je l’ai déjà mentionné, avec la compulsion de la Pulsion de Mort et la compulsion de la Pulsion de Vie, le réel du dehors s’invite à nouveau dans la scène analytique.
Accueillir le hors psyché qui fait effraction traumatique ouvre un nouveau champ de recherche où l’autre extérieur retrouve sa place dans la genèse du fonctionnement de l’appareil psychique. Les premiers temps de la relation entre l’infans et son environnement humain seront dorénavant considérés comme fondamentaux dans la structuration du sujet. Les parents réels ne sont plus naturellement parfaits, la mère peut être folle, perverse, le père aussi, et ces variations de qualité affective auront évidemment des conséquences dans l’organisation de la vie psychique du bébé pendant les processus de maturation biophysiologiques.
Est-ce que la prise en considération des seuls avatars de la vie fantasmatique d’un sujet est suffisante pour soigner et penser les énormes conséquences de la prise en compte de cette présence extérieure, de cet autre problématique, à l’origine de la structuration du sujet ? Freud, pour des raisons compréhensibles, soutiendra que oui – il est déjà très âgé, plus le temps de réintroduire de l’autre réel dans la théorie, de tout revoir.
Ferenczi et ceux dans sa filiation diront que non. Ils soutiendront que l’acceptation de cet autre réel change radicalement ce qui se passe dans le champ du transfert. Le psychanalyste est dorénavant convoqué aussi comme personne réelle, et non seulement comme une surface où sont projetées les difficultés et les impasses psychiques de l’enfance. Pour Ferenczi et ses disciples, la prise en compte de l’autre réel implique de considérer des inflexions dans l’organisation fantasmatique du sujet. Et, pour ce qui est du trauma, plus l’effraction est précoce, plus elle déterminera des distorsions dans la constitution et l’aménagement de l’espace psychique. Et si le trauma, par le travail d’élaboration réalisé grâce à la relation de transfert, peut cesser d’être clivé ou dissocié du fonctionnement de l’appareil régi par le principe de plaisir, il ne sera pour autant ni refoulé ni oublié — cela, c’est ma conception — mais reconnu, comme il mérite d’être reconnu : comme un corps psychique étranger et qui est déterminant dans l’histoire psychique du sujet.
Les psychanalystes qui ont adopté par la suite la position de Freud dans cette controverse, l’ont fait d’une façon dogmatique et bête, paresseuse donc. Pour eux, la cure analytique est un parcours pendant lequel le sujet retrouvera de façon identique et immuable, son désir de meurtre, son désir d’inceste et toutes les envies et plaisirs interdits, parcours au bout duquel il tombera sur son complexe d’Œdipe. Bref, maman papa, pipi caca. C’est à ces bureaucrates de l’inconscient auxquels se réfère Nabokov quand il définit la psychanalyse comme l’application régulière de mythes grecs sur les parties génitales du sujet.
Il faut ajouter que pour ces psychanalystes, la cure doit s’adapter à la théorie freudienne exposée dans La Science des Rêves en 1900 — où le transfert n’est pas encore reconnu comme le pivot du traitement. Le psychisme est donc réduit au fonctionnement mécanique des déplacements de quantités, et l’affect n’est pas pris en compte. Dans un tel cadre théorique, le transfert est un simple révélateur des quantités d’investissements d’objets de l’enfance, quantités et objets qui se répètent par déplacement dans la relation au psychanalyste. Selon cette conception paresseuse, l’intérêt clinique de la rencontre entre le psychanalyste et son patient sera limité, figé, à ce qui se répète des relations premières de l’enfance de l’analysant. Bien sûr, cette dimension de répétition de modèles infantiles est toujours présente dans la rencontre entre deux sujets, dans la vie comme pendant une psychanalyse. Mais ce que je veux relever, c’est que cette façon de concevoir la clinique implique d’exclure du champ de la rencontre psychanalytique tout événement inédit dans la vie des deux protagonistes. Ces psychanalystes parleront de neutralité analytique pour justifier leur manque d’engagement subjectif dans le transfert. — Cette conception inaffective et mécanique de la cure analytique a été reprise par Jacques Lacan, pour être à l’écoute du seul signifiant et pour pouvoir mathématiser la théorie.
Ce forçage, par lequel la clinique doit coïncider impérativement avec la théorie où l’affect, donc le transfert, n’a pas de place – théorie mécaniste, chez les fainéants soi-disant psychanalystes freudiens ; théorie linguistique, chez les phobiques soi-disant psychanalystes lacaniens — a eu des conséquences catastrophiques. Bien sûr et avant tout, pour les patients, mais aussi dans le social. Ce refus d’être enseigné par l’expérience clinique transformera en profondeur la formation des psychanalystes et, par extension, celle des psychiatres pour qui la psychanalyse avait toujours été une référence. Sans outils pour rencontrer la folie, ils ont déserté les lieux de soins. Et cette disparition graduelle d’une psychiatrie humaniste des hôpitaux publics est pour beaucoup dans l’actuelle reprise en main du traitement de la psychose par les tenants du comportementalisme, de la biologie et des neurosciences.
C’est à ces psychanalystes idéologues que l’on doit le rejet justifié de la psychanalyse par tous ceux dont la pratique de pensée concerne le réel du monde. La fétichisation de la toute-puissance du fantasme chez ces psychanalystes les a coupés du monde et a réduit la psychanalyse à une expérience où la réalité actuelle n’a aucune place. La fétichisation du signifiant a eu les mêmes conséquences. Les communautés psychanalytiques fondées sur ces conceptions dogmatiques ne se distinguent en rien du fonctionnement de n’importe quelle secte. Ces conceptions sont le pendant de l’idée promue par une vulgate marxiste, selon laquelle, Bonaparte ayant été créé par certaines circonstances sociales et historiques, s’il n’avait pas eu Bonaparte, les mêmes circonstances auraient engendré Trucmuche qui aurait fait exactement ce que Bonaparte a réalisé.
Je passe à la clinique. Je prendrai deux exemples de la manière dont l’insistance de la Pulsion de Mort a pu être suspendue grâce à l’insistance de la Pulsion de Vie, dans deux moments de la guerre qui a opposé les citoyens aux militaires argentins. Ou pour le dire avec un vocabulaire que vous connaissez mieux, celui que Dardot et Laval ont repris à Jean Oury, voici deux exemples de comment l’insistance d’un instituant vivant chasse l’institué mortifère.
En Argentine, après la fin de la dictature, un collectif de grand-mères a recherché les enfants de leurs enfants, nés en prison et adoptés par des militaires après l’assassinat de leurs parents.
Gilou Garcia Reinoso, psychanalyste argentine, a demandé à Françoise Dolto ce qu’elle pensait de cette démarche des grand-mères. Elle lui pose cette question lors de la Rencontre que j’ai organisée à Paris en 1986 entre des psychanalystes latino-américains qui ont travaillé pendant la période des dictatures et des psychanalystes français s’occupant de psychotiques. Leur échange a été publié dans un livre que j’ai édité, Le Psychanalyste sous la Terreur(1988) . Au moment où Gilou Garcia Reinoso pose la question à Dolto, les recherches des grand-mères battaient leur plein. Les psychanalystes des associations dominantes, membres de l’Internationale de Psychanalyse, dont certains ont dénoncé leurs collègues qui analysaient des militants de la lutte armée, au point que, suite à cette dénonciation, ces collègues ont été torturés et assassinés par le pouvoir militaire. Les psychanalistes dénonciateurs disaient que ces horribles mémés allaient détruire le bonheur de ces enfants qui vivaient heureux, évidemment heureux, chez leurs parents adoptifs dont le père, rappelons-le, était parfois l’assassin de leur mère génitrice.
Françoise Dolto a répondu qu’elle pensait que ce que faisaient ces grand-mères était nécessaire et indispensable. Parce que si ces enfants ne savaient pas leur vraie histoire, dans une génération à venir, celle des enfants de ces enfants, ou celle de leurs petits-enfants, on aurait des assassins. Voilà un exemple d’une façon de prendre en compte l’inconscient comme répétition, ici sous la forme de la compulsion de la Pulsion de Mort, afin de contribuer à nommer le sens d’une action politique qui, pour être victorieuse, doit s’allier l’insistance de la Pulsion de Vie.
Je conclurai sur un autre exemple de nomination du sens d’une action politique, encore à partir de la guerre entre ces deux compulsions de répétition, la Pulsion de Mort et la Pulsion de Vie.
Revenons sur ce que nous a dit Gilou Garcia Reinoso dans le Colloque Le Psychanalyste sous la terreur sur Les Mères de la Place de Mai, en Argentine, mouvement politique qui a contribué à la fin de la période de terreur.
Gilou et son mari, Diego Garcia Reinoso, sont rentrés de leur exil mexicain, au risque de leurs vies — anciens militants politiques ils auraient pu être assassinés lors de l’arrivée à l’aéroport — pour organiser l’antenne de soutien thérapeutique pour les Mères, dites les Folles de la Place de Mai. Gilou et Diego, avant leur retour, étaient déjà d’éminents psychanalystes dans l’Histoire de la psychanalyse en Argentine.
Jugez par vous-mêmes :
Le pouvoir chez moi (en Argentine) a des caractéristiques de pouvoir absolu, il prend tout à sa charge, il s’occupe de tout, il remplit tous les espaces, il répond à toutes les questions, il s’arrange pour que tout le monde soit à sa place et pour que disparaisse celui qui n’est pas ou qui menace d’avoir un rapport quelconque avec quelque chose qui n’est pas tout à fait à sa place. Donc il faut faire disparaître toutes les possibilités réelles ou potentielles d’un déplacement dont la décision n’appartient pas au pouvoir. La disparition des personnes c’est un procédé terrible, mais que se passe-t-il au niveau du quotidien ? Que se passe-t-il chez les citoyens, chez les sujets à ce moment-là en Argentine ? Tous les jours quelqu’un disparaît. Qu’est-ce que cela veut dire que quelqu’un disparaisse ? Ça veut dire que chez mon voisin ou chez mon élève ou chez mon père ou chez n’importe qui à côté, il y a tout d’un coup ce que l’on appelle un « operativo », c’est-à-dire une opération de police ou de l’armée qui débarque avec un grand déploiement de force. Tout le quartier voit cela. Ça se passe plutôt la nuit mais c’est très ostensible : on enlève quelqu’un, on met à sac la maison, on prend un butin, c’est-à-dire tout ce qui vaut quelque chose. On emmène les personnes, on ne sait pas où, on ne sait pas qui. Très souvent ce n’est pas la police ou l’armée qui agit, mais des gens sans uniforme dans des voitures qui n’ont pas de plaques. Et à partir de ce moment-là il n’y a plus rien. Alors quelques personnes commencent à chercher. C’est très dangereux ; on s’auto-dénonce quand on commence à chercher. Au bout de quelque temps celui qui cherche reçoit un coup de téléphone et une voix lui dit : « Vous feriez bien de tout plaquer et partir sinon vous subirez le même sort. » On ne sait pas qui parle, on ne sait rien de tout cela. Il y a quand même des avocats qui posent ce que l’on appelle des requêtes, « d’habeas corpus ». Les avocats s’occupent de dénoncer les disparitions mais les avocats disparaissent aussi. Il y a énormément d’avocats qui ont disparu de cette façon-là. Les dénonciations restent aux mains de la justice mais ne suivent pas leurs cours […] Ces situations limites posent des questions à tout le monde […] Ici en Europe, il y a eu un énorme silence sur ce qui s’est passé dans les camps de concentration…
Je n’ai pas du tout l’impression d’évoquer quelque chose de spécifique à l’Amérique latine, même si elle a évidemment des particularités.
Venons-en au phénomène original qui est le phénomène des Mères de la Place de Mai. Les Mères de la Place de Mai, qu’est-ce que c’est ? On les appelait les folles, le gouvernement les appelait les folles et je crois que c’est assez véridique dans un certain sens. C’était fou que sept femmes, à un moment donné, en 1977, la terreur à peine installée, se présentent à la maison du gouvernement et posent la question « où sont nos enfants ? »
C’était fou car jusque-là personne n’avait même osé poser la question directement : on prenait des médiateurs, on passait par la justice, qui n’existait d’ailleurs pas, on faisait semblant d’y croire, mais les Mères vont directement au gouvernement, et elles interrogent : « où sont nos enfants ? » Elles y vont une fois. Ce sont des folles, on n’a pas besoin d’en tenir compte ! Elles continuent d’y aller. Elles y retournent. Puis il y en a d’autres qui se joignent à elles, et elles deviennent assez nombreuses. Un jour on leur met un revolver sur la poitrine et on leur dit : « Mesdames, circulez ! » […]
Ainsi les femmes, les mères, se présentent à la maison du gouvernement et posent la question sur la disparition de leurs enfants et on leur répond : « mesdames vous êtes folles, circulez donc. » Et elles commencent à circuler, et elles circulent devant la maison du gouvernement, autour de la Pyramide de Mai (symbole de l’indépendance du pays). À partir de ce jour-là, tous les jeudis à la même heure, il y aura un défilé : d’abord les femmes, puis des femmes et des hommes. Elles sont en tête, et elles portent un mouchoir blanc sur leur tête où, en tout petit, ce n’est pas lisible mais c’est quand même écrit, il y a le nom de quelqu’un et une date. Alors elles commencent à circuler tous les jeudis à 3 heures de l’après-midi, et elles circulent pendant des années. C’est curieux, mais cette circulation leur fait traverser des frontières, briser cet espace saturé, cet espace est perforé. Il y a un trou dans ce lieu qui était absolument « plein ». Cette circulation qui a l’air de se faire sur place fait circuler le temps. Je ne veux pas dire que ce sont les mères qui ont renversé le gouvernement. Je veux dire qu’au-delà de la question qu’elles posent, des paroles qu’elles disent, le fait de se présenter comme signifiant de l’absence est fondamental. Parce que c’est la possibilité, la démonstration concrète, que le pouvoir n’est pas absolu. Il n’est plus absolu à partir de ce moment-là. Elles offrent à la population, par leur insistance, le retour à l’ordre symbolique, la possibilité de symboliser, et je pense que cela a eu un effet d’interprétation pour qui voulait l’entendre […].
Que s’est-il passé avec la population ? […] Une offre a été faite par le gouvernement — qui est peut-être toujours faite par les gouvernements totalitaires — de s’identifier au pouvoir tout-puissant. Cette offre il est facile au sujet de l’accepter parce qu’il est constitué comme ça. Il est exposé donc à répondre aux offres d’omnipotence […] S’identifier à cette offre c’est être imaginairement tout puissant et échapper ainsi à la détresse et à la reconnaissance de ce qui se passe lorsque nous contribuons à soutenir cet ordre absolu, destructif et terrible. Mais les Mères ont produit une ouverture et elles l’ont maintenue […] On leur dit qu’elles demandent l’impossible, et c’est vrai. Leur consigne c’est : puisqu’on nous les a pris vivants il faut qu’ils réapparaissent vivants. Ça l’air tout à fait absurde mais ça ne l’est pas. Il y a tout un parcours effacé. Un parcours entre le vivant et quoi ? Rien. Un vide qui doit être rempli dans l’ordre juridique, dans l’ordre de la parole et tant que ce ne sera pas fait, il y aura quelqu’un qui devra continuer à le réclamer […]. Pourquoi les mères, pourquoi des femmes ? C’est un point très important .
(Gilou Garcia Reinoso, 1988 dans O’Dwyer de Macedo 1988, 187‑91)
Deux remarques pour conclure. Dans le collectif des mères, chacune a un enfant disparu, chacune est l’affirmation de la vie intriquée à la mort. Chacune porte la douleur tragique de la perte d’un enfant. Et chaque nouveau participant qui rejoint le défilé, à la fin ils seront des milliers, viendra de son espace de solitude et assume le risque d’être assassiné. Aucun parti n’a pu récupérer cet acte qui insistait — parce qu’il était irrécupérable. Les Folles de la Place de Mai : un collectif d’épopées singulières.
Gilou Garcia Reinoso, à un moment de son témoignage, dit que les mères sont « comme le signifiant de l’absence ». Mais, remarquez, ce signifiant n’est pas un mot, il est la construction d’un récit en acte, un récit contre le silence, un récit qui nomme le meurtre, un récit qui insiste à affirmer la vie. La construction d’un récit vivant jusqu’alors impossible est le pari de toute psychanalyse. Et toute psychanalyse réussie n’est pas autre chose qu’un récit épique d’une odyssée radicalement singulière.
Je suis conscient que si ce texte démontre comment la psychanalyse peut aider à penser et soutenir un mouvement de résistance, il dit très peu sur pourquoi l’homme de la foule accepte, puis s’adapte à un pouvoir totalitaire. Revenons à l’observation de Gilou Garcia Reinoso sur identification au pouvoir tout-puissant. Je pense que cette notation est importante. L’adaptation active à la terreur d’État me semble plutôt relever d’un désir de non désir (Piera Aulagnier) pour ne plus avoir peur, plus ne plus souffrir — défense psychique qui caractérise la psychose.
Mais nous sommes dans une autre constellation avec Trump, Erdogan, Orbán et maintenant Bolsonaro qui sont élus par la population.
Haud Gueguen-Porcher remarque dans son essai :
A savoir que, plus que la question de la famille et de la psychè individuelle, ce qui se doit d’être pris en considération, c’est cette interaction très singulière qui se joue entre la masse et le leader et, plus exactement encore, la façon dont — via cette combinaison d’identification et de projection —, la puissance de séduction du leader tient à ce qui peut de prime abord apparaître comme un paradoxe : que celui-ci apparaisse à la fois comme un homme supérieur et omnipotent (du fait de sa désinhibition et de sa « capacité » à exprimer publiquement ce qui chez les individus de la masse demeure à l’état de désir inconscient, en termes notamment de désir de meurtre ou d’élimination) et un homme banal, aussi misérable et insignifiant que les « moi faibles » auxquels il s’adresse.
Reprenant cette expression au travail de Löwenthal et Guterman (Prophets of Deceit), Adorno insiste donc sur le fait que, pour séduire la masse, le leader doit être un « great little man » — ce qui ne nous paraît pas dénué d’intérêt pour analyser les choix électoraux qui ont ces dernières années porté au pouvoir des individus comme Erdogan, Trump, Orban ou Bolsonaro.[1]
À partir de cette articulation je voulais reprendre l’élaboration freudienne là où elle se présente dans Psychologie des foules et analyse du moi (1981). Freud, avec génie, ne va pas s’attarder sur le Moi. Il dira que l’objet, dans ce cas le leader, viendra occuper, par identification, la place de l’Idéal du Moi. Or, l’Idéal du Moi, à cette époque, condense plusieurs concepts et ce qu’il désigne ainsi, à ce moment, concerne ce qui deviendra le concept de Surmoi, quelques années après dans son texte Le Moi et le Ça (2010). Reprenons donc : l’objet, ici le leader, viendra occuper la place du Surmoi (aujourd’hui on parlera plutôt d’incorporation de l’objet). Freud reprend ici sa théorie (géniale) sur la mélancolie : les reproches que le mélancolique s’adresse sont en fait ceux qu’il adresse inconsciemment au mort, à l’objet perdu. Mais il y a quand même un hic dans cette transposition (justifiée) des processus mélancoliques aux rapports entre le leader et la foule. Si l’homme de la foule, en incorporant le leader qui fait l’éloge de la haine, peut ne plus être responsable de son désir — son désir est celui de l’Autre — cela, loin de faire de lui un mélancolique, lui procure l’exaltation enivrante de tout pouvoir se permettre, surtout le meurtre. En d’autres termes, l’incorporation du leader, great little man, aussi banal que lui (Arendt), mais qui se permet toutes les transgressions, viendra lever tous les refoulements et toutes les culpabilités. Bref, l’incorporation du leader transgressif détruit l’espace du Surmoi et met en place un état permanent de manie. La manie, ce sont ces moments où cessent les reproches coupables chez le mélancolique. L’incorporation du leader assassin viendra donc autoriser une jouissance illimitée du meurtre, jouissance qui alimente et se nourrit d’un état maniaque ininterrompu.
(Roscoff, Janvier 2019)
Parties annexes
Note
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[1]
Cette citation vient du texte (inédit) prononcé par Haud Gueguen-Porcher dans le séminaire du GENA, lors de la séance du 11 Février 2019.
Bibliographie
- Freud, Sigmund. 1981. Psychologie des foules et analyse du Moi. Payot.
- Freud, Sigmund. 2010. Le Moi et le Ça. Petite Bibliothèque Payot.
- O’Dwyer de Macedo, Heitor. 1988. Le Psychanalyste sous la Terreur. Paris: Matrice/Rocinante.