Résumés
Résumé
Il n’y a pas de néolibéralisme classique, il n’y a que l’ancien et le nouveau néolibéralisme. Quelles sont les nouvelles formes du néolibéralisme? En particulier, quelles sont les différences entre nationalistes et globalistes? Telles sont les principales questions abordées dans cette contribution.
Mots-clés :
- Néoliberalisme,
- Ordoglobalisme,
- Engainage,
- Universalistes,
- Constitutionnalistes,
- Fracture interne à la rationalité néolibérale
Abstract
There is no such a thing as classical neoliberalism, there is only an old and a new neoliberalism. What are the new forms of neoliberalism? Particularly, what are the differences between nationalists and globlalists? These are the main questions examined in this contribution.
Keywords:
- Neoliberalism,
- Ordoglobalism,
- Encasement,
- Universalists,
- Constitutionnalists,
- Internal fracture to neoliberal rationality
Corps de l’article
Introduction
Pourquoi ces guillemets à « classique » dans le titre de mon intervention ? C’est pour signifier qu’en réalité il n’y a pas eu de néolibéralisme classique, alors qu’il y eut bien un libéralisme classique, certes hétérogène, mais dont les courants présentent des contours nettement identifiables (naturaliste avec Smith, utilitariste avec Bentham, juridico-politique avec Locke). La raison de cette inexistence est que le néolibéralisme est traversé dès l’origine par des tensions et des divisions internes et qu’il se caractérise par sa pluralité interne, sa plasticité et sa capacité de mutation. Ce point est fortement souligné par Wendy Brown (2018, 22) : loin d’être unifié, le néolibéralisme se caractérise plutôt par « son caractère irrégulier, son absence d’identité à soi, sa variabilité spatiale et temporelle, et, surtout, sa propension à la reconfiguration ». Il nous faut par conséquent parler de préférence d’un « ancien » et d’un « nouveau » néolibéralisme afin de mieux mettre en évidence le caractère pluriel, protéiforme et plastique de ces néolibéralismes.
Le terme de « néolibéralisme » fut inventé par l’industriel français Louis Marlio lors du colloque Walter Lippmann en 1938, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. Il a pris depuis un sens tellement lâche qu’il importe d’en fixer précisément la signification. Il faut en effet éviter qu’il ne soit invoqué à tout bout de champ, de manière indiscriminée et indifférenciée, comme un terme passe-partout plutôt que comme un concept, ou encore réduit à un registre purement dénonciatoire, ce qui a pour effet d’engloutir toutes les différences dans « la nuit où toutes les vaches sont noires », comme dirait Hegel, et de nous rendre incapables de déterminer dans chaque situation déterminée ce qui relève d’une politique néolibérale et ce qui n’en relève pas. Car il peut arriver qu’un gouvernement qui n’est pas néolibéral par son idéologie ou son inspiration intellectuelle mette pourtant en œuvre une ou des politiques néolibérales, tant la contrainte mondiale exercée par le néolibéralisme comme système de pouvoir est aujourd’hui grande. On eut il y a quelques années le cas de plusieurs gouvernements d’Amérique latine (Brésil, Venezuela, Chili, Bolivie, Équateur) qui furent englobés sous l’étiquette aussi trompeuse qu’autopromotionnelle du « postnéolibéralisme » et dont certains mirent pourtant en œuvre des politiques néolibérales. On a aujourd’hui le cas du gouvernement d’Orban, champion de la « démocratie illibérale », faisant adopter une Loi travail « esclavagiste » qui autorise les chefs d’entreprise à imposer aux salariés 400 heures supplémentaires dont le paiement peut être différé jusqu’à trois ans et qui est parfaitement néolibérale dans sa lettre comme dans son esprit. Il importe donc au plus haut point de comprendre la diversité des néolibéralismes en même temps que leur logique profonde.
Le néolibéralisme, un « fondamentalisme de marché »
L’ignorance de la pluralité des courants de pensée interne au néolibéralisme est en grande partie responsable de l’usage indiscriminé de ce terme et de la confusion persistante qu’il entraîne. En 1983, l’un des étudiants de Hayek, juriste en économie internationale, Ernst-Ulrich Petersmann écrivait : « Le point de départ commun de la théorie économique néolibérale est la vue selon laquelle dans toute économie de marché fonctionnant bien la “main invisible” de la concurrence de marché doit nécessairement être complétée par la “main visible” du droit. » (cité par Slobodian 2018, 7). Il dressait la liste des écoles néolibérales bien connues : l’École de Freiburg, lieu de naissance de l’ordolibéralisme allemand et foyer de Walter Eucken et Franz Böhm ; l’École de Chicago, identifiée à Milton Friedman, Aaron Director, Richard Posner et d’autres ; et l’École de Cologne de Ludwig Müller-Armack. Puis il mentionnait une école virtuellement inconnue : l’École de Genève.
Tournant le dos à cette pluralité, la plupart des histoires du mouvement néolibéral commencent en Europe continentale avec les rencontres des années 1930 et 1940, mais déplacent ensuite leur regard sur les États-Unis et la Grande-Bretagne avant la percée néolibérale de Reagan et Tchatcher dans les années 1980. Ce déplacement s’accompagne d’une concentration très marquée sur l’École de Chicago et Milton Friedman en particulier. Sur ce socle, une certaine vulgate s’est construite que le livre de Naomi Klein sur la « stratégie du choc » a contribué à nourrir et à diffuser à sa manière, alors même qu’elle existait déjà avant sa parution en 2007. Il n’est pas question de discuter ici de ce que l’auteure appelle la « thérapie de choc » mise en œuvre au Chili en 1973 par les Chicago boys, tant il est indiscutable que ces derniers ont exploité l’état de choc qui a suivi le coup d’État du 11 septembre, mais seulement de la conception du néolibéralisme qui sous-tend toute l’analyse. Dès l’Introduction de l’ouvrage, les principaux ingrédients de cette vision sont mis en place. Tout d’abord, l’idée d’une « trinité stratégique » au cœur du néolibéralisme : « élimination de la sphère publique, déréglementation total des entreprises et réduction draconienne des dépenses publiques » (Klein 2008, 25). Ensuite, la thèse selon laquelle cette idéologie, élaborée par Milton Friedmann, relève d’une variante du « fondamentalisme », comparable aux fondamentalismes religieux par sa fermeture et sa volonté de faire « table rase » (Klein 2008, 31). Enfin, l’adaptation du schéma de Karl Polanyi sur le « désencastrement » de l’économie, ce qui aboutit bien souvent à transformer l’historien hongrois de l’économie qui écrivait sur le XIXe siècle en un critique visionnaire du néolibéralisme. La citation de la Grande transformation mise en exergue de la Partie I (Klein 2008, 35) incite ainsi à établir un parallèle direct entre la Révolution industrielle et la révolution néolibérale : comme celui de la Révolution industrielle, le credo de la révolution néolibérale serait « entièrement matérialiste » dans la mesure où il postulerait que tous les problèmes humains pouvaient être résolus « moyennant une quantité illimitée de biens matériels ». Une vision aussi sommaire fait peu de cas, entre autres éléments, de l’ambition néolibérale de façonner l’intimité des sujets. Comme le remarque justement Q. Slobodian : « Dans ce récit, le marché est omnivore, transformant impitoyablement la terre, le travail et la monnaie en marchandises, jusqu’à ce que la base de la vie sociale ait été détruite » (2018, 16). Il n’est guère étonnant que, dans cette vision, le keynésianisme soit fortement valorisé comme antidote au désencastrement mis en œuvre par le « capitalisme fondamentaliste » quand il n’est pas présenté comme une véritable alternative.
L’originalité de l’École de Genève
À l’encontre de cette compréhension du néolibéralisme, Quinn Slobodian fait valoir dans son livre Globalists que la métaphore adéquate au néolibéralisme n’est pas celle de l’« isolement » (isolation) du marché par rapport à l’État, mais bien celle de l’« engainage » (encasement) de l’économie mondiale comme fin imaginaire du projet néolibéral (2018, 12‑13). Pour étayer sa position, il s’appuie sur une conférence donnée par Röpke à l’Académie du droit international de La Haye en 1955 dans laquelle ce dernier fait de la division et de l’équilibre entre le monde politique de l’imperium et le monde économique du dominium la base d’un ordre mondial libéral. Tout en empruntant au Carl Schmitt du Nomos de la Terre (2016)sa partition en deux mondes, celui de l’imperium et du dominium, Röpke confère à cette division une signification positive, à l’opposé de Schmitt qui y voyait quelque chose de négatif, à savoir un obstacle au plein exercice de la souveraineté nationale (2018, 10). De son point de vue, seul un « engainage institutionnel » pourrait prévenir les brèches catastrophiques dans les frontières entre imperium et dominium. Les « brèches » renvoient aux interventions de l’État ou de groupes d’intérêts visant à modifier les règles qui doivent régir le dominium. Plutôt que pour un marché autorégulé et une économie qui dévore tout, les néolibéraux combattent en faveur d’un règlement continu des rapports entre imperium et dominium en poussant les politiques à renforcer le pouvoir de la concurrence de façonner et diriger la vie humaine. « Le monde normatif néolibéral n’est pas un marché sans frontières et sans États, mais un double monde préservé des demandes des masses en faveur de la justice sociale et de l’égalité redistributive par les gardiens de la constitution économique » (2018, 16).
Et même si certains historiens ont prêté attention à la théorie du Public Choice de James Buchanan et d’autres membres de l’École de Virginie, la tendance générale a été de s’orienter vers une compréhension de la pensée néolibérale qui penche du côté anglo-américain. Or ce sont les néolibéraux européens qui ont été les plus attentifs aux questions de l’ordre international. Tant les penseurs de l’École de Chicago que ceux de l’École de Virginie ont manifesté la qualité particulièrement américaine qui consiste à ignorer le reste du monde tout en reconnaissant que l’Amérique fut pour lui un modèle. Par contraste, les néolibéraux d’Europe centrale furent des théoriciens précoces de l’ordre mondial. Quoique l’histoire commence à Vienne, la cité suisse située sur le lac de Genève, le foyer du World Trade Organization (l’OMC en français), devint la capitale spirituelle d’un groupe de penseurs qui cherchèrent à résoudre l’énigme de l’ordre postimpérial au lendemain de la Première Guerre Mondiale.
Selon Quinn Slobodian, l’École de Genève constitue un courant du néolibéralisme qui a été négligé par les historiens. L’intention de cet historien est justement de remédier à la confusion produite par le regroupement de divers penseurs sous le seul terme générique de « néolibéralisme ». L’École de Genève jette un éclairage sur ces aspects de la pensée néolibérale relatifs à l’ordre mondial qui sont restés plus ou moins dans l’ombre. Cette École comprend des penseurs qui ont occupé des positions académiques à Genève en Suisse, parmi lesquels Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises et Michael Heilperin ; ceux qui ont poursuivi ou présenté là-bas des recherches-clés, incluant Hayek, Lionel Robbins et Gottfried Haberler ; et ceux qui travaillèrent au General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), tels que Jan Tumlir, Frieder Rossler et Petersmann lui-même. Bien qu’ils partagent des affinités avec l’École de Freiburg, les néolibéraux de l’École de Genève transposèrent l’idée ordolibérale de la « constitution économique » (ou totalité des règles gouvernant la vie économique) à l’échelle supranationale. Ils jouèrent un rôle actif dans les organisations économiques internationales de l’après-guerre. Créé en 1944, en même temps que la Banque mondiale, le Fond Monétaire International (IMF en anglais) aide à assurer des taux d’échange stables et la possibilité de conversion de la monnaie d’une devise dans une autre. Le GATT signé en 1947 se propose la réduction des tarifs douaniers et autres barrières au commerce et l’élimination de tout traitement discriminatoire dans le commerce international. Mais c’est certainement la création de l’OMC en 1995 à Genève qui marqua un couronnement dans les efforts déployés par les néolibéraux pour trouver un « agent de police » pour l’économie mondiale du XXe siècle. Slobodian propose de dénommer « ordoglobalisme » la proposition de l’École de Genève de repenser l’ordolibéralisme à l’échelle du monde (2018, 12).
Les néolibéraux partisans des « fédérations » et du « double gouvernement »
Les néolibéraux donnèrent un nom à leur ennemi dans les années 1930 et 1940 : le « nationalisme économique » tel qu’il se développait dans l’Europe de l’Est postcoloniale, plus précisément dans les anciens territoires des Habsbourg. À cet ennemi, les néolibéraux opposèrent ce que Michael Heilperin appela, dans sa contribution à la conférence des Études internationales de 1939, l’« internationalisme économique ». Cette politique était définie en ces termes : « une politique voulue pour prévenir les frontières politiques d’exercer quelque effet perturbateur sur les relations économiques entre les territoires des deux côtés de la frontière ». Par contraste, le nationalisme économique poursuivait les buts d’autosuffisance nationale, d’autarcie, d’« isolement » et d’« autonomie ». Les néolibéraux voyaient le nationalisme économique comme une révolte contre l’interdépendance qui ne pouvait mener qu’à la famine ou à des guerres d’expansion.
Ils situaient la racine du problème dans la tension entre les principes wilsoniens de l’autodétermination nationale et le commerce économique libre. Après la Grande Guerre, le monde était segmenté en petites unités politiques, tandis que la technologie et les échanges prenaient la direction d’un système économique unifié à l’échelle du monde. Comme l’a dit Louis Marlio : « C’est le contraste entre le rétrécissement des territoires politiques et les nécessités toujours croissantes des marchés économiques qui brisa l’ordre libéral. » L’impresario du premier néolibéralisme, William Rappard, directeur du Graduate Institute of International Studies, fit venir Mises et Röpke à Genève dans les années 30 et accueillit une série de conférences prononcées par Hayek et Lionel Robbins au cours de la même décade. Ces deux conférenciers offrirent la vision la plus développée d’un gouvernement supranational néolibéral dans leur proposition d’un double gouvernement du monde. Ils proposèrent des fédérations larges, mais lâches, à l’intérieur desquels les nations constituées garderaient le contrôle de la politique culturelle, mais seraient obligées de maintenir le commerce libre et le mouvement libre du capital entre les nations. Leur critique se concentra dès le début non sur l’État en tant que tel, mais sur la souveraineté des États-nations.
Hayek et Robbins étaient tous deux membres de la Federal Union, une organisation fondée en 1938 qui comptait environ 12 000 membres en 1940. Dans un article de 1939 de la revue New Commonwealth Quarterly, Hayek élabora la fiction d’une fédération mondiale du commerce libre dont le but était de rompre le lien entre citoyenneté politique et propriété économique. En 1978, il dira de ce premier papier qu’il suggérait que l’on pourrait avoir un double gouvernement, un gouvernement culturel et un gouvernement économique, ce qui lui apparaissait alors comme l’unique manière de résoudre le conflit des nationalités dans l’Empire austro-hongrois. Plus précisément, il se demandait s’il ne serait pas possible de laisser les nationalités avoir leurs propres arrangements culturels et laisser cependant le gouvernement central fournir le cadre d’un système économique commun.
En 1942, Röpke, collaborateur de Hayek, Robbins et Mises, écrivit un article sur « la nécessité d’une véritable union mondiale dont la structure doit être authentiquement fédérale, c’est-à-dire composée de sous-groupes régionaux et continentaux ». Il y extrapolait le modèle de la Suisse à l’échelle mondiale afin d’imaginer un monde dans lequel les États-nations auraient la fonction de cantons. Il revint sur cette idée de fédération au printemps 1945 dans la conclusion d’un livre où il suggérait que la solution à la question allemande résidait dans la décentralisation de l’État bismarckien en une structure fédérale. Mais dans son esprit cela ne signifiait pas du tout un affaiblissement du pouvoir de l’État. Dès avant la guerre, dans sa lettre à Marcel Van Zeeland, un participant au Colloque Walter Lippmann, Röpke avait déjà mis les points sur les « i » :
Il est possible que dans mon opinion au sujet d’un « État fort » (un gouvernement qui gouverne) je sois même « plus fasciste » (faschistischer) que vous-même, parce que j’aimerais vraiment voir toutes les décisions de politique économique concentrées dans les mains d’un État vigoureux et pleinement indépendant qui ne serait pas affaibli par des autorités pluralistes de nature corporatiste… Je cherche la force de l’État dans l’intensité non dans l’étendue, de sa politique économique. Comment la structure constitutionnelle juridique d’un tel État devrait être désignée est en elle-même une question pour laquelle je n’ai pas de recette brevetée à offrir. Je partage votre opinion que les vieilles formules de démocratie parlementaire ont démontré elles-mêmes leur inutilité. Les gens doivent s’habituer au fait qu’il y a aussi une démocratie présidentielle, autoritaire, oui, et même — horribile dictum — une démocratie dictatoriale .
(Slobodian 2018, 116)
Par sa netteté et sa concision, cette prise de position va encore au-delà de la formule de l’un des pères de l’ordolibéralisme Alexander von Rüstow en 1932 lors d’une conférence à Dresde : « État fort et économie saine ». Cette formule est littéralement reprise du titre d’une conférence de Carl Schmitt prononcée peu avant dans cette même année 1932. Le juriste qui redoute alors la victoire des nazis (il se ralliera au nazisme en avril 33) dresse l’alternative entre « État total » et « État fort » : seul l’État fort, à l’exécutif renforcé (le Président du Reich avec son pouvoir de promulguer des décrets), peut s’opposer à la tendance à l’État total, alors qu’un État parlementaire en est incapable en raison de sa faiblesse. L’État total, explique Schmitt en 1932, est un « État quantitativement “total” en raison de l’étendue de ses interventions. » Le philosophe du droit néohégélien et social-démocrate de gauche Hermann Heller diagnostiquera en 1933 dans la position adoptée par Schmitt en 1932 un « libéralisme autoritaire », forgeant une expression dont certains se plaisent aujourd’hui à souligner le caractère prémonitoire. L’État fort que défend Röpke n’est bien sûr pas l’État total et ne doit pas tendre vers l’État total, comme l’indique la distinction entre la force de l’État en « intensité » et la force de l’État en « étendue », mais c’est indéniablement un État qui s’est rendu indépendant de toute pression exercée par les masses.
L’imperium doit prendre la forme de l’État fort précisément pour s’acquitter de sa mission et régler au mieux ses rapports avec le dominium. Dans un court article de 1934 où il soutenait que le capitalisme, correctement compris, était lui-même anti-impérialiste, Röpke avait dénoncé la confusion des principes de l’imperium et du dominium. En 1942, il réélabore ces catégories pour mieux les enrôler au service de la vision néolibérale du monde. Dominium signifie « domination sur les choses », imperium signifie : « domination sur les hommes ». Il affirme : « Imperium et dominium sont vraiment deux choses séparées, mais seulement dans un monde libéral. » À ses yeux, l’ordre néolibéral idéal devrait maintenir l’équilibre entre ces deux sphères, ce qui correspondait à la vision d’un « double gouvernement » envisagé par les néolibéraux : il y aurait un monde de l’économie et de la propriété, coexistant avec un autre monde, celui des États-nations. On voit que dans cette conception la « séparation » des deux sphères n’a pas le sens qu’elle pouvait avoir pour le libéralisme classique. Ici il s’agit de rendre l’État capable de remplir sa mission en devenant un État fort. Autrement dit, la séparation doit mettre l’État à l’abri de toute pression due à une influence démocratique, dans la mesure où cela est nécessaire à la sauvegarde de la constitution économique du monde. En 1955, dans la conférence déjà mentionnée prononcée à l’Académie du droit international de La Haye, Röpke dira de la diminution de la souveraineté nationale qu’elle est l’un des besoins urgents de notre temps tout en précisant que « l’excès de souveraineté devrait être aboli au lieu d’être transféré à une unité géographique et politique plus élevée » (Slobodian 2018, 11). Dans son esprit, « État fort » et « diminution de la souveraineté » non seulement ne s’excluent pas, mais vont de pair. Quant au transfert de souveraineté à une unité plus élevée, c’est très exactement ce que Röpke reprochera à l’Europe du Traité de Rome.
Le Traité de Rome : scission entre « universalistes » et « constitutionnalistes »
Comme l’explique longuement Slobodian (Slobodian 2018, 186‑217), le Traité de Rome de mars 1957 provoqua une scission… du mouvement néolibéral en deux fractions : d’un côté, la plus vieille génération des néolibéraux de l’École de Genève qui ont été étiquetés comme les « universalistes » ; de l’autre côté, la plus jeune cohorte des néolibéraux que nous pouvons appeler les « constitutionnalistes ». Les universalistes opposés à la CEE, tel Wilhelm Röpke, Gottfried Haberler et Michael Helperin exprimaient une fidélité à un engagement antérieur en faveur d’une intégration globale à l’échelle la plus large telle qu’elle avait été défendue par la Ligue des Nations et plus tard le GATT. À leurs yeux le Traité de Rome créait non pas l’« Europe », mais une version de l’« Eurafrica ». En raison de l’accès préférentiel au marché européen des empires français, hollandais et belge en tant qu’« États associés », 90 % de l’aire territoriale du Marché Commun se situaient au-delà des frontières de l’Europe elle-même. Pour les universalistes, l’Eurafrica apparaissait comme un moyen de désintégration de l’économie mondiale au nom de l’intégration.
Les universalistes firent des efforts concrets pour soutenir le GATT contre la CEE. En 1958 Haberler co-signa un rapport pour le GATT critiquant le protectionnisme agricole émergent de la CEE et les subsides versés à l’agriculture aux USA. Le rapport Haberler devint une étape importante dans l’histoire du GATT et plus tard de l’OMC. Cependant, en dépit du zèle des universalistes, leur globalisme contenait un vice fatal : il n’avait aucun mécanisme d’exécution ou de mise en œuvre. En plaçant ses espoirs dans le GATT, la première génération des néolibéraux globalistes mit sa foi dans une organisation sans force.
Tandis qu’une fraction des globalistes néolibéraux rejetait la valeur de l’intégration européenne, l’autre voyait en elle comme un pont au-dessus du fossé entre dessein institutionnel et exécution ou réalisation. Ainsi, dans les années 60, des néolibéraux comprenant Hans von der Groeben, Ernst-Joachim Mestmäcker et Erk Hoppmann comprirent le Traité de Rome comme une « constitution économique » et comme une base pour de futurs modèles de gouvernance à plusieurs niveaux. Le droit était central pour ces néolibéraux « pro-européens » dont beaucoup s’étaient exercés comme juristes plutôt que comme économistes. Quoique la discussion de la fédération par Hayek se soit presque évaporée dans son œuvre d’après-guerre, les constitutionnalistes adaptèrent ses écrits au dessein constitutionnel de réimaginer un ordre supranational. Par une ironie remarquable, le projet déterminant du néolibéralisme de l’École de Genève dans l’après-guerre a germé à l’intérieur du projet d’intégration européenne que les plus anciens ordolibéraux avaient condamné. En déplaçant l’échelle de la constitution économique de la nation vers la fédération supranationale et plus tard vers le monde, les constitutionnalistes néolibéraux ensemencèrent le champ du droit économique international qui émergera dans les années 1970 et aidera à théoriser une Europe intégrée comme modèle pour une gouvernance économique mondiale.
Les Autrichiens et Allemands qui avaient proposé des solutions fédérales et supranationales au cours des années 30 et 40 s’opposèrent à l’intégration européenne, craignant que cela fasse obstacle à l’approche plus large du GATT et mène à la contagion du dirigisme français en Europe de l’Ouest. À l’inverse, des néolibéraux comme von der Groeben et Mestmäcker jouèrent un rôle décisif dans la mise en œuvre de la constitution économique du Traité de Rome. Von der Groeben occupa une position de responsabilité dans la Commission Européenne pour la Concurrence. Quant à Mestmäcker, il fut le conseiller spécial de la Commission Européenne de 1960 à 1970. Tous deux subirent l’influence directe de Hayek, revenu à Freiburg en 1962, qui contribua à réorienter l’ordolibéralisme en l’éloignant de son obsession de la concurrence parfaite au profit de l’idée de la concurrence comme « processus de découverte ». Mestmäcker en particulier chercha à combiner l’attention ordolibérale au droit avec cette idée hayékienne, donc à combiner Böhm et Hayek. Selon lui, la nature distinctive du modèle de la CEE était son investissement dans « la création d’une communauté politique par les moyens du droit ». Dans la lecture constitutionnaliste qui était la sienne, l’Europe était un « ordre juridique supranational » garantissant les droits privés mis en œuvre par la Cour Européenne de Justice.
Fracture interne à la rationalité néolibérale
La division qui se fait jour aujourd’hui à l’intérieur du néolibéralisme est-elle de nature différente ? Relève-t-elle d’un clivage entre « libéraux » et « nationalistes », comme voudraient nous le faire croire aussi bien Macron, Merkel et Junker que Orban, Trump et Salvini qui ont tous intérêt à dramatiser les enjeux à des fins électorales évidentes ? En fait, les néolibéraux actuels ne rejouent pas la scission de 1957 entre « constitutionnalistes » et « universalistes », contrairement à ce que suggère Q. Slobodian dans un entretien accordé à Mediapart[1] : les adeptes d’arrangements régionaux ou locaux bilatéraux à la place des grands accords multilatéraux ne sont pas des partisans d’une intégration à des ensembles supranationaux, ce qui fut au contraire dès le début le projet d’une constitution européenne. Ils ne militent pas pour un transfert de souveraineté vers une unité politique supranationale, même restreinte géographiquement, ils refusent tout transfert de ce genre au nom de la défense de la souveraineté. Un Trump abandonne l’ALENA ou l’OMC à leur sort tout en cherchant des accords bilatéraux avec le Mexique afin d’obtenir de ce dernier qu’il endigue le flux migratoire en direction des USA. Il y a là quelque chose de nouveau et d’inédit dans l’histoire politique du néolibéralisme que l’on ne doit pas chercher à atténuer en le réduisant à du déjà vu ou connu. L’hypothèse que je propose est d’y voir une fracture interne à la rationalité néolibérale, fracture qui est de nature à compromettre certains des arrangements élaborés dans les années 1990, notamment en matière de règles commerciales à l’échelle mondiale. L’enjeu de cette opposition interne au néolibéralisme est la réorganisation de l’économie mondiale après la crise de 2008 dans un contexte de montée de nouvelles puissances (comme la Chine).
Mais que faut-il entendre au juste par « rationalité » ? Ni une idéologie ni une politique, mais une normativité, c’est-dire une logique des pratiques gouvernementales qui est ordonnée à des normes, dont la première et la plus importante est celle de la concurrence. Nous voulons dire par là que le néolibéralisme ne se réduit pas à un type de politiques économiques austéritaires ou monétaristes, ou à la saturation de la société par le flux des marchandises ou encore à la dictature des marchés financiers. En réalité, il consiste dans une extension de la logique de valorisation du capital au-delà de la seule sphère du marché comprise en un sens économique, jusque dans l’État lui-même, jusqu’à en faire la norme de nos vies et la forme de nos subjectivités. Cela va, bien au-delà d’une simple « économicisation », jusqu’à la constitution d’une forme de vie. De ce point de vue, la figure de Trump est exemplaire : il personnifie jusque dans ses pratiques de gouvernant l’État entrepreneurial et se prévaut constamment de son expérience d’homme d’affaires comme dirigeant de l’État. Il s’oppose certes à la globalisation commerciale, mais se montre très favorable à la globalisation financière. C’est ce qui a échappé à certains, comme Ignacio Ramonet, qui a diagnostiqué dans la victoire électorale de Trump une rupture avec le néolibéralisme, confondant en fait rupture avec l’« idéologie globaliste » et rupture avec la rationalité néolibérale.
Quand nous distinguons entre « idéologie » et « rationalité », nous devons veiller à la plus grande prudence. Wendy Brown est elle-même revenue sur la distinction trop tranchée qu’elle avait faite entre néoconservatisme et néolibéralisme, comme si le néoconservatisme et la défense des valeurs de la famille traditionnelle relevaient d’une idéologie étrangère à la rationalité néolibérale (Salmon 2018). En réalité, le néolibéralisme a dès l’origine combiné la défense de la morale traditionnelle et l’extension de la logique du marché[2]. Au fur et à mesure de son succès, il a dévolu un nouveau rôle à la famille fut de prendre en charge l’aide sociale à la place de l’État, en même temps que l’éducation, la garde des enfants et les soins aux personnes âgées (Brown 2018, 8). Cet aspect est aujourd’hui manifeste. On doit donc éviter de confondre cette valorisation de la famille et des principes moraux traditionnels, qui est constitutive de la rationalité néolibérale, avec telle ou telle « idéologie » au sens d’un système de croyances et de représentations, par exemple telle ou telle religion (l’islam sunnite pour la Turquie de Erdogan, l’Église orthodoxe pour la Hongrie de Orban ou telle ou telle variété de protestantisme aux USA). Cela n’empêche pas que le contenu de ces idéologies puisse contribuer à renforcer plus ou moins directement la logique néolibérale. Si l’on considère le cas du Brésil de Bolsonaro, on a affaire à une forme de religiosité, celle des Églises évangéliques, baptisée « théologie de la prospérité », qui agit directement dans le sens de la logique entrepreneuriale en valorisant le mérite individuel aux dépens de l’intervention de l’État et en interprétant la réussite matérielle comme le signe de la présence de Dieu dans la vie de l’individu.
La raison normative et gouvernementale du néolibéralisme s’est mise en place à la fin des années 80 et au début des années 90. Elle n’a pas surgi soudainement, mais a été préparée par de multiples expérimentations. Il y eut ainsi des éléments de gouvernementalité, mais qui ne faisaient pas encore véritablement système. Si l’on considère de plus près le cas du Chili de Pinochet, on s’aperçoit que la dictature a très tôt mis en place de tels éléments alors même que la structure de l’État n’était pas encore gouvernementalisée (elle ne le sera que dans les années 90 au lendemain du départ de Pinochet). En effet, l’une des mesures les plus significatives de la « thérapie de choc » de l’après 11 septembre fut la privatisation des Universités : avec elle était créé un cadre juridique et institutionnel à la faveur duquel la conduite des individus sera durablement et profondément transformée dans le sens d’une mise en concurrence généralisée. Les effets de cette transformation ne se déploieront pleinement et ouvertement que dans l’après 90 et continuent encore de se faire sentir aujourd’hui.
Cependant, parler d’une rationalité néolibérale n’implique nullement d’assimiler celle-ci à l’action d’un rouleau compresseur indifférent à la diversité des situations, des contextes culturels et des traditions nationales. La raison néolibérale a beau être une raison globale, au double sens de « transversale » et de « mondiale », elle n’est pas pour autant une raison unitaire qui exercerait une contrainte d’homogénéisation à l’échelle du monde. Cette vision d’une homogénéisation imposée au forceps se nourrit elle-même de la vulgate antinéolibérale d’un fondamentalisme de marché, et notamment de la métaphore de la tabula rasa dont use abondamment Naomi Klein dans son « Introduction » (2008, 31‑32). À l’opposé, il faut être attentif à la modulation différenciée de cette normativité en fonction des pays et des situations nationales.
Le gouvernement Salvini-Di Maio en Italie offre un bon exemple de cette plasticité et de cette hybridation internes au néolibéralisme. Il y a là une situation complexe dans laquelle une coalition électorale entre un parti néofasciste traditionnel (la Lega) et une formation nouvelle (Cinque Stelle) est parvenue à l’emporter pour former un gouvernement. L’équilibre est aujourd’hui rompu en faveur de la Lega. En effet, la Lega Nord, parti ethnorégionaliste qui a participé à plusieurs coalitions gouvernementales de droite dans les années 1990 et 2000, avant de revenir au pouvoir en s’alliant avec le mouvement Cinque Stelle, est assez typique de ce que nous appelons « nouveau néolibéralisme ». S’appuyant sur un identitarisme tourné contre l’immigration et un sécuritarisme tout aussi virulent, la formation de Salvini a adopté une posture à la fois nationaliste et néolibérale. Par son côté nationaliste, elle est contre l’Union monétaire, l’euro et le libre-échange généralisé, dans la mesure où, selon ses dirigeants, « l’européisme » et le « globalisme » nuisent à l’économie du pays et au peuple italien. Par son côté néolibéral, la Lega s’attaque à toute logique redistributrice des impôts et de la dépense publique, notamment avec sa proposition de flat tax, et entend soutenir avant tout les petites et moyennes entreprises en diminuant les charges et les normes qui encadrent la production et le marché du travail. À l’instar de Trump, il s’agit de réaffirmer une souveraineté commerciale et surtout monétaire tout en libéralisant le marché intérieur au profit des entrepreneurs érigés en héros nationaux. Mais ce qui, dans le contexte spécifique italien, caractérise peut-être le mieux la Lega est sa stratégie au long cours de réorganisation interne de l’État italien : il s’agit de renforcer l’autonomie des régions, en accroissant leurs compétences et leurs ressources fiscales, à l’encontre de toute volonté d’égalité des citoyens devant les services publics les plus fondamentaux. Non sans quelques similitudes avec les nationalistes flamands, ce néolibéralisme voudrait laisser jouer la « libre concurrence » entre régions d’un même pays, au profit évidemment de celles qui ont déjà le plus d’atouts, et qui sont d’ores et déjà les plus riches (la région Nord en ce qui concerne l’Italie), ce qui a fait justement parler d’une « sécession des riches » (Viesti 2019). Quant au « revenu de citoyenneté », adopté par la coalition pour tenter de donner le change à l’électorat de Cinque Stelle, il relève d’un « néolibéralisme paternaliste », pour reprendre la si juste expression de Massimiliano Nicoli et Roberto Ciccarelli (Le néolibéralisme paternaliste de l’alliance Ligue-5 étoiles en Italie : le cas du « revenu de citoyenneté », exposé au séminaire du GENA du 7 janvier 2019.) : bien loin de favoriser la participation active à la citoyenneté en libérant du temps, il est assorti de conditions drastiques (revenu crédité aux entreprises d’intérim qui les embauchent, réservé aux étrangers présents depuis 5 ou 10 ans sauf s’ils sont « méritants », soumis à l’acceptation d’offres dont la troisième peut être située à l’autre bout du pays, impliquant un contrôle de l’usage de l’argent visant à empêcher les dépenses « immorales », etc.) qui en font un instrument de moralisation des pauvres et de disciplinarisation de la main-d’œuvre pour le plus grand profit des entreprises. On voit que, si la formation de Salvini est parvenue à élargir sa base électorale aux dépens de Cinque Stelle, elle n’a pas pour autant renoncé à flatter sa clientèle électorale traditionnelle, celle du Nord de l’Italie. Dans ce projet de Salvini, il est question de trois grandes régions, celle du Nord correspondant à la Padanie de la Ligue du Nord, qui irait du Frioul au Piémont et qui serait intégrée à l’économie de l’Union européenne ; celle du centre qui comprendrait la Toscane et l’Ombrie ; et enfin celle du Sud, qui irait du Latium jusqu’à la Sicile. On a donc à la fois un nationalisme identitaire anti-UE et anti-migrants dans la relation à l’extérieur et un affaiblissement dans un sens quasi fédéraliste de la structure de l’État italien à l’intérieur qui prend appui sur les difficultés historiques liées à l’unification tardive de l’Italie. À la différence de la position prise en France par le Rassemblement National, le nationalisme identitaire n’y implique donc pas la promotion d’un État unitaire centralisé, ce qui n’empêche nullement une logique hyperautoritaire de s’imposer dans l’action du gouvernement à la tête de l’État.
Autre exemple, celui de l’AfD en Allemagne. Ce parti s’est constitué à partir d’une plate-forme ordolibérale centrée sur l’exigence de stabilité monétaire et le refus de toute solidarité avec les pays du Sud de l’UE. Elle joue sur l’imaginaire de « l’économie sociale de marché » qui est caractéristique de l’ordolibéralisme depuis les années 1950 (Slobodian 2019). Là encore, le nationalisme est d’abord et avant tout anti-migrants et anti-UE, sans que l’État fort préconisé n’implique là non plus une recentralisation aux dépens de la structure fédérale.
Ce qui est frappant, c’est qu’en dépit de la diversité des voies empruntées, que ce soit la légalisation ou les modifications constitutionnelles, les néolibéralismes actuels n’éprouvent pas le besoin de recourir à l’arsenal de l’« état d’exception » théorisé par Agamben au début des années 2000. Ainsi, au Brésil, après les modifications constitutionnelles initiées par Temer pour imposer un plafond aux dépenses publiques, la réforme des retraites projetée par le gouvernement de Bolsonaro devra passer par une modification de la constitution sans qu’il soit nécessaire pour autant d’abroger ou de suspendre la constitution elle-même. Comme l’explique Tatiana Roque (« Démocratie au Brésil : une crise en trois actes », texte communiqué par l’auteure), c’est cette constitutionnalisation de la politique économique qui permet de comprendre le rôle joué par Paulo Guedes dans le gouvernement de Bolsonaro, et non Paulo Guedes qui donnerait à ce gouvernement une vague teinte néolibérale par son idéologie de Chicago Boy. Que la guerre à la démocratie se mène par le recours de plus en plus systématique à la constitutionnalisation, au judiciaire et à la légalité ne l’empêche pourtant pas d’être une véritable guerre, obéissant à une logique implacable qui justifie par avance la persécution des minorités, la pratique des assassinats et l’imposition d’un ordre moral.
Conclusion
L’histoire des anciens néolibéralismes présente une diversité interne qui est souvent allée jusqu’à la division ou la scission, comme l’opposition entre « universalistes » et « constitutionnalistes » sur l’Europe. Ceci n’est pas nouveau. Ce qu’il y donc de nouveau dans le nouveau néolibéralisme, ce n’est pas le fait de la division du camp néolibéral en courants opposés, c’est que cette division s’opère sur la question de savoir comment élargir cette rationalité du capital dans le contexte de la crise de l’après 2008. Ou bien en poursuivant et en intensifiant la constitutionnalisation des règles de droit privé à l’échelle mondiale ou à celle de blocs régionaux comme l’UE (les « globalistes ») ; ou bien en exacerbant la concurrence entre les États par un nationalisme qui n’est pas seulement économique, mais aussi et peut-être même surtout, identitaire (les « nationalistes »). Mais, quelle que soit la voie retenue, ce qui n’est pas douteux, c’est que le nouveau néolibéralisme, toutes composantes comprises, globalistes ou nationalistes, porte à son paroxysme l’anti-démocratie inhérente à l’ancien néolibéralisme.
Parties annexes
Notes
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[1]
Selon lui, le débat actuel au sein du néolibéralisme rappelle celui qui eut lieu sur l’intégration européenne en ce qu’« il oppose des “universalistes”, partisans d’un ordre de marché vraiment global construit par le haut, et des “constitutionnalistes”, qui préfèrent le bâtir à échelle réduite, mais de façon plus sûre, par le bas. » (Quinn Slobodian, « Le néolibéralisme est travaillé par un conflit interne », article publié sur Mediapart (2019).
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[2]
On mesure par là la myopie intellectuelle et politique qui, sous couvert d’une histoire pointilleuse des idées, conduit un Serge Audier à voir dans le néolibéralisme de Röpke un « libéralisme anticapitaliste » opposé à l’« utopie ultralibérale » d’un Hayek au prétexte qu’il chercherait dans l’entreprise familiale le remède à la massification capitaliste. Cet éloge du « jardin potager derrière la maison » relève en réalité pleinement de l’esprit entrepreneurial du néolibéralisme puisqu’il étend la forme-entreprise à la famille elle-même.
Bibliographie
- Brown, Wendy. 2018. Défaire le dèmos Le néolibéralisme, une révolution furtive. Paris: Editions Amsterdam.
- Klein, Naomi. 2008. La stratégie du choc La montée d’un capitalisme du désastre. Arles: Leméac/Actes sud.
- Salmon, Christian. 2018. « Le néolibéralisme sape la démocratie ». Mediapart, septembre.
- Schmitt, Carl. 2016. Le Nomos de la Terre. Quadrige PUF.
- Slobodian, Quinn. 2018. Globalists The end of empire and the birth of neoliberalism. Harvard: Harvard University Press.
- Slobodian, Quinn. 2019. « Le néolibéralisme est travaillé par un conflit interne ». Mediapart.
- Viesti, Gianfranco. 2019. Verso la secessione dei ricchi ? Autonomie regionali et unità nazionale. Edizione digitale gennaio. www.laterza.it.