Résumés
Résumé
Quand Hubert Lenoir, lors de son entrevue à Tout le monde en parle, a déclaré : « J’ai un peu le goût de me crisser en feu ces temps-ci », s’attirant les remontrances des animateurs qui jugeaient de mauvais goût le fait de dire une telle chose à la télévision, et de surcroît sur un plateau où se trouvait un invité ayant déjà fait une tentative de suicide, cela a provoqué un certain émoi dans le public, et on reprocha d’un côté au chanteur de banaliser le suicide et de l’autre aux animateurs d’avoir banalisé la détresse peut-être tout à fait sérieuse de celui-ci. Plutôt que de prendre part à ce débat, ou encore de proposer des stratégies pour briser les tabous au sujet du suicide, je voudrais aborder la dimension littéraire de ce fameux malaise télévisuel, qui est liée au malaise de l’époque contemporaine face à ce que j’appellerai ici la mise en scène de l’affliction.
Mots-clés :
- Hubert Lenoir,
- Susan Sontag,
- affliction,
- impudeur,
- littéraire
Abstract
When Hubert Lenoir, in his interview at Tout le monde en parle, said: “I kind of want to set myself on fire these days”, attracting the remonstrances of the animators who thought it was bad to say such a thing on television, and moreover on a set where there was a guest who had already made a suicide attempt, it caused a certain stir in the audience, and as the singer, on one side, was criticized for trivializing suicide, the animators, on the other side, were criticized for trivializing the distress perhaps much real of the singer. Rather than taking part in this debate, or proposing strategies to break taboos about suicide, I would like to address the literary dimension of this now famous moment of television discomfort, which is linked to the malaise of the contemporary era in the face of what I will call here the mise en scène of affliction.
Keywords:
- Hubert Lenoir,
- Susan Sontag,
- affliction,
- indecency,
- literary
Corps de l’article
Nous, on est plus dans le mauvais goût pour le mauvais goût. Virginie Despentes
Quand Hubert Lenoir, lors de son entrevue à Tout le monde en parle, a déclaré : « J’ai un peu le goût de me crisser en feu ces temps-ci », s’attirant les remontrances des animateurs qui jugeaient de mauvais goût le fait de dire une telle chose à la télévision, et de surcroît sur un plateau où se trouvait un invité ayant déjà fait une tentative de suicide, cela a provoqué un certain émoi dans le public, et on reprocha d’un côté au chanteur de banaliser le suicide et de l’autre aux animateurs d’avoir banalisé la détresse peut-être tout à fait sérieuse de celui-ci. Plutôt que de prendre part à ce débat, ou encore de proposer des stratégies pour briser les tabous au sujet du suicide, je voudrais aborder la dimension littéraire de ce fameux malaise, qui est liée au malaise de l’époque contemporaine face à ce que j’appellerai ici la mise en scène de l’affliction.
Dans l’ordre de la rationalité instrumentale du monde administré, il est permis de souffrir, de vivre une grande détresse, de vouloir mourir même, mais seulement aussi longtemps que nous le confions aux psychologues et autres experts des passions tristes, et que nous attendons d’avoir retrouvé la joie de vivre avant d’aller nous donner en spectacle à la télévision ou ailleurs. Se donner en spectacle dans le malheur, dans la détresse, et non en tant qu’ayant surmonté ceux-ci, se vautrer aux yeux de tous et sans pudeur dans ses horribles déformations, voilà qui est tout simplement impensable. Il semble qu’il y ait encore certaines choses, dans la société du spectacle, qu’on ne peut mettre en scène sans provoquer un malaise. Qu’on prenne le parti de Lenoir ou des animateurs, on refuse de toute façon de considérer cette mise en scène de l’affliction comme ayant une valeur en soi : la déclaration choquante était ou bien un appel à l’aide, l’expression d’un désir d’être pris en charge par les experts qui gèrent la souffrance à l’abri des regards — et qui auraient manqué de vigilance en laissant un individu aussi perturbé se montrer en public — ou bien une vulgaire provocation, doublée d’une preuve d’insensibilité à l’égard des écorchés sincères.
Or, dans l’ordre de la pensée que la littérature manifeste, la mise en scène de l’affliction individuelle pour elle-même et rien d’autre — sans espoir de catharsis ou de rédemption qui marquerait la victoire de la raison sur la crise des affects — exprime un contenu de vérité irréductible aux prescriptions de la rationalité ordinaire. Dans un essai sur Simone Weil, la théoricienne et critique Susan Sontag écrit :
There are certain eras which are too complex, too deafened by contradictory historical experiences, to hear the voice of sanity. Sanity becomes compromise, evasion, a lie. Ours is an age which consciously pursues health, and yet only believes in the reality of sickness. The truths we respect are those born of afflictions. […]Dostoevsky, Kafka, Baudelaire, Rimbaud, Genet — and Simone Weil — have their authority with us precisely because of their unhealthiness. Their unhealthiness is their soundness, and is what carries conviction.
(Sontag 2013, 53)
À une époque où le progrès de la rationalité technique offre la promesse d’un monde guéri du malheur et de l’affliction en même temps qu’il accumule les catastrophes sociales qui perpétuent le malheur et l’affliction, ceux-ci sont exclus du domaine de l’intelligible par la raison qui les gère et les reconduit. À une époque dont la santé intérieure « réside en ceci qu’elle a coupé la retraite à la possibilité de fuir dans la maladie, sans pour autant changer la moindre chose à l’étiologie dont procède cette dernière » (Adorno 2003, 77), la littérature et l’art seuls assument désormais la fonction d’élever à l’intelligible ces choses impensables et repoussantes auxquelles la raison prétendument émancipée du malheur dénie toute valeur de vérité, ces choses qu’elle maintient dans l’ombre sans toutefois parvenir à faire disparaître le soupçon qu’elles sont plus vraies et plus profondes que la vérité objective du savoir. Voilà pourquoi nous pouvons rechercher le bonheur et la santé tout en continuant d’attribuer une grande valeur à l’expression du malheur et de l’affliction :
I am thinking of the of the fanatical asceticism of Simone Weil life, her contempt for pleasure and for happiness, her noble and ridiculous political gestures, her elaborate self-denial, her tireless courting of affliction; and I do not exclude her homeliness, her physical clumsiness, her migraines, her tuberculosis. No one who loves life would wish it for his children or for whom he loves. Yet so far as we love seriousness, as well as life, we are moved by it, nourished by it. In the respect we pay to such lives, we acknowledge the presence of mystery in the world — and mystery is just what the secure possession of the truth, an objective truth, denies.
(Sontag 2013, 54)
Ce mystère qui, dans l’exacerbation sans limite de la souffrance et dans sa mise en scène, inspire le respect malgré le scandale que cette dernière représente aux yeux de l’éthique, est précisément ce qui échappe à la mainmise de la raison, du principe de réalité, du principe de non contradiction, du principe d’autoconservation. Ce mystère est la chose dont nous continuons d’avoir un besoin impérieux même après que la raison émancipée de tout mystère nous a démontré, par des arguments irréfutables, qu’il n’y a rien à espérer au-delà de l’aménagement rationnel du malheur qu’elle pose comme seul bonheur, et par conséquent, qu’il « n’y a rien de plus beau que de garder le plus possible son calme dans l’adversité » (Platon 2004, 496), comme disait Platon autrefois et aujourd’hui notre professeur de yoga et de méditation pleine conscience — ce qui, du point de vue de l’éthique, est effectivement souhaitable, mais l’éthique n’est pas tout, semble-t-il. Comment, sinon, expliquer le respect inspiré par la mise en scène de l’affliction pour elle-même et rien d’autre, sans pudeur et sans égard pour les réprobations de l’éthique et de la raison ? Comment expliquer la persistance du sentiment qu’il y a là une vérité profonde, une vérité qui relève elle aussi de l’esprit, et dont l’éthique et la raison ne soupçonnent pas l’existence? Dans son livre sur Baudelaire, le poète et essayiste Benjamin Fondane écrit :
C’est cette tâche, cependant, que le Gouffre a proposé à Baudelaire ; et ce n’est pas une petite tâche. Il fallait montrer que le moi n’appartient pas au « corps », comme la raison à l’esprit, mais qu’il est esprit, et que rire, pleurer, aimer, haïr même, ce sont des actes spirituels .
(Fondane 1994, 252)
La tâche du littéraire est de porter au monde les révélations d’un domaine de l’esprit inconnu de la raison, ou plutôt, un domaine de l’esprit rejeté par la raison hors de l’esprit, mais qui finit toujours par ressurgir au moment le moins opportun, notamment sous la forme de la mise en scène du moi aux prises avec ses pathétiques afflictions. Le fait que, parmi les personnes qui ont été offensés par la déclaration d’Hubert Lenoir, plusieurs attribuent sans doute une grande valeur à l’œuvre d’un Dostoïevski ou d’un Baudelaire, montre bien que cette puissance d’évocation de l’inconnu transcende les œuvres dans lesquelles elle se manifeste[1], des œuvres qui, si elles sont ensuite domestiquées par leur institutionnalisation, provoquent initialement l’apparition dangereuse du moi malade et affligé sur la scène du spectacle de la santé débordante. Dans un contexte où l’on demande toujours plus à l’art de nous émanciper, de nous guérir et de nous rendre meilleurs, nous risquons — malgré la légitimité indéniable de ces demandes — d’oublier que l’art seul, peut-être, est encore capable de nous confronter à certaines manifestations de l’esprit auxquelles la raison refuse la dignité de l’esprit.
Parties annexes
Note
-
[1]
Cette puissance du littéraire transcende aussi les genres et les médias, Hubert Lenoir s’inscrivant — bon gré mal gré — dans l’héritage de la contre-culture punk elle-même héritée de la révolte des artistes d’avant-garde contre l’art institutionnalisé.
Bibliographie
- Adorno, Theodor Wiesengrund. 2003. Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée. Traduit par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral. Paris: Payot.
- Fondane, Benjamin. 1994. Baudelaire et l’expérience du gouffre. Le regard littéraire 61. Bruxelles: Editions Complexe.
- Platon. 2004. La République. Traduit par Georges Leroux. 2. éd. corr. GF - Flammarion texte intégral 653. Paris: Flammarion.
- Sontag, Susan. 2013. Essays of the 1960s & 70s. The Library of America 246. New York, N.Y: The Library of America.