Résumés
Résumé
Dans L’Ecole des fans, Gérard Wormser questionne les dimensions communicationnelles des disruptions contemporaines. Nos immenses possibilités d’accès aux échanges et aux savoirs contrastent avec les frustrations qui se développent au cœur des collectivités humaines – plus techniques et plus inégales que jamais. La connectivité universelle s’accompagne de ruptures brutales des liens d’intégration traditionnels. Elle abolit les médiations publiques au profit d’un mixte combinant des possibilités neuves à un isolement croissant. Soumis aux pressions qui nous emportent, comme l’indiquent leurs retombées aux USA ou au Brésil, les réseaux alimentent des régressions fantasmatiques et la peur de l’Autre. Au terme d’un parcours décrivant les manières dont nos réseaux associent la toute-puissance de l’argent à des chocs anthropologiques, Gérard Wormser rejoint les intuitions de Simmel qui avait perçu cette question voici plus d’un siècle.
Mots-clés :
- Sartre,
- Facebook,
- Zuckerberg,
- liberté,
- éthique de l’information
Abstract
In L’Ecole des Fans, Gérard Wormser questions the communicative dimensions of contemporary disruptions. The immense opportunities of trade and knowledge access contrast with the frustrations that are growing in human communities — which are more technical and unequal than ever before. Universal connectivity comes with abrupt breaks in traditional integration links. It abolishes public mediation in favour of a mixture of new possibilities and increasing isolation. Subjected to the pressures that prevail, as their fallout in the US or Brazil shows, the networks fuel fantasy regressions and fear of the Other. At the end of a journey describing the ways in which our networks associate the omnipotence of money with anthropological shocks, Gérard Wormser joins Simmel’s intuitions, who had perceived this question more than a century ago.
Keywords:
- Sartre,
- Facebook,
- Zuckerberg,
- freedom,
- ethics of information
Corps de l’article
Fred Turner se souvient de la capture des médias par les partis fascistes au cours des années 1930, jusqu’aux États-Unis, et de l’engagement d’intellectuels comme Margaret Mead ou Franz Boas pour encourager leur diversité. Contre le mimétisme social induit par la domination des plus puissants canaux de diffusion, promouvoir l’individualisme et la variété divertissante serait une réponse appropriée. Cette approche nourrit depuis un siècle le flux des initiatives médiatiques.
Aujourd’hui, les promoteurs des entreprises de médias sociaux comme Facebook ou Twitter ont la même prétention : les médias sociaux permettront à chacun de se présenter aux autres sous son visage authentique, disent-ils, d’être « connectés », et par là même de créer une solidarité égalitaire, et si ce n’est même « anti-autoritaire »[1].
(Turner 2018, 146)
La liberté d’informer et de plaire séduisait les tenants d’une société ouverte à la connaissance et encourageait la créativité. Mais la communication individualiste-autoritaire, aujourd’hui symbolisée par Donald Trump, indique que cette hypothèse a fait faillite. Elle a été battue en brèche par les tenants des brevets et des droits d’auteur, de la vente aux enchères des mots-clés et de la marchandisation publicitaire ou du design comportemental. La dépolitisation est devenue la politique au service des puissants. Les services indispensables rendent apparemment indolores les grandes mutations, dont on ne débat guère. Les réseaux numériques ont préempté notre vie sociale et intellectuelle. Décrire leur mode opératoire, c’est penser notre monde. Les opérateurs exploitent aujourd’hui les conversations privées et nos données sont le cœur de leur modèle, au point d’empêcher nos sociétés de se penser elles-mêmes.
Un destin prescrit
Chacun de nous pourrait se projeter vers de nombreux possibles. Nous pourrions endosser des profils contrastés et alimenter nos aspirations les plus variées. Si nous ne le faisons pas, est-ce faute d’assumer la capacité transformatrice du retraitement sémantique massif de l’information ? Jusqu’où nous projeter dans des vies alternatives ? Comment nous saisir des chances que nous proposent les opérateurs d’appariements sélectifs ? Au gré des sites de rencontres, des destinées se forment : frotter trois fois sur la lampe, exprimer trois vœux, c’est une tentation omniprésente dans un monde de serendipité. Mais, une fois les places de marché installées au cœur de l’économie internationale et locale, leurs « community managers » sont les petites fées des réseaux. Internet bruit de classements, de préférences, d’associations occasionnelles et d’offres à saisir dans un monde de contrats, de licences et de services. La fantaisie se limite à propager des blagues et des photos triviales, des musiques faites à la diable sur des rythmes standard. Gabriel Tarde avait noté que, sous couvert de choisir son existence, l’individu moderne choisit de se laisser influencer :
L’obéissance passive aux ordres, aux coutumes, aux influences des ancêtres est neutralisée en partie par la soumission aux impulsions, aux conseils, aux suggestions des contemporains. En agissant suivant ces derniers mobiles, le citoyen des temps nouveaux se flatte de faire un libre choix entre les propositions qui lui sont faites ; mais, en réalité, celle qu’il agrée, celle qu’il suit, est celle qui répond le mieux à ses besoins, à ses désirs préexistants et résultant de ses mœurs, de ses coutumes, de tout son passé d’obéissance.
(Tarde 1895, 256)
On ne conçoit plus de faire un pas sans être accompagné de multiples applis qui confirment à tout instant l’absence de surprise, on engage librement son énergie à se soumettre à des normes émises par ceux que l’on se flatte de suivre. Claudio Tognonato commente ceci :
L’individu ne va pas plus loin, se contente de recevoir, ne cherche pas, et à moins qu’il ne crée sa proposition, il n’y a pas de place pour l’initiative. Le pratico-inerte inerte perd comme par magie la passivité de l’inertie et devient un agent qui propose[2].
(Tognonato 2018, 136)
Les techniques incorporent et automatisent les actions et les inventions passées devenues des manières de faire indiscutables. Au moment d’en modifier des éléments dirimants, nous prenons conscience de notre dénuement et des limites de nos capacités créatives : nous dépendons de ces techniques même pour agir sur elles. La calculabilité et la prévisibilité contrarient la créativité. L’informatique de réseau prendrait donc place dans la lignée des appareils de cadrage qui édictent les règles et les processus régissant nos interactions. Le tri incessant de données est d’une normativité radicale : loin de changer nos destinées, les bases d’interactions cognitives nous en fixent une. Elles sont comme un exosquelette, une armature faite pour conjurer le hasard. Fondés sur l’accès contrôlé de chacune des machines qui implémentent des données, ces algorithmes forment un univers de corrélations sans contours, un monde d’éléments étiquetés et offerts : chacun affiche ses « pouvoirs », indique son rang, son potentiel, et s’offre de manière itérative à notre considération.
Le prix à payer en est-il l’euphémisation de la misère et l’invisibilisation des tâches industrielles, l’indifférence aux exactions politiques et la démesure des inégalités ? Que certains humains cultivent encore l’illusion d’une existence personnelle, cela confine au désordre cognitif auquel un traitement pourrait remédier… La concentration des données et leur exploitation par quelques acteurs dominants fragilisent la diversité des cultures et la richesse des rapports humains. Bien des adolescents connectés ne savent pas marcher et n’ont qu’une faible relation au monde. Le temps bien employé ne peut pas être celui qui écarte les découvertes et les émotions liées aux interactions physiques avec le milieu, aux apprentissages progressifs dans des cadres sociaux diversifiés. Il reste des ensembles hors-contrôle pour nos télécommandes.
Le balayage du monde encapsule les individus
À la société des individus (Elias) a succédé celle des algorithmes générant les liens, les offres, les contacts et les rumeurs que répercutent nos appareils. L’utopie des algorithmes n’est pas la surprise ou la rencontre, mais la sécurité dans la satisfaction matérielle, le design des profils et la stimulation d’une demande qui annihile toute prétention à la singularité. La presse, les médias, Internet et les réseaux sociaux sont tout à la fois des ressources et des cadres conditionnant nos possibles, y compris les savoirs auxquels nous pouvons accéder. Ils engagent notre existence, notre liberté. Nous devons saisir leurs modèles de fonctionnement pour nous y adonner et cultiver les alternatives répondant à nos envies. C’est ce que Sartre nommait le « pratico-inerte », l’ensemble des conditionnements en extériorité qui nous désignent notre façon d’être. Le souverain renforce son emprise comportementale sur chacun en étayant son pouvoir sur nos conduites. Tout système technique étant un ensemble d’activités humaines stabilisées, les individus s’y rapportent diversement et deviennent des groupes : les opérateurs et les clients ne se confondent pas, et le comportement d’ensemble tient à de complexes interrelations, car nous tentons d’orienter notre action selon des finalités particulières, contribuant ainsi à fixer des conduites communes :
L’extéro-conditionnement pousse à l’extrême l’altérité puisqu’il détermine l’individu sériel à faire comme les Autres pour se faire le Même qu’eux. Mais en faisant comme les Autres, il écarte toute possibilité d’être le Même, sinon en tant que chacun est autre que les Autres et autre que lui. […] Nous saisissons immédiatement la véritable puissance du groupe dans l’impuissance de ses membres. […] Le client doit être manipulé comme un appareil complexe selon certains modes d’emploi fondés sur certaines lois. Mais pour manipuler ses clients, l’employé apprend à se manipuler[3]…
(Sartre 1960, 733‑34‑746‑52)
De là le mystère qui fait qu’au sein d’un monde sérialisé,
le groupe n’a aucune puissance commune à opposer aux forces de tel ou tel individu.
(Sartre 1960, 711)
La concomitance de la révolution des données avec la généralisation du mécontentement social est donc probablement le symptôme de ce vécu d’extéro-conditionnement où chacun vit sa propre impuissance dans une solitude mimétique. En 1964, Sartre tirait les conséquences de son analyse :
Le « tu dois donc tu peux » signifie à la fois que l’homme se reconnaît au futur comme souverain sur les circonstances et qu’il refuse un engagement qui serait déterminé par le calcul des chances. Ce calcul s’effectue sans cesse, bien sûr, dès que l’homme est soumis au pratico-inerte. Mais il est nécessairement rejeté quand, par le besoin, c’est l’homme lui-même comme libre organisme pratique qui est mis en cause. La culture est nécessairement sociale. L’homme réel se trouve donc enserré dans le réseau du pratico-inerte. Autrement dit, l’impossible – enlisement de la pratique dans l’inerte – ne peut se déchiffrer qu’à partir du possible. L’impossible est, pour employer un mot américain, le containment du possible. Containment qui se sait toujours provisoire puisque les structures sont brisées par les révolutions techniques et parce que les hommes meurent.
(Sartre 2016, 94‑96)
Un terme issu de la guerre froide (l’impératif de bloquer l’avancée du communisme) détermine comment les sociétés contemporaines nous assignent notre avenir : les réseaux sociaux sont d’autant plus normatifs qu’ils nous invitent à vivre à travers eux, ce qui complique le choix d’un avenir divergent – que Sartre qualifie alors d’impossible. L’auteur de la Critique de la raison dialectique affirme que l’invention est indispensable à la liberté. Par-delà les sérialités, les répétitions et les mimétismes, celle-ci exige l’horizon d’une quête personnelle et de groupe pour questionner les conditionnements. Soutenir cet au-delà de l’impossible faisait dire à Sartre qu’il n’y aura pas d’homme intégral
tant que les hommes, au lieu d’être leurs produits, ne seront que les produits de leurs produits, tant qu’ils ne s’uniront pas dans une praxis autonome qui soumettra le monde à l’assouvissement des besoins sans être asservis et divisés par leur objectivation pratique.
(Sartre 2016, 97)
Il y a donc tout lieu d’observer la puissance de ces réseaux qui invitent chacun de nous à abdiquer notre liberté au moment même où ils nous offrent en apparence d’en exercer les prérogatives. Dans cette école des fans que sont les plateformes de données, expérimenter les possibles aperçus, n’est-ce pas ordinairement simuler l’exercice de choix quand nous rallions des consensus extérieurs ? Nous reviendrons bientôt sur cette interrogation.
Morgat, Brasília, Paris, septembre 2018
Parties annexes
Notes
-
[1]
« Today, the founders of social media firms like Facebook or Twitter make the same claims: social media will allow us to present our authentic selves to one another, they say, to “connect” and so by implication form an egalitarian, even potentially anti-authoritarian, solidarity » (Turner 2018, 146).
-
[2]
« L’individuo non va oltre, si limita a recevere, non cerca, e meno che mai crea la sua proposta, non vi è spazio per l’initiativa. Il pratico-inerte perde magicamente la passività dell’inerzia e diventa agente che propone » (Tognonato 2018).
-
[3]
Sartre attribue le concept « d’extéro-conditionnement » à la sociologie américaine (Sartre 1960, 727‑28).
Bibliographie
- Sartre, Jean-Paul. 1960. Critique de la raison dialectique. Paris: Gallimard.
- Sartre, Jean-Paul. 2016. « Les racines de l’éthique ». Études sartriennes 19 (2015):216.
- Tarde, Gabriel. 1895. Les Lois de l’imitation. Saguenay: Classiques des Sciences sociales. https://doi.org/http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.tag.loi1.
- Tognonato, Claudio. 2018. Teoria sociale dell’agire inerte. Napoli: Liguori Editore.
- Turner, Fred. 2018. « Trump on Twitter: How a Medium Designed for Democracy Became an Authoritarian’s Mouthpiece ». In Trump and the Media, 143‑50. Cambridge ; London: The MIT Press. http://fredturner.stanford.edu/turner-trump-on-twitter-in-pjb-zzp/.