Résumés
Résumé
Comment penser l’espace numérique en rendant compte de son caractère à la fois structuré, mouvant et collectif ? Comment trouver un dispositif qui permette un dialogue ouvert parvenant à saisir le sens des infrastructures numériques sans les cristalliser en une essentialisation appauvrissante ? L’échange de courriels nous a semblé le moyen le plus approprié de faire de la théorie ensemble et de mettre en place un geste de pensée qui s’accorde avec la culture numérique tout en permettant de l’envisager avec un regard critique. Pendant un an et demi (de septembre 2015 à mars 2017), nous avons donc échangé questions et réponses, afin d’essayer d’identifier les caractéristiques du numérique, ses espaces, ses temps, ses enjeux politiques dans une perspective qui veut s’inscrire dans la continuité de la tradition du dialogue philosophique.How can we conceive the digital space to realize its structured, moving, and simultaneously collective attributes? Which device enables an open dialog allowing us to understand the meaning of the digital infrastructures without crystalizing them in an impoverishing essentialization? This <em>e-exchange</em> appeared to be the most appropriate way to theorize and to create an ‘act of thought’ with respect to the digital culture while viewing it in a critical way. Over a year and a half (from September 2015 to March 2017), we exchanged questions and answers, attempting to identify what characterizes the digital world, its areas, its timespace, its political stakes in a perspective that fits in line with the tradition of the philosophical dialog.
Mots-clés :
- communs,
- enclosures,
- plateformes,
- communautés,
- documents
Keywords:
- commons,
- enclosures,
- platforms,
- communities,
- documents
Corps de l’article
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 15 Oct 2015 04:00
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Éric,
ce que tu dis à propos de l’exploitation est vrai, mais je voudrais ajouter une nuance : on ne peut pas appliquer la catégorie marxiste d’aliénation aux environnements numériques. Récemment, Antonio Casilli et Dominique Cardon ont parlé du microtravail non rémunéré que nous faisons pour des plateformes telles que Facebook ou Google. En les utilisant — en créant un profil ou en faisant une recherche sur Google —, nous sommes en train de produire pour elles de la valeur. Donc nous travaillons. Ils parlent du digital labor et donnent par ailleurs l’exemple de Uber. Or ce qui me semble clocher dans cette interprétation, c’est qu’elle applique un paradigme politique prénumérique à l’environnement numérique sans prendre en compte complètement le fait que le numérique est lui-même producteur de valeurs politiques. Autrement dit, la petite erreur est de donner une interprétation culturelle d’une autre culture. Notamment, le paradigme marxiste de l’aliénation ne fonctionne pas dans le cas d’Uber, car dans la production de mon profil de chauffeur — ou de passager —, il y va de la production de ma propre identité. Même chose sur Facebook ou sur Google : pour exister en tant qu’individu, je dois exister numériquement, donc je dois laisser des traces, et je dois créer des profils, et je dois être évalué. C’est un impératif existentiel — exister voulant justement dire ex-ire, sortir, se soumettre à la passivité de l’assujettissement. Si je perds quelque chose de moi en travaillant dans une usine, je ne peux être moi sans produire des traces numériques. Mais tu as raison, sans doute — et tu es ici d’accord avec Antonio Casilli et Dominique Cardon —, sur le fait qu’il y a une différence fondamentale entre être tracé et assujetti par Facebook ou être tracé et assujetti par une plateforme ouverte. Le problème n’est pas de se soumettre à un assujettissement pour produire notre identité ; c’est ce que nous faisons aussi quand nous acceptons d’être fichés par des documents d’identité. Le problème est de savoir quelle est l’instance qui peut et doit le faire : privée, publique, commune, libre, ouverte ou fermée. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il faut éviter un assujettissement privé — nous sommes très contents, par exemple, de nous faire identifier par la marque de jeans ou de lunettes que nous achetons —, mais qu’il faut pouvoir créer des alternatives. Et alors : des moteurs de recherche ouverts et créés par des communautés, des logiciels libres, des encyclopédies ouvertes. Cela implique la nécessité d’un investissement politique fort dans la création de ce qu’on pourrait appeler un espace public numérique. Et cet investissement n’est pas toujours là. C’est, je crois, la plus grande de nos responsabilités aujourd’hui. Qu’en penses-tu ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 30 Oct 2015 15:14
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Marcello,
Je parlais d’aliénation avec une surprenante nostalgie pour le monde du salariat, justement pas pour l’environnement numérique qui semble nous orienter vers ce modèle de l’autoentrepreneur où les solidarités syndicales, les cultures d’employés et même le droit du travail conquis souvent de haute lutte limitaient justement l’exploitation. À partir du moment où on s’exploite soi-même, comment s’arrêter ? Il est notable que le numérique se soit développé en même temps que s’imposaient chez les économistes le principe de capital humain et chez les DRH la nécessité pour les employés d’optimiser leur « employabilité ». À cela s’ajoutent évidemment les innombrables données personnelles et contenus gratuitement produits par l’expressivité de chacun qui entrent dans l’escarcelle des GAFA et leurs petits acolytes. Face à cette situation, il y a eu un débat auquel je faisais allusion sur le recours aux notions anciennes de « biens communs » et d’« enclosures ». Cela nous permet de préciser certains caractères de cet « espace numérique » dont nous discutons et de son rapport à l’« espace public » que nous connaissons par ailleurs.
Pour limiter les assujettissements peu souhaitables que tu mentionnes, on a donc recouru à l’histoire des terres communales (un équivalent aujourd’hui serait ces jardins partagés que les retraités cultivent ensemble dans certaines villes occidentales) et aux tentatives d’appropriation de ces terres à usage collectif par des personnes privées (par exemple dans l’Angleterre entre les XIIe et XVIIIe siècles). L’historien canadien Allan Greer a montré, d’une part, que la comparaison est en partie illusoire car le partage d’information ne fonctionne pas de la même façon qu’une terre à cultiver, d’autre part, que, même si c’était le cas, toute une série de situations (en Amérique du Nord et du Sud par exemple) nous font voir que l’imposition de communs avait permis d’exproprier en un premier temps de petits propriétaires pour mieux, dans un second temps, exploiter au profit des plus puissants ces pseudo-communs. Le vœu pieux de transparence du web sert aussi à mettre la main sur des contenus à l’accès jadis réservé par des droits (d’auteur, par exemple) ou par des usages communautaires (tu t’es à juste titre élevé contre les monopoles des éditeurs de revues scientifiques qui font payer très cher aux bibliothèques universitaires des travaux produits par les chercheurs de ces mêmes universités).
Il y a deux points importants pour penser ce problème. Le premier concerne les régulations nécessaires pour ces usages des communs (l’économiste Elinor Ostrom a sorti cette question des versions étroitement rationalistes de l’homo economicus pour mettre en valeur leurs bénéfices à condition que des modes dynamiques de gouvernance soient mis en place par les communautés). Le second touche la notion d’information : quand on parle aujourd’hui de « communs informationnels » ou d’« enclosures informationnelles », il faudrait avoir d’abord fait une véritable archéologie de la notion même d’information : les choux cultivés dans le jardin partagé ont de lointains ancêtres, l’évidence aujourd’hui de l’information relève en fait d’une histoire de très courte durée (un siècle et demi ?). À toi de m’instruire.
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 11 Nov 2015 19:45
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Éric,
en effet, la question des communs est fondamentale. Et il est indispensable de faire une différence par rapport aux terres communes : la distinction que tu cites est très pertinente. J’essaie d’identifier les différences. En premier lieu, l’exploitation de l’information n’a pas de limites — on peut la réexploiter potentiellement à l’infini, tandis que, bien évidemment, ce n’est pas le cas de la terre. Donc, il faut décider à l’avance, pour la terre, qui en a la jouissance, ce qui n’est pas nécessaire pour l’information. Cela rend beaucoup plus facile, dans le cas de l’information, le type de récupération dont tu parles : les grandes industries peuvent toujours exploiter le travail commun et en jouir plus que la communauté qui l’a produit. En second lieu, les communs informationnels peuvent être aussi producteurs de valeurs : le modèle social à la base des common lands est établi avant leur exploitation : le modèle d’interaction sociale et les valeurs sur lesquelles se base, par exemple, un logiciel en open source surgissent de la communauté qui le crée. Il serait intéressant, dans ce sens, d’étudier des dispositifs de production des communs informationnels, notamment une plateforme comme GitHub, le portail à travers lequel les communautés de développeurs partagent le code d’un logiciel — ou d’un autre projet — pour mettre en place le travail collaboratif. En particulier, je pense que nous devrions nous interroger sur le rapport entre production de l’identité des individus, production de l’identité d’une communauté et production de l’espace public dans lequel cette communauté évolue. Dans un dispositif comme GitHub, par exemple, chaque usager a un profil et un accès aux projets dans lesquels il est impliqué. Chacun peut contribuer à l’avancement du projet — écrire du code, ajouter des fichiers. Chaque modification des fichiers du projet est enregistrée et les modifications sont associées au profil qui les propose. Il y a donc un versioning constant qui crée une dynamique entre les individus et la communauté. On sait qui a fait quoi — et la position de l’individu dans la communauté est déterminée par ce qu’il a fait dans le cadre du projet. Des règles de bonne conduite sont établies à partir du projet de la plateforme GitHub — les respecter ou pas donne aux individus des positions différentes. Il faudrait approfondir l’analyse ; mais déjà, on voit un rapport complexe entre les outils et leurs implications culturelles (l’idée de « version » sur GitHub, sa façon de gérer des « branches » du projet, la notion de « modification »), les pratiques individuelles et la constitution de la communauté. On pourrait faire la même chose à partir de l’étude de Wikipédia : il y a une idée particulière de ce qui est commun qui contribue à la production d’un espace et à la structuration d’une communauté. Il y a des usagers plus ou moins actifs, un système de reconnaissance qui fait en sorte que des usagers puissent devenir « administrateurs ». Y a-t-il une différence entre des plateformes comme Wikipédia et GitHub et des plateformes comme Google ou Facebook ? Est-ce simplement le fait que les premières ne sont pas des propriétés privées ? Car les informations de Google sont aussi accessibles pour tous — mais j’ai l’impression qu’elles ne sont pas des biens communs. Qu’en dis-tu ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 12 Nov 2015 09:31
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello,
La comparaison Google-GitHub est, en effet, judicieuse. Il me semble que la différence tient non à l’information et à son accessibilité (il faut bien sûr s’inscrire sur GitHub selon une procédure devenue assez simple maintenant, mais qui demande un certain temps — et l’accès est ainsi plus limité et contrôlé, sans en changer, je crois, la nature), mais aux statuts de l’archive et de l’usager. Google prélève sur des documents et sur leurs accès réalisés des informations qui, une fois sélectionnées et hiérarchisées, les rendent accessibles à de nouveaux usagers ; il n’y a pas d’échange « direct » entre usagers. Pour Google, l’archivage concerne moins les documents que les navigations, et ce sont ces informations-là qui permettent un profit (en ce sens je ne dirais pas que ces grandes entreprises « jouissent » du travail commun, mais plutôt qu’elles le parasitent ou, en termes plus neutres, qu’elles échangent des informations sur des documents contre des informations sur des personnes). Y a-t-il une « communauté » Google ? Certes non. GitHub peut fonctionner comme communauté parce que les usagers partagent volontairement des documents et qu’ils peuvent les modifier, mais aussi parce que chaque document et chaque modification est archivable. Il y a création de « communs » parce qu’il y a échange « direct » entre les membres (on peut savoir qui se branche sur le document et le réutilise, ou qui propose une modification, ouvrant ainsi un espace de travail partagé) et mémoire des échanges. Cela nous permet au passage de saisir que ces espaces numériques sont avant tout des affaires temporelles, non ?
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 13 Nov 2015 07:35
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric (le « cher » apparaît pour la première fois dans ton précédent mail… changement d’adresse ? Que dit cette forme de politesse à propos de nos échanges et de leur technologie ? Je te laisse répondre à cette question.),
Je suis plutôt d’accord avec ton idée, mais je vais l’attaquer pour qu’on puisse l’approfondir — avocat du diable. Je résume de façon approximative tes thèses (pour t’obliger à mieux les définir dans ta réponse) : 1. pour qu’il y ait création de communs, il faut qu’il y ait un échange direct entre les utilisateurs ; 2. pour qu’il y ait création de communs, il faut qu’il y ait une communauté ; 3. pour qu’il y ait création de communs, il faut qu’il y ait une production de documents.
Mais alors : 1. Sur GitHub, l’échange passe par la plateforme, bien évidemment. La plateforme est le dispositif de médiation et aussi de formatage des échanges. Sur Google, il y a un échange entre les utilisateurs, puisque c’est justement parce que Google existe que les webmestres font leurs sites d’une certaine manière : l’adresse (je veux que tu en parles !) aux utilisateurs passe par Google. Je structure mes métadonnées d’une certaine manière parce que Google va les indexer et donc les rendre visibles aux usagers. Ou encore : puisque les usagers cherchent souvent ces mots sur Google, je fais un site avec ces mots-clés. Il y a archivage ! Et Google, en plus, met à disposition ces données à n’importe qui voulant faire un site (avec Analytics…). 2. Sur GitHub il y a une communauté, oui. Mais pourquoi l’ensemble des usagers qui choisissent d’utiliser Google — et donc d’accepter ses principes, sa vision du monde et ses valeurs — ne serait pas une communauté ? 3. Les informations sur les navigations, ne sont-elles pas des documents ? Google produit des documents qu’il vend : des informations sur les personnes, mais aussi des informations sur les documents. Et il le fait pour répondre aux pratiques d’une communauté.
— Je mets volontairement en attente la question sur le temps —
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 13 Nov 2015 17:04
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello,
c’est vrai que je me suis laissé aller à m’adresser à toi d’une manière plus affective que d’habitude avec ce « cher ». Peut-être que notre dialogue a pris une tournure assez familière pour que le « cher » apparaisse. Peut-être au contraire était-ce une forme de distance qui soulignait l’effet de correspondance ritualisée alors que la succession des Éric/Marcello pouvait passer pour un simple enregistrement des prises de parole comme dans un texte de théâtre. Cela dit, tu fais bien de souligner cet effet qui, même s’il n’était pas conscient, n’en a pas moins une portée significative.
À partir de là, je pourrais en effet te parler de l’adresse. Mais permets-moi d’en réserver l’essentiel encore un peu pour me concentrer d’abord sur tes arguments diaboliques. 1. Même si j’ai mis « direct » entre guillemets pour ne pas tomber dans les pièges de l’immédiateté et de la transparence, je crois que c’est un élément important pour faire la différence entre ces types de plateformes : sur GitHub, je dépose un document, et n’importe quelle autre personne qui y a accès peut venir en reprendre ou en modifier des éléments ; pas sur Google. Il y a bien des interférences, mais « indirectes » : structurer mes métadonnées ou l’aspect de mon site en fonction de ce que je sais de l’indexation googlesque ne constitue pas un échange ou un partage entre deux ou plusieurs « voix » ; 2. Une communauté n’est pas simplement une vision du monde, un ensemble de principes ou un tableau de valeurs reconnues ; ce sont là, je crois, des conséquences, des effets des mises en commun, et non ce qui les structure. La communauté, au sens le plus politique du terme, est cette chose étrange : des singularités en relation dans l’espace et dans le temps. Mais de toute façon, je crains que Google ne s’appuie même pas sur une vision du monde ou des valeurs reconnues sinon de manière publicitaire et au besoin contradictoire. Et je ne pense pas que l’immense majorité des usagers qui utilisent Google y adhèrent : il n’y a pas de communauté des usagers de toilettes publiques même si elles sont diablement utiles ; 3. Ce qu’est un document est une affaire complexe, mais c’est vrai que les navigations archivées paraissent pouvoir devenir des documents constitués par les usagers et Google, documents que celui-ci peut récupérer pour son profit. Mais cette récupération nie justement l’économie des communs. Sur les grandes lignes, je préciserais ceci : 4. Échange direct, oui ; 5. La communauté ne préexiste pas nécessairement aux communs ; 6. Production et échange de documents dans l’espace et l’histoire communs ; 7. J’y ajouterais ceci (manière un peu arendtienne) : commun est ce qui fait apparaître des documents comme documents aux regards ou à l’écoute de singularités.
À plus tard, cher Marcello, pour quelques tours d’adresse.
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 16 Nov 2015 17:19
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric,
tes précisions sont convaincantes. D’accord pour l’idée d’échange direct : je dirais même que les conditions de l’échange sont déterminées par la communauté — tandis que Google les détermine préalablement. D’accord donc avec l’idée que la communauté ne doit pas préexister. D’accord finalement sur le fait qu’il doit y avoir production et échange de documents dans un espace et un temps communs. Par contre, je te trouve encore un peu injuste par rapport à Google. Il ne faut pas oublier que l’entreprise géante de Google naît avec une forte charge utopique : l’idée que l’on puisse mettre à disposition de tout le monde l’ensemble de la connaissance. Une utopie d’ouverture et d’échange total. Google naît pour faire apparaître des documents comme documents aux regards ou à l’écoute de singularités ! Google naît avec la volonté de créer un énorme espace commun, où il n’y aurait plus aucune barrière à la possibilité de circulation des contenus, où tout serait commun. Je suis profondément en désaccord avec l’idée que les usagers utilisent Google comme des toilettes publiques ; de façon plus ou moins consciente, l’emploi de Google correspond à une adhésion à ces valeurs d’ouverture et aussi aux valeurs sur lesquelles se basent ses classements (le site le plus linké est le plus pertinent, classement basé par ailleurs sur le citation index, à savoir un système de « méritocratie » universitaire à l’américaine). Il y a donc un partage de valeurs collectives qui se produisent et se déterminent au fur et à mesure que les usages se développent. Et c’est à partir de ces usages qu’on se rend compte du fait que, parmi les connaissances qui circulent, il y a aussi des connaissances sur les usagers qu’il est intéressant de vendre. Le modèle économique vient à la fin, non au début. Google n’a pas été créé pour produire de la richesse, mais pour réaliser un rêve collectif.
Pourtant, au moment même de sa création, ses fondateurs se sentent obligés de se donner une devise comme « don’t be evil ». Pourquoi ? Où ont-ils entrevu le mal ? Dans le fait qu’ils se sont rendu compte qu’ils allaient faire de l’argent ? Et que l’argent c’est mal ? C’est l’argent du privé qui rend impossible le commun ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 16 Nov 2015 19:26
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello,
Entendu, parlons Google. Il ne fait aucun doute que son émergence se fait dans un climat plutôt libertaire d’accès généralisé aux documents. Cependant, une idéologie (pas plus que des vœux pieux) ne fait un appareillage technique et une institution de publication. On voit quand même le résultat avec une opération comme Google Books dont le caractère le plus néfaste n’a pas été, à mes yeux, les atteintes aux droits d’auteur ou d’éditeur, mais le non-choix des éditions. En numérisant n’importe quelle édition disponible dans la bibliothèque avec laquelle ils avaient fait affaire, les gens de Google ont sauvagement réduit le rapport aux textes en imposant une édition qui risque de devenir la version de référence universelle sans vraie réflexion ni prise en compte des variantes éditoriales et en se basant sur une conception illusoire du texte imprimé : sa pseudo fixité. La mise à disposition totale est donc tout aussi illusoire.
On pourrait penser que le classement inspiré du « citation index » témoignerait justement d’une bonne façon d’organiser la nécessaire sélection et assurerait à ce niveau-là au moins une prise en compte d’interventions directes des usagers (par le simple fait de leurs visites enregistrées). Là encore, je crois que c’est une illusion partielle. Comme tu le sais, les textes qui peuvent intéresser ou stimuler le plus une personne ne sont pas forcément ceux qu’une majorité lit. Le modèle du « citation index » vaut peut-être dans les sciences (et encore ! on sait que les révolutions scientifiques proviennent plutôt de marginaux, qui créent du nouveau justement parce qu’ils n’ont pas lu et intégré ce que tous les autres ont reçu comme déterminant) ; je ne crois pas à sa généralisation comme modèle universel (il ne faut pas donner aux universitaires trop de poids !). On pourrait retravailler les notions proposées par Whitehead d’importance et d’expression : l’importance n’est pas l’intérêt en ce qu’elle est plus marque d’infini dans le fini, et l’importance doit entrer dans des régimes d’expression qui en sont les inscriptions dans les multiples détails des existences plurielles. Ainsi, on a la mesure possible de « perspectives » : ce que Google ne permet pas le moins du monde, car on n’y travaille qu’avec des sommes. C’est un peu comme si on ramenait la topologie à des calculs algébriques en oubliant que les notions de limite ou de voisinage y sont plus importantes que de simples additions (même complexifiées dans des algorithmes de types de visites ou de sites).
Je termine en soulignant que les toilettes publiques sont d’un intérêt vital pour nos besoins de circulation (dans la ville et dans nos corps), mais qu’elles sont aussi l’expression de valeurs sociales (pudeur, hygiène) et d’institutions organisant utilement la sphère publique ; ma comparaison n’était pas méprisante (enfin pas autant qu’on pourrait le croire…).
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 17 Nov 2015 07:51
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric,
tout à fait d’accord avec tes considérations sur les toilettes publiques. D’ailleurs il en faudrait davantage. J’essaie d’expliciter en quoi tes remarques montrent que Google ne produit pas du commun. 1. La mise à disposition totale est illusoire, car il n’y a pas de choix commun de ce qu’il faut mettre à disposition. Ou mieux : il n’y a pas du tout un choix. Cela me semble un point fondamental. C’est fondamental, justement parce qu’on ne peut pas demander à Google de le faire. Je suis d’accord avec ta critique de Google Books, mais je la tournerais autrement : ses livres ne peuvent pas être considérés comme une mise à disposition de documents pour la communauté, car ce n’est pas là sa mission. Google n’est pas une université, c’est une entreprise. Il peut demander à une bibliothèque universitaire l’autorisation de numériser l’ensemble de sa collection, mais il ne peut pas choisir ce qu’il faut numériser. Il peut se servir du travail intellectuel des autres, mais il ne peut pas en produire. Dans ce sens, Google Books est un outil merveilleux, et nous pouvons en remercier Google, mais ce n’est pas de la connaissance. Le problème est qu’il est utilisé comme s’il était de la connaissance — et donc ses livres deviennent une référence. Mais ce n’est pas la faute de Google. C’est nous qui devrions nous occuper de remplir l’espace numérique avec des éditions bien choisies — nous en tant qu’universitaires ou en tant que citoyens. 2. Pour le citation index aussi : le problème n’est pas tant la méthode, mais le fait qu’elle soit unique, décidée à l’avance et cristallisée. Tandis que, pour qu’il y ait du commun, il faut que les valeurs de sa production et de son classement soient continuellement l’objet d’une négociation collective. Encore une fois, le problème, ce n’est pas Google, mais notre incapacité à produire d’autres modèles — et cela non seulement dans l’espace numérique, mais aussi dans l’espace de l’institution universitaire, qui est en crise profonde de modèles de légitimation des contenus.
Tu serais d’accord pour dire que les communs sont tels parce qu’ils sont le fruit d’une négociation collective constante et continue ? Cela remet sur la table la dimension temporelle — et aussi la question de la performativité. L’espace numérique doit rester un espace mobile et dynamique : un espace temporalisé, un espace de la mélodie et non de la juxtaposition, pour utiliser les termes de Bergson. Et cette mélodie devrait être le fruit de la performativité collective et non de la structure prédéterminée d’une entreprise. Il y a là sans doute un bon degré de simplification, mais c’est peut-être une piste de réflexion. À toi,
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 17 Nov 2015 22:43
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello,
Ce que tu résumes à ta manière m’éclaire. De même que Whitehead pouvait nous aider à distinguer importance et intérêt, ou Bergson durée et temps spatialisé, ton insistance sur le fait que Google ne nous offre pas de la connaissance (même si on ne cesse d’en faire l’exemple central de la société du savoir dans laquelle nous serions censés vivre) me remet sur la piste de l’information. Pourrait-on dire que nous avons accès à des sommes colossales d’information dans l’espace numérique, mais qu’il reste encore à voir comment y organiser des poches de savoir et des situations de connaissance ? Si c’est le cas, quels seraient les exemples, pour toi, de ces poches et de ces situations ? Sans doute ton travail sur l’éditorialisation est une partie de cette quête, non ? Une manière accessoire consisterait aussi à faire une archéologie non seulement des savoirs comme le proposait Michel Foucault, mais de ce doublet information/savoir. Enfin, la performativité me paraît une piste importante à suivre, autant dans sa dimension temporelle que dans sa référence à l’action. L’espace numérique est fait d’actions d’écriture (depuis le codage indispensable jusqu’aux pages des sites que nous découvrons ou des courriels que nous échangeons) qui sont, en effet, des actions collectives au sens où, quand il s’agit de savoir, ces écrits sont adressés. C’est ainsi que je m’adresse à toi pour que nous réfléchissions ensemble.
eric