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Certes, la tentative à laquelle j’ai assisté est loin d’être parfaite encore, il y a des améliorations nombreuses à introduire dans l’appareil à disséminer les parfums ; c’est encore un art bien confus, et il faut s’exercer un peu pour distinguer des nuances parfois subtiles.

Mais je dois dire que j’étais arrivé très incrédule et que je suis parti convaincu, qu’il y a là quelque chose de vraiment nouveau, de vraiment curieux, capable d’intéresser vivement les blasés, peut-être même le public.

Maurice de Fleury, « Le Paris des Parisiens : L’Art des parfums II », Le Figaro : supplément littéraire du dimanche, 22 mars 1890.(Fleury 1890)

L’ère numérique et la multitude d’écrans dont elle s’accompagne tendent à renforcer la prééminence de la vue et de l’ouïe dans l’acquisition des savoirs, tandis que la subordination du toucher à l’obtention de contenus audiovisuels contribue à reconduire une hiérarchie des sens fort ancienne, au bas de laquelle se situent les deux sens chimiques : le goût et l’odorat. Ainsi, l’odeur est rarement pensée en termes d’information et le parfum n’est pas fréquemment considéré comme un outil de communication (Rasse 2016). De manière générale, l’olfaction peine à s’imposer, autant parmi les nouvelles technologies qui peuplent notre vie quotidienne que parmi les dispositifs de réalité augmentée. Encore peu satisfaisants, les procédés d’odorisation restent stigmatisés par les douloureux échecs du cinéma en odorama des années 1950[1] et, loin de paraître propices à susciter un effet de réel, ils renvoient généralement à un artifice kitch. Relevant de l’expérience individuelle davantage que de l’échange interpersonnel, les usages de l’olfaction visent donc le plus souvent à créer une sensation agréable et un sentiment de bien-être, voire à stimuler et à ancrer des réflexes de consommation (Proust 2006)[2] grâce à l’immédiateté du rapport entre olfaction, mémoire et émotions (Holley 1999).

Cependant, parallèlement à ces usages de l’olfaction qui relèvent essentiellement de pratiques ludiques, anecdotiques ou commerciales, se développent, depuis les années 1990, des démarches artistiques regroupées sous le terme générique d’art olfactif, qui invitent à reconsidérer le statut de l’olfaction (Jaquet 2015). Elles situent l’odorat au cœur de l’expérience esthétique, soit indirectement en évoquant des odeurs qui demeurent absentes comme les portraits olfactifs de Boris Raux, soit en proposant des installations dotées d’une dimension olfactive comme les sacs d’épices d’Ernesto Neto, soit enfin en créant de toutes pièces des odeurs. Pour son œuvre La collection (2016), l’artiste franco-québécoise Julie C. Fortier a ainsi imaginé un parfum composé exclusivement de notes agréables, mais très volatiles, tout aussi éphémères, selon l’artiste, que le plaisir du collectionneur. Lorsqu’il consiste en la création d’odeurs ou de parfums, l’art olfactif, déjà difficile à circonscrire, se rapproche de l’industrie de la parfumerie. Celle-ci, en contrepartie, en quête de reconnaissance pour ses créations qui ne bénéficient pas de la protection du droit d’auteur[3], utilise les modalités d’exposition de l’art contemporain, de sorte que plusieurs expériences muséales récentes ont consisté à présenter et à exposer comme des œuvres d’art des parfums tout d’abord destinés à être commercialisés. Les expositions Art of Scent (2012-2013, Museum of Arts and Design, New York) et Perfume: a Sensory Journey Through Contemporary Scent (2017, Somersethouse Gallery, Londres) ont ainsi convoqué les codes et les espaces de l’art contemporain pour présenter des parfums dont le nez plus que la marque était mis en valeur.

Toutes ces démarches s’appuient sur la conviction que l’odorat peut être à l’origine d’une expérience de nature esthétique. Cette manière d’exploiter, dans le champ de l’art, le potentiel de l’odorat a une longue histoire, dont l’écriture, depuis une vingtaine d’années, est prise en charge par des anthropologues tels que Constance Classen (1994) ou par des philosophes comme Chantal Jaquet (2010), mais aussi par les artistes eux-mêmes, qui cherchent à légitimer ainsi leur pratique et à la situer dans l’histoire de l’art. Camilla Nicklaus-Maurer, par exemple, a introduit dans le catalogue de son exposition Dig in! un panorama historique de l’art olfactif fondé sur plusieurs analyses d’œuvres (2016). De manière générale, l’histoire olfactive de l’art consiste à poser les jalons d’une évolution du rapport entre art et odeurs, soulignant la pertinence de sources telles que les allégories de l’odorat et les affiches publicitaires dédiées au parfum, mais aussi des expérimentations futuristes pour représenter les odeurs ou encore des propositions surréalistes pour intégrer les odeurs à leur projet artistique.

Or, cette histoire met en évidence le fait qu’à partir de la fin du XIXe siècle, les odeurs, jusque-là cantonnées au domaine de la représentation littéraire ou visuelle, voire des arts décoratifs, font une apparition concrète dans les arts (Riout 2011). Par exemple lors de la représentation théâtrale du Cantique des cantiques par Roinard en 1891, chaque tableau s’accompagnait d’une couleur, d’une tonalité musicale, mais aussi de la diffusion d’un parfum clairement identifié dans le programme. Le dispositif est ainsi décrit par Henry Fouquier, critique au Figaro:

Et, « pour synthétiser l’ambiance de rêve », les auteurs ont fait appel à la musique, au décor, aux parfums. Ils ont tenu compte, dans le décor, des nombres mystiques du Chandelier du Temple, de la valeur propre attribuée aux couleurs et aux parfums, aux lettres mêmes, d’après le vieux souvenir pythagoricien. L’allégresse de l’épouse, par exemple, est « orchestrée » de quadruple façon : par le verbe en i-é, luminé de l’o (blanc).

Par la musique : en ré.

Par la couleur : en orangé clair.

Par le parfum : en violette blanche.

Ce qui veut dire que le décor est orange, la symphonie en ré, que les i et les é ont une valeur spéciale dans la déclamation et que la salle est parfumée à la violette, grâce à un injecteur manié dans deux loges…

(Fouquier 1891)

De telles pratiques s’inscrivent dans un contexte de remise en cause des formes artistiques traditionnelles et participent d’une recherche de modes d’expression plurisensoriels touchant à l’imaginaire de la synesthésie et relevant du projet de créer un art total (Classen 2014, 195‑99). C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’a été étudiée l’initiative de Roinard, dont plusieurs chercheurs ont montré à quel point elle était ancrée dans une démarche symboliste[4].

Cependant, si l’on s’intéresse plutôt à cette pièce dans le cadre de l’histoire des sciences et des techniques, on se rend compte qu’elle n’a pas seulement été rendue possible par une évolution des conceptions de l’art et par une volonté de déplacer ses frontières. En effet, la création artistique en matière d’olfaction dépend aussi, en grande partie, des procédés de synthétisation et de diffusion des odeurs, de sorte qu’en ce qui concerne l’art olfactif, l’histoire esthétique est intriquée avec une histoire des dispositifs d’odorisation ou des médias olfactifs, mais aussi avec une histoire de la maîtrise des odeurs comme moyen de communication. Dans le cas de la pièce de Roinard, il apparaît clairement que les progrès techniques advenus à la fin du siècle ont été un adjuvant considérable, voire indispensable, à cette expérience artistique. Tout d’abord, la plupart des senteurs choisies évoquent des fleurs muettes – c’est-à-dire des fleurs dont on ne peut pas extraire l’essence et qu’il est donc impossible d’utiliser en parfumerie – et n’ont donc pu être créées qu’artificiellement soit par la combinaison d’essences, soit à l’aide de molécules synthétiques. À partir du milieu du siècle, en effet, la chimie offre la possibilité de produire des essences naturelles de bien meilleure qualité, mais aussi des parfums de synthèse très bon marché, susceptibles d’entrer dans le budget du théâtre d’art de Roinard (Briot 2015, 95‑129). Répandant dès 1889 une odeur agréable de muguet ou de jacinthe, le terpinol en constitue un bon exemple[5]. La chimie permet, en outre, de créer des parfums qui n’existent pas dans la nature et de s’affranchir ainsi des contraintes imposées par les matières premières, ce qui a transformé la pratique de la parfumerie, lui ouvrant des possibilités créatives et la libérant de l’imitation. Lorsque Huysmans, dans son roman À rebours, présente explicitement la création d’un parfum à laquelle se livre Des Esseintes comme une pratique artistique, il insiste justement sur le caractère artificiel des matières premières qui permet de penser la parfumerie en termes de mimesis et de composition. Il écrit :

Presque jamais, en effet, les parfums ne sont issus des fleurs dont ils portent le nom ; l’artiste qui oserait emprunter à la seule nature ses éléments, ne produirait qu’une œuvre bâtarde, sans vérité, sans style, attendu que l’essence obtenue par la distillation des fleurs ne saurait offrir qu’une très lointaine et très vulgaire analogie avec l’arome même de la fleur vivante, épandant ses effluves, en pleine terre.

Aussi, à l’exception de l’inimitable jasmin, qui n’accepte aucune contrefaçon, aucune similitude, qui repousse jusqu’aux à peu près, toutes les fleurs sont exactement représentées par des alliances d’alcoolats et d’esprits, dérobant au modèle sa personnalité même et y ajoutant ce rien, ce ton en plus, ce fumet capiteux, cette touche rare qui qualifie une œuvre d’art.

(Huysmans 1884, 150)

L’esthétisation du parfum mise en œuvre par Huysmans joue avec la définition et les frontières de l’art tout en valorisant les enjeux artistiques liés à la composition des fragrances, qui constituent en quelque sorte le médium de l’art olfactif. Menée dans le cabinet de toilette de Des Esseintes qui est présenté, de façon subversive, comme un véritable atelier, l’expérience de création olfactive décrite dans À rebours insiste non seulement sur le caractère artistique de la démarche, mais aussi sur la complexité des matières premières convoquées et de leur agencement. Elle nécessite en outre un certain nombre d’instruments - vaporisateurs, ventilateurs, éventails, etc. - destinés à répandre et à dissiper les fragrances ainsi composées. Au-delà de l’énumération des instruments spécifiques nécessaires à une nouvelle forme d’art, on trouve là l’expression des enjeux des développements techniques de la fin de siècle en matière de diffusion de parfums. Alors que, comme son nom l’indique[6], le parfum était traditionnellement brûlé, l’Ancien Régime privilégiait un usage statique consistant à parfumer un objet comme un mouchoir, un sachet ou un pot-pourri, de manière à ce qu’il transmette ses émanations par proximité ou par contact. La fin du XIXe siècle, en revanche, est marquée par l’apparition de toutes sortes d’instruments destinés à insuffler un mouvement propice à la diffusion du parfum (Krueger 2014). Répondant aux conceptions hygiénistes concernant la circulation de l’air (Corbin 1982) et au développement de la parfumerie alcoolique (Briot 2015, 88), ces diffuseurs de parfums se déclinent sous les formes les plus diverses : éventails parfumés, odorisateurs, lance-parfums, seringues à parfums ou encore le vaporisateur, utilisé dès le début du siècle (Brillat-Savarin 1928, 350), et dont l’usage commence à s’imposer dans les années 1870.

Or, encore plus que les parfums eux-mêmes, ce sont justement ces vaporisateurs utilisés par Roinard pour odoriser Le Cantique des cantiques qui ont le plus suscité l’ire de la critique. En effet, l’usage, au théâtre, d’un objet généralement circonscrit au contexte de la toilette et donc de l’intimité a semblé ridicule et a alimenté la mauvaise réception de la pièce. Roinard convenait lui-même que l’instrument choisi pour la diffusion des parfums n’était pas adapté à ses ambitions et qu’il aurait préféré brûler l’ensemble des senteurs de manière à souligner la référence à la tradition religieuse dans laquelle s’inscrit le parfum. Selon le journal de Jules Renard (23 décembre 1891), il aurait tenu à ce sujet les propos suivants :

— J’ai été très content de ma soirée, en somme, dit Roinard. Le Cantique des Cantiques est une chose nouvelle. Avec Salomon derrière moi, je n’avais pas peur, mais avec tout autre je n’aurais pas osé faire ça. Ma machine des parfums qu’on a tant blaguée (blague de bon aloi !) m’est venue naturellement. Ça pue le parfum, dans le Cantique. Seulement, il m’aurait fallu un calorifère, tout au moins un poêle, où ces parfums eussent pu cuire. Au lieu de ça, on m’a donné un monsieur avec un vaporisateur dans une loge. D’ailleurs, quelle soirée ! Tout le monde m’était hostile. Vous comprenez qu’on sentait là quelque chose de neuf. J’ai peint les décors moi-même : j’en suis de 500 francs de ma poche… 

(Renard 1960, 106‑7)

L’encens brûlé dans le trou du souffleur au début de la pièce n’a d’ailleurs pas fait l’objet des quolibets que la critique a adressés aux parfums vaporisés. Ce décalage entre l’usage quotidien du parfum qui relève d’une recherche d’agrément et son inclusion dans le domaine de l’art repose donc en partie sur les moyens de diffusion du parfum qui doivent être en adéquation avec le projet dans lequel ils s’inscrivent.

Ce constat reste d’actualité : alors que la captation et la restitution d’odeurs semblent être aujourd’hui d’une très grande précision, les techniques d’odorisation ne paraissent pas satisfaisantes et posent encore problème alors que l’art olfactif reste dépendant de l’usage de médias permettant une diffusion efficace (Jaquet 2015). Ainsi, du point de vue de l’histoire des médias, s’établit une correspondance singulière entre deux fins de siècle : entre d’une part, les recherches actuelles menées par les artistes olfactifs à l’ère numérique pour maîtriser la création et la diffusion de parfums et, d’autre part, les expériences nées des développements scientifiques et techniques qui ont fait naître la parfumerie moderne à la fin du XIXe siècle.

Écrire une histoire de l’art olfactif attentive aux enjeux des médias fait émerger des éléments récurrents qui instaurent un dialogue entre les deux périodes et relativisent la nouveauté que l’on prête à l’art olfactif contemporain. Ainsi, motivé par l’analogie entre les sons et les odeurs qui ont longtemps été considérées comme des ondes (Briot 2015, 97‑101), un imaginaire du concert de parfums habite l’ensemble de cette histoire, la peuplant depuis le XVIIe siècle d’instruments à odeurs[7]. Cet imaginaire impliquant de composer des œuvres olfactives qui se déploient dans le temps est encore présent aujourd’hui ; on en retrouve la trace dans des expérimentations récentes telles que l’Osmodrama, ainsi que dans le vocabulaire de la parfumerie, domaine dans lequel on parle d’orgues à parfum, de composition, d’harmonie, etc. Cependant, les progrès de la science ont mis à mal les analogies entre odeurs, sons et couleurs. Si certains artistes olfactifs exploitent encore les correspondances avec les arts s’adressant aux autres sens, faisant allusion, comme souvent chez Peter de Cupere par exemple, aux œuvres canoniques des arts visuels, la tendance dominante de l’art olfactif actuel consiste à valoriser ce qui fait la spécificité de l’olfaction par rapport aux autres sens et donc à souligner son rapport à la mémoire, aux émotions et surtout à l’intimité.

Ce dernier point est particulièrement significatif de la spécificité de l’art olfactif contemporain, qui exploite les particularités de l’odorat, sens de proximité nécessitant l’absorption, l’intériorisation des odeurs perçues. Ainsi, pour sa performance Songe et Souci, Julie C. Fortier recrée, au terme d’un long travail d’échange et de dialogue, les souvenirs olfactifs qui lui ont été confiés, partageant et donnant à partager une évocation intime. Jouant également avec l’intimité que peut suggérer l’olfaction, plusieurs artistes olfactifs convoquent les émotions suscitées par la proximité physique en faisant appel aux odeurs corporelles. L’exposition de Sissel Tolaas intitulée The Smell of Fear - The Fear of Smell,(https://old.researchcatalogue.net/view?weave=1036) par exemple, confronte le spectateur à l’odeur de la sueur de grands phobiques et, par conséquent, à sa propre peur des odeurs. La réflexion sur l’intimité corporelle que stimule la proximité impliquée par l’olfaction n’est pas seulement présente dans l’art olfactif contemporain. On la rencontre aussi dans le domaine de la parfumerie à travers des créations comme Sécrétions magnifiques qui font allusion à l’odeur du sang, du sperme, de la sueur et de la salive. En outre, les enjeux de la proximité exploités par ce travail mené autour de l’odeur des sécrétions habitent non seulement les modalités de diffusion, mais aussi les procédés d’extraction. Ainsi, lors d’une exposition de Martina Wawrzyniak, Smell me, le public a pu expérimenter une installation isolant une personne dans un espace clos où était diffusée l’odeur corporelle de l’artiste, parfum dont la captation – par enfleurage – est décrite dans le catalogue de l’exposition où cette dernière est photographiée couvertes de bandelettes enduites de graisse.

Si les technologies, les mœurs, les conceptions et pratiques artistiques rendent aujourd’hui possibles de telles pratiques qui nous apparaissent ancrées dans l’actualité des arts et du rapport au corps, elles n’en reposent pas moins sur un imaginaire ancien. Cet imaginaire, qui concerne non seulement l’odeur du corps, mais aussi sa médiatisation, est au cœur du roman de Patrick Süskind, paru en (1985). Il a largement contribué à stimuler l’intérêt pour l’olfaction dont on a observé les manifestations artistiques[8].

Cet imaginaire semble directement lié à la période fin-de-siècle, durant laquelle les progrès de l’hygiénisme et la modernisation de l’industrie de la parfumerie ont conjointement modifié en profondeur notre rapport aux odeurs corporelles. En effet, parallèlement au contrôle olfactif qui touchait les corps (Wicky 2014), s’épanouit alors un imaginaire érotique conférant un pouvoir singulier au parfum du corps des femmes (Borloz 2015). Ce pouvoir, qui prend notamment appui sur l’analogie rebattue entre ce que l’on appelait alors « la femme » et les fleurs, est un véritable lieu commun de la seconde moitié du XIXe siècle. Il s’exprime dans les anecdotes historiques, le discours commercial, la littérature, et prend une ampleur toute particulière dans le discours médical, ce dont suffisent à rendre compte les titres des publications de l’époque : Le parfum de la femme et le sens olfactif dans l’amour d’Augustin Galopin (1886), de l’Étude critique des odeurs et des parfums : leur influence sur le sens génésique, thèse de doctorat d’Étienne Tardif (1898), ou encore de La volupté et les parfums ; rapport des odeurs avec le sens génital, le parfum naturel de la femme de Jean Fauconney (1903). Dans un tel contexte, on a bien sûr souhaité extraire, synthétiser et restituer le parfum naturel de la peau des femmes, prêtant parfois un tel pouvoir à la parfumerie. C’est le cas chez Huysmans, où l’œuvre olfactive créée par Des Esseintes sait évoquer le désir et le plaisir :

Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie d’essences humaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, le stéphanotis, l’ayapana, l’opoponax, le chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage qu’ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent au plein soleil.

(Huysmans 1884, 156‑57)

Les possibilités ouvertes par les progrès de la parfumerie ont considérablement stimulé cet imaginaire fin-de-siècle de l’odeur corporelle. En effet, celui-ci a trouvé un lieu d’expression particulier dans la littérature d’anticipation, dont les fictions n’ont pas manqué de proposer la résolution du mystère scientifique que constituait encore l’olfaction à la fin du XIXe siècle. Mais ces fictions anticipatives ont aussi exploité la possibilité de maîtriser les odeurs corporelles, auxquelles on prêtait un si grand pouvoir. Robida, par exemple, imagine un usage militaire des miasmes, similaire à celui des armes bactériologiques (1892). Villiers de L’Isle-Adam, quant à lui, a mis en scène dans son roman L’Ève future le savant Edison, créant de toutes pièces la réplique d’un être humain. Celui-ci restitue la sensation de sa présence en ajoutant à l’Andréide Hadaly le parfum personnel d’Alicia, la femme aimée de Lord Ewald, femme, quant à elle, bien humaine, à partir de qui avait été « photosculpté » le robot. Le savant porte un soin particulier au parfum naturel de la réplique d’Alicia, ainsi qu’il s’en explique au jeune Lord :

Il convient de s’inquiéter de l’intime, vague et personnelle émanation, mêlée à ses parfums habituels, qui flottent autour de celle que vous avez aimée.

C’est, pour ainsi dire, l’atmosphère exquise de sa présence, l’odor di femina de la poésie italienne. Enfin, chaque fleur féminine a sa senteur qui la caractérise.

Vous avez parlé d’un chaud parfum dont le charme vous troublait, autrefois, et vous éblouissait le cœur. ― Au fond, c’est l’attrait, particulier pour vous, caché dans la beauté de cette jeune femme, qui animait ainsi d’idéal le charme de cette senteur charnelle, ― puisqu’un indifférent y fût demeuré fort insensible.

Il s’agit donc, tout d’abord, de se rendre maître de la complexité de l’odeur charnelle en sa chimique réalité : (le reste étant l’affaire de votre sentimentalisme). Nous procédons, oh ! tout simplement comme le parfumeur procède pour traduire les divers arômes des fleurs et des fruits. On obtient l’identité. Vous allez voir comment tout à l’heure.

(Villiers de L’Isle-Adam 1886, 255‑56)

Le matérialisme qui gouverne la pensée d’Edison est très sensible dans ce texte, où les mystères de la séduction amoureuse sont ironiquement rapportés à des phénomènes physiques, voire à des réflexes animaux. Triviale, l’odeur de la femme aimée n’apparaît séduisante que parce qu’elle fait l’objet d’une projection de la part de l’amoureux. Poursuivant, le savant détaille ainsi les étapes de la démarche accomplie par le Docteur Samuelson pour reproduire artificiellement l’odeur corporelle d’Alicia, après avoir obtenu d’elle, par un mensonge, qu’elle prenne des bains chauds :

Une fois la transpiration obtenue, il recueillera, comme on recueille les acides au papier de tournesol, en des appareils très sensibles, les vapeurs totales des émanations corporelles de cette jeune femme, et ceci des pieds à la tête, en isolant chacune des parties transpirantes.

Puis il en analysera, chez lui, les précipités, à tête reposée. Une fois les équivalents chimiques relevés, il réduira simplement en formules les divers parfums de cette aimable créature. ― Nul doute qu’il n’arrive à des approximations infinitésimales, à un dosage tout à fait exact.

Ce résultat bien obtenu, on le fluidifie et l’on en sature la Carnation par un procédé de volatilisation, le tout membre à membre et en se conformant aux nuances de la Nature, ― comme, avons-nous dit, un habile parfumeur sature une fleur artificielle de l’odeur correspondante. ― Ainsi, le bras d’en haut est embaumé du tiède et personnel parfum de son modèle.

Dès lors, la Carnation, ainsi imbue de ces parfums et ceux-ci une fois recouverts par l’Épiderme, y demeurent plus indélébiles qu’en un sachet. Le reste, l’Idéal, vous le fournirez vous-même. Et je vous dis que ce diable de Samuelson a trompé, déjà plusieurs fois, sous mes yeux, l’odorat d’un animal, à force de vérité dans ses dosages : je l’ai vu contraindre un basset à s’acharner, en aboyant, et à mordre sur un morceau de chair-artificielle frotté des simples équivalents chimiques du fumet d’un renard !

(Villiers de L’Isle-Adam 1886, 256‑58)

Il est tentant de faire de ce texte une lecture identifiant les innovations techniques utilisées à l’époque dans le domaine de la parfumerie, la référence au sachet, par exemple, inscrit le procédé décrit dans la lignée de pratiques traditionnelles. Pour notre propos, notons que l’auteur convoque dans son récit démiurgique des techniques de captation et de diffusion des odeurs parallèlement à des techniques d’enregistrement et de diffusion d’images, de volumes et de sons. L’odorat et sa médiation trouvent ainsi une véritable place dans l’appréhension du réel et dans la création, il apparaît indispensable à l’illusion. Villiers de L’Isle-Adam, à travers la perspective matérialiste d’Edison, oppose le caractère trivial de l’odeur corporelle, réductible à des expédients chimiques, à l’idéal amoureux du jeune lord. Il exploite ainsi l’opposition entre le caractère évanescent de l’odeur et son origine matérielle. Ce contraste entre le commun et le divin est similaire à celui sur lequel repose la critique adressée à Roinard : dans le contexte de la représentation du Cantique des cantiques, l’usage des vaporisateurs contrevenait à la référence religieuse pour introduire la trivialité de l’accessoire de toilette. La critique, comme Villiers de L’Isle-Adam, a exploité ce contraste. En effet, l’Ève future n’exhale pas seulement la réplique exacte du parfum corporel d’Alicia, son haleine dégage également une odeur de rose qui, seule, la distingue des êtres humains. Expliquée dans le roman par des enjeux techniques liés au fonctionnement de l’Andréide, cette odeur de rose n’est pas sans rappeler celle de la statue imaginée par le sensualiste Condillac dans sa fiction philosophique[9]. Destinée à se représenter l’acquisition de connaissances par les sens, cette vue de l’esprit situe, à cet égard, l’odorat au bas de la hiérarchie des sens, elle montre aussi qu’il n’y a aucun savoir qui ne soit acquis par l’expérience des sens et invalide donc la possibilité d’un savoir inné, divin. Alors que l’encens semblait propice à la communication avec les dieux et que l’odeur de sainteté se présentait comme une manifestation divine, les techniques destinées à utiliser les odeurs corporelles permettent, à chaque fin de siècle, qu’il s’agisse des fictions du XIXe siècle ou de l’art olfactif du XXe siècle, d’introduire dans la création la matérialité et la trivialité du corps, mais aussi d’évoquer les modalités de l’idéalisation amoureuse. Ainsi, dans son œuvre de 1995, Perspiration : Olfactory Portrait, Jana Sterbak a fait reproduire par des parfumeurs l’odeur corporelle de son amant, exploitant de cette manière la faculté des odeurs à figurer une présence ainsi que la dimension érotique qu’elles peuvent revêtir, dans la mesure où elles évoquent le corps, la peau et la proximité nécessaire, en principe, pour les sentir. Ces deux caractéristiques propres aux odeurs corporelles sont situées au cœur de l’odorisation de l’Andréide imaginée par Villiers de L’Isle-Adam bien que cette dernière n’ait pas la vocation d’être une œuvre art, mais plutôt une performance technique, destinée à tromper.

De ces quelques exemples, il ressort que l’histoire de la dimension médiatique de l’art olfactif, envisagée dans la perspective de l’archéologie des médias, introduit une lecture bien différente de l’art olfactif contemporain que celle suggérée par son inscription dans l’histoire des arts visuels. Cette histoire substitue à l’évolution des pratiques artistiques et aux progrès techniques, un imaginaire qui perdure dans le temps, laissant une place importante au corps et à l’individu et situant l’odorat entre la trivialité et l’idéal, entre l’intime et le social, entre l’individuel et le collectif. Aussi difficile que puisse sembler la transposition au domaine de l’olfaction de la notion de média, élaborée pour d’autres usages sensoriels, interroger la dimension médiatique de l’art olfactif permet de poser de façon encore plus aiguë la question inhérente à l’olfaction : celle de la distance, et donc des relations à autrui et de la commensurabilité du monde.