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Cet article se propose de mettre en dialogue l’historiographie et la théorie des genres littéraires, deux disciplines qui font rarement l’objet d’une étude comparée – en dépit des analogies dont témoignent leur évolution parallèle durant les décennies 1970 à 2010 – à travers l’étude de deux ouvrages théoriques parus à dix années d’intervalle : soit Le fil et les traces : vrai faux fictif de Carlo Ginzburg (Ginzburg 2010 b) et Fait et fiction : pour une frontière (Lavocat 2016).

Bien que ces domaines d’études aient tous deux été traversées d’interrogations similaires portant sur les « frontières de la fiction » à l’époque contemporaine, leur rapprochement peut néanmoins sembler curieux. Tandis que la critique des thèses de Hayden White par les historiens de l’Holocauste[1] a marqué un tournant décisif dans le champ des études historiques au courant des années 1990 en faveur des théories différentialistes affirmant la possibilité – et la nécessité – d’opérer une distinction entre discours référentiels et discours fictionnels, et entre « fait » et « fiction », ce sont en revanche les théories monistes qui dominent le champ des études littéraires, sans que la dissolution croissante de l’autobiographie en autofiction, ou de la biographie en « biofiction », ne fasse visiblement l’objet de considérations éthiques.

Or, en établissant une synthèse exhaustive de ces débats, l’ouvrage de Françoise Lavocat[2] met en lumière l’existence d’un groupe de narratologues qui refusent justement, pour des raisons éthiques, le postulat searlien voulant qu’« il n’y [ait] pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permette d’identifier un texte comme une œuvre de fiction » (Searle 1982, 109). Les essais de Carlo Ginzburg révèlent pour leur part que la prise en compte du caractère narratif de l’historiographie n’implique pas l’adéquation entre narrativité et fictionnalité défendue par ce que David Herman a appelé la narratologie postclassique (Herman 1999).

Aujourd’hui, il me semble d’autant plus important d’étudier les recoupements entre l’historiographie et la théorie des genres littéraires que l’hétérogénéité des pratiques discursives qui domine l’environnement numérique incite les internautes à devoir adopter simultanément plusieurs postures interprétatives dans leur vie quotidienne. L’utilisation régulière d’un réseau social comme Facebook constitue un bon exemple de cette hybridation, dans la mesure où le fil de nouvelles de cette plateforme juxtapose des micro-récits de vie, tirés des profils des « amis » de chaque internaute, et des articles informatifs traitant de sujets très variés, allant de la politique à l’environnement, en passant par la circulation de nouvelles locales et internationales.

Bien que la circulation d’informations dans un contexte numérique s’effectue selon des modalités spécifiques qui ne traduisent pas nécessairement l’expérience herméneutique à laquelle on s’expose en effectuant une lecture « livresque », de récentes recherches en narratologie tendent à démontrer que, dans les trente à quarante dernières années, la construction culturelle de la référentalité et de la fictionnalité a fait l’objet de transformations rapides, qui ne se limitent pas à un seul médium. L’adoption de techniques de « reconstitution dramatique » dans les documentaires témoigne à cet égard des problèmes pouvant résulter de cette transversalité interprétative, et c’est pourquoi elle fera l’objet d’une brève étude de cas au sein de cet article.

Distinguer entre « fait » et « fiction ». Un problème de classification générique ?

Je n’ai pas l’ambition de présenter ici, de manière exhaustive, les problématiques explorées par Françoise Lavocat dans son importante étude intitulée Fait et fiction : pour une frontière, parue en 2016 (Lavocat 2016). Comme je l’ai mentionné, celle-ci constitue une synthèse des récents débats portant sur les différentes stratégies adoptées pour établir une distinction entre « fait » et « fiction », énoncé fictionnel et énoncé référentiel, dans une perspective argumentative qui s’oppose à ce qu’elle appelle la « mouvance panfictionnaliste » dont elle propose un bref survol historique, depuis la parution du « Discours de l’histoire » de Roland Barthes en 1967, jusqu’à la réception des thèses de Hayden White par les historiens de l’Holocauste au début des années quatre-vingt-dix.

L’étendue de sa recherche, de même que la complexité des débats qu’elle expose, est telle que nous pourrions aborder la question de la différentiation entre « fait » et « fiction » chez Françoise Lavocat à travers le filtre de nombreuses disciplines, à l’instar des sciences cognitives, de la philosophie, ou encore de l’analyse politique. J’ai cependant choisi de présenter cet ouvrage en lien avec la théorie des genres littéraires puisqu’il m’a semblé qu’il mettait directement en rapport la capacité qu’aurait un lecteur de se prononcer sur le statut, référentiel ou fictionnel, d’un énoncé donné, et la facilité avec laquelle il peut reconnaître le genre littéraire auquel appartient l’énoncé en question.

Or un tel constat implique que les classifications génériques seraient chargées d’une valeur aussi bien normative que morale, dans la mesure où elles détermineraient les conditions nécessaires qui sous-tendent une interprétation correcte (c’est-à-dire non-erronée) de toute production discursive, que celle-ci soit ou non de facture littéraire.

La fonction normative des classifications génériques est certes plus aisée à identifier que leur valeur morale. En dépit de l’hybridité généralisée dont témoignerait la production littéraire contemporaine, celle-ci s’effectue dans le cadre de conventions culturelles globalement stables, dont les changements à travers le temps ne modifient pas sans difficulté les critères de reconnaissance de la fictionnalité ou de la référentialité au sein d’un contexte culturel donné.

C’est ce qu’illustre à mon avis de manière exemplaire la lente lexicalisation du néologisme « autofiction », lequel – si l’on se fie à l’analyse qu’en fait Philippe Gasparini dans son essai consacré à ce genre – aurait mis « vingt ans à entrer dans le vocabulaire journalistique » (Gasparini 2008, 69). Cela correspond au délai qui s’est écoulé entre la parution initiale, en 1977, de la « prière d’insérer » du « fils monstrueux » de Serge Doubrovsky, dont la valeur de manifeste est passée pour ainsi dire inaperçue par la critique de l’époque, et celle où la Revue des libraires a affiché ce néologisme en couverture pour son numéro de l’été 1998 ; « signe indubitable », selon Gasparini, « qu’il désignait désormais un genre identifiable et largement consommable comme tel par le grand public[3] ».

La consécration de ce terme a cependant fini par modifier l’horizon d’attente de l’autobiographie, ce qui implique que les entreprises de théorisation de l’autofiction ont globalement modifié la manière dont on conceptualise les rapports entre auteur, narrateur et personnage, dont la stricte adéquation identitaire était, dans les années 1970, une condition sine qua non de la référentialité de l’écriture autobiographique. Or j’emprunterai ici les termes de Martin Löshnigg, qui indique que « l’autobiographie ne peut plus être perçue [désormais] en tant que reconstitution rétrospective d’une identité déjà formée », comme c’était le cas dans le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune, « mais devrait plutôt être considérée comme un acte fondateur de cette identité[4] ».

Plus récemment, une enquête portant sur l’usage des réseaux sociaux dans l’Italie du Sud-Est (Nicolescu 2016, 31‑60) révèle similairement que, dans un environnement numérique, les adolescents tendent à apprécier la possibilité qu’offre une plateforme comme Facebook de modifier l’image que l’on projette de soi dans le but de se créer une identité « fidèle à sa propre nature », même dans les cas où cette identité ne correspondrait pas du tout à celle que l’on adopte dans la vie quotidienne. L’auteur, Razvan Nicolescu, rapporte que, alors que 20% des adolescents qu’il a interviewés se sont plaints des restrictions qu’opère Facebook dans le domaine de la vie privée, seuls 10% des répondants ont considéré que la création de faux profils constituerait un problème dans l’utilisation des réseaux sociaux, puisque l’autenticité ne représenterait pas une qualité essentielle au type d’intéractions qu’ils rechercheraient dans un environnement virtuel[5].

Du modèle binaire vers un modèle « analogique »

En nous penchant davantage sur les modèles analytiques qui sous-tendent cette évolution dans la réception des corpus autobiographique et autofictif des quarante dernières années, l’on remarquera que l’articulation entre la « vie » et l’écriture n’est plus pensée selon un modèle binaire, mais bien selon ce que Marie-Laure Ryan a appelé un modèle « analogique », lequel envisage la distinction entre fictionnalité et référentialité en termes de degrés. Autrement dit, un discours peut donc être perçu comme étant plus ou moins fictionnel ou plus ou moins référentiel, plutôt que d’appartenir exclusivement à l’une ou l’autre de ces catégories, qui seraient départagées par une frontière nettement délimitée :

Le modèle digital considère les modes fictionnel et non fictionnel de la lecture comme les deux voies d’un aiguillage ferroviaire : le lecteur peut soumettre un texte donné à chacun des deux modes. Le sous-titre générique nous aiguille dans une voie ou dans une autre, mais il est toujours possible d’ignorer l’intention de l’auteur ou de sauter d’une voie à l’autre. (…) Un tel changement de voie ne peut être expliqué dans un modèle analogique, puisque l’idée d’un axe linéaire continu présuppose soit un seul mode de lecture susceptible de degrés, soit deux modes qui croissent et décroissent aux dépens de l’autre.

(Ryan 2001, 33)

À la différence des théories binaires qui supposent que les lecteurs doivent toujours choisir entre une interprétation fictionnelle ou une interprétation non-fictionnelle des énoncés dont ils sont les récepteurs, sans admettre qu’il puisse y avoir de chevauchement entre ces deux modes de lecture, il semblerait que les modèles « analogiques » décrivent plus efficacement l’expérience de déchiffrement des énoncés factuels et fictionnels auxquels sont confrontés les lecteurs du XXIe siècle.

Il est en effet quelque peu irréaliste de supposer que l’ensemble des artéfacts verbaux que nous absorbons ferait l’objet d’une réflexion menant à un positionnement herméneutique de notre part. Pour ne donner qu’un exemple de la masse d’informations quotidiennes auxquelles nous sommes exposés, en 2009, dans un ouvrage portant sur la consommation de l’« Histoire » à l’époque contemporaine, Jerome de Groot rappelait que les bases de données marketing estiment qu’un adulte vivant dans un pays occidental voit en moyenne entre 150 et 3000 publicités par jour[6], une moyenne qui doit probablement avoir augmenté depuis cette date.

Consuming History démontre en outre, de manière plus significative, que les stratégies de commercialisation des produits « historiques » peuvent différer considérablement selon les pays, ce qui soulève parfois des problèmes juridiques lorsque l’adoption de techniques de narration fictionnelles au sein d’un genre référentiel introduit un brouillage générique qui ne correspond pas aux attentes du public local. Cette résistance à l’égard de l’hybridation des marqueurs de fictionnalité et de référentialité est particulièrement frappante lorsque Jerome De Groot compare, au moyen d’une analyse de cas, la réception britannique et canadienne des techniques de « reconstitution dramatique » dans les documentaires, lesquels font l’objet d’un emploi de plus en plus courant depuis le début des années 1990.

Résistance envers l’hybridité des marqueurs de référentialité et de fictionnalité. L’exemple de The Valour and the Horror (1992) et des documentaires britanniques

Diffusée en 1992 par Radio-Canada, la série de trois documentaires intitulée The Valour and the Horror a fait l’objet d’une controverse majeure lorsque des vétérans de la Seconde Guerre Mondiale ont poursuivi les producteurs pour diffamation. Les vétérans accusaient notamment Brian et Terence McKenna de présenter une version biaisée des faits qui suggérait, par exemple, que des crimes de guerre impunis avaient été perpétrés par des soldats canadiens lors du débarquement de Normandie en 1944.

Bien que la poursuite pour diffamation n’ait pas donné de suites, il est intéressant de noter, compte tenu de notre objet d’étude, que les plaignants ont particulièrement condamné les techniques de re-enactment, ou de reconstitution dramatique de lettres et de journaux de bord de l’époque qui avaient été intégrées au scénario de ces documentaires afin de mettre l’accent sur certaines scènes particulièrement poignantes de la narration[7].

Or De Groot prend le soin de souligner que dans d’autres contextes – certes plus tardifs –, comme dans le cas de la série documentaire de Simon Schama portant sur l’Histoire de la Grande-Bretagne (laquelle a fait l’objet d’une diffusion en quinze épisodes par la BBC dans les années 2000 à 2002), ou encore dans le cas d’une série portant sur la monarchie anglaise présentée par David Starkey (et diffusée en Grande-Bretagne entre 2004 et 2006), les mêmes techniques de re-enactment, ou de « reconstitution » du passé qui avaient été employées par Brian et Terence McKenna dans The Valour and the Horror ont fait, pour leur part, l’objet d’un accueil extrêmement favorable.

Qui plus est, l’analyse de Jerome De Groot démontre, en comparant les styles « décontracté » de Schama et « sérieux » de Starkey, qu’indifféremment des stratégies adoptées par ces présentateurs pour maintenir l’intérêt de leur auditoire envers la série[8], l’habitude d’adapter pour la scène les éléments présents dans leur narration a largement contribué au succès de ces productions télévisuelles. À leur tour, ces dernières ont d’ailleurs assuré à Schama et à Starkey une célébrité qu’ils auraient difficilement pu conquérir à titre d’historiens plutôt que de storytellers, ou de « faiseurs d’histoires ».

À en croire l’analyse de Jerome De Groot (De Groot 2009, 159), l’inflexion « fictionnelle » et « performative » du documentaire britannique contemporain aurait suscité, à l’égard des figures historiques présentées par Schama et Starkey, un sentiment d’empathie que le recours à un appareil critique « académique » ou universitaire n’aurait pas su provoquer auprès d’un auditoire aussi large. Un tel constat s’impose avec encore plus de force dans le cas de la série 100 Greatest Britons (ou « Les 100 plus grands Britanniques de l’Histoire »), laquelle se présentait sous la forme d’un concours au terme duquel les téléspectateurs étaient invités à déterminer quelles étaient les figures les plus importantes de leur histoire nationale, en votant non seulement pour Churchill, Newton, Shakespeare ou Darwin, mais également pour les présentateurs de chaque émission qui auront su – ou non – provoquer la sympathie du public contemporain envers ces personnages.

L’importante composante rhétorique de cette « historiographie populaire » expliquerait comment une figure quasiment inconnue telle que l’ingénieur Isambard Kingdom Brunel, présenté par un animateur de télévision charismatique du nom de Jeremy Clarkson, a pu se retrouver en seconde place de cette compétition. Dans le dernier épisode diffusé le 24 novembre 2002, Michael et Lucy Moore semblent avoir ressenti le besoin de justifier certaines de ces stratégies rhétoriques en expliquant que le recours à l’adaptation dramatique permettait de rendre justice aux personnes qui ont vécu dans un passé plus lointain :

Les stock-shot et la reconstitution étaient, pour beaucoup de porte-paroles [de ces personnages], un élément clé des épisodes car ils permettaient aux téléspectateurs de visualiser les sujets de l’émission et de s’identifier à eux : « parce qu’on ne dispose pas d’images d’archives de ceux [qui ont vécu il y a de cela plusieurs siècles] ils paraissent très lointains et les gens croient qu’ils étaient moins sophistiqués ou moins capables » ; « ils semblent avoir perdu toute pertinence aujourd’hui[9] ».

Selon De Groot, cette manière inherently phoney (ou « fondamentalement fausse ») de présenter des faits historiques serait tout aussi subjective, et tout aussi biaisée, que toute autre technique à laquelle peut avoir recours l’historien professionnel dans la construction de ses récits[10].

La critique du panfictionnalisme, une charge dissimulée contre le postmodernisme ?

Pour revenir à la « valeur morale » des classifications génériques dans le contexte des débats portant sur les frontières de la fiction, j’estime que ces exemples démontrent que le choix d’accepter certaines techniques narratives comme faisant intégralement partie de discours factuels n’est pas neutre, car les entreprises de théorisation générique sont souvent à l’origine des modèles théoriques à l’aide desquels est pensée la distinction entre « vérité » et « mensonge » ou « fabrication ». En d’autres termes, l’une des idées centrales qui se dégage de l’ouvrage de Françoise Lavocat, tel que j’ai proposé de le lire à la lumière de la théorie des genres littéraires, c’est que quelle que soit l’origine d’un discours, sa classification générique fonctionnerait à titre de garante de l’intention de l’auteur, conformément à une perspective théorique qui ne conçoit pas le langage comme un système autonome aboutissant à la création d’univers autopoïétiques, mais bien comme étant le support d’un acte de communication pourvu d’une intentionnalité.

L’on remarquera qu’une telle défense du « différentialisme » n’est pas dépourvue d’intentions polémiques. Si l’argumentation de Françoise Lavocat converge vers une critique de ce que cette auteure appelle le « panfictionnalisme », elle s’oppose également à une notion beaucoup plus vaste qui a fait l’objet de nombreuses analyses sous les noms de « postmodernisme » ou de « poststructuralisme », devenus interchangeables lorsqu’on y associe une série de topoï qu’illustre bien la citation suivante, tirée d’un article de Charles Newman :

Il [le postmodernisme] est férocement dévoué à conserver l’intégrité de l’expression verbale autonome et résiste fermement aux pressions extralittéraires qui ont toujours pesé sur la fiction comme genre. Il reconnaît que ses matériaux de base sont irrémédiablement littéraires et ne s’en excuse pas. Cette écriture porte avant tout sur le langage [car le postmodernisme fait de celui-ci] sinon le créateur de la réalité, du moins l’origine ultime de la conscience [humaine].

[L’écriture postmoderne] n’est jamais déterminée par une réalité extérieure dominante, et tend de ce fait à réduire toutes les différences à des questions linguistiques illustrant [l’impossibilité de se soustraire à la] subjectivité, à la fois temporelle et historique. Son esthétique est radicale, largement apolitique et anhistorique, et professe une absence de valeurs en toutes circonstances, y compris lorsqu’elle porte sur les sujets les plus terrifiants[11]

À l’instar d’autres critiques[12], Newman définit le postmodernisme comme une forme de relativisme, dont le déterminisme linguistique serait l’expression sournoise d’une idéologie qui serait favorable à la société de consommation au point de se confondre avec elle. En professant une « absence de valeurs », elle nourrirait le fatalisme et l’apathie politique par sa propension à « réduire toutes les différences à des questions linguistiques illustrant [l’impossibilité de se soustraire à la subjectivité » (Newman, cité dans Wesseling 1991, 5). C’est la raison pour laquelle il faudrait lutter contre ce courant de pensée.

Il convient de noter que ce type de discours rejoint celui de Marie-Laure Ryan lorsque celle-ci décrit une troisième posture possible dans les débats portant sur les « frontières de la fiction », qu’elle qualifie de la « Doctrine du Panfictionnalisme », tout en prenant soin d’ajouter à ces termes des majuscules ironiques qui renforcent la critique implicite au choix de l’appellation « doctrine ». Les présupposés du panfictionnalisme diffèrent de ceux que professent les modèles binaire et « analogique » que j’ai eu l’occasion de commenter plus tôt. Dans « Frontière de la fiction : digitale ou analogique ? », Marie-Laure Ryan explique que :

Cette position [représentée par Roland Barthes ou par l’historien américain Hayden White] reconnaît l’existence théorique de l’autre de la fiction, qu’elle conçoit comme l’image absolument fidèle, complète et objective du réel. Cette définition ne peut être satisfaite, parce que le langage impose toujours sa forme et ses catégories conceptuelles sur le monde à représenter, et parce que tous les actes de représentation sont motivés par des intérêts personnels qui affectent la production de l’image. […] On reconnaîtra là une caricature de la position postmoderne […] : « l’historien est celui qui rassemble moins des faits que des signifiants et les relate, c’est-à-dire les organise aux fins d’établir un sens positif et de combler le vide de la pure série » [italiques ajoutées].

(Barthes 1967, 73, cité dans Ryan (2001), p. 23)

Le titre de cet article reflète bien, à cet égard, la prise de position de l’auteure, puisqu’en offrant au lecteur le choix d’adopter un modèle binaire ou analogique dans sa réflexion portant sur les frontières de la fictionnalité, il exclut d’emblée la possibilité d’adopter une posture « moniste » niant, toujours selon les termes de Ryan, « la possibilité pour le langage de faire acte de référence à un monde extérieur à lui-même » (Ryan 2001, 23). Similairement, l’ouvrage de Françoise Lavocat ne se positionne pas en faveur d’un modèle binaire, mais il affirme la nécessité de réfléchir à l’ontologie propre aux mondes fictionnels, de même qu’à la spécificité de la fiction, ce qui demeure impossible si l’on travaille dans une optique qui exclut toute réflexion portant sur le réel dans sa dimension non-discursive et extralittéraire.

Des bons et des mauvais usages de la fiction : la quête de vérité à la Carlo Ginzburg

« Aujourd’hui, des mots comme vérité ou réalité sont devenus imprononçables pour certains, à moins qu’ils ne soient renfermés entre des guillemets écrits ou mimés » (Ginzburg 2010a, 23), affirmait Carlo Ginzburg au début d’un essai dédié à l’historien Arnaldo Momigliano en 2005. Si j’en viens enfin à lier les réflexions de Lavocat à celles de cet auteur polyvalent qui demeure surtout connu comme étant l’un des chefs de file de la microhistoire italienne, c’est en raison de la stratégie différente qu’a adoptée Ginzburg pour réfuter l’adéquation entre narrativité et fictionnalité qui sous-tend les travaux issus de la narratologie postclassique, laquelle entretient un lien clair, quoique complexe, avec la nébuleuse associée à la French Theory.

Dans une série d’essais parus en 2010 chez Verdier sous le titre français : Le fil et les traces. Vrai faux fictif (Ginzburg 2010b), Ginzburg adopte toujours la même méthode de recherche pour traiter de sujets extrêmement hétéroclites, allant de la critique littéraire à l’histoire sociale, en passant par une lecture bakhtinienne des archives de procès de l’Inquisition ainsi que par l’analyse de plusieurs fragments de textes littéraires tirés de Mimesis d’Erich Auerbach. Les recherches qu’il effectue pour tenter de reconstituer l’univers mental de personnes ayant vécu à diverses époques du passé ont presque toujours une origine textuelle. Aussi, toutes ses réflexions prennent-elles la forme d’analyses de texte.

Or celles-ci s’accompagnent systématiquement d’une critique des sources qui permettent à Ginzburg d’établir d’une part une généalogie possible de leur composition, afin de comprendre le contexte historique et intellectuel dans lesquels ils s’inscrivent, et de mesurer d’autre part la distance qui nous sépare de leur contexte originel de parution au moyen d’une étude, souvent très détaillée, de leur réception. L’attention soutenue qu’accorde Carlo Ginzburg à la critique littéraire ainsi qu’aux récits de fiction est quelque peu étonnante de la part d’un historien. Elle peut mener à conclure, de manière erronée, qu’elle reflèterait l’adoption d’une attitude panfictionnaliste qui consisterait à s’intéresser davantage aux processus formels des textes qui se trouvent à l’origine de ses études de cas, plutôt qu’aux liens possibles que nous pourrions tisser entre texte et contexte.

J’estime pour ma part que le goût que manifeste Ginzburg envers la fiction s’explique au contraire par l’adoption d’une posture analogue à celle de Françoise Lavocat, lorsqu’elle déclare qu’« aimer les fictions, c’est aussi rappeler l’irréductible spécificité de l’existence fictionnelle » (Lavocat 2016, 529). À défaut d’interroger la spécificité des artefacts culturels, nous risquerions de faire ce que Lavocat considère être un mauvais usage de ces derniers, en citant à cet égard « la perte de savoir qu’entraîne souvent une scénarisation fictionnelle [en ce qui concerne, en particulier la muséographie] » ; ou bien, pourrait-on rajouter, en ce qui concerne des séries documentaires comme 100 Greatest Britons, dont « [l’hybridité] est loin de combiner sans perte les avantages du factuel et du fictionnel » (Lavocat 2016, 528‑29).

Ces « mauvais usages » de la fiction s’accompagnent, chez Carlo Ginzburg, de conséquences autrement plus lourdes lorsque ses analyses l’amènent à discuter, non pas de la référentialité ou de la fictionnalité des textes qu’il soumet à l’étude, mais bien de leur authenticité.

« Le fictif qui se fait passer pour le vrai […] est de nature à mettre les sceptiques mal à l’aise puisqu’il implique […] cette réalité externe que les guillemets n’arrivent pas à exorciser » (Ginzburg 2010b, 16), affirme-t-il dans l’introduction de son recueil, dont l’un des chapitres retrace, de manière significative, la genèse d’une forgerie notoire : les Protocoles des sages de Sion. Aussi, tout en reconnaissant le caractère narratif des textes qu’il soumet à l’étude, Carlo Ginzburg s’efforce-t-il toujours d’opérer une distinction entre le réel et le fictif qui se fait passer pour le vrai, à partir d’une analyse comparée qui permet d’effectuer une distinction entre le vrai et le faux au sein des textes eux-mêmes.

Cependant, pour reprendre les catégories proposées par la romancière Nancy Huston dans un essai paru en 2008 intitulé L’espèce fabulatrice, dont Françoise Lavocat dénonce le caractère « irénique et conservateur » en raison de la réticence avec laquelle Huston évite de considérer les interférences entre les fictions non littéraires (qui seraient « aliénantes » et « involontaires ») et les fictions littéraires (que Huston estime à l’inverse être « libératrices » et « volontaires »)[13], je dirais que la méthode de recherche développée par Carlo Ginzburg s’attache sans doute moins à comprendre les fictions volontaires que les fictions involontaires.

Sur un plan philosophique, de manière plus générale, ses essais articulent une critique de ce qu’il appelle le « scepticisme radicalement antipositiviste »(Ginzburg 2010b, 12) de toute une génération de penseurs issus du néo-idéalisme italien, qui ont posé les bases du monisme en affirmant que toute réalité est construite par l’Esprit. Or, Ginzburg défend la possibilité d’opérer une distinction entre un document référentiel et un document fictionnel en rappelant que « dans une réalité créée par l’Esprit il n’y a pas de place pour une véritable distinction entre les faits et les valeurs[14] ». Son opposition à l’adéquation entre narrativité et fictionnalité résulte du fait que les théories monistes ne permettent pas d’établir de distinction entre un document authentique et un document qui résulte d’une forgerie, particulièrement si l’on souscrit à la thèse de l’externalisation des critères d’identification de la fictionnalité.

Je crois qu’il importe de garder ce problème à l’esprit dans les tentatives de théorisation générique des récits de vie contemporains, même si la question de l’authenticité d’un document se pose plus rarement dans le domaine littéraire qu’en historiographie. Le choix de concevoir le langage comme un système autonome aboutissant à la création d’univers autopoïétiques n’est pas neutre. Il nous amène peut-être trop fréquemment à oublier que les textes sont les supports d’un acte communicationnel pourvu d’une intentionnalité, et que la prise en compte de cette intentionnalité est indispensable pour établir une relation éthique avec l’Autre.

Au-delà de l’historiographie et de la théorie des genres littéraires, cette étude comparative des travaux de Françoise Lavocat et de Carlo Ginzburg peut servir à interroger le rapport entre fictionalité et référentialité dans le cadre des réflexions portant sur l’univers numérique. De telles questions ressurgissent par exemple dans les débats suscité par l’élection de Donald Trump en 2016, dans un contexte où il est difficile de déterminer quel a pu être l’impact, sur le processus électoral, des réseaux sociaux – connus pour l’absence de vérification préalable à la publication des informations dont elles permettent la circulation à une très grande échelle. À ce titre, les économistes Hunt Allcott et Matthew Gentzhow (Allcott et Gentzhow 2017) remarquent que bien que seuls 14% des répondants de leur étude ont déclaré que les réseaux sociaux constituaient leur principale source d’informations en lien avec les élections (Allcott et Gentzhow 2017, 212), la circulation de fausses nouvelles peut s’accompagner d’un coût social élevé. En plus d’interférer avec le processus démocratique dans l’élection de candidats qualifiés à assumer un poste de pouvoir, celles-ci tendent en effet à réduire la confiance des électeurs dans les enquêtes de fond ou les médias de masse (Allcott et Gentzhow 2017, 219). Or à long terme, cela risquerait de priver par là même les médias de leur capacité à agir en tant que « quatrième pouvoir », puisque la décrédibilisation de leur discours inciterait les électeurs à s’exposer à des sources qui tendent à confirmer leurs opinions politiques plutôt que de rechercher des informations susceptibles de modifier leur vision du monde (Allcott et Gentzhow 2017, 221).

Allcott et Gentzhow suggèrent cependant qu’un plus grand contrôle exercé sur la diffusion des discours publiés sur des plateformes numériques telles que Google et Facebook ne favoriserait pas nécessairement le maintien d’un processus démocratique, dans la mesure où ces grands conglomérats disposeraient alors presque unilatéralement de la capacité à départager les « vraies » nouvelles des « fausses », ce qui – comme nous l’avons vu – ne se résume pas toujours à assurer la vérification factuelle des informations rapportées (Allcott et Gentzhow 2017, 233). Allcott et Gentzhow eux-mêmes font de l’intentionalité l’un des principaux critères de distinction des fake news, lesquelles sont pour eux des nouvelles fabriquées dans l’intention d’induire en erreur leurs lecteurs (Allcott et Gentzhow 2017, 213), alors que l’intentionalité n’est pas nécessairement déduisible du discours des auteurs[15]. Or l’utilité d’une enquête comme la leur découle directement de la posture théorique qui sous-tend leurs analyses, c’est-à-dire de la pertinence des critères qu’ils retiennent pour départager, comme le fait Carlo Ginzburg, le réel du « fictif qui se fait passer pour le vrai ».

C’est ce qui témoigne à mon avis de la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de diffuser les réflexions théoriques interrogeant les frontières de la fiction en-dehors de la sphère des études génériques et narratologiques, afin de sensibiliser les chercheurs d’autres disciplines à la pertinence de ces questionnements, en historiographie comme en politique.