Résumés
Résumé
Suivant l’attentat de Charlie Hebdo en France et à l’approche de la Convention des Cadres des Nations Unies sur les Changements Climatiques qui aura lieu à Paris, le présent texte s’interroge sur la capacité des leaders modernes à penser les défis propres à la civilisation-monde, c’est-à-dire un univers humain où l’interdépendance et l’interconnexion sont devenues des normes de notre quotidien.
Mots-clés :
- Mondialisation,
- interdépendance mondiale,
- crises « glocales »,
- intégration,
- Bill Clinton
Corps de l’article
Paris, capitale de la mondialisation en 2015
Paris est-elle devenue la capitale de la mondialisation en 2015 ? Alors que cette année s’ouvrait sur la tragédie de Charlie, fruit d’un terrorisme transnational qui fait des victimes partout autour du monde, des dizaines de chefs d’Etats se massaient aux côtés de François Hollande pour prendre la tête d’une marche soutenue par un formidable élan de solidarité mondiale. Le 13 novembre, cette horreur, conçue et préparée dans une base irako-syrienne par un groupe attirant des radicalisés du monde entier, assurée d’un soutien logistique basé en Belgique, et accomplie par des meurtriers dans les lieux les plus emblématiques de la douceur de vie française, dont les victimes se répartissent entre une vingtaine de nationalités, a également constitué un terrible rappel : ce cycle de violences internationalisées n’est pas près de se refermer.
Avant la fin de l’année, dans quelques jours, les 196 Parties à la Convention Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques se retrouveront pour compléter les efforts de la Conférence des Parties (COP) de Lima (COP20) et dégager une voie sur laquelle engager l’humanité afin de maintenir la température du globe en-deçà de 2 degrés Celsius supplémentaires par rapport à celle du début de l’âge industriel. Pour cela, une économie bas-carbone doit voir le jour d’ici à 2020. En ce sens, Paris est le point de départ de ce cheminement.
Les efforts proposés par la Chine et les Etats-Unis depuis un an confirment que la COP21 s’ouvre dans une atmosphère constructive : elle pourrait déboucher sur un accord global pour lutter contre le réchauffement climatique, ce mal mondial contre lequel les nations sont condamnées à unir leurs forces au risque de voir les catastrophes climatiques se multiplier – et avec elles, leur lot de tragédies humaines et de dégâts économiques.
La mondialisation, entre l’effroyable et le merveilleux
Le dérèglement climatique et la dégradation de notre environnement représentent peut-être les enjeux les plus emblématiques de ces grands changements qui nous affectent aujourd’hui. Actes terroristes pensés par Daech et mis en œuvre en Europe ou ailleurs, Ebola, baisse du prix du baril de pétrole, Ukraine, évasion fiscale, stagnation économique et inégalités se creusant en de multiples coins du globe : les mois et les années qui passent nous apportent leur lot de crises « glocales » – localisées mais affectant directement ou indirectement d’autres régions, voire la totalité, du globe –, comme si la planète n’était plus travaillée que par une énorme courroie de transmission autour de laquelle graviteraient 7 milliards d’individus.
En parallèle, l’essor des technologies se poursuit : des smartphones pensés en Californie et assemblés en Chine avec des composants conçus au Japon, en Allemagne, en Corée du Sud, aux Etats-Unis et, pour une fraction, dans l’Empire du milieu, se répandent comme une traînée de poudre à travers le monde, équipant les poches de millions d’individus parfois quelques semaines à peine après leur sortie, et faisant de son fabricant/concepteur l’une des entreprises les plus riches au monde.
Simultanément, de nouvelles villes sortent du sol, de plus en plus de gens s’instruisent, notamment grâce aux cours en ligne ouverts et massifs (MOOCs), et l’information se diffuse instantanément grâce à Twitter, sorte de fil de dépêches qui était naguère le privilège des agences de presse. Défiant les pouvoirs centralisateurs ou fédéraux, des collectivités ou des individus s’organisent et se mobilisent pour sortir des cadres de pensée institutionnels et mener des révolutions locales à même de transformer le quotidien de beaucoup. Et récemment, un ministre des Finances d’un grand pays africain confiait en petit comité estimer que « la chose financière est devenue mondialisée à 60%, et relève de l’intra-muros à 40% ».
Entre l’effroyable et le merveilleux, ces défis cruels et ces prodiges vertigineux qui nous affectent tous de manière exponentielle nous ont bel et bien fait entrer dans ce que l’on peut appeler la « civilisation-monde », un univers humain où l’interdépendance et l’interconnexion sont devenues des normes de notre quotidien. Tragiquement, ce sont les haines et les extrêmes qui semblent en retirer le plus de dividendes politiques, sans formuler aucune autre proposition concrète que d’abaisser les frontières, comme si le virus Ebola, un iPhone, un typhon ou un tweet avaient besoin d’un visa pour se mouvoir d’un coin du globe à l’autre.
Face à ce vide intellectuel, il y a le mutisme impuissant de ceux qui arrivent au pouvoir sans saisir la complexité infinie du monde contemporain et semblant être « désespérément en train d’improviser sur le bord de la catastrophe » (Arthur Schlesinger). Et cette vacance du pouvoir donne le vertige aux citoyens.
Bill Clinton et la mondialisation
Premier président à avoir été confronté de plein fouet à la mondialisation, à ses miracles comme à ses menaces, Bill Clinton compte parmi les rares dirigeants qui semblent avoir su prendre une certaine hauteur de vue. De fait, quelques temps après avoir quitté la Maison Blanche, et près de deux mois après les attentats du 11 Septembre, Clinton a offert ses vues[1] sur le monde d’alors en des formules qui consonnent toujours avec le monde d’aujourd’hui. Constatant qu’une décennie plus tôt le mur de Berlin tombait et que l’âge de l’information débutait, il expliqua que, plus que jamais, l’interdépendance était devenue un élément central de notre réalité. Désormais, le monde était pris dans une « lutte avec l’âme du 21e siècle ». Le terrorisme a une histoire séculaire, observait-il il y a 13 ans, ajoutant que les croisades ou la mort des esclaves et des Indiens témoignaient de ce qu’il n’était pas le monopole d’un camp en particulier. Mais, même si elle l’emporte toujours dans un premier temps, la terreur n’a jamais vaincu, elle est même vouée à l’échec face à la civilisation, expliqua-il face à un parterre d’étudiants venus des quatre coins du monde. Et dans la lutte engagée contre le terrorisme, il faut selon lui créer des partenaires et épuiser le terreau des terroristes.
L’ancien président démocrate décrivit alors ce qui caractérise désormais notre monde : d’un côté, la globalisation économique, le progrès des sciences du vivant, la propagation des technologies de l’information et de la communication et l’avancée de la démocratie et de la diversité – cette diversité qui, selon lui, rend les sociétés plus intéressantes et plus riches – sont à classer parmi les bénéfices de l’époque. De l’autre, pauvreté, crises écologique et sanitaire, et terrorisme en représentent les aspects les plus sombres. Ces éléments « reflètent tous cet accroissement à couper le souffle de l’interdépendance mondiale, combien les barrières des frontières des nations ne comptent désormais plus beaucoup, et combien nous sommes affectés par des choses qui se déroulent si loin de chez nous ». Clinton observa que les attentats du 11 Septembre étaient le revers de la médaille de cette interdépendance.
« Vous ne pouvez faire tomber les murs, faire tomber les différences et propager l’information sans vous rendre vulnérables aux forces de destruction », constata-t-il avec une candeur rare pour un homme politique. Et ce processus est irréversible ; c’est pourquoi il faut, selon Clinton, disséminer les bénéfices et réduire les fardeaux dans un premier temps, comprendre cette réalité que la plupart des terroristes viennent de lieux qui ne sont pas des démocraties, et enfin, composer avec ce défi particulier que représente le monde musulman pour y aider les forces positives. Ce sont là, selon lui, les solutions pour créer une meilleure mondialisation.
Pour les soutenir, il faut combattre la pauvreté, éduquer, lutter contre les épidémies et le réchauffement climatique, œuvrer en faveur de la démocratie et aider le monde musulman à résoudre les enjeux qui lui sont propres. L’homme qui a tâché d’œuvrer à la paix au Moyen-Orient et dépêché les forces militaires américaines au Kosovo et en Bosnie pour protéger les populations musulmanes estime avoir gagné le droit de discuter de ce dernier point. Et Clinton de s’interroger : pourquoi cela fait-il mille ans déjà depuis la dernière fois que des réformistes modérés ont tenté de défier les fondamentalistes et les conservateurs ? Pour lui, seuls Atatürk, Sadate et le roi de Jordanie s’y sont attelés. Mais il concluait cependant sur la certitude que notre humanité commune offre la possibilité de célébrer nos différences.
Vers une communauté intégrée ?
Un an plus tard, ayant semble-t-il approfondi sa réflexion sur ce sujet, l’ancien président démocrate se veut visionnaire. Il va jusqu’à décrire un « monde interdépendant qui n’est pas encore une communauté mondiale intégrée[2] », estimant qu’en vertu de cette humanité commune mentionnée dans son discours précédent, la mission primordiale de la planète est désormais de passer de l’interdépendance à l’intégration. La perspective d’une communauté mondiale n’a pu naître qu’avec la naissance des Nations unies et la déclaration des Droits de l’homme, rappelle-t-il alors, et elle n’est devenue une possibilité qu’avec la chute du mur de Berlin. Un futur, des responsabilités, une prospérité et des valeurs en partage, voilà ce qui caractérise à ses yeux cette communauté mondiale intégrée qui demande à naître.
Dans ce monde à venir, le rôle des institutions internationales est crucial. Celles-ci ont beau n’être qu’en leur enfance encore, gouvernées qu’elles sont par des votes en faveur d’intérêts nationaux plutôt que des intérêts du monde, l’importance que leur accorde Clinton confirme une fois de plus la dimension internationaliste de la gauche américaine face à des républicains au contraire soucieux de limiter l’influence des règles internationales. Au reste, Obama, son successeur démocrate, reprendra à son compte (mais parfois sans succès) bien des aspects de cette vision en tâchant de rééquilibrer la relation avec le monde musulman et en replaçant l’enjeu du développement, entendu dans son sens le plus étendu, au cœur de la diplomatie américaine[3].
Penser à l’échelle de la civilisation-monde
Plus récemment, le mari d’Hillary Clinton confiait : « [L’une des choses] que j’ai essayé de faire était de préparer un monde dans lequel nous voudrions vivre en tant qu’Américains quand nous ne serions plus la seule superpuissance économique, politique et militaire. Et nous avons fait cela, en premier lieu, en tentant de créer de nouveaux réseaux de coopération… et deuxièmement, en travaillant notre relation avec des pays individuellement, avec l’Inde, la Chine, la Turquie, l’Ukraine ».
On peut, bien sûr, ne pas partager les vues de Bill Clinton. A tout le moins a-t-il eu le mérite de penser à l’échelle de la civilisation-monde. Au terme de cette année, faisons le vœu de retrouver des leaders qui puissent enfin embrasser les défis de notre temps avec une pensée et un programme de notre temps. Les événements tragiques de ces derniers jours comme la conférence de Paris et ses suites constituent des tests grandeur nature.
Niels Planel est l’auteur d’Un autre souffle au monde (Le Bord de l’eau, septembre 2015), dont une présentation est disponible ici.
Twitter : @NielsPlanel
Parties annexes
Notes
-
[1]
Discours prononcé le 7 novembre 2001 à l’université de Georgetown. Cité dans Ghost Wars – The Secret History of the CIA, Afghanistan, and bin Laden, from the Soviet Invasion to September 10.
-
[2]
Discours prononcé devant le Parti travailliste à Blackpool le 3 octobre 2002. Egalement cité dans Ghost Wars, p. 432.
-
[3]
Lire les remarques du président Obama à la Clinton Global Initiative, New York, 22 septembre 2009.