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La force de Magic in the Moonlight, comme son charme, vient de ce que Woody Allen affirme, d’un même mouvement et avec une égale détermination, l’absence de toute transcendance – qui peut se résumer d’une expression et d’un nom, qui reviennent à plusieurs reprises dans le film, la « mort de Dieu » et Nietzsche, position incarnée en partie par Stanley –, et l’impossibilité, non pas de se passer d’illusions – ce qui correspondrait au discours d’un positivisme inversé que tiennent aussi bien le médecin de la clinique que Sophie, la jeune médium, qui joue sur la crédulité humaine –, mais de ne pas créer un imaginaire qui nous aide à affronter le réel, façon pour nous de lutter contre le destin. Un imaginaire, et pas seulement un produit de l’imagination, s’il est vrai que « l’imagination est un domaine de rêves, l’imaginaire, un domaine de formes ».
L’imaginaire sans transcendance : l’amour et l’art
C’est cet imaginaire, dans son opposition même à la fois au réel et à la transcendance, comme à toute croyance en un au-delà, que Woody Allen explore, ou dont il explore le domaine – un domaine qui, si l’on prend l’imaginaire en son sens large, générique et non spécifique, est en forme de diptyque : l’amour et l’art. Cela était déjà manifeste dans Midnight in Paris, et l’est encore plus dans Magic in the Moonlight.
Ce qui intéresse Woody Allen, c’est l’imaginaire d’après la mort de Dieu, l’imaginaire d’un monde désenchanté, ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse, au moins de manière infinitésimale, être ré-enchanté, celui des athées ou des agnostiques. Il rejette à la fois ceux qui veulent idéaliser le réel, les croyant, les crédules et les charlatans comme les pseudo médium et ceux qui entendent y demeurer de plain-pied, les hédonistes modernes pour qui la mort de Dieu n’est même plus un problème. En ce sens Woody Allen n’est pas très éloigné du Clint Eastwood de Hereafter qui récusait à la fois le charlatanisme des médium et autres voyants de l’au-delà et le scientisme bon teint et arrogant d’un producteur de télévision qui faisait profession de foi d’athéisme. Sans doute Clint Eastwood penche-t-il du côté de l’agnostique alors que Woody Allen penche du côté de l’athée, mais Magic in the Moonlight montre que l’athéisme de Woody Allen n’est pas exactement celui que Hereafter récuse.
Ce n’est pas un hasard si dès l’ouverture et tout au long du film, Woody Allen prend soin de nous rappeler à la fois qu’il n’est pas de Grand Magicien et que dans la magie tout est factice et artificiel, comme dans le cinéma lui-même – mais cette facticité est la vérité même comparée à celle dans laquelle évolue Brice, le fils Catledge, l’ex futur époux de Sophie dont le réel est, malgré toute la pacotille de la chimère, plutôt sinistre. Il n’y a donc plus de miracles, mais il y a encore du merveilleux. Stanley est un prestidigitateur de génie, un magicien qui fait rêver les foules, comme Woody Allen est un magicien qui nous fait rêver avec ses films. Le regard que ce film porte sur le cinéma est somme toute, dans son parallèle constant avec la prestidigitation, assez humble et renvoie le cinéma à sa source, notamment à Méliès, même s’il pourrait paraître mégalomane puisque le cinéaste prend en un sens la place du Créateur. Le cinéaste est, à sa manière, un prestidigitateur et surtout un magicien, et le cinéma est une machine à rêves même s’il combine, c’est tout son art, le rêve et la forme, imagination et imaginaire. Tout y est faux, factice, sauf une chose, qui est sans doute, avec l’invention des frères Lumière, ce qui lui a donné naissance : ce besoin d’imaginaire qui est en l’homme et qu’on aurait tort de mépriser, ou même de méconnaître, sous peine d’être condamné à une vie triste.
La magie : de la prestidigitation au cinéma
La vie de Stanley avant sa rencontre avec Sophie était, de son propre aveu, plutôt triste, comme l’est peut-être la vie de ceux dont la vocation est de faire rêver les autres (ainsi la vie de François Merlin dans Le Magnifique de Philippe de Broca, avant sa rencontre avec Christine : le rapprochement des deux films peut surprendre, mais ils traitent tous deux, et sur le mode de la comédie, des rapports du réel et de l’imaginaire – et de l’imaginaire dans les deux sens du terme), mais elle avait du moins un sens : permettre à d’autres de rêver. Le créateur est bien celui qui rêve de faire rêver les hommes, comme le magicien ou le prestidigitateur, et comme lui son honnêteté est de leurrer le spectateur, de lui mentir, de le tromper, mais sans lui mentir vraiment. Le spectateur d’une séance de prestidigitation sait qu’il y a un truc – ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, d’être émerveillé, comme le spectateur d’un film sait, quelque soit l’effet de réalité qu’aucun autre art n’a possédé à ce point, que tout cela n’est pas vrai, qu’il s’agit d’une fiction, d’un monde imaginaire. Le titre même du film renvoie à ces deux domaines, tout en accentuant légèrement l’un des deux : la magie est aussi bien celle du prestidigitateur que celle du cinéaste, qui tous deux nous font rêver, mais la magie au clair de lune est peut-être davantage celle du cinéaste, avec l’hommage à Méliès, qui est bien sûr une rivalité fraternelle, car à la magie s’est ajoutée une méditation métaphysique et la bulle des amoureux contemplant un ciel étoilé qui, à un autre titre, faisait l’admiration de Kant. On voit toute la complexité de la reprise de Méliès par Woody Allen : Le Voyage dans la lune (A trip in the Moon) est devenu Magic in the Mooonlight. On est passé de la lune, et de sa conquête, au clair de lune, ce qui permet de relier l’imaginaire dont la lune est indissociable à la vision romantique de l’amour qui est liée, elle aussi, à la lune ou plus précisément au clair de lune. Triomphe de l’apparence ou de la magie, qui était déjà présent dans le film de Méliès, mêlant science-fiction et fantaisie et qui se déploie là dans toute sa complexité alors même que les hommes sont allés sur la lune. Dans cette confrontation constante du réel et de l’imaginaire, sur laquelle le cinéma n’a cessé de jouer, c’est l’imaginaire qui l’emporte.
Cinéma et désir amoureux
La supériorité du film sur le spectacle de prestidigitation est double : c’est que le cinéma peut renvoyer à l’autre grand domaine de l’imaginaire, le désir amoureux, et qu’il peut renvoyer également à l’imaginaire au sens spécifique, le domaine de formes contre-distingué du domaine de l’imagination et des rêves, en un mot à la création artistique. Si le cinéma renvoie d’abord au désir amoureux, ce n’est pas seulement parce qu’il traite souvent de l’amour, mais parce que le désir, et même l’amour, transfigure ce qu’il touche, comme le cinéma lui-même. Il y a là une magie du désir, que Spinoza avait bien vu lorsqu’il définissait la joie comme le passage d’une perfection moindre à une perfection plus grande, un accroissement de notre conatus, de notre désir de vivre ou de notre puissance d’être, et l’amour comme une joie rapportée à sa cause extérieure, toutes choses que Stanley découvre et éprouve dans sa rencontre avec Sophie. Ce grand magicien avait oublié qu’il existe une magie de la vie, qui est et qui n’est pas un leurre : c’est celle qui réside dans le désir amoureux et dans l’amour. Stendhal l’avait souligné dans ce qu’il nommait la « cristallisation », et Freud le retrouve dans la sublimation, pour ne rien dire du « bénéfice de l’objet sexuel ». Le désir amoureux est aussi puissant que la magie, et même aussi factice qu’elle : comme la magie, prestidigitation ou cinéma, le désir amoureux transfigure le réel, la femme aimée et même « Rachel quand du Seigneur » pour Robert de Saint-Loup dans la Recherche de Proust. Le désir n’est pas factice, ou du moins pas totalement, mais il est fabricateur de factice, il est à sa manière une petite usine à rêves que chacun porte en soi, et peu importe que l’on soit séducteur ou non puisque, comme le dit Rousseau avouant « j’ai peu obtenu, mais j’ai beaucoup désiré », l’essentiel est dans le désir plus que dans la possession, le premier seul est ouvert au champ indéfini de l’imagination, et même à celui de l’imaginaire.
La finitude : de la faute au destin
Magic in the Moonlight est ainsi une sorte de triangle : au sommet la mort de Dieu, et de part et d’autre le cinéma et l’amour, même si les deux ne peuvent être mis sur le même plan, car dans l’amour la joie peut se transformer en tristesse, comme le montrent la jalousie ou le deuil, Spinoza l’avait souligné et Woody Allen l’a lui-même plus d’une fois mis en scène. Ce qui caractérise ce dernier film, comme du reste Midnight in Paris, c’est que l’accent s’est un peu déplacé. Le thème de la culpabilité, et même du mal, qui était dominant jusque dans Match point, est ici légèrement en retrait, mais non absent : d’abord parce que le temps est le mal métaphysique puisqu’il est, le film ne cesse de le rappeler, notre destin ; ensuite parce que le mal moral, la faute, au plus loin cette fois de Kant et de Dostoïevski, est évoquée à la fin du film et pardonnée sans trop d’hésitation dans la mesure où, comme le dit Sophie, « il n’y a pas mort d’homme » – et Stanley va jusqu’à brouiller la frontière entre les deux, le destin et la faute, en affirmant que « le temps est un assassin ». Ce retrait de la figure du mal laisse apparaître un thème qui était déjà présent, y compris dans Match point, mais qui est ici dominant : comment l’imaginaire, et l’imaginaire seul, c’est-à-dire au fond l’amour et le cinéma, pour ne pas dire l’amour du cinéma, peut nous aider à affronter la vie dans ce qu’elle a de plus terrible mais sans laquelle elle ne serait plus la vie : la présence de la mort, ce que Malraux nommait le destin en affirmant que « l’art est un anti-destin ». Magic in the Moonlight est donc tout à la fois un film sur la mort, sur l’amour et sur le cinéma – c’est-à-dire sur la vie. Sans doute pas une vie de rêve, mais la vie telle que nous avons fini par la bricoler, pour que nous puissions y vivre, comme les anciens avaient su créer des dieux.
Mais si cette réflexion sur la mort de Dieu, et sur comment vivre après (comment bien vivre, disaient les philosophes Grecs), est bien présente dans ce film, il ne faudrait pas oublier que celui-ci est aussi une histoire d’amour, une analyse du sentiment amoureux et du marivaudage, comme il est une réflexion sur le dualisme en l’homme de la raison et du cœur, ou encore une critique, qui joue sur la caricature, d’une aristocratie de l’argent – Brice – dont Woody Allen met en lumière, pour reprendre un terme pascalien qu’il ne devrait pas désavouer, la misère.
Stanley et Sophie : les deux mondes de Woody Allen
D’une certaine manière Stanley et Sophie, plus encore que Stanley et Olivia, forment une même personne : les deux visages de Woody Allen. Le côté sombre (tendance Stanley) et résolument pessimiste du cinéaste qui a longtemps fait de Schopenhauer son philosophe fétiche, comme de Bergman ou de Dostoïevski son héritage exemplaire, et le côté lumineux (tendance Sophie) de ce même cinéaste qui aura finalement choisi d’être un auteur de comédies, et de rire, ou de faire rire, de cette vie qui n’a pas de sens autre que son propre sens qui est pour nous un non sens, de cette vie absurde, donc, mais que le cinéma peut métamorphoser, hors de toute transcendance et de toute illusion. Ou si l’on préfère, mais c’est la même chose, dans une illusion qui se donne comme telle – ce qui est le cinéma même.
Encore Stanley et Sophie ont-ils en commun, par des voies différentes et qui tiennent à leur différence de classe sociale, la reconnaissance de la perte de la transcendance et le désenchantement du monde, et c’est ce qui les conduit tous deux à devenir des magiciens. Ou plus exactement, et la différence est quand même sensible, qui tient à ce que leur voie est différente, c’est ce qui conduit Stanley à devenir un prestidigitateur, alors que c’est ce qui conduit Sophie à se prétendre médium, à jouer sur la crédulité et souvent la détresse des hommes. En ce sens Stanley, malgré son cynisme et sa violence, est plus « honnête » que le couple formé par Sophie et sa mère : dans le premier cas le factice se donne d’emblée comme factice, comme au cinéma, alors que dans le second cas il voudrait se faire passer pour une vérité et même la Vérité, une relation avec une illusoire transcendance.
Le film de Woody Allen s’ouvre donc sur la prestidigitation, et le factice de celle-ci est aussi énorme que l’éléphant présent dans la scène. Il rencontre, ou semble rencontrer en chemin le/la médium, mais celle-ci se révèle être, comme médium, une illusion plus ou moins liée à une escroquerie. Et le film s’achève sur la révélation du caractère illusoire de cette prétendue transcendance à laquelle Stanley, la souffrance morale aidant, a failli se laisser prendre. Le film donne ainsi à voir une illusion qui se donne comme illusion, comme la prestidigitation, mais qui de surcroît, et c’est l’autre supériorité du film sur la séance de prestidigitation, a une dimension esthétique, puisqu’il est une création relevant d’un « domaine de formes », et existentielle, voire philosophique puisque le film ne cesse d’aborder le problème du sens de la vie dans un monde sans transcendance – un problème qui est bien celui que pose Woody Allen dans la plupart de ses films. C’est cette dimension esthétique qui donne à son film cette intemporalité, qui fait défaut à la séance de prestidigitation, même si celle-ci flirte avec un esthétisme de pacotille, et qui fait du film une lutte contre le destin et le temps, alors que la séance de prestidigitation est une magie qui ne dure qu’un instant. C’est évidemment toute la différence entre Stanley et Woody Allen, entre la tristesse de l’un et la joie de l’autre – pour reprendre ici les catégories spinozistes. Ce que donne à voir Magic in the Moonlight, comme le cinéma, c’est une illusion qui, contrairement à toutes les illusions, ne se dissipe jamais totalement – une illusion intemporelle.
La perte irrémédiable de la transcendance
Magic in the moonlight affirme, à sa manière, et malgré toute la nostalgie qu’on attribue à tort à Woody Allen, qu’on ne revient pas en arrière : s’il cite à plusieurs reprises le mot de Nietzsche sur la mort de Dieu, c’est bien parce qu’il pense, comme l’auteur de La Métamorphose des dieux, que cet événement est irréversible et qu’un nouveau monde s’est ouvert à nous, un monde sans transcendance. C’est ce caractère irréversible que souligne la scène de la clinique où vient d’être admise la tante de Stanley. C’est en effet à la clinique, lorsque Stanley est tenté de remplacer le savoir faire du médecin, fondé sur la science, par la volonté de Dieu, son bon vouloir ou sa bonté, qu’il se révoltera contre lui-même, réalisant qu’une telle attitude constitue, au moins d’un point de vue épistémologique, une régression.
Mais c’est sans doute cette notion de point de vue, comme délimitation d’un champ, qui est étrangère à Stanley. Car s’il est vrai que la science est ce qui permet, ou devait permettre, aux hommes de se rendre, selon le mot de Descartes, « comme maîtres et possesseurs de la nature », Stanley a eu tendance à généraliser cette attitude de maîtrise et de rationalité sans faille, ce qui l’a conduit – c’est la face sombre, dans tous les sens du terme, du personnage – à se fermer à tout sentiment et à toute sensibilité. Le tort de Stanley, visible dès l’ouverture du film, dans son rapport aux autres, et déjà dans son jeu, c’est sa position de maîtrise absolue : il veut toujours avoir le dernier mot, avoir raison. Ce sentiment ou cette volonté de maîtrise s’appuie sur son travail, cette exigence de perfection qui est la sienne dans son travail de magicien et qui lui a permis d’être le plus grand, mais également sur un certain positivisme qui est à mettre en relation avec son athéisme déclaré.
Le rapport de Stanley à la transcendance est du reste plus complexe qu’on pourrait le croire, car son affirmation répétée de l’absence de tout au-delà est l’autre versant de son désir d’éternité et c’est bien sûr cette blessure qui l’aura, d’un même mouvement, jeté dans une foi absolue en la rationalité scientifique et empêché de jouir des plaisirs les plus simples de la vie puisque, comme il le dit lui-même en face de la nature, tout cela est « éphémère ». Stanley est bien, comme l’auteur des Voix du silence, habité par l’irrémédiable devenir, par ce que Malraux nomme « le vieux fleuve héraclitéen » ou le destin, mais il est, contrairement à lui, certain que rien ne peut lutter contre ce devenir, et semble n’accorder aucune attention à cette intemporalité des oeuvres d’art qui, la métamorphose aidant, peuvent survivre à la mort des dieux comme des civilisations. Et c’est peut-être sur ce point que la différence entre le prestidigitateur, même si son ami-rival l’appelle dans le film « artiste », et le cinéaste est irréductible. Á celui qui possède à ce point le sens tragique de l’ « éphémère », la prestidigitation ne peut venir que l’accuser et le creuser, alors que le cinéma, comme toute création, peut donner le sentiment d’une lutte, fût-elle vaine, contre le vieux fleuve.
Magic in the moonlight et la philosophie
On pourrait dire que nul film, parmi tous ceux que Woody Allen a réalisés, n’est aussi explicitement philosophique que celui-ci, et la référence renouvelée à Nietzsche et à la mort de Dieu, en témoigne, comme l’affirmation de Stanley : « Il n’y a pas de monde métaphysique ». Mais tout autant, même si la chose est plus discrète, la référence à Kant – et à son affirmation la plus célèbre, celle de la conclusion de la Critique de la raison pratique : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale en moi ». Woody Allen est, comme Stanley, un athée qui n’entend pas revenir sur les acquis de la science, mais il ne voit pas, ou pas exactement, le ciel étoilé comme Stanley. Ce dernier y a vu enfant quelque chose de terrifiant, une terreur qui a déterminé toute une part de sa vie et qui rappelle Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Alors que Woody Allen le voit, du moins en partie, comme Kant qui y voyait la puissance de la raison à connaître, par la science et dans les limites de l’expérience possible, la terre et le ciel. Et peut-être Woody Allen le voit-il, ce ciel étoilé, comme l’un et comme l’autre, à la fois comme Pascal et comme Kant, à la fois objet de terreur et objet d’admiration – et c’est bien là la position tragique du cinéaste malgré toutes ses comédies. Ce qui le différencie de Stanley, c’est qu’il n’en est pas resté à cette terreur quasi pascalienne, ou à son négatif qu’est le scientisme, mais qu’il s’est voué à la combattre, sans céder pour autant, contrairement à Pascal, à la foi et à la croyance irrationnelle – même si bien sûr la position pascalienne est plus complexe puisque, évoquant la foi, qui fait dire « je crois » et non « je sais », il ajoute : « Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison ». Woody Allen rejette, comme Nietzsche ou Freud, le recours à la foi religieuse, mais le choix même qu’il fait, celui de l’imaginaire, l’imaginaire du cinéma comme domaine de rêves et comme domaine de formes, est bien l’analogue, mais sur un tout autre plan, de la fiction religieuse comme de toutes les charlataneries – trois ordres, imaginaire du cinéma, fiction religieuse, charlatanerie, que Woody Allen se garde bien de confondre. C’est la mort de Dieu – la fiction religieuse – qui l’a conduit à réaliser ce film, qui l’a conduit à l’imaginaire du cinéma, ce que la charlatanerie ou la lutte contre la charlatanerie n’aurait pu faire.
L’impossible relève ou la métamorphose des dieux
Magic in the moonlight ne peut manquer de faire penser à Méliès, le Voyage dans la lune (A trip in the Moon), que Woody Allen revoit, revisite avec le regard d’un homme d’aujourd’hui, qui est allé sur la lune, qui sait la puissance de la science – et son impuissance. Car la mort de Dieu n’est si terrible pour nous que parce que nous savons que si la science a détrôné définitivement les dieux (l’état positif a succédé à ce que Comte nommait l’état théologique, qui est évoqué dans le film lorsque Stanley parle des « primitifs », et comme le montre la scène de la clinique : un bon médecin, s’il s’agit de lutter contre la mort biologique, physique, vaut mieux que toutes les prières du monde), elle ne les a pas véritablement remplacés. Si nous sommes si sensibles à ce thème de la mort de Dieu, c’est bien parce que, à l’encontre de l’illusion scientisme si présente au 19e siècle, la science n’a pas pris la relève des dieux. Il y a bien eu une « métamorphose » des dieux, selon le titre même du livre de Malraux, mais elle est à l’opposé de toute relève par la science puisqu’elle se fait par l’art – et qu’il s’agit bien d’une métamorphose, toujours inachevée, et non d’une relève qui prétendrait se faire sans reste, et Malraux lui-même n’a cessé d’affirmer que « l’art n’est pas une religion ». C’est cette impossible relève (Aufhebung), au sens même que Hegel donne à ce terme, et que la philosophie contemporaine reprend à son compte pour en souligner l’insuffisance, qui est manifeste dans ce film. C’est que si Stanley est l’héritier de la mort des dieux, Woody Allen est l’héritier d’une double mort : celle des dieux et celle de la Science, ou plus exactement du scientisme. Ce qu’a compris Woody Allen, contrairement à Stanley, en passant du prestidigitateur au cinéaste, d’une magie à l’autre, c’est que la seule chose qui nous reste de ces dieux morts ce sont les images auxquelles ils ont donné naissance. Ce sont les statues des dieux qui seules demeurent aujourd’hui, et c’est cet imaginaire autosubsistant qui est à la fois la grandeur et la misère de l’art, et d’abord bien sûr de l’art contemporain. C’est donc le cinéma, entre autres, qui a pris la place des divinités disparues, et cet imaginaire là, s’il est évidemment moins puissant que l’imaginaire des divinités, ces fictions réputées toutes puissantes, a du moins le mérite d’exister réellement : le film est là.
C’est tout cela qui est donné à voir dans la scène de l’observatoire dans lequel se réfugient Stanley et Sophie pour se protéger de l’orage – et de la foudre. C’est un environnement technique, bien sûr : l’observatoire a été construit pour observer et explorer le « ciel étoilé » qu’admirait Kant, et que la science étudie, la lune comme la voie lactée, et il nous offre le spectacle du ciel. Mais ce lieu est aussi un lieu magique, et la voûte de l’observatoire qui s’ouvre pour dévoiler la voûte céleste a quelque chose de magique – et c’est sur ce point précis que tout se noue. Car cette lune qui apparaît est-elle simplement une toile peinte qui figure le ciel étoilé ? Vérité ou apparence, réel ou imaginaire ? Et la question ne se pose pas seulement pour le film, mais en un sens pour l’observatoire lui-même Nous somme dans un artificiel qui ne nous dévoile peut-être dans un premier temps, et même au-delà, que de l’artificiel. Le cinéma c’est d’abord cela, une mécanique, un procédé technique qui permet de dévoiler un spectacle dont on ne sait pas toujours s’il est réel ou artificiel, et dont on peut soutenir qu’il est toujours, même dans le documentaire, artificiel. Mais le spectacle de la lune que dévoile la voûte de l’observatoire, qu’un simple geste – magie de la technique – a entrouverte, est aussi bien sûr un spectacle qui fait rêver les hommes, même ceux qui sont allés sur la lune. Dans ce plan, le décor se donne comme décor : il s’agit manifestement d’une toile peinte et la caméra est passée de la vision de Stanley à celle de Sophie. Le dialogue ne fait que prendre acte de ce changement : Stanley reconnaît lui-même que ce spectacle est plus romantique qu’effrayant, et c’est bien l’œil du cinéaste qui l’emporte. C’est que nous sommes à la fois des enfants de la science ou de la technique, et de Méliès, et même de l’enfant que nous sommes restés quand nous sommes amoureux. Ce n’est pas un hasard si c’est sous cette voûte céleste, toute peinte qu’elle soit, sous son image, au clair de lune, que se produit – événement magique dans ce monde d’une magie qui demeure liée à la raison – le coup de foudre entre Sophie et Stanley. Le clair de lune n’a pas été crée pour les amoureux, mais il n’est pas impossible qu’il ait lui-même créé pas mal d’amoureux – et que ceux-ci se sentent accordés à un tel spectacle. De là l’étonnement de Sophie à l’évocation de la terreur qu’éprouvait Stanley enfant devant ce spectacle. Lui y voyait peut-être l’infini pascalien alors qu’elle y voyait – et c’est bien le double regard de Woody Allen sur les rapports de classes et sur le cinéma qui est ici présent – un « spectacle romantique », un spectacle qui rendait sa vie difficile un peu moins misérable et plus supportable. De là aussi sa vocation, son attirance pour la magie, que Stanley avait tort de mépriser puisque sa propre vocation, en un sens, tenait à la même source – même s’il avait une maîtrise du métier qu’elle n’avait pas. Entre Stanley et Sophie la différence, aussi grande soit-elle, n’est qu’une différence de degrés, alors que c’est bien sûr une différence de nature qui sépare Woody Allen de tous ses personnages, et d’abord de Stanley dont il semble si proche.
C’est du reste toute cette part du film qui pourrait être regardée d’un point de vue spinoziste. Car le coup de foudre qui se produit entre Stanley et Sophie est ce qui leur permettra, à l’un comme à l’autre, cette persévérance dans son être, et cette augmentation de son conatus qui définit la joie. Á l’un comme à l’autre, mais non de manière identique, puisque comme le précise Spinoza lui-même, c’est bien chaque chose, autant qu’il est en elle, qui s’efforce de persévérer dans son être. Pour Stanley, d’abord, puisque parvenu au sommet de son art de prestidigitateur et de sa gloire, son existence n’en demeure pas moins terne, et ce qui constitua sans doute pour lui une forme de joie est bien sur le point de se convertir en tristesse. Pour Sophie, ensuite, puisque ayant rêvé de devenir magicienne, pour échapper à une vie proche de la misère, elle en est arrivée à jouer un rôle de médium qui ne fait qu’abuser de la crédulité des gens, et si elle est parvenue à se faire admettre dans une classe sociale qui est censée faire rêver elle est trop intelligente et trop sensible pour ne pas ressentir la vanité d’une telle ambition – et la tristesse dans laquelle elle finirait par s’abîmer. C’est dire que ce « coup de foudre » relève aussi d’une rationalité profonde telle que l’entend Spinoza et que Deleuze résumait en une formule qui conviendrait bien au film : « l’art d’organiser de bonnes rencontres ». Stanley et Sophie, en « cédant » à leur désir et en sachant saisir l’occasion qui leur était offerte par l’ordre naturel, ont ainsi, chacun selon sa nature, su s’efforcer de persévérer dans leur être et s’ouvrir ainsi à la joie.
La maîtrise et l’immaîtrisable : la science, la vie, l’amour et l’art
Stanley devra apprendre – et sa rencontre avec Sophie le lui permettra – à se dé-prendre, à ne pas vouloir tout maîtriser, à ne pas vouloir avoir dans tous les domaines le dernier mot. Cette attitude de maîtrise qui lui a si bien réussi dans son métier de prestidigitateur, Stanley a eu tendance, inconsciemment, et la terreur éprouvée devant la voûte céleste lorsqu’il était enfant a sans doute joué son rôle, à l’étendre hors ou au-delà de ce domaine dans lequel elle était légitime. Révélatrice est à cet égard la manière dont il « gère » sa relation amoureuse avec Sophie, alors même qu’il est en train de prendre conscience qu’il est amoureux d’elle et qu’il désire l’épouser : il impose ses conditions, négocie en quelque sorte comme un bon avocat de sa propre cause. C’est donc avec raison que Sophie récuse, ou feint de récuser, son offre. De toute évidence elle s’y entend mieux en amour que lui, et elle attend de Stanley autre chose que ce contrat que celui-ci, sans se départir de sa position de maîtrise, semble prêt à lui consentir. Elle attend, ici, qu’une magie cède devant une tout autre magie, que la maîtrise technique s’ouvre à la précarité et à l’imprévisible de la vie. Á la poésie.
C’est sur ce plan que se joue toute la complexité du film. Car ce rapport amoureux avec Sophie – dont le prénom n’est pas dû au hasard – dans lequel Stanley, tout en restant un maître incontesté dans sa pratique de la prestidigitation, devra accepter de s’ouvrir à la contingence qui est celle de la vie, à l’événement imprévisible et immaîtrisable qu’est le coup de foudre, est une figure du rapport du cinéaste, et d’abord de Woody Allen, à son oeuvre. Ce triangle que l’amour et le cinéma formaient avec la mort de Dieu, et qui semblait pouvoir symboliser le « sujet » du film, doit donc être repensé à nouveaux frais, car amour et cinéma ne sont pas juxtaposés, ni même hiérarchisés, mais ils se fondent en une figure unique qui est celle de la maîtrise et de l’immaîtrisable. Plus de triangle, mais un simple point, peut-être insaisissable. Si l’amour figure ici le cinéma, c’est parce que ce dernier, comme le premier, loin de se réduire à une technique, est ouverture à la contingence du monde. Le cinéaste, tout en faisant preuve de la plus grande maîtrise possible, doit savoir accueillir ce qui vient, l’imprévu du jeu des acteurs, du temps qu’il fait ou de tel événement qui peut se produire lors du tournage, voire du montage – en un mot lors de la réalisation concrète du film. L’artiste, contrairement au scientifique, on connaît l’opposition entre Homère et Newton, ne « sait pas » ce qu’il fait, il ne sait pas comment il est parvenu à réaliser son oeuvre. Pas de méthode pour créer un chef-d’œuvre, et c’est pourquoi en art, si la technique s’apprend, le génie ne s’enseigne pas. Ce que Picasso exprimait à sa manière en affirmant qu’il fallait avoir à l’origine d’un tableau un sujet, mais un « sujet flou ». C’est ce flou que Stanley a voulu, avec raison, écarter de son travail de prestidigitateur, mais qu’il croyait à tort pouvoir écarter de la vie elle-même – et de ce qui en elle est l’imprévisible même, l’amour et l’art. C’est dire que Magic in the Moonlight est un film qui ne porte pas seulement sur le cinéma et l’amour en relation avec la mort de Dieu, il est la manifestation de l’analogie qui existe entre l’amour et le cinéma – et ce jusqu’au renoncement à cette maîtrise absolue qui n’est peut-être que l’ombre ou la trace laissée par les anciens dieux.