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« Beaucoup de bruit pour rien » : une opinion assez répandue, l’idée que l’on ne devrait pas donner tant d’importance, en en parlant sans cesse, à ce qui ne serait que quelque chose de l’ordre de l’anecdotique ; cela ne conduirait qu’à faire de la publicité au polémiste, est-il régulièrement avancé. D’autres, considèrent au contraire qu’il y a une véritable « affaire Dieudonné », qu’elle est le symptôme de tensions importantes au sein de la société française. L’opinion se diviserait aussi sur la question de savoir s’il est ou non légitime d’avoir interdit et de continuer à interdire ses spectacles, en particulier « Le Mur ». Selon un sondage récent, si 84% des Français auraient une « mauvaise image » de Dieudonné, 46% n’en estimeraient pas moins qu’il devrait pouvoir continuer à tenir ses spectacles au nom de la liberté d’expression, tandis que 52% désapprouveraient cet argument[1]. Nous voudrions proposer ici un détour par l’histoire, celle de l’entre-deux-guerres en France surtout, pour éclairer en partie les enjeux de cette question de l’interdiction, rappeler qu’elle a déjà suscité bien des débats et qu’elle ne se règle pas si aisément. La liberté de réunion, garantie par la loi du 30 juin 1881[2], implique-t-elle donc qu’un « spectacle humoristique » contenant des propos négationnistes et antisémites ne doit pas être interdit ?

Lorsque la Troisième République se met en place dans le dernier tiers du 19e siècle, après le régime fort peu libéral du Second Empire, ce qui est considéré comme un des principaux moyens d’atteindre la paix sociale, c’est la réunion publique, organisée, statique, dans un lieu distinct de la rue, de citoyens venus échanger des idées. Une loi sur la liberté de réunion est alors adoptée en 1881, qui met fin à l’essentiel des mesures préventives en vigueur sous l’Empire. Si le droit de réunion est ainsi conçu comme la technologie politique la plus à même de renforcer la démocratie en y faisant participer les masses, c’est parce que la croyance dans les vertus de la délibération est alors prégnante parmi les républicains de gouvernement. La délibération en réunion permettrait d’aboutir à une opinion raisonnable, allant dans le sens du bien commun, une opinion pacifiée, car orientée unanimement vers ce qui serait l’intérêt général. Au fondement de cela, on trouve exprimée la conviction qu’il existerait une raison qui finirait nécessairement par avoir le dessus sur les idées fausses au cours d’un débat : il faut donc que tous puissent s’exprimer librement, pour éviter que les « erreurs » ne grossissent au contraire dans l’ombre.

La loi de 1881, modifiée par celles de 1901 et 1907, a alors rendu les réunions politiques publiques libres, déniant au gouvernement ou à l’administration la possibilité d’en interdire préventivement la tenue. Pendant une cinquantaine d’années, l’affirmation sur laquelle s’ouvre l’article 1er de la loi de 1881 – « les réunions publiques sont libres » – correspond à la situation effective du droit de réunion. Il en va différemment dans les années 1930, qui voient des atteintes répétées être portées à la liberté de s’assembler, atteintes essentiellement justifiées par la menace des mobilisations fascistes. Le regain d’intérêt des juristes pour la question du droit de réunion dans les années 1930 en est l’un des symptômes. Nombre d’entre eux vont dénoncer les atteintes portées à la liberté et chercher à montrer qu’elles sont illégales.

La transformation du droit et de la pratique des réunions publiques

C’est dès la dernière décennie du 19e siècle que l’usage de la réunion comme lieu de débat est progressivement délaissé pour en faire un moyen d’action au profit d’un groupe politique, une façon de manifester collectivement une opinion dans l’espace public. On repère deux principales formes de déviances par rapport au projet républicain de pacification de l’opinion publique et de civilisation des mœurs politiques par la participation aux débats en réunion. D’une part, les pratiques de recours au bruit ou à la violence visant notamment à empêcher l’expression d’opinions adverses, et donc à rendre impossible toute discussion. D’autre part, l’organisation et la participation à ce que l’on peut qualifier de réunions-manifestations : des réunions qui ont pour but premier d’affirmer par le rassemblement la force d’une opinion formée antérieurement. Force mise en jeu qui est démontrée à la fois par le nombre de personnes assemblées et par la présence des signes de l’adhésion de ces dernières. Si l’on observe donc un développement de ces réunions dès la fin du 19e siècle, notamment au moment du boulangisme et de l’affaire Dreyfus, le phénomène est amplifié par la loi de 1901 et la naissance des partis politiques.

La crise de la réunion publique marque surtout les années 1930. Se développe alors en particulier un usage des manifestations de rue comme moyen de s’opposer au meeting d’un parti adverse, usage qui aura pour conséquence indirecte de voir, dans les années 1930, la liberté de réunion être sérieusement menacée. « [Elle] subit depuis 1935 une crise très grave », écrit Claude-Albert Colliard en 1950[3]. Il se réfère par là aux atteintes jurisprudentielles et réglementaires qui sont portées à la liberté de réunion, répétées depuis cette date, ainsi qu’à la banalisation d’une politique administrative ne respectant plus les dispositions de la loi de 1881 ; nous y revenons plus loin. La transformation des usages de la réunion politique l’a éloignée de l’idéal pacificateur, qui était fort dans les premières années de la 3e République : la réunion organisée par un parti est en effet souvent perçue, pour ses adversaires, comme une forme de provocation. Comme démonstration unilatérale de la puissance et de la cohésion d’un parti, la réunion suscite des réactions violentes de la part des adversaires, sous forme de contre-meetings ou contre-manifestations organisés en un lieu proche au même moment. Dans la seconde moitié des années 1930, les atteintes à la liberté de réunion, de la part de l’administration ou du gouvernement, en sont une des conséquences : face aux violences survenant entre groupes politiques à l’issue des réunions, les pouvoirs publics, l’administration, commencent en effet à interdire la tenue de certaines réunions, voire à remettre en place un système d’autorisation préalable auquel la législation de 1881 avait pourtant mis fin.

Ce qui distingue principalement les actes de violence autour des meetings de l’entre-deux-guerres de ceux qui marquaient déjà les réunions de la fin du 19e siècle, c’est la banalisation d’un combat direct entre militants de partis adverses, en particulier d’extrême-gauche contre d’extrême droite, par l’opposition des meetings et manifestations. Lorsqu’un groupe annonce un meeting, ses adversaires organisent fréquemment une manifestation de rue en un lieu proche et à la même heure : démonstrations réciproques de force à l’allure de bras de fer débordant dans la rue, qui avaient moins de raison d’être quand la confrontation des adversaires politiques se faisait au sein du meeting lui-même. En 1937, le juriste Menanteau écrit alors :

« Les réunions n’étant plus des assemblées où l’on discute, mais des exhibitions unilatérales, devaient amener des ripostes de violence et nous en sommes rapidement arrivés à ce point où toutes les réunions, même les plus pacifiques, sont devenues indirectement une menace pour l’ordre public par les manifestations hostiles qu’elles attirent. Les exemples se chiffrent par centaines. (…) De simples assemblées privées, ou même (…) un simple spectacle, peuvent coûter des morts, et entraîner des conséquences incalculables »[4].

Ce sont d’abord de nombreux meetings et contre-meetings qui opposent les différents groupes d’extrême-droite aux militants du parti communiste. Mais les accrochages les plus graves concernent les cas où c’est une manifestation sur la voie publique qui est organisée pour protester contre la tenue d’un meeting par un parti adverse. La pratique se développe dès les années 1920.

Deux circulaires concernant les réunions politiques vont alors voir le jour. L’une, en 1924, vise essentiellement les troubles violents survenant à l’intérieur des salles de réunion. Le ministre de l’Intérieur demande à ce que la liberté de réunion soit protégée, en « [mettant] un terme à ces menées ». Après avoir rappelé « les incidents récents survenus dans plusieurs villes où des agitateurs ont systématiquement troublé des réunions publiques et ont ainsi gravement porté atteinte à un droit essentiel des citoyens », le ministre demande aux préfets « de vouloir bien prendre, de concert avec MM. Les Maires, toutes dispositions utiles pour prévenir les incidents tumultueux sur la voie publique à l’entrée et à la sortie de ces réunions, pour faciliter l’accomplissement de leur mission aux bureaux qui (…) sont chargés de maintenir l’ordre dans les réunions et pour assurer le cas échéant la constatation des voies de fait qui seraient commises au cours ou à l’occasion d’une réunion »[5]. L’autre circulaire, en 1925, a pour but de mettre fin aux violentes collisions entre les participants aux meetings et aux contre-manifestations. Soulignant que les « incidents [tumultueux sur la voie publique] sont particulièrement à redouter lorsque des groupements annoncent leur intention d’organiser des manifestations contre les auteurs ou les assistants de certaines réunions », le ministre invite les préfets à « tout mettre en œuvre pour empêcher qu’un contact s’établisse entre manifestants de groupes opposés », à « éloigner les uns des autres les manifestants de partis opposés et [à] empêcher tout contact entre eux ». Pour cela, il appelle à mettre à contribution aussi bien les organisateurs des contre-manifestations que ceux des réunions[6]. Ces circulaires sont souvent louées par les juristes comme ayant protégé le droit de réunion menacé par la pratique des contre-manifestations.

Le drame de Clichy

L’opposition entre meeting et contre-manifestation, trouve son expression la plus célèbre dans la soirée tragique de Clichy du 16 mars 1937, souvent considérée comme ayant précipité la chute du Front Populaire. Ce soir là, une contre-manifestation de la gauche est organisée dans l’objectif de protester contre la tenue dans cette ville d’une réunion du PSF du colonel de la Rocque[7]. Le gouvernement de Front Populaire, régulièrement accusé par la presse conservatrice de brimer l’opposition, avait refusé d’interdire préventivement cette réunion. Or de violents heurts ont lieu entre les manifestants et la police qui fait barrage. La police tire sur la foule. Le bilan est lourd : 6 morts, 200 à 300 blessés. Un net clivage quant à l’interprétation de ce qui s’est passé et des responsabilités de chacun oppose la presse de droite, conservatrice et d’extrême-droite (bien que des divergences existent bien sûr entre ces journaux) à la presse de gauche.

Pour ce qui est de la nature de la réunion, les journaux de droite mettent en avant le fait qu’il s’agissait à peine d’une réunion politique. On aurait eu affaire à une simple séance cinématographique. Organisée certes par le PSF, elle n’aurait pourtant pas eu de visée proprement politique, notamment parce qu’il n’était pas prévu d’y prononcer des discours. Le Figaro parle le 17 mars d’ « une simple réunion récréative », et le lendemain, on y lit :

« La réunion du cinéma "Olympia" n’avait pas de caractère politique. Il s’agissait de passer un film au bénéfice des œuvres du Parti social français, aucun discours ne devait être prononcé. Ni le colonel de La Rocque ni les chefs du parti ne devaient y assister. Les femmes et les enfants étaient conviés à cette séance. Nulle réunion n’a donc jamais été moins "provocante" que celle-là ».

Il en va différemment dans la presse communiste et socialiste. L’Humanité titre le 17 que « la Rocque avait organisé un rassemblement » à Clichy, que l’on a affaire à « une provocation des croix de feu ». La provocation serait d’autant plus évidente que la réunion n’est pas organisée dans un lieu symboliquement neutre, mais « dans le centre prolétarien de Clichy », comme le souligne Paul Vaillant-Couturier le 24 mars. On retrouve la même dénonciation de la « provocation » dans Le Populaire. On y parle le 17 mars d’ « une réunion organisée par le Parti Social Français dans une localité ouvrière avec le concours d’éléments de choc venus de l’extérieur ». La presse de gauche souligne aussi que la réunion de Clichy n’est pas isolée, qu’elle s’inscrit dans un ensemble de réunions qui ne sont pas de propagande – comment espérer, en effet, convaincre la population ouvrière de Clichy de leurs thèses ? – mais correspondent à des « exercices de mobilisation d’éléments de choc étrangers à la localité », lit-on dans Le Populaire le 21 mars. Il y est précisé que, d’ailleurs, « mardi, jour de la réunion de Clichy, cinq autres réunions PSF avaient lieu dans la région parisienne, dont deux (…) destinées à appuyer le cas échéant la "démonstration" du cinéma Olympia ». C’est également ce que suggère Léon Blum, dans son discours à la Chambre des députés le 23 mars – un débat y a été ouvert sur les événements de Clichy. Il admet qu’ « isolée, la réunion n’était rien », mais explique ensuite qu’elle a été rapprochée des exercices de mobilisation des ligues par voie de réunions, et ajoute que, de surcroît, « l’émotion [était] d’autant plus explicable que l’endroit choisi était une ville dont l’ensemble de la population est hostile et qu’aucune raison de propagande ne pouvait par conséquent justifier la réunion »[8].

La façon dont le meeting et la contre-manifestation ont dérapé vers la violence est elle aussi sujette à des explications divergentes. Pour la presse conservatrice et d’extrême-droite, les foules communistes sont seules responsables. Le journaliste du Figaro parle le 17 mars des « bandes communistes », des « manifestants communistes poussant des clameurs haineuses qui inondent la place et les rues environnantes, lançant des projectiles », des « masses hurlantes littéralement déchaînées ». Pour la presse conservatrice, ce sont ces manifestants, cette foule excitée par les meneurs communistes, qui ont tiré les premiers coups de feu. La police a fait « tout son devoir » en protégeant la sortie des membres du PSF de la salle où ils étaient réunis, lit-on dans Le Figaro le 18. Le discours est encore plus tranché dans les pages de L’Action française. On y lit ainsi, le 17 : « Les agents de l’ordre (…) barrant le chemin [des gens de Jouhaux, de Vaillant-Couturier et de Marceau Pivert], ils les ont massacrés ».

Les « cinq martyrs de Clichy », comme on les appelle dans L’Humanité (on dénombrera finalement six morts), et 200 des blessés, sont pourtant des ouvriers ayant participé à la contre-manifestation. Il n’est donc pas étonnant que la presse communiste commence, elle, par s’en prendre à la police, qui aurait tiré sur les manifestants, et aux fascistes, lesquels, non seulement ont provoqué la population ouvrière de Clichy en s’y réunissant, mais ont de surcroît tiré les premiers coups de feu. Pour Léon Blum, dans le discours déjà évoqué, si l’appel à la contre-manifestation du maire socialiste de Clichy a constitué « une erreur », il n’en reste pas moins que « tout s’est passé comme si "on" avait voulu avoir ce soir-là une affaire sanglante ».

Dans les colonnes de L’Action française, d’extrême-droite, on répète que la leçon à tirer de « l’échauffourée de Clichy » est qu’ « il ne faut pas jouer avec les masses », comme l’écrit Léon Daudet le 18 mars, que « quand on met les appétits des masses en mouvement, (…) on ne sait pas trop comment cela finit ». Le jugement est exprimé avec une violence marquée par l’antisémitisme du journal : « [L’expérience Blum] glisse dans le sang des malheureux qu’elle a excités elle-même », lit-on le 17 mars : « Quoi qu’il fasse, ce Juif, qui nous a mis au bord de la guerre civile, ne peut faire qu’il ne représente lui-même essentiellement le désordre ».

Pour la gauche, la conséquence n’est pas la fragilisation du gouvernement. D’ailleurs, les attaques communistes cessent assez rapidement dans la presse, pour souligner l’union persistante du Front Populaire. « Le Front Populaire sort plus fort de sa nouvelle épreuve », affirme Paul Vaillant-Couturier dans L’Humanité du 24 mars. Dans Le Populaire, on lit le 18 qu’ « aucune manœuvre ne réussira contre le Front Populaire et son Gouvernement ». Une résolution du Bureau Politique du PCF y est publiée le 19, affirmant la solidarité des groupes composant le Front Populaire. La conséquence à tirer du drame de Clichy n’est pas l’échec du gouvernement, qui obtient à la Chambre le vote d’un ordre du jour de confiance, mais pour les communistes et une partie des socialistes, la nécessité d’interdire réellement l’activité des ligues fascistes, dont le PSF ne serait qu’une réincarnation.

Jurisprudence et règlements contre la liberté d’expression publique ?

L’événement tragique de Clichy ravive le débat sur les atteintes portées à la liberté de réunion sous le Front Populaire et notamment sur la question du moyen de pression que constituent les contre-manifestations sur le gouvernement et l’administration. Ces derniers multiplient en effet, au nom du maintien de l’ordre public, les interdictions préventives de réunions lorsqu’un parti annonce l’organisation d’une contre-manifestation. Ces atteintes portées à la liberté de réunion vont entraîner la réprobation d’un groupe de juristes, réprobation arrimée de façon plus ou moins explicite à un rejet du temps des « masses ». Il en va ainsi en particulier dans le cas de Joseph Barthélémy, qui a le plus écrit sur cette question, et aux thèses duquel se réfèrent tous les commentaires juridiques de la période que nous avons trouvés. Avec lui, la dénonciation de la crise de la liberté de réunion prend largement la forme d’une répulsion vis-à-vis du gouvernement de Front Populaire, accusé d’en être le principal responsable. Il l’exprime dans ses écrits proprement juridiques, notamment dans le Précis de droit public qu’il publie en 1937[9]. Cette mise en accusation du gouvernement n’est pas propre à Barthélémy. Bien d’autres juristes affirment que si la liberté est en crise depuis les années 1930, c’est au cours de l’année 1936-1937 qu’elle aurait succombé. Leurs propos ne sont pas purement juridiques : on a aussi affaire à un discours aux connotations fortement conservatrices.

Le 24 février 1930, le maire de Nevers prononce au nom de la sauvegarde de l’ordre public un arrêté d’interdiction à l’encontre d’une conférence littéraire publique que René Benjamin a l’intention de tenir dans sa ville. La venue de cet auteur aux sentiments monarchistes affirmés et opposé à l’école laïque avait soulevé les protestations de la section locale du syndicat national des instituteurs, déclarant qu’elle s’opposerait à cette réunion publique par tous moyens, notamment une contre-manifestation. Pour remédier à cette interdiction, la réunion est transformée en réunion privée par le syndicat d’initiative de la ville. Un nouvel arrêté d’interdiction est prononcé par le maire, toujours au nom de la préservation de l’ordre public, dont il est responsable selon la loi du 5 avril 1884 sur les municipalités. Mais si cette loi charge en effet le maire de faire cesser les désordres produits éventuellement par une réunion, elle ne lui donne pas de tels pouvoirs préventifs. Ces décisions d’interdiction sont alors déférées par René Benjamin et le président du syndicat d’initiative auprès du Conseil d’État, qui doit donc se prononcer sur la nature des pouvoirs préventifs d’un maire à l’encontre d’une réunion. Le commissaire du gouvernement se dit favorable aux requérants. Le Conseil d’État annule les deux arrêts municipaux le 19 mai 1933.

Cet arrêt, célèbre, dit « arrêt Benjamin », a été présenté comme le signe du libéralisme du juge s’élevant contre l’arbitraire administratif. La jurisprudence du Conseil d’État serait la sauvegarde de la liberté de réunion et de parole. L’interprétation semble prévaloir actuellement encore au Conseil d’État, qui commente comme suit l’arrêt en question :

« Par l’arrêt Benjamin, le Conseil d’État donne toute sa portée à la liberté de réunion, (…) en exerçant un contrôle rigoureux des atteintes qui peuvent légalement lui être portées par des mesures de police, notamment pour le maintien de l’ordre public. Comme l’indiquait le commissaire du gouvernement, suivant une formule souvent reprise : "la liberté est la règle, la restriction de police l’exception". (…) Par la jurisprudence issue de l’arrêt Benjamin, le Conseil d’État a affirmé son rôle de gardien des libertés publiques et individuelles face aux éventuelles atteintes susceptibles de leur être portées à l’occasion de l’exercice du pouvoir de police administrative »[10].

Le Conseil d’État aurait ainsi rappelé qu’un administrateur ne peut supprimer une liberté reconnue et organisée par la loi.

Cet arrêt constitue pourtant la première brèche dans l’inviolabilité de la liberté de réunion. De fait, en considérant – selon le texte de l’arrêt – qu’ « il résulte de l’instruction que l’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre », le juge laisse sous-entendre que le maire aurait légitimement pu interdire la conférence si les menaces de troubles avaient été plus graves. Si les désordres que la tenue d’une réunion est susceptible de provoquer sont estimés suffisamment sérieux, celle-ci pourrait donc être interdite au préalable par simple décision administrative. Plusieurs juristes ne s’effraient pas pour autant qu’un arrêt puisse aller à l’encontre de la loi. C’est surtout après-guerre que la violation de la loi est clairement réprouvée. En 1950, Claude-Albert Colliard écrit que l’arrêt Benjamin « a apporté au principe de la liberté de réunion une exception importante », et que « malgré le succès du requérant, dans l’espèce, le principe posé par l’arrêt n’est pas un principe libéral », puisqu’il « admet la possibilité pour l’administration de supprimer véritablement une liberté reconnue et organisée par la loi ». Il souligne que « ce n’est pas simplement le trouble actuel qui permet (…) l’interdiction, c’est aussi l’éventualité, la menace de troubles »[11].

Le Conseil d’État renouvelle à plusieurs reprises dans les années qui suivent le même type de raisonnement, révélant par là une conception du droit de réunion éloignée de celle des législateurs des débuts de la Troisième République. Il en va ainsi d’un autre arrêt célèbre, l’arrêt « Bucard » du 23 décembre 1936. Le parti franciste[12] avait prévu une série de réunions dans le département du Bas-Rhin, fin 1935. Le préfet les interdit toutes par arrêtés, quel qu’en soit le caractère. Marcel Bucard, chef du parti, défère ces arrêtés devant le Conseil d’État pour excès de pouvoir. On lit dans l’arrêt du Conseil d’État :

« Considérant que le principe de la liberté de réunion ne saurait faire échec aux nécessités du maintien de l’ordre public avec lesquelles il doit se concilier ; qu’il incombe aux autorités compétentes de prendre les mesures que commandent la sécurité et la tranquillité publique et même, si la sauvegarde de l’ordre public l’exige impérieusement, d’interdire les réunions… ».

Par ce considérant, le Conseil d’État reconnaît que le préfet a légitimement pu interdire toute sorte d’assemblée, retirant notamment aux assemblées privées leur ancienne inviolabilité. En février 1936, un banquet est interdit par le préfet du Nord, qui fonde sa décision sur le fait que la réunion était organisée par des membres de ligues dissoutes et risquait de troubler l’ordre public. Les organisateurs intentent un recours devant le Conseil d’État. Celui-ci annule certes la décision (arrêt « Bujadoux » du 5 février 1937), au motif que le préfet ne démontre pas ne pas avoir disposé des moyens nécessaires qui lui auraient permis de maintenir l’ordre sans interdire la réunion. Mais, là encore, il admet la possibilité d’une interdiction fondée sur la notion « d’état de nécessité ». Par cette série d’arrêts, le Conseil d’État dégage donc le principe que la liberté de réunion est la règle, et qu’il ne doit pas y être porté atteinte en interdisant une réunion (décision qui doit rester l’exception), s’il est possible d’assurer l’ordre par d’autres moyens. Mais, ce faisant, il admet que l’on puisse interdire une réunion au préalable, si la menace de troubles est suffisamment grave pour faire redouter que l’ordre public soit mis en péril.

Mais c’est surtout l’interprétation qui est faite du décret du 23 octobre 1935 par la circulaire Paganon du 27 octobre, qui va étendre les pouvoirs des administrateurs et réduire la liberté de réunion. Ce décret soumet « tout cortège, défilé, rassemblements de personnes et, d’une façon générale, toute manifestation sur la voie publique » au régime de la déclaration préalable, et n’évoque les réunions politiques que pour rappeler l’interdiction de leur tenue sur la voie publique. Sous couleur d’appliquer ce décret, visant donc uniquement les rassemblements sur la voie publique, la circulaire du ministre de l’Intérieur, Joseph Paganon, aux préfets en vient à bannir la notion de liberté totale d’assemblée. Par un glissement, elle passe en effet du mot « manifestation » à celui de « réunion » pour désigner les groupements auxquels l’interdiction peut s’appliquer. Les juristes de l’époque sont moins divisés sur cette atteinte au régime juridique des réunions que sur celles émanant indirectement des arrêts du Conseil d’État – ce qui n’est pas sans lien avec le fait que les interdictions qui vont se fonder sur cette circulaire ont essentiellement lieu sous le gouvernement de Front Populaire, critiqué par une large partie d’entre eux. Barthélémy, le 17 novembre 1936, dénonce dans Le Temps un « grignotage de la liberté » :

« Ce décret, par la volonté du ministre de l’Intérieur, a profité d’un glissement illégal. Les préfets furent invités à empêcher toute réunion, même en lieu clos et couvert, qui pourrait avoir quelque répercussion extérieure. (…) La liberté de réunion est morte ».

C’est largement en se fondant sur le contenu de cette circulaire que l’administration commence à multiplier les interdictions de réunions qui, sans déborder elles-mêmes sur la voie publique, sont présentées comme susceptibles d’y générer des troubles, notamment en raison des oppositions qu’elles suscitent.

Dans les années qui ont suivi la circulaire Paganon, c’est-à-dire essentiellement sous le Front Populaire, les interdictions de réunions sont nombreuses. Elles sont prononcées soit par le gouvernement, soit par le maire ou le préfet du lieu où la réunion doit se tenir. La presse rapporte ainsi régulièrement les interdictions de telle ou telle réunion, lesquelles visent surtout l’extrême-droite. Elles semblent se banaliser au point d’y être souvent simplement notifiées. Dans des journaux conservateurs ou d’extrême-droite, comme L’Action Française, Le Figaro et Le Temps une rubrique intitulée « Réunions interdites » se constitue pendant certaines périodes où les interdictions sont particulièrement nombreuses. Plusieurs juristes distinguent dans cette vague d’interdictions trois étapes qui se succèdent rapidement au début de l’année 1936. Dans la première, les interdictions concernent des réunions auxquelles doivent participer des membres de ligues ou associations dissoutes. Dans la deuxième, les interdictions concernent des réunions organisées par des groupes jugés menaçants pour l’ordre public. La troisième étape, la plus importante, consiste à interdire une réunion au motif qu’une contre-manifestation a été annoncée par un parti adverse. Elle se développe sous le Front Populaire. Les partis usent alors fréquemment de l’annonce d’une contre-manifestation, non pas tant dans l’intention de protester effectivement contre la tenue d’une réunion, que comme moyen de pression, forme de chantage destiné à ce que les autorités administratives prononcent l’interdiction de la réunion projetée. Si la campagne de mobilisation laisse supposer que la violence issue de la confrontation des deux partis adverses en un même lieu sera particulièrement importante, le choix des autorités est de plus en plus souvent d’interdire la réunion plutôt que d’empêcher effectivement la contre-manifestation.

Les interdictions de réunions sont suffisamment nombreuses pour que l’on ait pu les présenter comme un moyen légitime pour le gouvernement de maintenir l’ordre. Dans son discours à la Chambre lors des débats ouverts suite aux événements de Clichy, Léon Blum affirme ainsi que « l’autorité de police, qu’elle soit autorité municipale, autorité préfectorale, autorité gouvernementale, peut être amenée à interdire, au nom des exigences de l’ordre public, des réunions organisées par des organisations parfaitement licites »[13]. Ceci au point que l’on se mette à parler d’ « autorisation » de réunion, dès 1936. Un communiqué gouvernemental, en octobre 1936, a ainsi pour but d’expliquer pourquoi après avoir « interdit » une réunion PSF, on a « autorisé » une réunion communiste, et annonce que le gouvernement est « résolu à ne pas autoriser à Paris et dans la région parisienne, les manifestations et rassemblements susceptibles de provoquer des actions et réactions contraires et d’imprimer de nouvelles secousses à l’esprit public ». Il arrive alors parfois que l’interdiction de toute réunion soit la règle et que seules quelques-unes aient l’aval du gouvernement pour se tenir. Une pratique massive de l’interdiction préventive équivaut finalement à ce que les administrateurs autorisent seulement certaines réunions auxquelles ils sont favorables. A certaines périodes, une forme de système d’autorisation préalable – qui était la règle sous le Second Empire et avec laquelle avait rompu la Troisième République – se remet donc en place. Il en va ainsi en octobre 1936, lorsque le gouvernement décide d’interdire toutes les réunions de quelque parti que ce soit dans la région parisienne. Il est surtout reproché à cette pratique d’interdiction répétée de réunions le fait que tous les partis politiques n’affrontent pas la même sévérité de la part des autorités administratives. Le juriste Menanteau critique le fait que « les susceptibilités de l’ordre public sont capricieuses », qu’elles dépendent du parti organisateur de la réunion[14].

Une fois constatée cette différence de traitement, pour ne pas en conclure rapidement que le Front Populaire serait finalement simplement un gouvernement autoritaire ennemi des libertés publiques, il faut bien évidemment insister sur le contexte particulier de lutte contre le fascisme dans lequel ces interdictions et autorisations se situent. La montée de l’extrême-droite en Europe et en France a de quoi rendre inquiétantes les vastes mobilisations nationalistes, d’autant plus que le souvenir de l’activité des ligues n’est pas loin. Les justifications avancées aux interdictions de réunions, celles du PSF en particulier, par le gouvernement de Léon Blum et par les organes de presse soutenant son action, vont dans ce sens. Il est d’abord affirmé que les meetings d’extrême-droite ne sont pas véritablement des réunions politiques : ce sont des exercices paramilitaires de mobilisation. Ceci fait partie des éléments mis en avant par les auteurs qui défendent aujourd’hui le rattachement du PSF au fascisme. Par ces réunions, affirme la presse de gauche dans l’entre-deux-guerres, l’extrême-droite cherche à provoquer une guerre civile.

Ceci amène à rappeler que la dénonciation juridique des atteintes à la liberté de réunion répétées dans la seconde moitié des années 1930 est largement empreinte de l’anticommunisme profond des juristes auxquels nous nous sommes référés. L’exemple servant de repoussoir, mobilisé pour montrer ce à quoi on arriverait progressivement en supprimant les libertés publiques, n’est pas celui d’un pays fasciste, mais celui de la Russie soviétique. Si cela peut certes en partie s’expliquer par le fait que la gauche est alors au pouvoir, les descriptions employées pour parler du communisme n’en restent pas moins révélatrices d’un rejet violent. Le juriste Baffrey écrit ainsi :

« Ce qu’il faut craindre, c’est que le manque de réaction de l’opinion n’encourage le gouvernement à étouffer de plus en plus le droit de réunion. Fatalement, nous en arriverons au régime de la Russie des Soviets ».

Se référant à Raphaël Alibert, juriste qui signera par la suite comme ministre de la Justice le premier statut des Juifs promulgué le 3 octobre 1940, il avait auparavant souligné qu’ « en Russie, le droit d’association et de réunion sont sévèrement interdits aux plus tièdes opposants du régime, mais les réunions des sympathisants sont favorisées, elles sont même pécuniairement encouragées »[15].

La controverse autour des spectacles de Dieudonné au regard de cette histoire

D’abord un bref rappel des étapes les plus récentes de la polémique autour de Dieudonné. Elle commence avec la diffusion d’une circulaire du Ministre de l’Intérieur à l’attention des préfets, intitulée « Lutte contre le racisme et l’antisémitisme – manifestations et réunions publiques – spectacles de M. Dieudonné M’Bala M’Bala ». Manuel Valls y déclare que « le respect de la liberté d’expression ne fait pas obstacle à ce que, à titre exceptionnel, l’autorité investie du pouvoir de police interdise une activité si une telle mesure est seule de nature à prévenir un trouble à l’ordre public ». Le Conseil d’État confirme alors l’interdiction du spectacle « Le Mur » à Tours (allant dans le même sens que le tribunal administratif d’Orléans). Cette décision est intervenue au lendemain de l’interdiction de ce même spectacle à Nantes par ce qui constitue donc la plus haute juridiction administrative. Statuant en urgence, le Conseil d’État a ainsi validé à deux reprises, en 48 heures, l’interdiction du spectacle, ceci au nom de « graves atteintes » à la « dignité de la personne humaine » et à la « cohésion nationale ». Notons que la controverse est cependant loin d’être pleinement nouvelle[16]. Dès les années 2000 Dieudonné fait scandale avec ses prises de position et provocations et a déjà eu affaire à plusieurs procès et condamnations (par exemple celle de novembre 2007, lorsqu’il a comparé les « juifs » à des « négriers »), en raison de ses idées antisémites et négationnistes (dénonciation du « système américano-sioniste », promotion de Robert Faurisson…). L’ordonnance du Conseil d’État relève d’ailleurs qu’il a fait l’objet de neuf condamnations, dont sept définitives, pour des propos de cette nature. Plusieurs de ses représentations ont par ailleurs déjà été annulées, notamment en raison de craintes de violences physiques entre ses soutiens et ses adversaires déterminés à « contre-manifester » (ce type d’incident a, par exemple, eu lieu à Lyon en février 2004).

Plusieurs médias ont alors souligné que « la décision du Conseil d’État constitue un revirement de jurisprudence, les tribunaux administratifs ayant, à une quinzaine de reprises ces dernières années, invalidé des arrêtés d’interdiction de spectacles de Dieudonné, condamné à de multiples reprises pour antisémitisme »[17]. En réalité, le Conseil d’État n’a pas opéré un revirement de jurisprudence, mais a fait un pas supplémentaire dans la direction de la protection de la « dignité humaine », déjà affirmée par un arrêt de 1995 interdisant un spectacle de lancer de nains[18]. Rappelons aussi que « par une ordonnance du 5 janvier 2007, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté la demande de l’association « Solidarité des Français » tendant à la suspension de l’arrêté du préfet de police du 28 décembre 2006 interdisant à Paris, pendant quelques jours, les rassemblements envisagés par cette association en vue de la distribution sur la voie publique d’une soupe contenant du porc, dénommée « soupe au cochon »[19] (elle visait à exclure les SDF de confession musulmane). Si l’humoriste/polémiste a modifié récemment le contenu de son spectacle afin de contourner ces interdictions[20], il peut aussi encore saisir la Cour Européenne des droits de l’homme, laquelle a déjà prononcé plusieurs condamnations en direction de la France au nom de la violation du principe de la liberté d’expression (mais elle prend généralement plusieurs années pour statuer)[21].

Ce qu’apporte le rapprochement entre l’expérience passée dont nous venons de retracer les grandes lignes et la controverse actuelle sur l’interdiction des spectacles de l’humoriste Dieudonné peut déjà être apparu au lecteur dans les premiers développements de cet article. Il se structure toutefois autour d’une série de questions cruciales que nous voudrions, pour finir, aborder successivement. D’abord, la question de la nature du spectacle. Peut-il ou non être assimilé à une réunion politique ? Si l’on prend l’exemple du drame de Clichy, le parallèle est évident : d’un côté, une représentation cinématographique, de l’autre, une représentation théâtrale. Les dilemmes devant lesquels se sont trouvés gouvernement et opinion publique peuvent bel et bien être les mêmes dans les deux cas. Cela pose aussi, dans le cas des spectacles de Dieudonné, la question de la nature des discours tenus et des limites à ce qui est qualifié par ses défenseurs d’ « humour ».

Est également soulevée dans les débats contemporains la question des possibles restrictions à la liberté d’expression. Il nous semble important ici de rappeler que ces restrictions existent depuis longtemps. On ne peut pas dire n’importe quoi impunément. Ainsi, dès la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, les « provocations aux crimes et délits » commis en réunions publiques peuvent être punis indirectement en vertu du chapitre IV « Des crimes et délits commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication ». Par ailleurs, à l’occasion de la multiplication d’attentats anarchistes au début des années 1890, on commence à estimer qu’il y a un lien entre paroles appelant publiquement à la violence et réalisation d’actions effectivement violentes. En 1893 et 1894 sont alors adoptées trois lois répressives. Cette réaction des pouvoirs publics aux attentats modifie le régime de liberté d’expression en réunion. Elle témoigne d’un abandon croissant de l’idée qu’on peut tout laisser dire dans une réunion sans mettre en danger l’ordre public, et qu’il y aurait même un intérêt pour l’ordre public à assurer une pleine liberté d’expression dans les réunions. Au début des années 1890, les paroles prononcées en réunion ne sont plus perçues comme relevant de « soupapes de sûreté contre les explosions », pour reprendre l’expression employée dans le quotidien républicain Le Rappel le 20 mai 1869, mais au contraire comme les encourageant. Certes, la loi sur la presse de 1881 pose déjà des limites à ce qui peut être dit en réunion. Mais les lois de 1893-1894 vont plus loin. Sans entrer dans le détail de leurs dispositions, on note qu’elles instituent non seulement des peines plus lourdes et une nouvelle procédure, mais aussi un nouveau délit. La loi de 1881 ne vise que la provocation directe aux faits qualifiés de crime ; la loi du 12 décembre 1893 punit aussi, par des peines allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, les orateurs se livrant à l’apologie de tels faits, perçue comme constituant une provocation indirecte. Cela est plus connu, et revient dans le débat public aujourd’hui à propos du cas de Dieudonné : la législation française a été renforcée dans les dernières décennies, notamment par la loi Gayssot de 1990, pour interdire et punir les propos racistes, xénophobes, homophobes, relevant de la négation de crimes contre l’humanité[22]… A la question du « peut-on tout dire ? », « la liberté d’expression est-elle sans limites ? », on voit bien que, d’un point de vue légal, la réponse est non.

On l’a vu au travers du rappel historique que nous avons retracé, la question de l’ordre public n’est pas simple elle non plus. A partir du moment où il est possible d’interdire en cas de menaces de troubles à l’ordre public, reste de fait la difficulté à estimer quand ces troubles sont réels ou non. L’entre-deux-guerres a vu bien des interdictions être prononcées – parfois de réunions qui pouvaient paraître aussi « récréatives » que celles de Dieudonné, des conférences, des spectacles… Réprouvées par les juristes hostiles au Front Populaire, et plus largement par ses adversaires politiques, elles étaient largement motivées par la menace fasciste, qui dépassait le seul cas de la France. Dans le cas de Clichy, le gouvernement n’a pas voulu interdire, accusé d’avoir déjà trop souvent usé de cette arme et les conséquences ont été graves. Qu’en est-il aujourd’hui ? La question posée ici est assez largement une question de contexte politique et social. Des sociologues, comme Eric Marlière par exemple, ont montré la montée du « sentiment d’injustice » chez les « jeunes de cité ». Victimes notamment du racisme, ces derniers ont « du mal à croire au fonctionnement honnête de la politique et à l’existence d’une démocratie réelle »[23]. Pierre-André Taguieff souligne pour sa part :

« c’est une certaine jeunesse, en révolte contre "le Système" qui suit de près les actualités de Dieudonné », dans une interview où il reprend en partie les thèmes de son livre La nouvelle propagande antijuive (PUF, 2010), affirmant que « le mythe de la "conspiration juive universelle" s’est (…) transformé en celui du "complot sioniste mondial" »[24].

Pour saisir les enjeux de l’interdiction des spectacles de Dieudonné, il nous semble alors nécessaire de replacer cette prévention de la tenue de propos racistes ou antisémites dans le contexte d’une certaine montée des tensions raciales, ou du moins de leur transformation[25]. Dieudonné exacerbe une concurrence malsaine entre victimes de la xénophobie.

Bref retour en arrière : si la loi de 1881 sur la liberté de réunion est marquée par la volonté de mettre fin à l’arbitraire qui régnait sous le Second Empire, c’est surtout par son abandon de l’essentiel des mesures préventives, dont la finalité est donc d’empêcher les infractions de se produire, pour ne laisser subsister quasiment que des mesures consistant à réprimer les éventuelles infractions après qu’elles se soient produites. Il s’agit, comme en matière de liberté de la presse, d’ « accorder une liberté définie par des limites dont le franchissement déclenche l’action judiciaire »[26]. La prévention et la peur seraient le propre des gouvernements autoritaires ennemis de la liberté, comme des gouvernements fragiles craignant que des paroles les fassent tomber. Dans ce système, la sauvegarde de l’ordre public est davantage confiée aux autorités judiciaires, qu’aux administrateurs ou autorités de police. C’est la sanction judiciaire qu’ont à craindre ceux qui enfreignent la loi. Répression/prévention : le débat revient aujourd’hui à propos de l’affaire Dieudonné. Beaucoup de gens ayant critiqué l’initiative du ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, considèrent qu’il n’aurait pas fallu interdire, qu’il aurait fallu laisser dire, quitte à sanctionner après si des propos contraires à la loi sont effectivement tenus lors des spectacles[27]. Ce discours peut reposer sur un attachement à la liberté de parole. Il peut s’appuyer aussi sur l’idée que ne pas laisser parler fera de l’humoriste une victime, et amènera à donner encore plus d’importance à ses propos, voire à lui faire de la publicité. Mais la répression suffit-elle à effacer le mal fait par des paroles ? : en elles-mêmes elles peuvent blesser, comme troubler l’ordre public. La violence verbale n’est certes pas une violence physique, mais elle peut néanmoins, et c’est le cas dans les spectacles récemment interdits, être une incitation directe à la haine et entraîner des heurts. Reste une question essentielle : celle de l’égalité de traitement des différents acteurs – c’est d’ailleurs un des reproches qui a été fait au gouvernement du Front Populaire que d’avoir interdit davantage les rassemblements de leurs ennemis que ceux de leurs alliés. Si une nouvelle jurisprudence s’impose sur la question de prévenir « l’atteinte à la dignité humaine », il faudrait rester vigilant à ce que d’autres types de réunions et spectacles du même type ne restent pas à l’écart de ce type de sanction.

Au final, qu’a-t-on voulu faire rapidement ici en regardant vers le passé ? Tout d’abord et simplement montrer l’existence de similitudes. Le recul historique permet d’enrichir l’analyse de ce qui se passe aujourd’hui en permettant d’étayer les arguments, de comprendre ce qui relève du contexte, de ne pas tourner en rond aussi en refaisant des débats qui ont déjà eu lieu. On espère ainsi que ces quelques pages peuvent être notamment instructives quant à l’influence et la prégnance du passé dans les expériences postérieures. On peut plaider aussi ici pour l’existence de « leçons de l’histoire » : sans le faire en adoptant une posture mécaniste qui laisserait à penser que la société fonctionne comme une machine, reproduisant les mêmes choses régulièrement, et oubliant alors justement le caractère essentiel de la contextualisation. Regarder vers le passé permet, dans une certaine mesure, de contribuer à éviter que l’histoire se répète.

« S’il faut connaître l’histoire, c’est moins pour s’en nourrir que pour s’en libérer, pour éviter de lui obéir sans le savoir ou de la répéter sans le vouloir »[28].

Une opération de rapprochement passé/présent qui porte attention à ce qui a dysfonctionné par le passé peut permettre de tirer des enseignements utiles à l’enrichissement des dispositifs contemporains. En décentrant le regard, on fait tomber certaines évidences et on encourage éventuellement les expériences contemporaines, en tirant des leçons du passé, à constituer un véritable élément de progrès démocratique.