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Puerta del Sol, Madrid 15 mai 2011
« Ce sont les renégats qui disent : c’est dépassé. Mais l’événement lui-même a beau être ancien, il ne se laisse pas dépasser : il est ouverture de possible. Il passe à l’intérieur des individus autant que dans l’épaisseur d’une société. »[1]
Le 15 mai 2011 restera gravé dans les esprits des jeunes générations. Ce fut le réveil collectif d’un peuple ensommeillé par presque trente ans de rêves : le rêve démocratique, celui de la Transition exemplaire, du progrès culturel et matériel, bref le rêve d’une prospérité à l’européenne. Mais la situation actuelle du pays a fait voler en éclats tous ces rêves. Le cadre fixé par la Constitution espagnole de 1978 n’a pas tenu ses promesses, et cette feuille de route constitutionnelle ouverte à son développement s’est figée comme la ligne à ne pas franchir. Depuis que le mouvement 15M a posé une « ouverture de possible », un vrai « événement », les tabous sont tombés, et l’avenir se remplit de nouveaux rêves : un nouveau rapport entre l’Église et l’État, la fin de l’impunité des élites politiques corrompues et de banquiers, une démocratie qui tiendrait ses promesses, l’éventuelle instauration d’une troisième République ?
Cependant, ces rêves d’avenir se heurtent à la cruauté du contexte actuel : un taux de chômage qui atteint presque 28 %, 6.202.700 de chômeurs, presque 60 % chez les jeunes[2] ; des familles qui sont expulsées de leurs maisons et qui resteront endettées à vie ; un parti au gouvernement qui qualifie de « nazisme pure »[3] des mouvements sociaux qui ne font qu’exprimer le malaise de tout un peuple ; le retour de l’immigration de la jeunesse espagnole que l’on croyait révolue et une ministre qui n’hésite pas à l’appeler « mobilité extérieure »...
Le 14 mars dernier la PAH (en espagnol « Plataforma de Afectados por la Hipoteca », « Plateforme des Affectés par l’Hypothèque »), un mouvement social qui milite pour le droit au logement depuis 2009, a obtenu une première victoire. La Cour de Justice européenne, saisie par un juge de Barcelone, a déclaré contraire au droit de l’Union la loi hypothécaire espagnole[4]. Ce mouvement social, la PAH, a aussi réuni plus d’un million de signatures, tel que le stipule la loi espagnole, pour que le Parlement prenne en considération une initiative législative populaire concernant la loi de régulation des expulsions – malgré le fait que le gouvernement l’ait pratiquement ignoré dans la nouvelle version de la loi.
Le yes we can qui avait valu à Obama son accès à la Maison Blanche s’est transformé en sí se puede pour redonner de l’espoir à tous ceux qui ne trouvent plus d’issue face à l’impasse. Comme l’écrivaient Deleuze et Guattari à propos de Mai 68, l’événement du 15M a été « comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose »[5].
Une nouvelle subjectivité
Le 15M a produit une reconversion subjective grâce à la révolution du numérique. En coordonnant les formes de protestation « classiques » avec les nouvelles opportunités offertes par les outils numériques, la multiplicité composite du 15M a produit une réterritorialisation de l’espace politique qui n’a pas été comprise par les pouvoirs publics. Ce mouvement social a montré que le modèle selon lequel cet espace serait basé dans l’accord rationnel communicatif, où le cadre du débat serait fixé en avance, n’est plus viable, car il ignore le caractère réticulaire de cette nouvelle territorialité ; une structure sans centre gravitationnel dont la représentation serait moins une pyramide qu’un rhizome.
Grâce au 15M, la démocratie espagnole est sortie de sa coupable minorité. Cette reconversion a donné lieu, en élargissant les conditions de possibilité du débat politique, à une nouvelle subjectivité qui n’aura plus besoin de se laisser guider car elle a libéré la parole. Dorénavant, la classe politique et la presse espagnoles n’auront plus le privilège exclusif de fixer les termes et les limites du débat public. Ces derniers devront écouter les revendications de l’agora, du rassemblement public dans les places et sur le web. Le 15M a montré à la société espagnole que son rôle politique ne se réduisait pas à déposer un vote, mais qu’elle devait exiger une renégociation du cadre politique et institutionnel qui régit la vie politique du pays.
Une démocratie à venir ?
Récemment, Pascal Jan publiait un article dans Libération, où il mettait en cause les revendications, de la part de certains secteurs de la gauche française, d’une VIe République. Dans cet article Jan affirme que « substituer une Constitution à une autre dans une démocratie obéit toujours à une faillite d’un système constitutionnel réduit à l’impuissance décisionnelle, à l’instabilité gouvernementale, voire à une profonde crise de légitimité des pouvoirs [6]», et postule que dans le contexte actuel, l’instauration d’une VIe République en France emmènerait la réclamation d’une VIIe. Au-delà du débat qui pourrait ouvrir les thèses du professeur Jan, non dénuées d’ironie, le 15M a montré que les conditions décrites par Pascal Jan comme légitimant la substitution d’une Constitution par une autre dans une démocratie, qui, d’après lui, ne sont pas remplies en France, illustrent ce que vit actuellement l’Espagne. La situation que traverse l’Europe a mis en évidence la défaillance des bases sur lesquelles se dresse la jeune démocratie espagnole, et le 15M ne fait que constater la faillite du système constitutionnel de 1978 : faillite dans la gouvernabilité territoriale suscitant des nationalismes régionaux – au-delà du cache-misère des revendications souverainistes –, faillite de la légitimité des pouvoirs politiques de la Couronne aux Conseils Régionaux (Comunidades Autónomas) accentuée par la crise financière de surface, et surtout faillite des consensus asymétriques qui ont permis au pays de sortir de 40 ans de dictature franquiste.
Tant que la renégociation entre pouvoirs publics et société civile du système constitutionnel n’est pas vraiment posée, la démocratie en Espagne sera un à-venir lointain et le pays s’engouffrera dans la multiplicité de sa crise interne. La démocratie, affirmait Derrida, appartient au temps de la promesse, liée à un avenir en perpétuel développement, elle est toujours perfectible[7]. On pourra demander une vraie démocratie maintenant, mais elle ne sera jamais une démocratie présente, elle est « le thème d’un concept non présentable ». En Espagne la démocratie a été une promesse non tenue, et le 15M et les mouvements sociaux qui lui ont succédé demandent d’enterrer les termes de l’ancienne promesse pour construire ensemble une nouvelle qui éclairera l’avenir.
Le 15M a fait monter les larmes aux yeux des démocrates les plus âgés en Espagne, qui croyaient les nouvelles générations dépolitisées, et a montré que la jeunesse espagnole revendique sa place dans le débat public, politisant ainsi cette société ensommeillée depuis 30 ans. Étant un mouvement sans tête visible, sans participation de syndicats ou d’organisations politiques, mais un mouvement anonyme et collectif, le 15M a su intégrer les différents mouvements sociaux qui lui ont succédé, les marées (mareas) militant pour l’enseignement public (« marée verte ») et pour la santé publique (« marée blanche ») contre les réformes du gouvernement. Un nouvel avenir s’ouvre à la société espagnole depuis le 15M – « Tout est possible », clamaient les foules – et le futur du mouvement est incertain : entrer en politique ou demeurer un mouvement collectif anonyme ; un débat présent à l’intérieur du 15M qui risquerait d’amoindrir la puissance de ses revendications si jamais il cristallisait sous la forme d’un parti politique. Seul l’avenir nous dira si le 15M a eu lieu ou pas.
Parties annexes
Notes
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[1]
G. Deleuze & F. Guattari, « Mai 68 n’a pas eu lieu », in Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 215.
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[5]
G. Deleuze & F. Guattari, cf. p. 215-216.
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[6]
Jan, Pascal, « A quand la... VIIe République ? », in Libération, 29 avril 2013.
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[7]
« Car la démocratie reste à venir, c’est là son essence en tant qu’elle reste : non seulement elle restera indéfiniment perfectible, donc toujours insuffisante et future mais, appartenant au temps de la promesse, elle restera toujours, en chacun de ses temps futurs, à venir : même quand il y a la démocratie, celle-ci n’existe jamais, elle n’est jamais présente, elle reste le thème d’un concept non présentable », Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, p. 339.