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« Quand je crois, je suis fou. Quand je ne crois pas, je souffre de dépression psychotique. »
Philip K. Dick
1ère Partie : Méditations sur un poisson radieux
On peut raisonnablement affirmer que Philip K. Dick est l’auteur de science-fiction le plus influent de la seconde moitié du 20e siècle. Au cours de sa courte et fulgurante carrière, il écrivit 121 nouvelles et 45 romans. Son œuvre a connu le succès de son vivant mais son influence s’est accrue de façon exponentielle depuis sa mort en 1982. C’est probablement au travers de l’éblouissant succès des adaptations hollywoodiennes de ses travaux que l’œuvre de Dick est la mieux connue, notamment dans des films tels que Blade Runner – inspiré de Do Androids Dream of Electric Sheep? ( Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?) – Total Recall, Minority Report, A Scanner Darkly et plus récemment, L’Agence (The Adjustment Bureau), que l’œuvre de Dick est la mieux connue. Pourtant, peu de gens sont prêts à le considérer comme un penseur. Ce qui serait une erreur.
La vie de Dick, parsemée d’histoires rocambolesques de folie et d’intoxication, est depuis longtemps entrée dans la légende. Certains considèrent qu’une telle légende n’est bonne qu’à détourner l’attention du singulier génie littéraire de Dick. Jonathan Lethem écrit – à mon avis, avec raison – : « Dick n’était pas une légende et il n’était pas fou. Il a vécu parmi nous et c’était un génie. » Toutefois, la vie de Dick demeure un frein majeur à la reconnaissance de son œuvre.
Tout tourne autour d’un événement que les « Dickheads[1] » évoquent par l’expression « le poisson d’or ». Le 20 février 1974, à la suite d’une visite chez le dentiste qui lui avait administré une dose de thiopental sodique afin de traiter une dent de sagesse incluse, Dick reçut un choc puissant qui prit la forme d’une incroyable révélation. Une jeune femme vint lui porter dans son appartement de Fullerton, en Californie, un flacon de comprimés analgésiques. Elle portait une chaîne dont le pendentif était un poisson d’or, un ancien symbole chrétien qui avait été adopté par le mouvement de contreculture lié à la figure de Jésus à la fin des années 1960.
Le poisson, d’après Dick, commença à émettre un rayon de lumière dorée et Dick fit soudain l’expérience de ce qu’il appela, avec un clin d’œil à Platon, l’anamnèse : la réminiscence ou ressouvenir complet (total recall) de la somme toute entière de la connaissance. Dick affirmait avoir accès à ce que les philosophes nomment faculté « d’intuition intellectuelle » : la perception directe par l’esprit d’une réalité métaphysique existant au-delà des écrans de l’apparence. Depuis Kant, de nombreux philosophes ont répété avec insistance qu’une telle intuition intellectuelle n’était accessible aux humains que sous la forme d’un obscurantisme frauduleux, habituellement une expérience religieuse ou mystique, tel Emmanuel Swedenborg et ses visions de l’armée des anges. C’est ce que Kant désigne par un terme allemand charmant, « die Schwärmerei », une sorte d’enthousiasme bourdonnant, où le sujet est littéralement en-thousiasmé par le Dieu, o theos. Balayant d’un brusque revers de la main les prudentes frontières et restrictions que Kant avait attribué aux différents domaines de la raison pure et pratique, au phénoménal et au nouménal, Dick revendiqua une intuition immédiate de la nature fondamentale de ce qu’il nommait « vraie réalité ».
Toutefois, l’épisode du poisson d’or n’était que le commencement. Pendant les jours et les semaines qui suivirent, Dick fit l’expérience, et on peut dire qu’il l’apprécia, de quelques hallucinations psychédéliques emplies de mises en scène lumineuses fantasmagoriques qui duraient des nuits entières. Ces épisodes hypnagogiques continuèrent à se manifester ponctuellement – il entendait également des voix et faisait des rêves prophétiques – jusqu’à sa mort, huit ans plus tard, à l’âge de 53 ans. De nombreuses choses étranges se passèrent – trop nombreuses pour qu’on puisse en faire ici la liste – comme par exemple, ce pot de terre que Dick appelait « Ho On » ou « Oh Ho » et qui lui parlait de plusieurs graves problèmes spirituels avec une voix cassante et irritable.
Alors, était-ce juste du mauvais acide ou du bon thiopental sodique ? Dick était-il sérieusement givré ? Était-il psychotique ? Était-il schizophrène ? (Il écrit : « Tout bond en avant qui a échoué relève du schizophrène. ») Les hallucinations n’étaient-elles que le résultat d’une série d’attaques cérébrales que certains appellent E.L.T – épilepsie du lobe temporal ? Pourrait-on désormais expliquer et épuiser l’expérience révélatrice de Dick grâce à une meilleure histoire neuroscientifique sur le cerveau ? Peut-être. Mais le problème est que chacune de ces explications causales élude la richesse des phénomènes que Dick essayait de décrire, de même qu’elle néglige sa façon unique de les décrire.
Le fait est que Dick, après avoir fait l’expérience des événements qu’il en vint à appeler « 2-3-74 » (les événements de février et mars de cette même année), consacra le reste de sa vie à essayer de comprendre ce qui lui était arrivé. Pour Dick, comprendre voulait dire écrire. Victime de ce que l’on pourrait appeler « hypergraphie chronique », entre le 2-3-74 et sa mort, Dick écrivit plus de 8000 pages sur son expérience. Il rédigeait souvent des nuits entières, produisant en une seule fois 20 pages, principalement écrites à la main, recouvertes de diagrammes extraordinaires et de croquis mystérieux et où l’espacement et les marges étaient réduits au minimum.
Cette montagne de papier inachevée, rassemblée de façon posthume en quelques 91 cahiers, reçut le nom « d’Exégèse ». Les fragments furent rassemblés par Paul Williams, l’ami de Dick, avant de dormir dans son garage, à Glen Ellen, en Californie, durant plusieurs années. Une sélection de ces textes, éditée somptueusement avec un poisson d’or en couverture, fut finalement publiée fin 2011, atteignant le nombre impressionnant de 950 pages. Mais ceci n’est encore qu’une partie de l’ensemble.
Dick écrit : « Mon exégèse, donc, est une tentative pour comprendre ma propre compréhension. » Ce livre est un acte d’auto-interprétation des plus extraordinaires et des plus étendus, une réflexion apparemment infinie sur l’épisode du 2-3-74 et qui semble sans cesse repartir de zéro. Souvent ennuyeux, répétitif et témoin de crises de profonde paranoïa, Exégèse offre également des passages d’authentique génie et est caractérisé par une sincérité aussi profonde que profondément désarmante. Parfois, comme dans l’épigraphe de ce texte, Dick sombre dans des états d’accablement mélancolique et de désespoir. Mais, en d’autres occasions, tel un Simon Le Magicien des temps modernes, il est habité par un gonflement maniaque de l’ego qui tend à s’unir à la divinité : « J’étais dans l’esprit de Dieu. »
Afin de comprendre ce qui lui était arrivé en ce 2-3-74, Dick utilisa les outils qu’il avait sous la main et qu’il aimait le plus. Il s’agissait de la collection complète de la quinzième édition de l’Encyclopædia Britannica dont Dick avait fait l’acquisition fin 1974 et de l’Encyclopédie de Philosophie de Paul Edwards, dont on peut affirmer sans crainte qu’elle n’a pas son pareil, publiée en 8 volumes en 1967 et l’un des ouvrages philosophiques les plus riches et les plus volumineux jamais produits. Les lectures de Dick étaient désordonnées et éclectiques. Les encyclopédies rendaient possible une rapidité d’association qui échappait évidemment aux cadres et fournissait une certaine cohérence formelle et systématique à ses obsessions diverses.
Voletant de-ci de-là parmi de nombreuses entrées d’encyclopédie, Dick trouvait des liens et des correspondances d’idées partout. Il se prit également les pieds dans les principaux textes d’un certain nombre de philosophes et de théologiens – notamment, les présocratiques, Platon, Maître Eckhart, Spinoza, Hegel, Schopenhauer, Marx, Whitehead, Heidegger et Hans Jonas. Ses interprétations sont parfois plutôt étranges mais souvent éloquentes.
Ceci me conduit à un élément important. Dick était un autodidacte consommé. Il n’a pas tenu un semestre en faculté ; à l’Université de Californie, à Berkeley, en 1949, il s’inscrit puis abandonne le cours d’Introduction à la Philosophie en l’espace de quelques semaines. Dick quitta le cours par dégoût de l’ignorance et contre l’intolérance dont fit preuve son professeur quand il l’interrogea sur la plausibilité de la théorie platonicienne des formes – dont la vérité fut plus tard prouvée à Dick par l’expérience du 2-3-74. Dick n’avait évidemment pas reçu la formation de philosophe ou de théologien – quoique je déteste ce verbe « former » qui assimile les universitaires à des animaux domestiques. Dick était un philosophe amateur ou alors, pour reprendre l’expression de l’un des éditeurs de l’Exégèse, Erik Davis, il était cette chose si magnifique : un philosophe de garage.
Tout ce dont Dick manque en terme de rigueur académique et universitaire est plus que compensé par les pouvoirs de son imagination et la richesse des combinaisons foisonnantes et atypiques qu’il crée. S’il avait su plus de choses, cela aurait pu le conduire à produire des chaînes d’idées moins intéressantes. Dans un autre passage d’Exégèse, Dick écrit : « je suis un philosophe qui fait de la fiction, pas un romancier. » De façon intéressante, il poursuit en ces termes : « ce n’est pas l’art qui est au cœur de mon écriture mais la vérité. » Tout porte à croire qu’il s’agit d’un paradoxe : le souci de la vérité – le but traditionnel de tout philosophe – n’est pas jugé comme s’opposant à la fiction mais comme étant lui-même une œuvre de fiction. Dick considérait son écriture fictionnelle comme une tentative créative de décrire ce qu’il percevait comme étant la vraie réalité. Il ajoute : « je suis fondamentalement analytique, pas créatif ; mon écriture n’est qu’une façon créative de traiter l’analyse. »
2ème Partie : Futur Gnostique
Dans la partie précédente, nous nous sommes intéressés aux conséquences et au possible apport philosophique des événements de février et mars 1974 (également appelés 2-3-74) dans la vie et l’œuvre de Philip K. Dick ; au cours de cette période, une dose de thiopental sodique, un pendentif en forme de poisson irradiant de lumière, des décennies d’écriture de fiction et d’activité presque philosophique se réunirent pour provoquer la révélation conduisant aux 8000 pages de l’Exégèse de Dick.
Quelle est donc la nature de la vraie réalité dont Dick affirme avoir eu l’intuition pendant les hallucinations psychédéliques du 2-3-74 ? Se réduit-elle à un simple délire sans limites et sans structure ou bien évoque-t-elle une tradition de pensée et de croyance ? Je pencherais pour la seconde option. Nous arrivons au moment où les choses, il faut bien le reconnaître, deviennent encore un peu plus étranges dans un univers déjà étrange, donc, accrochez-vous bien.
Dans les toutes premières lignes d’Exégèse, Dick écrit, « Nous voyons le Logos qui s’adresse aux nombreuses entités du vivant. » Le logos est un important concept qui inonde les pages d’Exégèse. C’est un mot qui a de nombreux sens en grec ancien, « mot » étant l’un d’entre eux. Il peut également signifier « discours », « raison » (en latin, ratio) ou « rendre compte de quelque chose ». Pour Héraclite, auquel Dick fait fréquemment référence, le logos est la loi universelle qui gouverne le cosmos dont la plupart des êtres humains, dans leur torpeur, ignorent l’existence. Dick a certainement ce dernier sens à l’esprit, mais – aspect fondamental – le logos renvoie à l’incipit de l’Évangile de Jean, « Au commencement était le verbe (logos) », où le verbe se fait chair dans la personne du Christ.
Mais ce qui est au cœur de la vision de Dick n’est pas vraiment la pensée chrétienne au sens traditionnel ; c’est la pensée gnostique : l’intellection mystique en son instant suprême, une fusion avec un Dieu trans- ou extra-terrestre qui ne fait qu’un avec le logos et qui peut communiquer avec les êtres humains sous la forme d’un rayon lumineux ou, dans le cas de Dick, de visions hallucinatoires.
Il y a, tout au long d’Exégèse, une tension entre une vision moniste du cosmos selon laquelle il n’y a qu’une seule substance dans l’univers (on peut le déduire des références que fait Dick à l’idée de Spinoza de Dieu comme équivalent de la Nature, à l’idée de Whitehead de la réalité comme processus et à la dialectique d’Hegel où « le vrai est le tout ») et une vision dualiste ou gnostique du cosmos selon laquelle deux forces cosmiques sont en conflit, l’une malveillante et l’autre bienveillante. D’après ma façon de lire Dick, c’est cette dernière vision qui l’emporte. Ce qui signifie que le monde visible, phénoménal a chuté pour n’être, en effet, qu’une sorte de cellule de prisonnier, de cage ou de caverne.
Le christianisme, ne l’oublions pas, est un monisme métaphysique dans lequel tous les chrétiens sont obligés d’aimer tous les aspects de la création – même le plus sale ou le plus fétide – parce qu’elle est l’œuvre de Dieu. Le mal ne peut avoir d’existence substantielle car s’il en avait une, il faudrait qu’il ait été créé par Dieu qui est, par définition, bon. En réponse à cela, le gnosticisme décrète l’existence d’un dualisme radical entre le faux Dieu qui a créé ce monde – et que l’on appelle habituellement le « démiurge » – et le Dieu véritable qui est inconnu et étranger à ce monde. Mais pour les gnostiques, le mal a une existence substantielle, ce qui est prouvé par l’existence du monde. On raconte l’histoire d’un gnostique radical qui avait pour habitude de se laver avec sa propre salive afin d’avoir aussi peu de contacts que possible avec la création. Le gnosticisme est l’adoration d’un Dieu étranger par ceux qui se sentent étrangers en ce monde.
La nouveauté du gnosticisme de Dick, c’est qu’il suppose que la divinité communique avec nous à travers l’information. C’est un thème récurrent chez Dick et il fait référence à l’univers en tant qu’information et même au Christ comme information. Cet acte d’information est animé d’une sorte de vie électrostatique en connexion avec la théorie de ce qu’il appelle temps orthogonal. Cette dernière est une conception riche et étrange qui s’oppose totalement à la conception standard et linéaire, qui remonte à Aristote, du temps comme séquence de « moment-présents » qui s’étendent du futur jusque dans le passé en traversant le présent. Dick explique que le temps orthogonal est un cercle qui contient tout plutôt qu’une ligne dont les deux extrémités se perdent dans l’infini. Dans une image frappante, Dick affirme que le temps orthogonal contient « tout ce qui a été, de la même façon que les sillons d’un 33-tours contiennent la partie de la musique qui a déjà été jouée ; ils ne disparaissent pas après que l’aiguille les a lus. »
C’est comme cet ultime accord qui, dans la chanson des Beatles « A Day in the Life », paraît infini parce qu’il rassemble de plus en plus d’élan et de complexité musicale au fur et à mesure de son évanouissement. En d’autres termes, le temps orthogonal permet la mémoire complète (total recall).
Dans ses moments les plus déchaînés – et, pour être honnête, ils sont assez fréquents – Dick déclare que le temps orthogonal va permettre le retour de l’âge d’or, c’est-à-dire, le temps d’avant la Chute, antérieur au péché originel. Il affirme aussi que dans le temps orthogonal, le futur retombe dans le présent où il se réalise. Cela explique, à n’en point douter, pourquoi Dick croyait que ses fictions tendaient à devenir la vérité et que le futur se dévoilait dans ses livres. Par exemple, si vous réfléchissez ne serait-ce qu’une seconde au fait que les technologies de sécurité dans le monde contemporain commencent déjà à ressembler au 2055 de Minority Report, et ce chaque jour un peu plus, il est possible que Dick ait mis le doigt sur quelque chose. Peut-être écrivait-il le futur.
Vers la fin d’Exégèse, Dick se met à faire des emprunts et des citations libres de La Religion Gnostique de Hans Jonas, un livre merveilleux qui a été publié pour la première fois en langue anglaise en 1958. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le livre de Jonas parlait à Dick d’une façon semblable à celle du pot de terre déjà évoqué. Jonas met en avant la force et la persistance – à la fois historiques et conceptuelles – de l’idée d’illumination par le rayon de lumière divine, la gnosis theou[2] mystique, la perception immédiate de la réalité divine. Le cœur du gnosticisme tient dans ce contact immédiat avec la divinité qui, elle-même, divinise l’âme et lui permet de voir le monde vil pour ce qu’il est, c’est-à-dire rien. Au cœur du gnosticisme, il y a pour Jonas une expérience du nihilisme, à savoir que le monde phénoménal n’est rien, que le véritable monde n’est rien que l’on puisse appréhender phénoménalement mais nécessite l’illumination divine réservée au petit nombre d’élus mystérieux.
L’Exégèse de Dick est une reformulation de la vision du monde gnostique particulièrement puissante et poignante. Qu’il ait raison ou tort – et pour que les choses soient claires, je ne suis pas gnostique – le gnosticisme demeure, à mon avis, une tentation puissante qu’il faut comprendre avant de pouvoir la critiquer. Dick écrit ceci, et on peut trouver des passages semblables partout dans l’Exégèse :
« Voici donc un secret dans un secret. L’Empire est un secret (son existence et son pouvoir ; le fait qu’il commande) et dans un second temps, des chrétiens secrets illégaux s’opposèrent à lui. Donc, de la découverte des chrétiens secrets illégaux, on doit déduire instantanément que s’ils existent illégalement, quelque chose de maléfique et de plus fort est au pouvoir, ici même ! »
Voilà un aperçu à la fois succinct et révélateur des positions du gnosticisme de Dick. La logique qui y est à l’œuvre est proche des formes prises par les hérésies mystiques des différentes sectes gnostiques depuis les débuts du christianisme, comme les Valentiniens et les Manichéens, jusqu’aux Cathares et à la redoutée « Hérésie du Libre-Esprit » dont certains historiens ont dit qu’elle avait été comme un empire invisible s’étendant à travers toute l’Europe pendant les 13e et 14e siècles.
Le noyau de l’hérésie réside dans la négation du péché originel : le péché ne demeure pas en nous mais dans le monde qui n’est pas la création du Dieu véritable mais du démiurge maléfique que Saint Paul nomme dans un moment presque gnostique « le Dieu de ce monde ». Par conséquent, nous devons aspirer, par-delà l’illusion maléfique de ce monde, au monde véritable du Dieu étranger. Le monde phénoménal est la création d’un Dieu mauvais et il est gouverné par ces agents du démiurge que les gnostiques appellent « archontes », les dirigeants ou les gouverneurs, ceux que Dick appelle funestement « l’Empire ». Aujourd’hui, on pourrait les appeler les grands groupes capitalistes.
Les gnostiques nous enseignent que c’est quand nous avons appris à reconnaître la source terrestre du péché que nous pouvons commencer le processus d’unification avec la divinité, en nous détachant du monde phénoménal. Au terme de ce processus, nous devenons nous-mêmes divins et nous pouvons rejeter les règles de l’empire maléfique qui gouverne le monde. Ce lien entre l’expérience mystique et la désobéissance politique est sans cesse évoqué tout au long de l’Exégèse. Il vient de l’idée que nous sommes prisonniers de l’Empire et que le monde est un cachot duquel nous devons nous échapper, ce que les gnostiques appelaient « la vulgaire cellule du Dieu créateur ». C’est ce que Dick appelle BIP, the Black Iron Prison (la prison de fer noir) qui s’oppose à la rédemption spirituelle du PTG, the Palm Tree Garden (la palmeraie).
Notez bien l’insistance sur le secret. Le premier secret est que le monde est gouverné par des élites maléfiques, impériales ou gouvernementales, qui forment ensemble une sorte de sabbat protégé. Le monde lui-même est un assemblage de compagnies liées les unes aux autres par l’argent et qui servent uniquement les intérêts de leurs dirigeants ou des actionnaires. Le deuxième secret – « un secret dans un secret » – est entre les mains de la minorité qui a avalé la pilule rouge, qui a déchiré le voile des Mayas. En d’autres termes, ils ont vu la « matrice » (matrix) – une allusion à la culture populaire qui pourrait bien nous conduire à envisager des conséquences contemporaines de la vision du monde gnostique, surprenantes voire même alarmantes, si vous voulez bien nous suivre jusqu’à la prochaine partie.
3ème Partie : Aventures dans l’Usine à Rêves
Dans la partie précédente, nous nous sommes intéressés aux liens intellectuels et philosophiques que Philip K. Dick entretenait avec les premiers gnostiques. Maintenant, au moins sur les plans culturel et politique, le moment est venu pour nous de regarder l’autre facette des gnostiques. Poursuivez votre lecture, s’il-vous-plaît.
La vision du monde de Philip K. Dick, que l’on peut qualifier de particulière mais qu’il a maintenue avec passion, et le gnosticisme qu’elle incarne, font plus qu’expliquer le mouvement de bifurcation vers la dystopie, comme certains l’appellent, constaté dans la science-fiction depuis les années 1960 ; ils nous montrent également un mode d’interprétation de la fiction, qu’elle soit littéraire, artistique ou cinématique, dont on peut affirmer qu’il est aujourd’hui dominant. Il s’agit de l’idée selon laquelle la réalité est une illusion pernicieuse, une matrice (matrix) répressive et autoritaire générée dans une usine à rêves qu’il nous faut détruire pour pouvoir voir les choses telles qu’elles sont et avoir accès à la vérité. Et soyons honnêtes : il est tout simplement extrêmement agréable de s’adonner à l’idée que l’on a déchiré le voile de l’illusion et vu la vérité – « je suis l’un des élus, un membre de la minorité qui a la connaissance, qui a la gnosis. »
Le gnosticisme de Dick nous permet également de voir sous un nouveau jour ce qui est fondamentalement le plus dur des enseignements du christianisme traditionnel : que le péché se trouve en nous sous la forme du péché originel. Ayant embrassé le gnosticisme, nous pouvons déclarer que la perfidie ne prend pas sa source dans le cœur de l’être humain mais dehors, parmi les archontes corrompus du capitalisme organisé ou qui que se soit. Nous ne sommes pas perfides. C’est le monde qui est perfide. C’est une vision qui rencontre un premier porte-parole moderne chez Rousseau avant d’influencer une gamme de Romantismes digne de Heinz[3] et qui met en avant l’idée de la bonté naturelle de l’être humain et de l’innocence de l’enfant. Nous, les adultes, idéalisons l’enfance parce que notre vie de grandes personnes semble une catastrophe. Nous oublions qu’être un enfant – être si impuissant – est souvent pour lui une intime catastrophe.
Selon le point de vue gnostique, quand nous avons vu le monde perfide pour ce qu’il est, nous pouvons prendre du recul et retrouver notre bonté essentielle, l’étincelle divine en nous, notre pureté, notre authenticité. C’est précisément ce désir de pureté et d’authenticité qui dirige toute la minable industrie de l’obscurantisme New Age et ses nombreuses techniques de désintoxication spirituelle et matérielle, son insistance sur le Secret qui tient du culte et vaut plusieurs millions de dollars. Pour contrer cette venimeuse vision du monde, je pense qu’il est nécessaire de souligner quelles créatures superbement impures et inauthentiques nous sommes. Quelle que soit l’étincelle présente en nous, elle n’est pas divine, mais trop-humaine.
Laissant de côté la trilogie Matrix et l’adaptation filmique qui a été directement tirée de l’œuvre de Dick, on trouve des thèmes gnostiques puissants dans les deux derniers films du scénariste et metteur en scène danois Lars von Trier. Afin de servir notre démonstration actuelle, nous pouvons les présenter en quelques lignes.
Dans Antichrist (2009), le personnage incarné par Charlotte Gainsbourg dit, « la nature est l’église de Satan » ; alors que dans Melancholia (2011), le personnage joué par Kirsten Dunst dit à Charlotte Gainsbourg, « Tout ce que je sais c’est que la vie sur terre est mauvaise ». Ce qui n’est pas gnostique chez von Trier c’est l’insistance supplémentaire sur le fait que si la vie est mauvaise, alors il n’y a pas d’autre vie ailleurs. Et c’est la raison qui fait que nous devrions accepter avec bienveillance la collision entre la planète sauvage Melancholia et la Terre.
On peut trouver une version plus pure de l’idéologie gnostique de l’authenticité dans le film le plus lucratif de tous les temps aux États-Unis, l’épopée de James Cameron sortie en 2009, Avatar. En 2154, nous avons épuisé les ressources de la Terre et la nature n’est plus qu’une coquille sale et empoisonnée. La Compagnie RDA, corrompue et toute-puissante, cherche à exploiter le bien nommé Impossibilium sur la Planète Pandora. C’est là que vivent les Na’vi – des êtres magnifiques de trois mètres et à la peau bleue – qui entretiennent une relation intime avec la nature et adorent la déesse-mère, Eywa. Jake, l’ancien Marine brisé, handicapé, adopte finalement l’identité de son avatar Na’vi, s’unit à son véritable amour Naytiri et ne fait qu’un avec la nature après que les forces humaines sataniques du mal organisé ont été vaincues. Il perd son identité humaine et devient l’autre, laissant derrière lui l’abominable planète-mère qu’est la terre à la faveur de la planète étrangère bénie. La conclusion doit être que nous ne pouvons atteindre une harmonie authentique avec la nature que si nous rejetons le costume de notre essence terrestre pour devenir autre. Voilà l’imaginaire fondamental du gnosticisme.
Le gnosticisme de Dick nous permet également de comprendre un peu mieux le style paranoïaque de la politique américaine – et peut-être pas seulement la politique américaine. Par exemple, Dick revient sans cesse sur le thème du Watergate et sur l’idée plutôt étrange que l’évacuation du président Nixon équivaut à réaffirmer la véritable divinité contre les fausses idoles de la caverne. C’est-à-dire que le monde phénoménal est une prison gouvernée par des élites corrompues, adeptes du secret et maléfiques. Les équivalents politiques de cette vision sont trop nombreux pour que l’on puisse en faire ici la liste. Pensez, par exemple, à la croissance ininterrompue des théories du complot qui est allée de pair avec l’énorme prospérité rhizomatique d’internet.
Pensez à l’idée largement répandue – tant à droite qu’à gauche – que les États-Unis sont dirigés par des élites adeptes du secret et toute-puissantes. On pensait autrefois qu’il s’agissait de WASPS éduqués dans l’Ivy League[4], de Francs-maçons ou de Juifs, et maintenant, que ce sont des anciens cadres supérieurs de chez Goldman Sachs.
Si vous pensez qu’il existe un secret que nous pourrions connaître qu’ils nous cachent, qu’il est nécessaire de former une société secrète restreinte pour lutter contre eux, c’est que vous avez adopté une façon essentiellement gnostique de penser. La politique devient alors la défense de la pureté contre les forces impures et inauthentiques et le véritable meneur doit être un authentique héros capable de combattre les forces du mal avec une détermination presque surhumaine : Mitt Romney, avancez-vous.
La moralité du gnosticisme est également étonnamment pertinente dans notre situation actuelle. Comme Hans Jonas le fait remarquer, ceux qui possèdent la gnose se tiennent en retrait de la grande masse souillée de l’humanité. Leur haine envers le monde est doublée d’un mépris pour la moralité terrestre, ce qui conduit à deux réponses éthiques équivalentes mais opposées : l’ascétisme et le libertinage.
L’ascète déduit de l’accès à la gnose que le monde est une machine toxique et contagieuse avec laquelle il faut avoir aussi peu de contact que possible. On peut considérer que cela est cohérent avec toute la culture et le culte actuel de la désintoxication qui demande de purifier le corps et l’âme de tout contact environnemental, nutritionnel et sexuel afin de trouver et de protéger l’étincelle divine en nous. L’odieuse vérité de l’ascétisme contemporain est puissamment mise en scène dans un autre film, le génial Safe (1995) de Tom Haynes où le personnage incarné par Julianne Moore développe une totale allergie à la vie. Ce qui est qualifié de « maladie environnementale » la conduit finalement à mettre seule en place son propre culte dans le désert californien : elle vit dans un abri hypoallergénique où elle murmure à son reflet dans le miroir, « je m’aime », entre autres litanies.
L’ascète, côté face ; côté pile, le libertin : c’est-à-dire, la personne pour laquelle l’accès à la gnose garantit à la fois une liberté et une protection absolues. On peut penser au charlatanisme hermétique du « Fais ce qu’il te plaît » d’Aleister Crowley. Mais on peut aussi penser – j’ai entendu cette histoire en d’innombrables occasions, souvent en pleine nuit – au mythe urbain new-yorkais du financier milliardaire qui erre, volontairement saoul ou drogué, au milieu des voitures en circulation. Il sait qu’il sera protégé du danger. Parce que le destin est de son côté, il est donc libre de faire tout ce qui lui « plaît ». Quand vous avez eu accès au Secret, les forces de l’univers s’alignent sur vos désirs.
Confronté à un monde aliénant et venimeux, je peux choisir de me retirer à une distance de sécurité allergique ou de plonger la tête la première dans le tourbillon contagieux de l’humanité. Quel que soit mon choix, je sais qu’il ne m’arrivera rien.
Aussi fou que cela doive sembler, je pense que le gnosticisme de Dick répond à une anxiété profonde et fondamentale de l’époque moderne récente. L’irrépressible montée d’une vision du monde déterministe et scientifique menace d’envahir et de faire sienne tous les domaines de l’activité humaine que nous associons à la littérature, la culture, la religion et le reste.
Posez-vous la question : que faire face à un naturalisme moniste et dévorant ? Nous pouvons l’étreindre en espérant pouvoir arracher quelques éclats d’étonnement et de sens aux enquêtes menées à l’intérieur du cerveau ou du cosmos, vendues sous forme de chatoyantes éditions reliées grand public et écrites par des scientifiques réputés et souvent couronnés de prix. Ou bien, nous pouvons rejeter le déterminisme scientifique en retombant dans une certaine version du dualisme. Ce qui pourrait signifier embrasser une métaphysique spirituelle ou religieuse de quelque modèle que se soit, ou – si l’on est encore nostalgique du modernisme déçu de, disons, Kafka ou Beckett – faire retour vers ce que nous sommes vraiment, solitaires et étrangers dans un monde sans cœur fait de désarroi.
Mais peut-être y a-t-il une autre voie d’ouverte, une qui ne soit ni entièrement naturaliste, ni religieuse, ni un modèle réduit de misérabilisme moderniste. Si c’est le cas, pour citer Jonas, alors « la philosophie doit la trouver ». Mais c’est une autre histoire, pour une autre occasion.
Texte original paru dans le New York Times, 20 mai 2012, « Philip K. Dick, Sci-Fi Philosopher ».
Parties annexes
Notes
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[1]
Littéralement « Têtes de bite » (le terme dick désigne familièrement le sexe masculin). Les inconditionnels de Philip K. Dick se surnomment ironiquement et affectueusement ainsi.
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[2]
« Connaissance de Dieu » – une doctrine gnostique.
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[3]
La marque américaine connue en France sous le nom « Heinz » a pour nom complet aux États-Unis « Heinz 57 varieties », nom qui insiste sur la richesse de sa gamme.
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[4]
WASP = White Anglo-Saxon Protestant (Protestant blanc anglo-saxon) ; Ivy League = regroupement des huit meilleures universités des États-Unis. Critchley désigne ici le stéréotype de l’américain blanc favorisé.