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Quand ses parents voulaient s’entretenir avec Sartre et Beauvoir, ils l’attachaient au pied d’une table de café : cette anecdote, le politologue américain John Gerassi, né en 1931 en France, la raconte volontiers lors de colloques. Beauvoir avait fait la connaissance de sa mère d’origine ukrainienne au cours des années vingt dans la famille de son amie Zaza où elle travaillait comme jeune fille au pair. Avec le père, un peintre, elle eut l’un des rares one night stands qu’elle se permit. Sartre s’inspira de Stépha et Fernando Gerassi pour créer les personnages de Sarah, « faiseuse d’anges », et de Gomez, combattant dans la guerre civile espagnole, dans Les Chemins de la liberté.
Cette proximité favorisa entre 1970 et 1974 de nombreuses conversations avec Gerassi, alias « Tito », conversations qui devaient servir de base à une biographie. Gerassi ne publia, en 1989, aux États-Unis, qu’un seul volume qui s’arrêtait à la fin de l’Occupation. Il avait vendu cassettes et transcriptions à la Bibliothèque de l’Université de Yale. Une agente littéraire le convainquit que sa familiarité avec « l’un des plus grands penseurs du XXe siècle » était un atout à ne pas gaspiller, ce que l’on apprend dans l’édition originale des entretiens parue en 2009 chez Yale University Press, mais non pas dans l’édition française publiée en 2011 chez Grasset.
On est d’abord enclin à croire que l’intérêt particulier du livre provient du fait que Sartre, lors de ces entretiens non destinés à une publication immédiate, se livre sans aucune réserve à son interlocuteur. C’est l’époque où il milite avec ses amis maoïstes : on ne s’étonne donc pas que l’optique omniprésente, qui oriente encore plus fortement les questions de Gerassi que les réponses de Sartre, est celle de la lutte des classes. Elle affecte tous les sujets, que ce soit la relation des prisonniers de guerre entre eux au stalag, ou celle entre les garçons de café et leur patron. Cette perspective paraissant aujourd’hui souvent anachronique et contre laquelle Sartre se défend d’ailleurs de temps en temps, condamne ces entretiens à une certaine monotonie, et cela d’autant plus que Gerassi omet de fournir, dans les notes, les contextes qui auraient pu expliquer aux lecteurs les positions de Sartre, du moins en quelques cas.
Après lecture, on se demande du reste si c’est vraiment Sartre qu’on entend. Gerassi admet qu’il a sélectionné et concentré sous une seule date des sujets identiques apparaissant dans plusieurs conversations, mais il ne dit pas à quel point il est l’auteur des répliques de Sartre. Quand on compare la version imprimée avec les CD (que les chercheurs peuvent se procurer à Yale), on remarque pourtant qu’en beaucoup d’endroits c’est lui. Voici un exemple.
En parlant de l’attitude de Sartre sous l’Occupation, on ne peut pas ne pas évoquer la déclaration, exigée de tout fonctionnaire par Pétain, attestant de n’être ni juif ni franc-maçon. Beauvoir écrit dans son autobiographie que Sartre, avec la raideur morale qui le caractérisa lorsqu’il rentra de captivité fin mars 1941, lui reprocha d’avoir signé cette déclaration. Puisqu’il reprit son poste de professeur de philosophie dans l’enseignement public, il fallait supposer que Sartre lui-même avait également donné cette signature. Mais en 1989, dans la biographie de Gerassi, on apprit que non. « I refused to sign », aurait dit Sartre (en français, évidemment) à l’auteur. Et pourtant on lui aurait rendu son poste parce qu’il y avait entre lui et l’inspecteur général Davy une complicité muette contre le régime de Vichy.
Or, en 2006 sortit un document dans lequel Sartre déclare sur l’honneur, le 20 mai 1941 au lycée Pasteur de Neuilly, qu’il n’a jamais appartenu à une société secrète et s’engage à ne jamais adhérer à une telle organisation (voir Commentaire N° 114, p. 467). On put être tenté d’associer Sartre à d’autres écrivains engagés (dont l’Allemand Günter Grass) qui eurent des trous de mémoire concernant l’époque nazie. Mais Sartre ne souffrait pas d’amnésie. Il expose, au contraire, devant Gerassi son attitude paradoxale qu’il essaie de comprendre lui-même trente ans plus tard. D’une part précisément sa raideur morale qui l’aurait amené à refuser « d’abord » la signature avant d’adopter l’argument de Beauvoir à laquelle il donne raison après coup : il fallait signer pour continuer à toucher son traitement et ainsi être en mesure de « faire quelque chose ». Et d’autre part, au moment même où il refuse de signer, accepter la chronique littéraire dans Comoedia, avant que Beauvoir, qui l’avait déjà mis en garde, ne le pousse à retirer son accord dès la première livraison. Sartre s’explique ainsi sa naïveté initiale : retenu en captivité, les premiers neuf mois de l’Occupation et son influence sur les conditions de la vie culturelle à Paris lui avaient échappé, contrairement à Beauvoir. A cette occasion on apprend qu’il était même allé aussi loin que d’accompagner René Delange, le directeur de Comoedia, à un dîner organisé par des officiers culturels allemands en présence de Montherlant. Au cours de ce dîner, son interlocuteur qui ne pouvait être que Karl-Heinz Bremer, traducteur de Montherlant et ancien lecteur à l’ENS Ulm devenu directeur adjoint de l’Institut allemand, l’aurait invité à la collaboration, sans succès, évidemment.
Rien de tout cela dans la version publiée des entretiens. Au sujet de la fameuse signature, Gerassi se contente de faire dire à Sartre, de manière laconique et sans revenir sur la version contraire qu’il avait donnée vingt ans auparavant dans sa biographie: « Signer, ça ne voulait rien dire, c’était un bout de papier, juste pour avoir le droit de gagner sa croûte. »
On pourrait ajouter bien d’autres exemples de ce genre qui mettent en doute l’authenticité de ces textes. Du reste, le livre fourmille d’erreurs factuelles quant aux dates, personnes et circonstances, l’auteur ayant reculé devant l’effort de vérification. Ainsi, dans les années trente, pour se débarrasser de ses hallucinations, Sartre aurait confié à Gerassi être « allé voir un psy, un jeune type qui est toujours resté [son] ami par la suite, Jacques Lacan » (en réalité, ces hallucinations étaient le résultat d’une expérience avec la mescaline tentée avec un camarade d’études, Daniel Lagache). Et la captivité, quelle aubaine ! Gerassi fait dire à Sartre qu’il a trouvé Sein und Zeit de Heidegger « dans la bibliothèque du stalag » (en réalité, c’est un père bénédictin qui leur avait procuré le livre à Trêves). Et comment Sartre put-il tenir compte de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel dans L’Être et le Néant paru en 1943 ? Gerassi fait dire à Sartre qu’il n’avait lu le livre qu’en 1945 et qu’il aurait ajouté alors un chapitre à son ouvrage philosophique (en réalité, Beauvoir lisait la traduction, parue en 1939, à la BnF pendant la drôle de guerre et en parlait à Sartre lors de ses permissions). Puis Gerassi fait dire à Sartre qu’il fut démobilisé en été 1941 et ne reprit qu’à la rentrée son poste à Laon (en réalité ce fut dès après Pâques 1941 à Neuilly). Plus loin, on apprend par la bouche de Sartre que l’un des premiers articles qu’il aurait publiés dans Les Lettres françaises clandestines était intitulé « Socialisme et Liberté » (en réalité c’était le nom du groupe clandestin que Sartre fonda en 1941). Gerassi fait dire à Sartre qu’il rendit visite en 1943 (sic) à Malraux, dans le Midi, pour lui montrer son « programme sur le socialisme » soi-disant perdu dans le train en revenant à Paris (en réalité, il s’y rendit en vélo en été 1941, et essaya de recruter Malraux et Gide pour son groupe clandestin ; quant à son projet de constitution, il l’égara à Paris dans le métro). Parlons de Huis clos : Gerassi fait dire à Sartre que Dullin aurait été d’accord pour que Camus représente le personnage de Garcin (en réalité Dullin, le metteur en scène des Mouches, ne fut pas mêlé à cette pièce). Gerassi fait dire à Sartre qu’Olga Kosakiewics devait incarner Inès, mais dut renoncer étant tombée malade; en note, il se corrige : Olga ne joua pas le rôle parce qu’elle refusait de coucher avec Sartre (en réalité, le rôle était prévu pour Olga Barbezat, qui fut arrêtée et ne pouvait donc pas jouer). Passons au procès de Brasillach : Gerassi fait dire à Sartre que Beauvoir ne voulait pas que Brasillach soit exécuté (en réalité, c’était le contraire, et Beauvoir justifia sa position non seulement dans son autobiographie, mais aussi dans un texte contemporain publié dans Les Temps modernes, « Œil pour œil »). Selon les paroles que Gerassi met dans la bouche de Sartre, Beauvoir finança Shoah dès 1972 (lorsque Lanzmann n’avait même pas reçu la commande du Ministère des Affaires étrangères d’Israël). On pourrait continuer ainsi pendant des heures.
Les connaissances en histoire du professeur de sciences politiques qui, à l’âge de 80 ans, continue à enseigner au Queens College de New York, ne semblent pas non plus être épatantes sauf quand il s’agit de Cuba ou du Vietnam. Beauvoir, c’est ce que nous apprenons encore par la bouche de Sartre, n’avait pas plus que lui voté en 1936, au moment du Front Populaire. Quel exploit puisque les femmes n’obtinrent le droit de vote en France qu’en 1944 ! Un bon lectorat d’édition aurait corrigé des bourdes de ce genre. Celui de Grasset parvient encore, en quatrième de couverture, à faire de Beauvoir le professeur en Sorbonne de la mère de l’auteur! (Inutile de dire que Beauvoir n’a jamais enseigné en Sorbonne.)
En été 2011, le livre de Gerassi a donné lieu à un duel entre Michel Onfray (pas mieux informé que Gerassi), qui s’est régalé de toutes les cibles que Sartre lui offrait, et la directrice adjointe des Temps modernes. Personne n’a signalé les nombreuses erreurs, personne n’a soupçonné Gerassi d’être le ventriloque de Sartre. Il est évident que chacun a le droit de penser de Sartre ce qu’il veut, mais la moindre des choses est de pouvoir se baser sur des faits exacts.