Résumés
Résumé
Un jeune homme aujourd'hui peut-il se figurer l'impossible dialogue de Kafka avec son père ? Longtemps cantonné dans un rôle de contrôle et d'autorité, le père, avec l'évolution de la société, a vu son statut mis en question par l'évolution de la société. Mais cela n'ouvre t-il pas sur une recomposition de sa figure ? Le registre d'influence du père est large. "Il peut se proposer comme substitut maternel auprès de nourrisson, tous les soins donnés à un enfant de zéro à deux ans étant des soins maternels", disait le pédiatre et psychanalyste anglais Donald W. Winnicot. L'amour paternel et la quotidienneté des relations pères/enfants ont, en effet, un rôle dans le développement du jeune enfant. Mais cela est-il assez structurant ? Cela n'ouvre-t-il pas une époque en mal de références ? Face aux transformations contemporaines de la vie familiale, quelle est la place du père aujourd'hui ?
Corps de l’article
Gérard Wormser (Sens Public) – Avant d’accueillir Bernard Lahire et Christine Castelain-Meunier, nous sommes très heureux de partager un moment avec Roland Auzet, qui a mis ce très beau spectacle au programme de la saison. La Lettre au père de Kafka est un des monument de la littérature contemporaine. Ce texte n’a pas été publié du vivant de l’auteur, et son destin posthume est celui de quelques très grands textes. Serait-il anonyme qu’il serait un grand texte. La vie de Franz Kafka et la relation à ce texte autobiographique imposent une approche d’histoire de la littérature, de biographie littéraire. Cela justifie sans doute que l’on puisse lui donner une place au théâtre – cela ne suffirait pas s’il s’agissait seulement de revisiter le monument littéraire qu’est Franz Kafka. Le texte tient par lui-même comme une réflexion très profonde sur ce que l’on a appelé à la même époque, la dimension existentielle.
Roland, peux-tu nous parler du spectacle, des raisons qui ont amené à le créer, des conditions de sa présentation à Oullins ?
Roland Auzet (Théâtre de la Renaissance) – Il est évident que dans le théâtre en général, et au Théâtre de la Renaissance en particulier, la volonté est bien sûr de donner la place aux créateurs, aux auteurs vivants, mais aussi aux auteurs de textes fondamentaux, de paroles importantes d’entendre quand on traverse la vie. Évidemment, la Lettre au père est à cet endroit-là. C’est une parole incontournable, universelle, absolument nécessaire de croiser, d’entendre, qu’on nous la lise ou qu’on la dise. Du coup, quand j’ai su que Jean-Quentin Châtelain se mettait avec le metteur en scène Jean-Yves Ruf autour de ce texte, cela m’a intéressé de le proposer au théâtre. En effet, c’est porter en plus une matière qui n’est pas une matière de théâtre ni une pièce, mais une parole. Je trouve même mieux de dire que c’est une parole plutôt qu’un texte, parce que ce sont des mots que l’on vient presque chuchoter à l’oreille de chacun. C’est presque, de fait, une forme de méditation. Du coup, Jean-Quentin fait partie de ces acteurs qui disent : « je ne m’adresse pas à tous les spectateurs, mais à chacun ». Je trouve que s’il y a bien une chose particulière dans cette Lettre, c’est la corrélation entre l’homme de théâtre qu’il est, cette parole et cette tentative de l’adresser non pas à tous, mais à chacun. Après, le parti pris du metteur en scène est de ne pas être dans la relation historique. Ce n’est pas le rôle des artistes de dire « je vais me mettre dans la peau de quelqu’un, il a 36 ans, il est mort, son père est vivant ou mort et peu importe, il est gros ou maigre, il a vécu à telle époque », mais c’est de faire que les textes qui sont ces paroles fortes et universelles puissent être entendues comme si c’était cet homme qui va nous dire ces mots directement. C’est donc d’avoir cette simplicité d’écoute, d’attention, et de pouvoir capter ces mots quasiment de cette manière, comme si quelqu’un vous les adressait en particulier. Je crois que nos intervenants arrivent. Vous allez pouvoir ainsi entendre des spécialistes, contrairement à moi qui ne suis spécialiste de rien, mais simplement le Directeur du Théâtre. Vous avez la chance de pouvoir discuter avec des personnes vraiment érudites à la fois sur Kafka et sur des choses sociales.
Pour conclure, le rôle du théâtre est aussi de faire que ces paroles puissent être données à chacun. Tel est le souhait que porte Jean-Quentin. C’est aussi la raison pour laquelle la jauge est toute petite, que l’on a l’impression qu’il vient nous raconter, ou nous lire cette lettre à l’oreille. En effet, j’aime bien le mot, avec le rapport à la matière littéraire théâtrale ou pas théâtrale. J’aime l’idée de la mécanique qui fait que l’on vient distiller comme une chose d’horlogerie des mots, et le sens du monde s’éclaire avec la parole du poète. C’est ce qui me plaît dans ce projet, dans ce texte qui va vous être éclairé par des spécialistes.
Gérard Wormser – Nous avons débattu avec le comédien des partis pris de mise en scène don. La question s’est posée de savoir comment mettre en scène un texte à la première personne. Cependant, ce n’est pas sous ce dispositif littéral que cette lettre est mise en scène.
Roland Alauzet – Je me fais là le porte-parole de Jean-Quentin Châtelain et de Jean-Yves Ruf. Le parti pris était d’éclairer le texte de cette lettre écrite par Kafka à son père. Il s’agissait d’entendre la voix du père lisant la lettre. Jean-Quentin a travaillé là-dessus. En même temps, dans l’évolution du projet, je sais qu’avec Jean-Yves Ruf, ils ont eu plusieurs versions. Ils ont donc essayé deux solutions : soit de dire que Kafka lit lui-même cette lettre, dit à la première personne « Père, je... », soit de dire que le père découvre la lettre que le fils a écrite, et qui lit la lettre, donc qui dit « Père, je... » comme une chose qui lui est adressée. Le travail de recherche théâtrale de Jean-Yves Ruf et Jean-Quentin Châtelain est remarquable. Au sein de la représentation, cela nous donne la possibilité soit que les mots nous sont adressés, soit qu’ils sont générés par nous-mêmes vers une chose de la filiation, comme si on était à la fois le récepteur et l’émetteur. Ce va-et-vient est très intéressant, et je trouve qu’il élargit considérablement la perception et ouvre les clés du sens avec des ouvertures multiples.
Au fond, c’est bien là la définition du travail du metteur en scène, et ce n’est pas simplement de dire : « va, cours, un jardin, la lumière un peu plus brillante, le son moins fort », mais c’est aussi d’ouvrir les clés du sens pour que le spectateur puisse avoir un panel, un choix qui n’est pas obligatoire, et que chacun se construise avec les mots du poète, des directions, une vie à travers la représentation pour produire un éclairage qui est son éclairage, sa vision, ce que l’on vit dans la représentation à partir du travail du metteur en scène. Je trouve cela très pertinent.
Gérard Wormser – Ce qui est important et qui justifie la table organisée ce soir, est que ce travail d’écriture mené par Franz Kafka est un travail où une partie de la conscience littéraire rencontre en même temps le basculement d’une époque. Et je crois que c’est là que nos deux intervenants ont vraiment à nous apporter. Quand on est juste avant ou juste après la guerre de 1914, il y a des phénomènes macrosociaux que l’on peut renvoyer autour de cette période de basculement, précédée par des basculements, suivie par d’autres basculements. C’est aussi un moment où la conscience littéraire est plus exigeante qu’elle n’a jamais été dans les grandes villes européennes. Que l’on pense à Proust ou Valéry en France, que l’on pense à d’autres auteurs partout en Europe, on n’aurait envie que de citer Thomas Mann ou Stefan Zweig, qui, pour leur génération et en langue allemande, contemporains de Kafka, ont porté la conscience littéraire à un niveau de virtuosité que l’on pourrait comparer à celle des musiciens de leur temps, tel Schœnberg ou Webern, ou à des peintres tel Kandinsky ou le mouvement du Blaue Reiter, ou d’autres en France (Picasso, Braque ou Matisse) qui ont bouleversé la vision que les individus porteurs de création apportaient à leur propre monde de créateur.
Avec Franz Kafka, nous sommes, et les noms cités pourraient servir d’élaboration ou de confrontation possible, dans un temps particulier où la conscience subjective des créateurs a été sur la pointe aiguë des moments de basculement d’une société européenne, à son maximum de puissance industrielle et économique, et à un moment où le déclin de l’Occident a pu apparaître comme la conséquence immédiate de la surpuissance et de la volonté de puissance cultivée par tout le 19e siècle européen. Le premier à l’avoir véritablement thématisé a été le philosophe Friedrich Nietzsche qui, à propos de l’Occident et de la morale post-kantienne, de la morale kantienne et de ses suites, a montré comment cette volonté de contrôle de soi-même dans toutes les manifestations de sa raison, même associée, comme c’était aussi le cas chez Kant, à un souci pour la sensibilité, la beauté, et l’expression de soi que le romantisme contemporain développait au maximum, même assorti de ces adoucissements que la sensibilité pouvait donner, le monde européen du 19e siècle était un monde de la maîtrise et de la domination. Je crois que cela se transforme et se transfère immédiatement dans le statut de sociologique du père tout au long du 19e siècle.
Pour ne citer qu’un seul exemple, et qui se rapporte à mes propres travaux sur Jean-Paul Sartre, quand Sartre travaille sur Flaubert, la question du rapport père/fils est évidemment au cœur de ce livre magistral qu’est L’Idiot de la famille. En effet, le père Flaubert est chirurgien à Rouen, considéré comme une personnalité de sa ville, et le fils Flaubert – pas le bon – Gustave, ne se destine pas à succéder au père dans l’exercice de la médecine. Il fait son droit à Paris d’une façon négligente (cela rappelle le parcours de Franz Kafka qui fera son droit à Prague) et se consacre nonchalamment entre quelque tabagie et soirée embrumée de diverses manières, à des travaux d’écriture qui mettront un temps fou avant de se concrétiser en des œuvres qui seront publiées, puis incriminées comme insidieuses sous le Second Empire. Donc, dès le milieu du 19e siècle, cette problématique de l’autorité paternelle se trouve contestée de l’intérieur par des écrivains plus sensible que d’autres à ces excès de puissance qui condamnent d’une certaine façon les individus à se trouver hors d’eux-mêmes s’ils ne peuvent pas assumer cette identité entre l’individu et la puissance.
À l’autre extrême, je veux citer quelques lignes de Robert Castel, extraites de La montée des incertitudes[1] , histoire d’arriver au terme de cette histoire en sautant les médiations. Robert Castel dit :
« Il n’y a pas d’individu sans support, car c’est une expérience terrible d’être seulement un individu. Le vagabond des sociétés préindustrielles exemplifie cette existence coupée de toute attache, complètement étranger à l’ordre du travail et à toute inscription communautaire. Il a payé cette réduction à la pure qualité d’individu d’un destin tragique. Mais dans la modernité, si l’on entend par là la séquence historique qui se déploie en Occident à partir du 18e siècle, il y a des individus qui ne sont pas beaucoup mieux lotis, ainsi, le prolétaire détaché des rapports traditionnels […] L’individualité totale, c’est la désaffiliation totale, le détachement à l’égard de toute appartenance et de tout support, qui place l’individu dans une sorte d’ipséité sociale. Il en découle que, pour être positivement un individu, il faut être affilié ou réaffilié. »
Le mot « affilié » ou « réaffilié » est ici un doublet du mot « filiation » qui va nous occuper dans cette discussion. Bernard Lahire a travaillé considérablement sur la sociologie de l’école, sur le statut des écrivains, sur la dimension par laquelle l’identité subjective est indissociable des modèles de socialisations qui nous permettent d’exister à la fois en disant « je » et en disant « nous », et en nous rapportant à des « nous » multiples. En effet, nous sommes effectivement dans des lieux de socialisation complexes, ramifiés, et souvent incertains, pour prendre le même vocabulaire que celui de Robert Castel. De plus, Christine Castelain-Meunier a travaillé de longue date sur l’incertitude qui accompagne le statut viril dans les sociétés contemporaines, où le terme même « viril » n’est plus employé. En effet, je l’emploie à dessein, ce mot ne figure beaucoup dans votre vocabulaire parce que c’est précisément à cette dévirilisation des hommes qu’a été consacrée une grande partie de l’évolution du 20e siècle. Cette dévirilisation a culminé en Juin 1940 en France. Certains romanciers ont parfaitement décrit de quelle manière la débandade militaire de juin 1940 était absolument consanguine d’une impossibilité d’assumer le statut viril que précisément le troufion se devait d’assumer, sachant que le troufion père s’était battu dans les tranchées de Verdun, et que le troufion fils se trouvait fuir devant les Stukas et les Panzers allemands une génération plus tard.
Il n’y a donc pas de symbole plus fort pour analyser la fin du règne de la virilité dans l’occident, que de voir comment la guerre a produit les effets contraires à ce que précisément l’identification de la virilité et de la violence guerrière, à la fois contrôlée et exprimée, avait pu avoir de constituant depuis la féodalité pour l’identité virile. Pour dire que ce Juin 1940 n’est pas qu’un accident. Voyez comment la guerre du Vietnam a produit le même effet aux États-Unis, alors que les GI’s de 1944 pouvaient revenir, qu’ils fussent blancs ou noirs, avec un statut d’identité virile plutôt réaffirmé. Donc, il a fallu 40 ans de plus pour que ce même processus puisse suivre son cours, d’abord chez les soldats américains, puis nous l’avons vu dans les années 60 ou 70 dans l’Armée rouge, auréolée d’une victoire européenne (y compris en conquérant Prague en 1945) mais qui, après les années 70, a compris que ses uniformes seraient bientôt bradés au marché aux puces près du Mur qui séparait l’Europe. Aujourd’hui, on voit même le nom « Armée rouge » figurer sur l’affiche de spectacles de ballets rythmiques où la maîtrise du corps est associée aux uniformes... La virilité fut peut-être toujours un spectacle : d’abord spectacle guerrier, elle se transforme en pantomime, comme si le pompier d’opéra était devenu le symbole de cette virilité émasculée dont les sociétés contemporaines ne savent plus véritablement comment la situer aujourd’hui.
Comment retrouver Franz Kafka dans le contexte d’un siècle de transformation du statut des hommes ? Je vais demander à chacun de nos invités de proposer leur lecture. Commençons par Bernard Lahire, parce que le lien avec le spectacle est évident, du fait de son livre récent, Franz Kafka . Éléments pour une théorie de la création littéraire[2] . Si tu veux, Bernard, nous dire ce qui t’a motivé de t’intéresser à Kafka. Dans ce livre, évidemment, la question du rapport au père est omniprésente. Je ne dirais pas que ceux sont 600 pages autour de la Lettre au père, mais enfin, beaucoup des éléments de la Lettre au père sont présents. Tu les as analysés pratiquement les uns après les autres en les mettant en rapport avec l’essentiel de tout ce qui a été écrit sur Kafka depuis un siècle.
Bernard Lahire – Je ne sais pas si vous avez lu la Lettre au père, ou si vous l’avez vue mise en scène récemment. C’est une lettre assez étonnante, formidable de mon point de vue, y compris de mon point de vue sociologue. Je trouve que c’est une lettre de quasi-sociologie de la famille, avec une lucidité extraordinaire sur le rôle que jouent les uns et les autres au sein de la configuration familiale ; le père, mais pas seulement. En effet, sont également évoqués dans cette lettre, sa mère, ses sœurs, et même des personnages extérieurs à la famille. En réalité, cette lettre n’a jamais été lue par son père, même si on a tout à fait le droit de la faire lire par le père comme option de mise en scène. Son père ne l’a jamais lue, et je pense que de toute façon, cela n’aurait pas changé grand-chose à leurs relations. Même si leurs rapports étaient exécrables, il faut savoir que Kafka a vécu toute sa vie chez ses parents. C’est une chose qu’il faut avoir en tête. En effet, il a quitté ses parents deux ans avant de mourir. Comme il est mort très jeune (41 ans), il a vécu très longtemps dans ce contexte familial qui, pourtant, l’a fait beaucoup souffrir.
Pour arriver à comprendre ce qu’il se passe dans cette famille, il faut peut-être déjà la replacer dans un contexte très macrosociologique. On voit alors que Kafka fait partie d’un groupe d’intellectuels, d’artistes, de journalistes, d’hommes politiques, etc., qui étaient des enfants dont les pères qui avaient très bien réussis socialement, économiquement essentiellement. Kafka n’a d’ailleurs cessé de lire des autobiographies ou des journaux personnels. Il adorait lire des histoires de fils qui rompaient avec leur famille, ou qui avaient des conflits avec leur père, notamment le journal de Kropotkine[3]. Il faut savoir que Kafka a fréquenté les anarchistes, les socialistes, etc. Kropotkine était un anarchiste russe communiste dont le père était noble. Lui, faisant un pas de côté, avait pris le parti des serfs. Dans sa Lettre au père, Kafka dit quant à lui qu’il a pris le « parti du personnel » du magasin de son père. Ces fils vont rompre avec leur père et refusent l’héritage. Il y a une problématique très forte. Il n’est pas le seul, ce sera la même chose pour Paul Kornfeld, écrivain de l’époque, dont le père est industriel, qui décidera de ne pas poursuivre la voie économique de la réussite du père, mais de faire un pas de côté et de faire de la littérature. C’est la même chose encore pour le poète de l’époque Franz Werfel[4], dont le père était industriel. C’est également le cas de Sigmund Freud. Ce n’est peut-être pas un hasard si le nom de Sigmund Freud peut être mentionné. En effet, la Lettre au père est au fond très freudienne. En même temps, Kafka mettait Freud à distance. Il y a simplement une notation personnelle dans son journal où il dit quelque chose de très méchant sur Freud, et c’est tout ce qu’il dira de Freud dans ses écrits, sa correspondance, etc. Mais on assiste au même déplacement chez Freud, dont le père avait connu une grande réussite économique.
Ces enfants de la bourgeoisie économique font un pas de côté, refusent l’héritage des pères pour entrer en littérature, en peinture, en journalisme, ou dans le domaine politique (philosophie, science, etc.) Dans certains cas, les conflits sont vraiment liés à cela. En effet, le rapport du père au fils est un rapport de bourgeois à artiste. Ainsi, le père de Kafka regarde l’évolution de son fils comme une catastrophe par rapport à tout ce qu’il a investi sur lui. Ce père vient d’un milieu pauvre, il est le modèle du self made man : il s’est fait par lui-même. C’est quelqu’un d’immense, même physiquement : il est grand, costaud. Ce patron/commerçant très actif domine tout le monde physiquement et moralement. Il est également patron dans sa famille, le chef de famille que son fils décrit comme un despote, un tyran. On ne sait jamais quel va être son prochain ordre ou sa prochaine colère, mais il va forcément exploser, être en désaccord, reprocher un certain nombre de comportements aux enfants. C’est un père vigoureux. Il est d’autant plus vigoureux qu’il a le sentiment, à juste titre, d’avoir réussi sa vie avec ses propres forces. Il a vécu dans la grande pauvreté, et il est devenu un bourgeois à Prague très reconnu, une sorte de notable. Il avait pignon sur rue. En même temps, il fait partie de la première génération de juifs assimilés, qui fait tout pour s’intégrer et réussir personnellement et familialement.
Il investit dans le commerce et doit lutter sur tous les fronts, contre l’antisémitisme persistant et pour faire prospérer son commerce. Il développe ainsi une énergie extraordinaire. Kafka vit donc dans une famille où le père a tenu à ce que ses enfants bénéficient d’une éducation bourgeoise, classique, germanique (il aura aussi une préceptrice belge francophone). Il va fréquenter les meilleures écoles allemandes, de l’école primaire au Gymnasium, réussir toute sa scolarité dans de beaux établissements, jusqu’à l’Université où il obtiendra un doctorat en droit. Le père est persuadé qu’il va en faire un futur patron. Il achète une entreprise d’amiante pour lui mettre entre les mains, en se disant que son fils allait peut-être apprendre à s’en occuper. Kafka accepte de s’associer à son père (et à un beau-frère), mais il ne veut pas participer à sa direction. Son père lui demande d’aller sur place de temps en temps pour surveiller le bon déroulement des activités. Il essaye de « l’attraper » comme ça, mais il ne veut pas. Alors que Kafka a un doctorat en droit, qu’il pourrait être chef d’entreprise, que le père serait prêt à lui ouvrir un autre commerce, il rejette tout cela. Il prend un travail au sein d’une compagnie d’assurances. Il commence dans une compagnie où il travaille trop d’heures par jour, mais il la quitte car ça l’empêche d’écrire. Il prend un autre travail à mi-temps, refuse la plupart des responsabilités, parce que cela lui prendrait trop de temps.
Il fait donc le désespoir de son père. Ce bourgeois économique donne tout à son fils, toutes les possibilités de continuer dans la même voie que lui, mais le fils ne veut pas. Donc, du point de vue de son père, il gâche ses talents. Le conflit est alors autour de cette opposition-là. De plus, Kafka a eu deux frères avant lui, mais qui sont morts en bas âge. Il est donc le seul fils. Six ou sept ans vont s’écouler entre lui et la naissance de la première de ses trois sœurs. Donc, tout pèse sur le fils du point de vue de l’héritage. Pour le père, il n’y a que lui qui va poursuivre la lignée des Kafka. C’est donc encore plus terrible pour Kafka. Dans sa Lettre, il fait le portrait de la structure familiale en analysant le parcours du père. Son père, parti de très bas, réussit et reproche à ses enfants d’avoir une vie trop facile. On connaît de nombreux pères comme celui-là. À chaque fois que je parle de la Lettre au père, des gens me disent : « je connais quelqu’un qui... » En effet, on connaît de nombreuses histoires comme celle-là dans notre entourage ; parfois, on l’a vécu soi-même : des pères ayant réussi mesurent tout à leur aune. Le père de Kafka reproche à ses enfants, au fils comme aux filles, de vivre trop facilement : « je vous apporte tout », « vous n’avez rien eu à faire », « vous êtes des ingrats ».
Là-dessus, vous rajoutez une couche d’autoritarisme qui, à l’époque, était assez caractéristique des structures d’autorité au sein de l’Empire austro-hongrois. Dans le cas de Kafka, se rajoute le côté parfaitement injuste et injustifié, du point de vue du fils en tout cas, des reproches que le père lui adresse. Il le décrit comme le tyran ou le despote par excellence, puisque les enfants ne savaient jamais exactement ce qui allait leur tomber dessus. Ils ne pouvaient jamais prévoir ce qui allait se passer, parce qu’ils ne savaient jamais à partir de quelles lois ils étaient jugés ou sanctionnés. Chaque soir, ils craignaient le retour du père du magasin, qui allait s’énerver, se mettre en colère, faire des reproches. De plus, Kafka voit un père contradictoire, qui reproche à ses enfants de faire certaines choses qu’il fait lui-même. Là encore, c’est la figure du despote qui est au-dessus des lois. Il décide des lois quand bon lui semble. S’il décide un jour d’instaurer une nouvelle loi, il l’instaure sans se justifier. Telle est la structure du pouvoir dans la famille Kafka.
C’est dans de telles conditions que Kafka a produit son œuvre. La Lettre au père n’était pas du tout un texte littéraire, mais une lettre qu’il a voulu écrire à son père et qu’il a donnée à sa mère. Sa mère l’a mise de côté. Elle n’a pas voulu la donner à son mari, ayant peur que cela ne fasse qu’empirer les choses. C’est une lettre sans titre. Souvent les gens demandent si c’est Lettre au père ou Lettre à son père. Mais ce sont les éditeurs qui ont choisi le titre, car Kafka ne l’a pas intitulée, dans la mesure où il s’agissait d’une lettre qu’il envoyait à son père. C’est donc une vraie lettre. Avant de l’écrire (en 1919) il a écrit de nombreux textes littéraires dans lesquels il fait travailler les rapports entre le père et le fils, de manière explicite ou détournée. Il continuera jusqu’à la fin de sa vie à écrire des textes pour parler du rapport au pouvoir paternel. L’essentiel même de son œuvre tourne autour de ce sujet. En effet, Le Procès, Le Château, La Métamorphose, La Colonie pénitentiaire parlent du pouvoir, de l’arbitraire du pouvoir, du sentiment de culpabilité que l’on peut avoir quand on ne comprend pas ce qui va nous arriver, et que l’on a intériorisé le fait que l’on a sans doute commis une faute. Le personnage de Joseph K. (personnage du Procès) est arrêté sans savoir pourquoi, et quand il cherche à savoir, on ne lui dit pas. C’est donc une situation très étrange. Les gens ont pensé aux procès de Moscou qui auront lieu beaucoup plus tard.
Évidemment, Kafka ne pouvait pas prédire les procès de Moscou ! C’est un faux procès dans Le Procès. C’est le procès dont il parle dans la Lettre au père. Il dit quelque chose comme : « il y a un procès qui court entre toi et nous [les enfants] ». Donc, il utilise la métaphore du procès, et il va jusqu’au bout de cette métaphore en mettant en scène quelqu’un qui a un procès en cours, mais qui ne comprend pas exactement ce qui lui est reproché. C’est un tribunal fantasque, c’est absurde, c’est tout à fait bizarre.
Souvent, les gens me demandent s’il aurait écrit cette œuvre s’il n’avait pas vécu toutes ces souffrances. Il est évident que non. Cela ne veut pas dire que tous les gens qui souffrent sont en mesure de produire une œuvre aussi forte que celle de Kafka. Cependant, il est clair que s’il avait été un héritier heureux, on aurait retenu son nom comme celui d’un Directeur d’entreprise d’amiante dans la banlieue de Prague, ou alors on aurait retenu qu’il a été un bon juriste ou un bon avocat. En effet, il a défendu les ouvriers, il était à la pointe du droit social dans la mesure où il a travaillé dans une compagnie d’assurances contre les accidents du travail. Notez que ce n’est pas un hasard s’il a travaillé dans cette compagnie. En effet, c’étaient les premières compagnies liées au droit social. Il faisait des visites dans les entreprises pour les taxer, pour qu’elles puissent assurer leurs ouvriers, parce qu’elles y étaient obligées. Donc, il allait observer quels étaient les risques au travail. Kafka connaissait très bien le monde du travail et des ouvriers, et il était affligé du rapport d’autorité et d’exploitation qui s’y jouait. Là encore, il était très sensible à cela étant donné ce qu’il connaissait de son père, du rapport de son père à ses employés et à lui-même. Il voyait ces structures d’autorité se rejouer dans des espaces extrêmement différents, et notamment dans les entreprises qu’il visitait pour son travail en tant que juriste.
Gérard Wormser – Merci pour cette remise en question. Sans transition, nous donnons la parole à Christine Castelain-Meunier. Qu’est-ce qu’être un fils ? Qu’est-ce qu’être un père ? Et ce, dans une situation qui a été celle de Franz Kafka, et qui est peut-être aujourd’hui à la fois la suite et autre chose.
Christine Castelain-Meunier – J’avais envie de commencer par un extrait de chanson.
« Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps,
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir. »[5]
Ces quelques paroles de Boris Vian qui annonce qu’il va déserter, pour faire la jonction entre le passé, le présent et le futur, et m’inscrire dans la continuité de ce que chacun d’entre vous a dit, afin d’interroger la masculinité et la question du père. Finalement, c’est la première fois que je réalise que Boris Vian s’est peut-être appuyé, qui sait, sur la Lettre de Kafka. Je n’avais jamais pensé à cela. Il s’adresse au « père » de tous les français, le Président, mais il ose la rupture, la désobéissance, qui plus est, en se mettant hors la loi, en exaltant la désertion. Je voudrais faire référence à l’histoire et à l’apogée de la rationalité industrielle, qui génère dans un contexte historique spécifique un type de père et la rébellion des fils contestataires et je voudrais attirer l’attention sur l’émergence de la subjectivité, aussi à son apogée, dans sa dimension assez fabuleuse avec Kafka, Zweig et d’autres. J’ai envie de dire que là, il s’est passé quelque chose d’incroyable dans le sens des précurseurs qui ont éventuellement annoncé tout ce qui allait se passer dans le futur du côté de la subjectivité masculine, et qui allait émergé massivement au début des années 1970, avec le mouvement des femmes et des hommes qui l’accompagnaient. Pour atteindre ensuite, plus massivement et dans une dialectique des rapports homme-femme, le masculin. Il s’agissait en effet, de définir autrement la masculinité, par delà la fameuse domination masculine.
C’est ainsi que certains hommes diront qu’ils ont accompagné l’émancipation des femmes tandis qu’elles revendiquaient d’exister comme sujet ayant des droits civiques et sociaux, et pas uniquement comme épouse et mère. Je pense notamment à la mère de Kafka qui était dans l’ombre, qui n’avait pas le droit d’exister par elle-même, surtout auprès d’un homme, un mari, un père de ses enfants aussi autoritaire. Les transformations du masculin commencent de manière balbutiante au niveau social et sociologique dans les années 1970, mais elles ont émergé avant, à travers la littérature, et grâce à certains précurseurs, auxquels appartient Kafka. Et il y a eu ces transformations que nous connaissons aujourd’hui inhérentes à l’incertitude des modèles de la virilité, du statut viril. Avec le besoin d’articuler à la fois le respect de la parité, de la culture égalitaire, et la chute d’un piédestal masculin, et en même temps, la recherche de soi. Sans être copie conforme au féminin ou au modèle d’autrefois et sans oublier la virilité. Aujourd’hui, on est au cœur des contradictions concernant le masculin, entre le respect de la parité, et le respect de la subjectivité, et notamment par le biais de la virilité qu’il s’agit de retrouver. Y compris de manière plurielle, mais dans une démarche individuelle, car on sort de la monoculture virile.
Revenons alors, une fois plantée ce décor du mystère de la virilité: à Kafka. Ce qui m’impressionne beaucoup dans l’affaire de cette lettre, ce que l’on peut percevoir de lui à travers ses écrits, c’est qu’il soit resté vivre comme cela a été dit chez ses parents. Et qui plus est, par trois fois, il a refusé de s’engager dans le mariage. Je suis impressionnée par cette lettre qu’il adresse à son père car c’est à la fois curieux et extraordinaire qu’il s’adresse à lui de cette manière. Cependant, c’est une passerelle en termes de communication. Il cherche la communication avec ce père, alors que l’autoritarisme du père la rend impossible. Il aspire à dépasser quelque chose d’impossible, en même temps qu’il court tout droit vers une impasse. Je me demande pourquoi il n’a pas basculé dans la rébellion en pensant « dans la mesure où la communication avec mon père est impossible, je vais vivre ma vie, tourner le dos à ce père dominateur, et je vais m’affirmer autrement ». Je trouve génial que l’écriture, la rêverie, l’imaginaire, la possibilité de s’extraire de la réalité lui permettent de supporter la dépendance dans laquelle il est, et de laquelle il n’arrive pas à sortir. Il y a peut-être quelque chose de très fort en termes de recherche d’affirmation de soi, de la virilité par la création, parce qu’il a une conscience de lui énorme. Peu d’êtres humains ont une conscience de soi comme la sienne. La manière de pouvoir parler de soi de cette manière, de l’autre et de la relation de domination existante, entre son père et lui, est extraordinaire. Donc, l’écriture l’empêche de s’émanciper, de s’autonomiser, mais la rêverie et l’imaginaire lui permettent de rester dans l’écriture en trouvant son « moi », sa personnalité, la conscience de soi. Je trouve cela fabuleux.
Pour en revenir à la question de la virilité, c’est sûr qu’il se décrit tout le temps comme extrêmement chétif, et il décrit son père comme excessivement fort. En même temps, on se dit qu’il ne peut pas s’autonomiser de cette puissance paternelle, parce qu’il en a besoin. Il en a besoin là où peut-être à son époque, on ne peut pas s’affirmer comme homme sans avoir besoin de la référence à une telle puissance presque symbolique. En effet, il porte son père au nu, comme s’il était une espèce de « Dieu du stade ». Je trouve que ce personnage du père pourrait presque préfigurer et c’est paradoxal, le nazisme en puissance, à travers le culte du corps, de l’assurance et de la mise en scène de la supériorité si méprisante. Kafka, petit, chétif, malade, a besoin de son père comme béquille pour exister comme homme, dans une société hyper rationnelle, hyper industrielle, avec un patriarcat écrasant. En revanche, on n’est plus dans l’âge d’or des pères d’avant la Révolution française, où le père avait tous les pouvoir, y compris sur les enfants majeurs. Voltaire a d’ailleurs été embastillé, parce qu’il ne voulait pas épouser la femme choisie par son père. Je ne comprends pas que Kafka ait eu tant de mal à prendre son autonomie. Son père n’avait plus l’autorité du père d’autrefois, d’avant la Révolution française. Il n’avait plus le pouvoir dont il était investi alors sur les enfants majeurs, y compris aussi celui de déshériter ses enfants. Il aurait pu s’émanciper de la puissance paternelle.
Ce besoin de s’affirmer par le symbolique, celui de la puissance de l’écriture fait pendant à la puissance virile incarnée par le père, même si cela se retourne contre lui. Et en même temps, s’affirmer par l’écriture et la conscience de soi constituait une cohérence extraordinaire.
Gérard Wormser – Ne serait-on pas au début du phénomène que tu analyses très profondément dans Les métamorphoses du masculin ? Il y a cette idée que c’est à travers les médias, la communication publique que les images symboliques associées aux rôles sociaux se transforment, comme si s’adresser directement en famille, du fils vers le père, était une sorte d’impasse existentielle. La relation au père n’aurait pu évoluer que si Kafka avait réussi une forme de transformation littéraire de son travail qui l’aurait amené à investir un lieu de théâtre, ou les revues littéraires, bref une scène de médias et de médiation. Cela lui aurait permis de s’adresser au père à travers des tentatives de participer à une vie littéraire, dont le statut à Prague était tout à fait consistant à l’époque. Bernard, tu montres très bien comment les tentations que Kafka a pu avoir ont été de se rapprocher de la scène tchèque en quittant quelque peu l’identification à l’éducation, et à la culture germanique et allemande. Cette dimension de publicisation des rôles sociaux n’est-elle pas l’un des facteurs par lesquels la représentation de ces rôles contribue alors à leur potentielle évolution ? Ce qui aurait manqué à Kafka à l’intérieur de son cercle familial extrêmement étroit.
Christine Castelain-Meunier – Sûrement, oui. Merci de faire référence à mon livre Les métamorphoses du masculin[6] , qui rend compte entre autres, des transformations à l’échelle de trois générations masculines, concernant-les rapports à soi et au corps, les rapports entre hommes et les relations intimes entre homme et femme, les liens paternels. C’est très intéressant de parler dans le cas de Kafka, « d’impasse existentielle entre le père et le fils », alors que la communication publique sur les transformations du masculin, fait défaut à son époque, empêchant comme il vient d’être dit « les images symboliques associées aux rôles sociaux de se transformer ». On peut ajouter qu’à ce moment-là, Kafka était effectivement très isolé, y compris dans cette recherche d’affirmation de soi en tant qu’homme, à une époque où il n’était pas de mise de contester les modèles traditionnels de la virilité. Ce n’est d’ailleurs pas ce qu’il fait sciemment, il le fait au regard de sa propre expérience. Et le fait qu’il exprime ainsi sa subjectivité, et qu’il soit autant dans la conscience de soi, est quelque chose de très rare, d’unique. Même si on a dit que cela faisait partie d’un courant romantique littéraire très intéressant, c’est excessivement marginal. C’est seulement aujourd’hui que l’on parle de la recherche de l’authenticité par la sortie des rôles, des carcans, des uniformes. Là, il était tout de même isolé dans le sens d’un mouvement culturel qui n’était qu’émergent à travers la littérature, et qui pouvait inclure des personnes semblables à lui, des artistes, des créateurs, interférant sur la conception de la virilité en cherchant à être au plus près de leur subjectivité.
Par ailleurs, il est vrai que les médias contribuent à la diffusion des changements de modèles. Cependant, il y a aussi le rôle des interactions directes, de la médiation et notamment le rôle des passeurs. En ce moment, je suis en train de travailler sur le ménage, les hommes, les femmes, les enfants. À l’ouvrage qui s’intitule La sorcière, la fée du logis et le prince charmant: la question du ménage qui sort chez Stock. Et je me rends compte que de nombreux passeurs permettent à des femmes de quitter leur rôle de ménagère, à des hommes de quitter leur rôle de personnage extérieur à la sphère domestique... et de véritables transformations sont à l’œuvre. Certains amis de Kafka, certes, l’ont encouragé, accompagné y compris pour la publication de ses travaux.
Gérard Wormser – Dans le travail de Christine Castelain-Meunier, il est frappant que les représentations des rôles soient entièrement liées à la manière dont la sphère de publicisation de ces rôles. C’est à la fois un matériau d’enquête, et un vecteur de transformation. On y reviendra.
Bernard Lahire – Il y a des choses qui se jouent à l’intérieur de la structure familiale. En fait, quand on étudie la Lettre au père de manière systématique, on se rend compte que Kafka prend le parti de sa mère par rapport à son père. En effet, il occupe le pôle féminin en permanence. De même, il y a une opposition entre le pôle économique et le pôle littéraire qui recouvre l’opposition entre le masculin et le féminin. La littérature est conçue comme quelque chose de très secondaire.
Gérard Wormser – Presque d’ordre ménager.
Bernard Lahire – La littérature n’est pas quelque chose de sérieux pour une bourgeoisie commerçante. D’ailleurs, sa mère aimerait que l’écriture soit un simple passe-temps. Pour lui, parler de « passe-temps », c’est vraiment l’horreur. Il dit qu’il « hait tout ce qui n’est pas littérature ». Donc, imaginez le rapport qu’il a avec la littérature. Il occupe toujours des positions à l’opposé de celles de son père. Son père mange beaucoup, lui très peu ; son père est très robuste, lui est fin et frêle ; son père est courageux, lui ne l’est pas ; son père a une grande estime de soi, lui se dévalorise en permanence, etc. En permanence, quand on regarde les lignées familiales, paternelle et maternelle, on voit que ses références positives dans la famille font partie de la branche maternelle. Ils sont plus spirituels, plus cultivés, plus lecteurs. Il a donc choisi le parti de sa mère. Kafka a de nombreux traits féminins.
Christine Castelain-Meunier – Il a un surmoi gigantesque au masculin à la suite du décès de ses frères.
Bernard Lahire – Oui. En même temps, parce qu’il est admiratif de son père, il a intériorisé le regard négatif que ce père porte sur lui. On peut se demander pourquoi il ne se rebelle pas. Pourquoi ne quitte-t-il pas la structure familiale ? Il y a deux explications à cela. Premièrement, il en donne une : le rôle trouble de sa mère. Il dit qu’elle était « comme un rabatteur à la chasse ». Il est terrible avec sa mère. Il dit que si elle n’avait pas été là pour expliquer à ses enfants « votre père a tellement de souci, c’est pour cette raison qu’il se met en colère, mais ce n’est pas grave ; il faut le comprendre », pour jouer le rôle de tampon, évidemment qu’ils auraient rompu avec lui. Le rabatteur à la chasse est celui qui ramène le gibier pour que les chasseurs puissent tirer dessus. Cette description est terrible.
Christine Castelain-Meunier – Son père est donc le prédateur.
Bernard Lahire – Effectivement. De plus, il dit que sa mère est « l’esclave aimante » de son père, et lui son « tyran aimant ». Il est donc lucide. Pourtant, il admire ses parents, il les adore, mais il les décrit avec une cruauté, et, je pense, une vérité assez étonnante du point de vue de la fonction qu’ils ont eue. Du coup, il dit que c’est un peu de la faute de la mère, mais en même temps, il ne veut pas lui faire porter la faute. Cette Lettre dit vraiment qu’il n’y a pas de responsabilité personnelle. Il y a des relations d’interdépendance entre tous les membres qui constituent cette famille, mais il n’est pas question de dire que c’est de la faute du père ou de la mère. En effet, chacun a joué un rôle dans le système. Effectivement, il voit que sa mère a contribué à l’engluer – il utilise ce terme – dans ce qu’il appelle « l’animal familial ». Il considère que la famille est comme un organisme naturel où tout se tient, où chaque membre est comme un organe avec sa fonction. Il suggère que sa mère a joué un rôle dans son impossibilité à rompre radicalement avec son père. Comme il avait intériorisé le regard négatif que son père portait sur lui, la situation est terrible pour lui. D’une part, il va vivre ce que tous ses amis vont vivre, c’est-à-dire une rupture avec le père en ne voulant pas faire de commerce ou de l’industrie, en n’étant pas intéressé par l’argent, mais par la littérature.
D’autre part, il ne rompt pas radicalement avec son père. En effet, il est admiratif de son père, et il porte sur lui-même le regard que son père porte sur lui. Donc, il souffre en permanence. Ainsi, dans son journal personnel, il peut écrire quelques phrases où il va dire grosso modo qu’il va révolutionner la littérature, et deux lignes plus loin, il commente en écrivant : « Mais pour qui te prends-tu pour écrire des choses pareilles ? » Il a donc intériorisé le regard du père. Il a des ambitions extraordinaires, dans la mesure où il met la barre très haut. Il déteste la plupart des écrivains de son époque. On voit toujours Kafka comme quelqu’un de modeste, de gentil, or il a une ambition extraordinaire. Et en même temps, il vit dans l’auto-dévaluation permanente. Il a une structure psychique assez spéciale. Évidemment, il souffre beaucoup de ce fait.
La littérature a pour lui une fonction thérapeutique. C’est véritablement pour expulser un certain nombre de choses hors de lui, pour comprendre, qu’il écrit. La littérature est clairement, pour lui, un moyen de compréhension. Du coup, il voit ses expériences littéraires comme des expériences d’expulsion d’un certain nombre de problèmes qui le hantent, et qu’il n’arrive pas à élucider. Donc, tout son travail littéraire est un travail qu’il réalise presque en état de transe. Il a écrit Le Verdict en une seule nuit. Il dit : « je ne sais pas ce que j’ai sorti de moi, mais c’est dégoûtant, c’est sale ». Il prend l’image d’une sorte de puits très profond, avec des choses très sombres et des pourritures. Il a expulsé tout cela. Il dit qu’il ne sait pas comment il a fait. Donc, il ne vit pas du tout cela comme quelqu’un qui a son plan en trois parties, avec un système de personnages et une intrigue bien claire. Il n’est pas dans le calcul littéraire. C’est pour cette raison qu’il n’a jamais publié de son vivant ses romans, parce qu’un roman est un écrit long, et il n’arrive pas à maintenir la force et l’énergie qu’il peut mettre dans ses nouvelles. Il n’a donc publié de son vivant que les nouvelles. En effet, L’Amérique n’a jamais été publié, on ne connaît même pas l’ordre précis des chapitres. Le Procès ou Le Château étaient des œuvres inachevées. Il était donc dans ce rapport d’expulsion, parce qu’il faisait travailler ses problèmes existentiels.
Christine Castelain-Meunier – Il vide ses tripes, et il se transporte ailleurs en même temps. En effet, les univers qu’il recompose sont impressionnants. Par exemple, l’univers de La Métamorphose est un autre univers. C’est ailleurs. Il se transpose ailleurs, et transporte toujours sa famille ailleurs. En effet, elle est toujours avec lui. Donc, il est constamment aux prises avec ce rapport de dépendance psychique, émotionnelle, intellectuelle.
Le père de Kafka est le symbole du self made man, de la mobilité sociale réussie. Alexis de Tocqueville a écrit dans La démocratie en Amérique que l’on est passé d’un régime politique aristocratique, à un régime politique démocratique par le biais de la mobilité sociale. On comprend bien qu’à cette époque, il soit difficile de s’affirmer autrement au masculin. Quand Kafka dit qu’il n’est qu’un petit « fonctionnaire » dans l’assurance, on sent bien que socialement parlant, ce n’est pas exaltant. Effectivement, son ego et son surmoi sont insatisfaits par rapport aux exigences d’une époque qui accorde une importance primordiale à l’affirmation de la virilité par la réussite professionnelle. Aujourd’hui, l’affirmation de la virilité, de la paternité, renvoie toujours à l’importance de la réussite professionnelle, y compris pour les femmes, mais on sent aussi se dessiner de nouvelles inflexions. Par le biais de la mobilité des identités, du choix du mode d’affirmation, de la revendication des droits y compris d’être soi et d’être respecté en tant que tel.
Je trouve génial que Kafka soit un précurseur quand il parle de lui, de ses tripes profondes, à une époque où c’est « proscrit » au regard du modèle de rationalité industrielle de la réussite. Cela n’étonne pas qu’il dise qu’écrire, c’est nul, et que son père lui renvoie qu’écrire, c’est nul. Aujourd’hui, peu de pères oseraient trouver nul que leur fils écrive . Certes, il pourrait y avoir un regard critique. Mais aujourd’hui, la conception du rôle du père est différente. Le père est plutôt relationnel, moins enfermé dans un rôle institutionnel ; il accompagne l’affirmation de son fils pour lui permettre d’affirmer sa personnalité. Le père d’aujourd’hui serait un peu comme un coach.
Bernard Lahire – Certains pères continuent, malheureusement, à être comme celui de Kafka.
Christine Castelain-Meunier – Tout à fait. En effet, plus cela change, et plus il y a un retour de balancier. Le changement engendrant de l’angoisse, on a besoin de s’appuyer sur ce qui a fait ses preuves dans l’histoire, dans le passé : à savoir la tradition.
Bernard Lahire – Je pense à un cas d’étudiante qui a fait une thèse de sociologie et dont le père a brillamment réussi économiquement alors qu’il provenait d’un milieu populaire. Il ressemblait un peu au père de Kafka, avec un très fort capital économique et des responsabilités assez importante. Alors que sa fille a réussi le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure, ce qui ferait la joie et la fierté de nombre de parents, lui regarde ce choix d’étude avec un mépris considérable. En fait, on retrouve tout de même des situations, qui sans être aussi fortes et aussi caricaturales que celle vécue par Kafka, y ressemblent beaucoup. Ceci dit, à l’époque, il y a un mélange de modernité et de grand traditionalisme. En effet, Felice Bauer, avec qui Kafka a failli se marier, était une jeune femme qui travaillait dans un univers moderne : elle vendait les premiers enregistreurs. Kafka écrivait des lettres à Felice Bauer en lui faisant un plan de publicité, en lui disant qu’elle pourrait les vendre de telle ou telle manière, parce que cela pourrait servir aux médecins quand ils dictent des lettres à leur secrétaire, à des représentants commerciaux, etc. En fait, le fait que cette jeune juive assimilée travaille et prenne des responsabilités dans son entreprise ne pose aucun problème dans la famille Kafka.
On voit donc aussi monter cette place des femmes dans les sphères professionnelles traditionnellement masculines. Il est donc intéressant de voir que l’on a à la fois une structure familiale extrêmement traditionnelle et très autoritaire ; et en même temps, on voit le début de l’émancipation des femmes par le travail.
Gérard Wormser – Société autoritaire, oui, mais en même temps, parcours et mobilité permanente. En effet, on ne peut pas dire que pour la famille Kafka, la stabilité était la règle. Le père n’a pas, à la fin de sa vie, la situation qu’il avait au début. De toute façon, l’Autriche-Hongrie n’existe plus, les cadres politiques et sociaux ont été bouleversés, de sorte que l’on ne saurait vraiment parler de stabilité sur aucun plan pour toute l’époque du père de Kafka et de Franz Kafka lui-même. Les changements des rôles masculins et féminins, paternels et filiaux, s’inscrivent dans un bouleversement permanent. On a fait allusion précédemment à cette question de la rébellion, du surmoi. Je veux mentionner ici un très beau travail d’un psychanalyste grenoblois, Jean-Pierre Fresco. Il a travaillé précisément sur ces textes de Kafka que nous évoquons. Il propose une idée de complexe d’Isaac par référence à une expression que l’on n’utilise plus, développée par Gaston Bouthoul, sociologue des années 1950.
En effet, ce dernier avait proposé l’idée de complexe d’Abraham pour parler de la violence des pères comme génératrice des guerres. Pour simplifier, Gaston Bouthoul a travaillé sur la violence institutionnelle, mais il rapporte la violence institutionnelle à une sorte de complexe de violence que les textes bibliques symbolisent à leur manière sous l’idée d’Abraham qui frôle le sacrifice de son fils, et qui, d’une certaine façon, aurait exprimé une pulsion intime que seul le Divin permet de proscrire. Jean-Pierre Fresco dit que l’on pourrait par symétrie, penser Kafka dans l’hypothèse d’un complexe d’Isaac, c’est-à-dire de la victime potentielle désignée d’avance, et qui aurait intériorisé sa culpabilité ou le motif de son éventuelle expulsion de la vie. Et simultanément, cela lui permettrait de sentir le caractère unique et singulier de sa propre existence, et de se constituer en sujet au risque même d’expirer. Jean-Pierre Fresco montre qu’à travers les différents textes de Kafka évoqués, on peut dessiner une évolution psychologique de Franz Kafka.
Il affirme que les premiers textes tels La Métamorphose, Le Verdict, et la Lettre au père pourraient être opposés aux textes plus tardifs de Kafka, notamment ce texte célèbre qu’est Un rapport pour une académie. Dans ce texte, Kafka dessine un singe qui fait un rapport aux académiciens de Hambourg. Ils lui demandent d’expliquer comment il s’est humanisé. Jean-Pierre Fresco distingue plusieurs temps dans l’autoécriture de Kakfa : un premier temps où la culpabilité est ontologique, existentielle et que l’on n’y échappe pas, un deuxième temps qui serait un progrès d’objectivation de sa propre situation à travers La colonie pénitentiaire et quelques autres textes dans lesquels il est question d’un procès. Qui dit procès dit qu’il y a l’objectivation à l’horizon. Donc, on ne serait pas dans l’idée d’une sorte d’expiation éternelle, complexe d’Isaac duquel on ne pourrait pas sortir, mais on serait dans la situation d’avoir à objectiver des motifs et des conséquences.
Pour finir, dans les derniers textes écrits par Kafka, nous aurions cette possibilité d’imaginer que la prise de parole soit le fait de celui qui autrement se sentait coupable et expulsé du monde de l’autorité paternelle, pour parvenir à une forme d’expression de soi. Il est d’autant plus intéressant qu’il le fait sous les traits d’un singe, parce que cela signifie que c’est à travers un phénomène de dressage et d’autocontrôle que ce singe parvient à s’humaniser. Ici, dans la mesure où l’on parle de Kafka comme précurseur, on serait à passer, d’une certaine façon, de la sociologie, de la bureaucratie telle que quelqu’un comme Max Weber[7] a pu l’exprimer à l’époque où Kafka écrivait. Il y a cette idée que la routine de la société d’assurances et du rôle très grisâtre de ces fonctionnaires ou assimilés, de ces bureaucrates des états modernes, se trouve transformé au point que l’on pourrait aussi trouver chez Kafka une annonce d’une sociologie dynamique personnelle, que l’on rapporterait peut-être davantage à des textes lus aujourd’hui, mais que Kafka n’avait pas pu lire, tels ceux de Norbert Élias[8]. En effet, ce dernier montre comment les rôles subjectifs ont pu constituer l’antidote à ces formes bureaucratiques et de statuts sociaux qui étaient d’ordre statique.
On peut ainsi se demander dans quelle mesure le chaos social et politique de Prague de l’entre-deux guerres n’est pas un des éléments qui fait que la sensibilité particulière de Franz Kafka lui aurait permis, même à travers des textes autobiographiques où la question de la violence et de la soumission sont des thèmes objectifs, de sentir les possibilités qu’une individualisation par l’autocontrôle et la capacité de mettre dans les affects esthétiques et littéraires, une part de l’identité de soi jusque-là prise dans le statut social, économique, et politique, n’aurait pas été l’un des éléments qui font de Kafka l’un de ces précurseurs.
Bernard Lahire – Par rapport à Jean-Pierre Fresco, il y a un problème d’hypothèse. En effet, la date du Rapport pour une académie est 1917, avant la Lettre au père. De plus, dans Un rapport pour une académie, Kafka parle d’un singe qui raconte comment il s’est humanisé avec beaucoup de souffrance. Or, c’est pour lui une manière imagée de raconter un mariage potentiel. Cela peut paraître bizarre, mais pour lui, être marié, c’est devenir un homme accompli. De plus, il est en plein doute sur son mariage. Si vous suivez la correspondance entre Franz Kafka et Felice Bauer, vous vous rendez compte que pendant sept ans, elle a entendu une fois « je t’aime, ma vie dépend de toi », ils se fiancent, puis il lui dit « je suis un être abject », « pourquoi veux-tu vivre avec quelqu’un d’aussi faible que moi », elle le rassure, le réconforte, etc. Ces échanges ont duré sept ans. Il écrit donc Un rapport pour une académie pour essayer de régler le problème qu’il a avec le mariage. Il imagine qu’enfin, il a réussi à épouser quelqu’un. Pour lui, c’est une affaire extrêmement difficile. D’ailleurs, dans la Lettre au père, on voit que celui qui a réussi son mariage et sa famille, c’est son père. C’est l’obstacle incroyable pour lui, parce qu’il se dit qu’il n’a pas la force de son père, qu’il n’y arrivera jamais. Par ailleurs, il veut garder du temps pour écrire, et avoir une femme et des enfants demande du temps. Cela supposerait d’avoir une autre stratégie économique dans la mesure où il ne pourrait plus être à mi-temps, il serait obligé de passer à temps plein. Donc, fini la littérature pour lui. Il se met à raconter cette histoire à ce moment-là. C’est vraiment une histoire où il raconte comment quelqu’un passe de l’état d’animal (le singe = le célibataire) à celui d’homme accompli (= l’homme marié).
Par ailleurs, le contexte de l’époque est un contexte extrêmement bouillonnant du point de vue culturel et artistique. On ne peut pas s’imaginer cela aujourd’hui. Les amis de Kafka étaient écrivains, philosophes, journalistes sur les bancs de l’université. Il faisait du droit, mais il passait plus de temps dans la salle de lecture où il y avait des choses nouvelles tous les soirs, des conférences. Il a ainsi suivi des conférences sur Nietzsche notamment. C’est comme cela qu’il a rencontré Max Brod[9] qui deviendra son exécuteur testamentaire. Il a connu tous ces gens-là, parce qu’il y avait ce que nous n’avons plus dans nos universités : une vie culturelle très riche. Les gens avaient effectivement un parcours universitaire, mais ils faisaient d’autres choses pendant leur temps extra-universitaire. À l’époque, il y avait des cercles d’écrivains ; des revendications tchèques se traduisaient par une jeune littérature tchèque, des juifs de l’est arrivaient avec un théâtre et une littérature yiddish. Kafka a d’ailleurs écrit un texte sur les littératures mineures par rapport aux littératures très imposantes, telle la littérature allemande. Pour Kafka, Gœthe était celui qui interdisait d’écrire. Après Goethe, que voulez-vous écrire ? En effet, il écrivait tellement bien. Donc, Kafka allait chercher de l’inspiration et de l’énergie du côté des littératures mineures.
C’était une époque de bouillonnement politique et artistique très, très fort, avec des enfants qui ne suivaient pas les pères. Il y a eu une espèce de contagion. Le philosophe Ludwig Wittgenstein[10] a eu exactement le même parcours que Kafka. En effet, il pouvait hériter d’une fortune colossale, mais il a refusé l’héritage matériel, il a pris l’argent et il en a fait des bourses pour écrivains. Donc, il a refusé l’héritage, et en même temps, lui, comme Franz Kafka, a été beaucoup plus fidèle que les autres héritiers qui ont poursuivi la voie paternelle, parce qu’ils ont voulu faire comme le père au départ. En fait, Kafka, dans de nombreux textes, dans sa correspondance, parle de la littérature comme d’une boutique, à l’image de la boutique de son père. C’est son magasin à lui. Il veut faire comme le père. Il repart de zéro, et il monte son entreprise littéraire. Wittgenstein a fait exactement la même chose. Il n’arrêtait pas de dire qu’il voulait être aussi efficace que son père, businesslike, mais en philosophie. Donc, il a dû régler les problèmes comme son père réglait des problèmes dans ses entreprises. En philosophie, il faut clarifier, avancer, trancher, etc.
On voit que, Wittgenstein ou Kafka sont d’une certaine façon, fidèles à leur père. Ils ne reprennent pas l’héritage, mais la démarche du père qui consistait à se construire par soi-même, sauf qu’ils font le pas de côté et qu’ils vont en littérature. Ce qui a permis cela à Kafka, c’est le contexte extrêmement florissant de l’époque. Il faut savoir aussi qu’au départ, Kafka voulait être dessinateur. Certains de ces dessins ont d’ailleurs été publiés après sa mort. Des horizons culturels et artistiques s’ouvraient à toute cette génération.
Gérard Wormser – C’est le moment de proposer au public d’intervenir.
De la salle – Comment a-t-il rencontré Felice Bauer ?
Bernard Lahire – Il l’a rencontrée chez des amis, et le soir même, il voulait l’épouser !
De la salle – Il l’a décrivait comme une personne assez laide.
Bernard Lahire – Oui, Kafka la trouvait très laide. En effet, il était un peu « tordu »… Peut-être que cela le rassurait. En voyant des photos de Felice Bauer, on comprend ce qu’il décrit. En effet, elle s’était fait refaire les dents en or. Elle avait donc un sourire « étincelant », sans doute trop... Dans les phrases qu’il écrit sur elle, il la décrit comme une femme laide. Malgré tout, il veut l’épouser. J’ai essayé de faire l’analyse des propriétés des différentes compagnes de Kafka. En fait, il va de plus en plus s’éloigner du père dans les propriétés des compagnes. Au départ, concernant Felice Bauer, le père est très content, parce qu’elle est juive assimilée, elle vient d’un milieu bourgeois, ses parents sont bourgeois. Elle est donc du « bon » milieu. Le fait qu’elle travaille n’embête pas du tout le père. Ceci dit, peut-être qu’elle aurait abandonné son travail si elle avait eu des enfants, mais on ne saura pas, puisqu’elle ne l’a pas épousé. Après, progressivement, Kafka va être attiré par d’autres genres de femme, dont Milena Jesenska. Il s’éloigne progressivement de ce qui pouvait plaire à son père : elles sont d’origine tchèque, d’origine sociale beaucoup plus basse, émancipées et menant des vies originales pour l’époque. C’est le cas de Milena, même si elle était dominée par un mari très violent. Donc, Felice Bauer correspondait bien aux goûts des parents de Kafka.
Gérard Wormser – Je serais content d’entendre Christine Castelain-Meunier nous parler des transformations en cours, de ce que les éléments décrits sur le fond de ce tableau des années 20 ou 30, de tout ce qui a bougé depuis des reconfigurations contemporaines. En gros, un personnage comme Kafka est-il encore possible aujourd’hui ? Les complexes d’Isaac ou d’Abraham sont-ils encore des dimensions sur lesquelles on peut travailler ? Ce monde où la paternité va de pair avec l’autorité et les conséquences de culpabilisation qu’elles impliquent, est-il encore un monde qui reste un cadre d’analyse pour aujourd’hui ? Ou bien ce monde a-t-il totalement disparu ? Auquel cas, quels sont les cadres d’analyse que l’on peut utiliser aujourd’hui pour analyser la paternité et les différentes formes qu’elle peut revêtir ?
De la salle – Vous parliez de la virilité. Actuellement, je constate que pour les personnes en état de difficultés sociales, de précarité, de nombreux pères veulent être autoritaires, alors qu’ils sont totalement dévalorisés par ailleurs. Pour quelle raison ? C’est une constatation clinique.
Christine Castelain-Meunier – Je vais rejoindre votre question en rebondissant sur l’idée du contexte qui était un réel chaos. Ce qui me frappe, c’est que finalement, dans le domaine de la famille, cela n’a pas engendré du chaos directement. En effet, il y a eu plus tard une transformation des mœurs, des rôles, des places, des fonctions à l’intérieur de la famille. C’est seulement, par exemple pour la France, en 1970/72 que la puissance paternelle a été remplacée par l’autorité parentale, le divorce par consentement mutuel est apparu en 1975 et le principe de coparentalité en 1993. Le droit des enfants et la convention internationale du droit des enfants sont arrivés plus tard. La famille s’est transformée, avec des séparations : entre la filiation de sang et la filiation sociale, la conjugalité et la parentalité, la sexualité et la procréation, les PMA... Il y a eu une redéfinition des places à l’intérieur de la famille, entre l’homme et la femme, autour de l’enfant appréhendé comme l’a dit Dolto, comme une petite personne dont il fallait accompagner l’affirmation de la personnalité, en respecter cette personnalité.
On retrouve aussi l’adage selon lequel plus ça change et plus il y a un retour du balancier. Dans le cas de la paternité, la volonté de retrouver une autorité et un rôle traditionnel se juxtapose à la nouvelle paternité, et peut s’appuyer sur des modèles qui ont fait leurs preuves autrefois. Sachant que la paternité nouvelle, relationnelle, par différence avec celle qui était institutionnelle ne peut pas se reposer sur la transmission, elle s’improvise et se construit dans l’interaction. Et il y a des difficultés pour chacun à trouver sa place dans une société en plein bouleversement en matière de rôles parentaux avec le poids de l’impératif de la réussite scolaire pour l’enfant, de l’excellence éducative pour les parents. Un mélange de flottement et un mélange de réassurance par la tradition. Cependant, ce mélange existe aussi du côté féminin.
De la salle – En même temps, je constate dans ces familles que la fille arrive à décider.
Christine Castelain-Meunier – Bien sûr, elle prend des responsabilités « sur ses épaules ». Je travaille sur l’éducation des petits garçons. Il y a 40 ans, Belotti écrivait Du côté des petites filles[11] . Le problème était alors l’éducation des filles, comment les pousser vers l’affirmation sociale, la liberté sexuelle, pour qu’elles soient plus libres, moins dominées et enfermées dans des rôles domestiques. Aujourd’hui, l’éducation des petits garçons peut poser problème, aux prises entre l’égalité, la différence.
Donc, je reviens à la contradiction du départ : comment être en même temps dans le respect de la parité, et dans l’affirmation de soi, la performance, la conquête, la référence à la force, à la compétition, au risque... sans être accusé de machisme ? Il s’agit de savoir surmonter un certain nombre de contradictions, d’injonctions contradictoires. L’éducation des petits garçons n’est plus aussi évidente qu’avant. Et les châtiments dirigés contre les garçons vont être plus souvent drastiques que pour les filles, parce qu’on les perçoit plus « durs » que les filles, on les pressent plus turbulents, plus agités. En même temps on les pousse dans ce sens. On se réfère à des modèles obsolètes parfois peu adaptés à la complexité actuelle, avec la virilité moins définie qu’avant.
De la salle – Par quoi faut-il remplacer cette autorité, cet autoritarisme des pères pour l’enfant ?
Christine Castelain-Meunier – Par une présence, en même temps qu’un recul. Le père est un peu comme un coach pour son enfant. Les Canadiens disent que la femme dispense le cocooning affectif. Que le père pousse l’enfant à oser prendre des risques, à être dans l’action, là où la mère a tendance à le protéger. Tout cela continue, et en même temps, certaines femmes poussent beaucoup leurs filles. Pousser beaucoup le petit garçon peut renvoyer à une logique jugée machiste.
Bernard Lahire – Dans les débats actuels sur la famille, les sociologues, les historiens ou les anthropologues peuvent dire qu’il n’y a rien de naturel dans la structure actuelle de ce que nous appelons la famille. Il suffit de constater, et ce n’est pas un jugement de valeur, ce qu’a été la famille, ce qu’ont été les formes d’exercice de l’autorité, etc., pour savoir que cela a été réglé sous des formes extraordinairement différentes, dans des sociétés différentes, à des époques différentes. Dans certaines sociétés, l’oncle est quasiment plus important que le père. Vous trouvez de tout. Tel est l’intérêt de faire de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, des sciences humaines et sociales en général. Les enfants n’ont pas un « besoin naturel » de vivre avec leurs parents biologiques. Ils sont et deviennent ce que vous en faites. Un enfant peut devenir un « enfant sauvage » qui ne saura pas parler, qui n’arrivera pas à se développer, si vous ne les insérez pas dans un groupe humain. Certains enfants maltraités, mis dans des placards, mal nourris, n’arrivent pas à se développer normalement. Évidemment que personne ne souhaite faire cela aux enfants, mais vous pouvez faire cela d’un enfant, comme vous pouvez en faire un être extrêmement cultivé, compétent, virtuose même.
Si vous considérez l’histoire de l’élève à l’intérieur de l’institution scolaire, vous voyez qu’autrefois, l’élève était « dressé », terme non stigmatisé à l’époque, et qu’on est passé à la figure de l’élève « doué de raison ». Donc, le monde social a l’énorme responsabilité d’organiser la manière dont on élève les enfants. Du coup, à propos des débats à l’heure actuelle concernant la famille, on peut dire que rien n’est « naturel » ou « normal » en soi. Beaucoup de gens ont davantage été élevés par leurs grands-parents que par leurs parents. Personne ne parle pas de cela la plupart du temps, parce que ce n’est pas un problème public. C’est au moment où cela devient un problème public que certains se mettent à dire que les « parents » qui éduquent l’enfant doivent forcément, naturellement, être le père et la mère biologiques. Mais cela n’a rien d’une évidence.
De la salle – Si l’on est conscient de ces questions, un levier possible ne serait-il pas l’école ? Enseigner les questions du genre à l’école ne serait-ce pas une solution ?
Gérard Wormser – Bernard a publié récemment un plaidoyer pour l’inscription des sciences humaines et des sciences sociales dans le programme de l’école dès le plus jeune âge.
Bernard Lahire – Il y a des fantasmes politiques sur la théorie du genre. Les théoriciens du genre disent que les manières de se comporter sont culturelles, que ce n’est pas parce que vous êtes biologiquement un homme ou une femme que vous vous comportez comme vous le faites, mais que tout dépend de la manière dont on vous construit dans les interactions sociales. En effet, on peut faire d’une femme une camionneuse aussi bien qu’une couturière. Le monde social décide de la manière dont on traite les personnes. Effectivement, je pense qu’un enseignement pourrait être utile, et j’ai dit publiquement récemment au Festival Mode d’Emploi que, notamment sur les questions filles/garçons, cela libérerait beaucoup les filles d’entendre très tôt que certaines choses n’ont rien de naturel. Elles considéreraient comme pas du tout évidents ou normaux certains traitements qu’elles subissent sans rien dire à l’heure actuelle. D’ailleurs, sur ces débats, c’est très intéressant quand vous avez des histoires de viol ou de mauvais traitements. Les gens ont une suspicion, dans la mesure où certaines victimes en parlent au bout de 10 ou 20 ans, voire plus, et ils se demandent pourquoi elles ne l’ont pas dit, alors qu’elles « voyaient bien » que ce n’était pas normal. Donc, parfois, on les soupçonne d’inventer des histoires.
En fait, il faut se rendre compte que les enfants ne décodent pas les situations comme le feraient des adultes. Si l’autorité parentale autour d’eux, ou des amis de la famille qui bénéficient implicitement de l’autorité déléguée par les parents, commettent des attouchements ou de mauvais traitements, les enfants ne comprennent pas immédiatement cette situation comme totalement anormale. Donc, ils n’ont ni les mots ni les cadres pour dire que cela ne va pas. Il faut se rendre compte de cela, pour se rendre compte que si l’on éduquait les enfants à une analyse du monde social, à la construction de nos habitudes, de nos façons de faire, de penser et d’agir, je pense qu’il y aurait de nombreuses situations où les victimes pourraient dire : « Non, ce n’est pas normal » ou « Ça, je ne veux pas ». On est dans un pays qui n’enseigne la sociologie qu’en classe de seconde, et encore que quelques heures par semaine ! Il est terrible de se dire que pendant quinze ou seize ans, on laisse les enfants dépourvus de connaissances sur le fonctionnement du monde social. On ne tolérerait pas cela aujourd’hui en matière de sciences dites « dures ».
Dès les premiers pas de l’enfant, on lui explique l’orage, l’électricité, que ce ne sont pas des dieux ni des esprits bizarres, mais qu’il y a des lois et des types de fonctionnement. Je trouve normal qu’on leur apprenne que le monde a des régularités, des lois, que ce n’est pas l’intentionnalité d’esprits ou de dieux qui anime le monde physique. Cependant, on laisse les enfants totalement dépourvus pour ce qui est du monde social. Donc, il y a des rapports très magiques au monde. Cela n’est pas étonnant si autant de choses terribles se passent dans nos sociétés, au sein des familles notamment. Nous sommes très en retard sur ces questions. On laisse les citoyens totalement dépourvus.
Gérard Wormser – Un phénomène nouveau va peut-être ajouter de l’eau à ton moulin ou vous obliger à spécifier un peu. Je veux parler des phénomènes de communication, tel Facebook et tout ce qui peut y avoir autour, phénomènes générationnels extrêmement puissants où les enfants expérimentent des relations de groupe, avec les phénomènes induits de communication. Ces derniers peuvent avoir le leadership, l’autorité, le mimétisme, la jalousie, à la fois sans que peut-être on leur ait appris ce que tout cela implique dans leurs modèles d’organisation, mais en même temps, ils en voient les effets dans la mesure où certaines pages Facebook sont fermées, parce que d’autres en ont fait un usage intolérable, ou au contraire on a besoin de collectionner des amis autant que possible, parce que cela fait partie du statut social du jeune dès 7 ou 8 ans. En conséquence, cet apprentissage du monde social, puisqu’il n’est pas fait par un discours explicite dans le cadre des institutions familiales ou scolaires, devient un apprentissage sauvage avec sans doute, des effets contrastés.
Bernard Lahire – Pour essayer de suivre ce que fait mon propre fils, je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup d’apprentissages sur le monde social. Certaines choses circulent, mais, à mon avis, elles ne sont pas de cet ordre. Il y a beaucoup de partages de musiques, de goûts, de plaisanteries. Peut-être que je me trompe. Il faudrait en faire l’étude.
Christine Castelain-Meunier – Pour les filles, c’est plus tard. C’est dommage, parce que c’est une fois qu’elles sont dans des situations difficiles qu’elles s’expriment et cela fait tache d’huile auprès des copines. Une solidarité intéressante se met en place. Bien sûr pour les sciences humaines à l’école, bien sûr pour donner une intelligibilité du monde dans lequel on vit, et dans lequel les jeunes vivent, et bien sûr aussi la transparence par rapport aux problèmes environnementaux auxquels les enfants sont très sensibles, notamment une attente de transparence sur l’origine de la lumière, par exemple, mais de manière très précise et très concrète. En effet, on n’a plus aucune idée de la façon dont le monde dans lequel nous vivons est fabriqué. C’est important.
D’autres choses me semblent intéressantes. En effet, les pays suédois vont dans ce sens, là où l’égalité homme/femme est en principe assez bonne au regard d’autres pays. Vous avez certainement vu cela quelque part, cette vidéo sur une école en Suède, sur laquelle on voit les comportements des maîtresses, des éducateurs avec les enfants. On s’aperçoit que les comportements sont très différents avec les filles et avec les garçons. Les enseignants n’avaient aucune conscience de la manière dont ils étaient si différents avec les garçons et les filles. Du coup, ils ont mis en place des moments de mixité, et des moments de non-mixité. Ainsi, lorsque les garçons sont ensemble, si on leur donne des jouets habituellement destinés aux filles, ou que les filles s’approprient systématiquement, n’importe quel garçon va pouvoir jouer avec le jouet qui lui plaît. À table, à la cantine, il n’y a pas systématiquement une petite fille qui va se lever pour aller chercher le lait, des petits garçons se lèveront aussi. C’est donc respecter l’enfant en fonction de ce qu’il aime, sans a priori, sans stéréotype. Je trouve dommage que l’on ne mette pas cela en place en France.
De la salle – Ces études de genre sont menées en France. On en connaît les résultats, mais rien ne se met en place dans les types de gouvernance.
Christine Castelain-Meunier – C’est sûr qu’il y a des résistances. Je pense que la recherche, en principe, doit être ouverte. En 1988, quand j’ai commencé à travailler sur les transformations du masculin, il m’a été rétorqué que j’étais antiféministe, alors que pour moi, il était évident que m’intéresser aux transformations du masculin, c’était aussi m’intéresser aux transformations du féminin. Bien sûr, j’étais partie des transformations du féminin, mais avec cette idée que la dialectique est passionnante. Pour moi, ce n’était pas du tout anti ou pro-féministe.
De la salle – Avez-vous l’impression que l’on va vers une société matriarcale ?
Christine Castelain-Meunier – Pourquoi ne pas penser que l’on va vers une multiplicité de modèles ? C’est-à-dire que l’on est passé par la famille composée d’un père, d’une mère et d’un enfant, d’abord religieuse avant la Révolution française, avec l’impossibilité de fonder une famille sans passer par le mariage religieux, à l’impossibilité de fonder une famille sans passer par le mariage civil ; puis, en 1975, il y a eu des changements avec les divorces par consentement mutuel, puis la monoparentalité, les familles décomposées, recomposées, monoparentales... Je pense que l’on va aller vers des modèles matriarcaux, patriarcaux, etc., vers une diversité de modèles dans ce sens.
De la salle – Je n’ai pas la sensation que la société se dévirilise.
Christine Castelain-Meunier – On n’a pas dit cela.
Bernard Lahire – Certaines choses se desserrent, se dénaturalisent. C’est pour cette raison qu’une pluralité de modèles se met en place. Ils sont de plus en plus visibles, parce que certaines choses existent depuis très longtemps, mais que l’on ne regardait pas, ou que l’on ne considérait pas comme tout à fait normales. Donc, personne n’en parlait.
Dans La Domination masculine [12], Bourdieu dit que les hommes sont dominés par leur domination. Le fait de desserrer cette nécessité de l’autorité paternelle devrait aussi soulager les hommes, parce que c’est un rôle extrêmement exigeant et épuisant. Le père de Kafka, s’il s’énerve le soir, c’est parce qu’il joue en permanence le rôle du chef partout. Il est chef dans son magasin où il doit montrer son autorité ; il rentre chez lui, et il fait la même chose avec sa femme et ses enfants. À un moment donné, dans la Lettre au père, Kafka dit que, de temps en temps, son père se détendait un peu, quand ils partaient en vacances et que des étrangers à la famille étaient présents. Dans ces moments, Kafka voyait en son père quelqu’un de beaucoup plus gentil, de beaucoup plus doux. Il sortait de son rôle écrasant de tyran professionnel ou familial.
Je ne suis pas sûr que les pères aient grand-chose à perdre de ne pas endosser systématiquement ces rôles. On parle de « domination masculine », mais il y a des effets négatifs de la domination masculine sur les hommes. Par exemple, dans certains cas de chômage de longue durée, les hommes le vivent beaucoup plus mal, parce que leur identité est uniquement liée au travail. Donc, immédiatement, ils se sentent comme ceux qui devraient être les chefs de famille qui assurent tout ce qu’il faut pour leur famille. Or comme ils ne sont plus rien de tout cela, ils tombent en dépression. Il y a donc des coûts terribles à payer psychologiquement, à endosser ces rôles aussi puissants. Aujourd’hui, certains en appellent à un retour à la virilité, à l’autorité, etc. Après tout, s’ils ne trouvent pas trop écrasants et trop accablants ces rôles sociaux ancestraux, qu’ils les endossent ! Cependant, je pense que des types de structures familiales très différentes existent aujourd’hui et sont concurrentes. Les choses bougent, se transforment et ont des effets dans la distribution des rôles parentaux.
De la salle – Finalement, ce rapport homme/femme a changé.
Christine Castelain-Meunier – C’est ce qui est assez passionnant. En même temps, c’est délicat. Cela demande des ajustements, de la compréhension, du respect, de l’estime de soi, du respect d’autrui. Et on n’est pas forcément dans une société qui tourne autour de cela, mais plutôt dans une société où la hiérarchie de valeurs, c’est l’avoir et non l’être. Donc, ce qui est intéressant, c’est si la société se transforme en mettant l’être en haut de la hiérarchie des valeurs, et moins l’avoir, le profit ou l’impératif de la performance, la compétition. Je trouve positif pour l’avenir qu’un profond mouvement de pensée existe dans ce sens. Ce que disent Chomsky[13] ou Edgar Morin[14] est très intéressant autour de cette idée que l’on peut revaloriser l’empathie, que cela prend un autre sens, qu’il faut transformer la hiérarchie de valeurs au travail, et notamment en ne mettant pas systématiquement en haut celui qui rapporte le plus de profit à l’entreprise, mais peut-être aussi le plus convivial, le plus solidaire avec autrui, etc. On a le droit de rêver, l’utopie est utile.
Gérard Wormser – Pour aller dans ce sens, je crois que l’un des éléments fondamentaux de ces transformations contemporaines est la nécessité où nous sommes tous, d’une formation continue à la fois de nos affects et de nos liens qui sont une dimension très contemporaine du vécu social. Ces reformulations homme/femme, travail/vie privée, ou ces lieux géographiques, si l’on parle du père de Kafka qui prend un week-end de temps en temps, entre des moments de détente et pourquoi pas de tourisme ou de voyage, et des moments où l’on est à fréquenter les supermarchés, les queues aux stations-services, et les guichets de banques, ces différents moments sont aujourd’hui nécessairement des temps de reconfiguration et de formation continue dans tous les domaines, y compris par le fait que l’on est envahi de machines communicantes qui sont en même temps en permanence des machines à nous reformater et reformuler nos habitus.
Je pense que ce desserrement des rôles sociaux s’accompagne en partie de la nécessité de reformuler. Cette dimension d’explicitation supérieure à laquelle le système scolaire pourrait contribuer me paraît absolument aller de pair avec cette idée qu’il y a nécessité de formuler ces règles, dans la mesure où nous aurons nous-mêmes à les transformer dans nos vécus et dans nos relations. Il est certes utopique d’imaginer une société où ceux qui sont le plus capables de jouer de ces règles de communication seraient davantage valorisés dans les entreprises que ceux qui, seuls dans leur coin, auront réussi un coup fumant ou se seront attiré les bonnes grâces de la hiérarchie. Il n’empêche : la tendance globale de nos sociétés est aussi que les valeurs de la communication sociale sont de plus en plus liées à la transformation des structures sur lesquelles s’appuient même les réussites économiques.
Je ne sais pas si cela appelle de votre part révolte, ou assentiment, ou commentaire. Il me semble que c’est un des éléments qui me permettent de penser que les petites filles et les petits garçons d’aujourd’hui apprennent véritablement quelque chose en partageant beaucoup de leur vie personnelle sur les réseaux sociaux qu’ils pratiquent en rodant de cette façon la manière d’apprendre, et de réapprendre en permanence, donc d’oublier aussi et de désapprendre toute sorte de choses qui finalement n’ont plus d’usage, parce que l’on a changé de modèle à l’instant présent d’une façon très rapide.
Bernard Lahire – Concernant le problème pour les enfants aujourd’hui, par rapport à Kafka, toute la socialisation familiale de Kafka était très contrôlée. Il ne fréquentait pas beaucoup de personnes en dehors des parents, des agents sélectionnés par les parents pour l’éduquer (bonnes préceptrices...) Aujourd’hui, les enfants vivent dans des espaces extrêmement différents. Du coup, c’est de moins en moins contrôlable par les parents. Certains parents sont étonnés de voir leurs enfants revenir à la maison avec des modèles stéréotypés du point de vue du genre, justement, parce qu’ils fréquentent d’autres espaces où des divisions très traditionnelles sont en place, et les enfants reviennent avec des habitudes ou des perceptions. Parfois, la famille n’est pas toujours le lieu de la tradition, mais c’est ailleurs que cela se joue, et les enfants reviennent dans la famille avec d’autres expériences. C’est aussi une des complexités du problème. Les enfants aujourd’hui ne sont pas « enfamilialisés » comme ils l’étaient il y a quelques décennies, et très clairement du temps de Kafka. En effet, la famille avait la main mise sur l’éducation, avait le monopole, alors qu’aujourd’hui, même quand on est dans sa famille, l’ouverture vers le monde extérieur via l’ordinateur, la télévision ou la radio, autant de choses qui n’existaient pas à l’époque, fait que tout ne peut pas être contrôlé par les parents. Certaines choses qui arrivent au sein du foyer ne sont pas contrôlables par les parents.
Gérard Wormser – Telle était la question que je voulais vous poser. Avez-vous des regards particuliers sur l’évolution des messages publicitaires et commerciaux, qui arrivent nécessairement aux enfants, et qui se sont aussi transformés ? Je n’ai pas de connaissance particulière pour savoir si des tendances se dessinent sur les rôles sociaux à travers les messages diffusés de la sorte.
Bernard Lahire – Ma collègue Christine Détrez étudie notamment les manuels scolaires. Elle montre à chaque fois que l’on est dans des schémas extrêmement classiques en matière de représentations des filles et garçons, de leurs rôles. Il a été montré qu’il y avait plus de rôles masculins dans les manuels de mathématiques, notamment dans la formulation des problèmes, que des rôles féminins. Donc, cela se diffuse de cette manière, sous des formes un peu insidieuses.
Christine Castelain-Meunier – Ça, c’est au sein de l’institution scolaire. Cependant, en même temps, je suis impressionnée par le nombre de livres fabuleux qui existent pour les petits enfants. Là, ça bouge un peu. Je pense notamment à un petit livre sur les « trucs » ménagers, fille/garçon : un petit garçon et d’une petite fille aimeraient bien utiliser une baguette magique, et le petit garçon aimerait bien, avec cette baguette magique, faire faire à sa petite sœur des corvées qu’il ne veut pas faire, comme ranger sa chambre, par exemple. Finalement, cela ne se passe pas de cette manière, et c’est mis en scène autrement. Tout cela est donc en frémissement, en train de se développer. La créativité ici est extraordinaire. De même, du côté de la sorcière, certaines choses se transforment. Idem du côté de la fée, même si les petites filles sont totalement fascinées aujourd’hui par les princesses, même beaucoup plus qu’autrefois. Il y a peut-être des choses que l’on a du mal à cerner dans la façon qu’elles ont d’adhérer à ce rôle de princesse, que certainement très vite, elles vont lâcher. Je crois qu’il ne faut donc pas s’inquiéter de tout cela.
Cela m’a impressionné de voir apparaître pour la première fois, dans des catalogues de jouets pour Noël, des pages « unisexes » de jouets, ni pour fille ni pour garçon, et en même temps, un petit kit du ménage qui n’est plus du tout exclusivement pour la petite ménagère, qui n’est plus rose ou bleu, mais vert. Certains petits symboles sont en train de changer. Certes, ça bouge très lentement. Mais, en fait, on réalise enfin que tous les enfants, fille, garçon, dès qu’ils savent marcher, adorent pousser des « trucs » devant eux, y compris des balais...
Bernard Lahire – Les publications que tu évoques ne sont peut-être pas dominantes. Elles sont en train d’émerger.
Christine Castelain-Meunier – Quand on demande aux jeunes femmes les représentations spontanées du masculin, elles disent que les hommes sont volages et violents ; concernant les représentations moins spontanées, elles disent ils sont forts. Quand on pose les mêmes questions aux jeunes hommes concernant les femmes, ils répondent spontanément qu’elles sont douces, jolies et séduisantes ; et moins spontanément, ils répondent qu’elles veulent que tout tourne autour d’elle, et qu’ils ne savent pas comment être avec elles. Autant, il y a 30 ans, les femmes voulaient tout avec le même homme (la communication, l’affection, la bonne sexualité, l’érotisme, l’enfant...), aujourd’hui, ce sont les hommes qui veulent tout avec la femme, là où avant ils pouvaient séparer un peu plus. Finalement, on voit que les aspirations montent, mais l’ajustement est délicat.
De la salle – C’est peut-être une évolution.
Christine Castelain-Meunier – C’est une complexité.
De la salle – C’est peut-être très rapide et anxiogène.
Bernard Lahire – Ce n’est pas si « terrible » que cela. Une enquête récente a calculé le nombre de minutes en plus du temps passé au ménage pour les hommes et pour les femmes. Je crois que c’est huit ou dix minutes de plus pour les hommes. L’écart est encore nettement en défaveur des femmes.
Christine Castelain-Meunier – En même temps, les statistiques utilisent un peu des questions que l’on posait il y a longtemps. Quand on essaye de faire du qualitatif, on voit que l’on recueille autre chose. Donc, pour moi, ces choses-là sont en train de bouger, surtout pour les jeunes générations. Dans les statistiques, toutes les populations sont confondues. De plus, les hommes s’assument de manière autonome dans l’espace domestique, ce qui est quand même un gros changement à l’échelle de l’histoire.
Bernard Lahire – Ils peuvent aussi être riches et avoir des domestiques. En effet, au Brésil, la plupart de mes collègues universitaires vivent comme des notables, et ils ont tous des domestiques. Au quotidien, ils ne vont pas chercher leurs enfants, ils ne font aucune tâche ménagère. Donc, tout cela fait qu’ils ont des relations hommes/femmes très libérées de tous les problèmes de charges domestiques, parce qu’ils ont des quasi-esclaves. Souvent, la question de partage des tâches est résolue par un autre rapport de domination, mais il faut avoir l’argent pour cela. Il faut être dominant économiquement et socialement pour avoir ce genre de stratégie.
Christine Castelain-Meunier – J’ai vécu deux ans au Chili. On a fait toute une recherche comparative en France, au Chili et en Algérie sur tout cela. Du côté des classes moyennes, il y a aussi un souci et une prise de conscience que plus il y a une empleada à demeure, moins il va y avoir de partages au sein du couple. Là, il y a une prise de conscience. De même, dans nos pays, la femme de ménage a désormais un statut, elle est salariée, de même dans ces pays, on sent que cela va changer. Autant dans nos pays les services n’étaient pas coûteux avant, autant ils le sont devenus. Du coup, tout cela accompagne les transformations, même si un couple fait appelle trois heures par semaine à une femme de ménage.
De la salle – Dans une vie de couple, actuellement, toute la routine du quotidien est différente s’il y a des domestiques à plein temps, ou s’il s’y juste une femme de ménage. La gestion des tâches domestiques est différente.
Christine Castelain-Meunier – Les femmes ont toujours travaillé, mais elles n’étaient pas salariées.
De la salle – Elle travaillait, mais pas dans le même cadre de reconnaissance de la société. Il est vrai qu’il y a tout un réajustement des tâches totalement différent.
Christine Castelain-Meunier – Quand on se tourne vers la question de l’environnement et du réchauffement climatique, de plus en plus, on va tendre vers l’autoproduction de l’énergie, avec notamment les énergies renouvelables. Intégrer les affaires domestiques dans le calcul du productif participe de ce bouleversement qui accompagne les changements.
De la salle – Quand vous parlez d’énergie renouvelable, je trouve que la femme va vers une amélioration et une meilleure résolution des tâches domestiques.
Bernard Lahire – Il y a une très grande capacité masculine à se rendre incompétent. Une des grandes récurrences du comportement masculin consiste à dire : « Je ne sais pas faire ». Souvent, dans les interactions entre homme et femme, à l’intérieur de la famille, la femme devance l’homme, parce qu’elle trouve insupportable la manière maladroite dont il procède.
Gérard Wormser – C’est le thème de l’incompétence généralisée.
De la salle – J’aimerais savoir ce que vous pensez de « un Père pourquoi faire ? » finalement ?
Christine Castelain-Meunier – C’est un humain comme un autre qui doit assumer des responsabilités éducatives dans l’immédiat, ainsi que sur le court et le long terme dans un contexte alourdi par l’impératif de la bonne mère, tandis que la paternité cherche sa place avec le passage de la paternité institutionnelle à la paternité relationnelle.
Bernard Lahire – Ce n’est pas un sociologue qui peut répondre à cette question. Il a servi dans l’histoire à des choses très différentes. Quand Freud nous décrit un père qui représente l’extérieur, la Loi, etc., pensez aujourd’hui à toutes les femmes qui partent le matin pour travailler à l’extérieur. Évidemment qu’elle joue aussi ce rôle actuellement. Donc, Freud avait l’image d’une famille particulière où le père était le seul à sortir de la famille. Donc, un père « sert » à des choses différentes selon les époques.
De la salle – Finalement, n’est-ce pas toujours la notion de pouvoir, de domination qui se joue de partout, de Kafka et son père aux relations hommes/femmes ? Cette notion prend-elle plus le dessus que la notion de partage et de vivre ensemble avec nos différences ?
Christine Castelain-Meunier – Cela se combine. De toute façon, les individus cherchent aussi le pouvoir. Et en même temps, chacun cherche sa place. Cependant, cela dépend tout de même si une société favorise l’estime de soi, le respect d’autrui, et comment.
Bernard Lahire – Je ne voudrais pas terminer sur une note négative. Le monde social a codé « l’élevage des enfants » comme une activité négative. À partir du moment où il y a la volonté d’avoir, par exemple, de manière paritaire un accès à l’emploi, on sent que les enfants deviennent un problème. Éduquer les enfants consiste à « refiler » l’enfant à l’autre, comme une patate chaude. Alors que tout le monde devrait prendre conscience qu’éduquer un enfant est quelque chose d’extrêmement important. De même que passer du temps avec lui, lui transmettre un certain nombre de savoirs, de savoir-faire, de valeurs devient un vrai problème. Là, je trouve que cela dit quelque chose dans nos sociétés qui assez inquiétant quant au statut de l’éducation des enfants. On sent bien que passer du temps avec les enfants n’est pas très valorisé.
De la salle – Je me pose la question de savoir si ce que vous évoquez n’est pas propre à certains types de sociétés. En effet, quand vous voyez les pays nordiques où un ministre s’occupait de son nourrisson tout en assumant son travail, n’est-ce pas dans ce type de société que le rôle du père est valorisé à nouveau par une véritable répartition des tâches ? Concernant le statut de l’enfant, chacun partage et accorde autant d’importance à l’éducation de l’enfant. N’est-ce pas dans ce type de société que l’éducation d’un enfant prend tout son sens et sa place ?
Bernard Lahire – Le problème est que les gens vont vers les activités reconnues. Les femmes s’émancipent en accédant à des positions publiques, professionnelles, reconnues. Or l’éducation des enfants n’est pas une activité reconnue. Vous n’avez aucun jeu social qui consiste à donner des bons points, des félicitations ou des Légions d’honneur, parce que vous avez été un père ou une mère formidable. Pourtant, il est crucial, dans une société, de passer du temps avec les enfants, à leur transmettre un certain nombre de choses. Donc, on voit qu’il y a là un vrai problème. Les déplacements et les transformations de la famille reposent la question du statut qu’une société donne à l’éducation des enfants. S’il y avait une reconnaissance pleine et entière de cela, peut-être que les hommes comme les femmes auraient envie de passer plus de temps avec leurs enfants.
Gérard Wormser – Cela poserait beaucoup de questions, notamment sur l’institution scolaire. Cela mériterait un débat à part entière.
De la salle – J’avais des réflexions sur tout ce que l’on vient de dire. Malgré tout, le naturel revient au galop. En effet, un homme reste un homme, et une femme reste une femme, et il est très difficile d’inverser les rôles. Pour moi, être père ou mère au foyer est le plus beau métier du monde, même s’il n’existe aucune école ni aucun diplôme. Même si on essaye de faire beaucoup d’efforts dans la parité, au sein du foyer, toutes les études sociologiques disent qu’un homme n’arrivera jamais à assumer vraiment un foyer comme le fait une femme. Maintenant, peut-être que les femmes devraient faire attention. En effet, peut-être que les hommes sont complètement autonomes.
Gérard Wormser – Je crois que vous posez une question fondamentale qui mériterait tout un débat, celle du rapport entre ce qui est formalisé dans les comportements individuels ou de groupe, et ce qui est informel. Cette dimension formel/informel est une des thématiques centrales de l’époque contemporaine. Pour rester sur des sujets esquissés, par exemple, tous les apprentissages numériques d’aujourd’hui sont informels pour l’essentiel, alors même qu’ils s’adossent à des techniques absolument formalisées. Donc, on n’est pas informaticien de manière informelle, mais on est utilisateur d’informatique de manière informelle. Il y a là des mixtes sociaux extrêmement intéressantes aujourd’hui, qui font que concernant le modèle que vous venez de nous donner sur l’entretien d’un foyer, dans l’entretien d’un foyer, il y a des tâches formelles, et des tâches informelles. Pour négocier la transformation d’un forfait d’abonnement téléphonique, quelle est la part d’éducation formelle et la part d’éducation informelle pour savoir comment correspondre avec un réseau en partie automatisé, et en partie manuel, pour modifier un élément du foyer ? Donc, on est sur des savoirs extrêmement complexes qui renvoient effectivement à cette partition formel/informel. Il serait très intéressant de faire un débat sur des questions comme celle-ci.
Je vous remercie.
Transcription du débat par Aurélie Belleville.
Parties annexes
Notes
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[1]
Castel, Robert, La montée des incertitudes : Travail, protection, statuts de l’individu, Paris, Seuil, coll. « la couleur des idées », 2009.
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[2]
Lahire, Bernard, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/Laboratoire des sciences sociales », 2010.
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[3]
À l’instar de Bakounine, Proudhon ou Jean Grave, Piotr Alexeïevitch Kropotkine (1842-1921) fut l’un des principaux théoriciens de l’anarchisme collectiviste. Surnommé le prince de l’anarchisme (il était issu de la plus haute aristocratie moscovite), Kropotkine était un éminent géographe, comme son ami et collègue Élisée Reclus, avec qui il fonda le journal anarchiste Le Révolté. Fidèle de Bakounine, il fut l’auteur de nombreux principes de l’anarchisme, un anarchisme optimiste et humaniste, libertaire, inspiré du marxisme, et qui faisait appel à la coopération et au collectivisme, tout à l’inverse, par exemple, de l’anarchisme individualiste d’un Max Stirner.
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[4]
Écrivain autrichien né en 1890 à Prague, Franz Werfel est issu de la bourgeoisie juive-allemande, mais il est scolarisé dans un établissement catholique, ce qui imprégnera son œuvre. Au lycée de Prague, il se lie d’amitié à Franz Kafka et à Max Brod, et publie très jeune des poèmes. Il est d’abord reconnu comme poète (avec un succès comparable à celui de Stefan George ou de Hofmannsthal) avant de devenir dramaturge et romancier. Marié à la veuve de Gustav Mahler, Alma Mahler, il vécut jusqu’en 1938 à Vienne. En 1938 le couple fuit devant les troupes allemandes et se réfugie en France, à Sanary-sur-Mer. En 1940 ils sont à Lourdes où Werfel s’intéresse à Bernadette Soubirous, Après la traversée des Pyrénées avec Heinrich et Golo Mann, deux fils de Thomas Mann, le couple se trouve au Portugal d’où ils émigrent aux États-Unis. En 1941 il est naturalisé américain. Il meurt Beverly Hills (Californie) en 1945 d’une attaque cardiaque, à l’âge de 54 ans.
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[5]
Extrait de la chanson Le Déserteur, écrite par Boris Vian. À l’origine, cette chanson est un poème. La première interprétation a été diffusée en mai 1 54, créée par Mouloudji dans une version pacifiste. Cette chanson est interprétée par Mouloudji, le jour de la défaite de la France à Diên Biên Phu qui marque la fin de la guerre d’Indochine.
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[6]
Castelain-Meunier, Christine, Les métamorphoses du masculin, Paris, PUF, 2004.
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[7]
Max Weber, né le 21 avril 1864 et mort le 14 juin 1920, est un sociologue et économiste allemand. Il est, avec Vilfredo Pareto, Émile Durkheim, Georg Simmel et Karl Marx, l’un des fondateurs de la sociologie moderne.
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[8]
Norbert Elias est un écrivain et sociologue allemand, né le 22 juin 1897 à Breslau, mort le 1er août 1990 à Amsterdam. Il est l’auteur d’un ouvrage majeur de sociologie historique, Sur le processus de civilisation, paru, en France, en deux volumes, La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident.
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[9]
Max Brod est un écrivain et journaliste tchèque de langue allemande, né à Prague le 27 mai 1884, mort à Tel-Aviv (Israël) le 20 décembre 1968.
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[10]
Ludwig Josef Johann Wittgenstein (né à Vienne, Autriche-Hongrie, le 26 avril 1889, mort à Cambridge, Royaume-Uni, le 29 avril 1951) est un philosophe autrichien, puis britannique, qui apporta des contributions décisives en logique, dans la théorie des fondements des mathématiques et en philosophie du langage.
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[11]
Gianini Belotti, Elena, Du côté des petites filles, Paris, Éditions des Femmes, coll. « Femmes Poches », 1974.
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[12]
Bourdieu, Pierre, La Domination masculine, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 1998.
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[13]
Noam Chomsky, né Avram Noam Chomsky le 7 décembre 1928 à Philadelphie (Pennsylvanie), est un linguiste et philosophe américain.
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[14]
Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né à Paris le 8 juillet 1921, est un sociologue et philosophe français.