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« Situationniste adj. et n. Se dit d’un groupe d’étudiants préconisant une action efficace contre la situation sociale qui favorise la génération en place »[1] pouvait-on lire dans les pages de l’Internationale Situationniste (IS). L’humour, l’IS n’en manquait pas avec cette tentative d’introduire l’adjectif et le nom situationniste dans le dictionnaire pour mieux dénoncer la normalisation des entrées lexicales. L’IS proposait une véritable méthode d’analyse de la presse et des images pour en révéler les effets subversifs et l’absurdité. La situation surréaliste que nous avons vécue après les caricatures de Charlie Hebdo est révélatrice d’une époque où la société du spectacle a laissé la place au goût du spectaculaire. On peut regretter l’entrée d’un journal satirique dans l’ère du spectacle, où la provocation et la démarcation systématiques attirent l’attention des lecteurs trop distraits par la surinformation ambiante. On peut aussi se positionner (c’est-à-dire mal se situer) sur un débat « caricatural » sur la liberté d’expression et ses limites. Là n’est pas le problème.
C’est plutôt la situation d’extrême manipulation qui est à retenir de cette affaire et la facilité avec laquelle la presse peut être le théâtre de projections fantasmées. Pourquoi faire attention à un tel dessin, au-delà de son aspect iconoclaste ? Parce qu’il y a un contexte et surtout parce que des mouvements extrémistes marginalisés ont intérêt à ce que le scandale éclate. Et les déclarations sur l’humiliation, le racisme, les pays musulmans outrés par de telles représentations se sont succédés. La caricature n’est pas là où on l’imagine, c’est plutôt celle des masses musulmanes prolétaires attaquant les symboles de l’Occident (avec au passage un culte de la liberté d’expression virant au goût du spectaculaire). Si on s’en tient aux faits rapportés, les populations musulmanes dans leur immense majorité n’ont pas réagi à ce type de (mauvais) débat[2], d’une part parce que les pays sont en proie à d’autres problèmes quotidiens et d’autre part parce qu’elles ne sont pas toutes rivées sur les médias occidentaux. Les extrémistes religieux de tous poils se sont saisis de l’occasion rêvée alors même qu’ils perdent du terrain à tous les niveaux. Là aussi, plus on est faible, plus on tente le coup de poing médiatique pour faire pencher les opinions publiques.
Les réseaux sociaux ont l’avantage de multiplier les effets de la propagation. À mon sens, ce non-événement renforce les thèses du sociologue Gabriel Tarde à la fin du 19e siècle sur la propagation des opinions racistes grâce au développement de la presse mécanique. La diffusion des opinions était ainsi corrélée à l’invention de la rotative. Une thèse radicale avait d’autant plus de facilité à se propager qu’elle s’appuyait sur la peur des masses. C’est comme cela que les thèses d’un journal tel que Je suis partout pouvaient trouver un écho jusque dans les campagnes reculées grâce à cette instrumentalisation des peurs. Le débat « caricatural » n’a aucun intérêt si ce n’est qu’il met en évidence les tentations de ceux qui prêchent le choc des cultures et des civilisations à la manière des néoconservateurs (je renvoie le lecteur aux positions de Samuel Huntington dans cet article fondateur de Foreign Affairs de 1993 sur le choc des civilisations).
À l’ère des réseaux sociaux et du Web 2.0, l’exigence du travail d’analyse restera toujours la même. Les opinions se propagent vite, mais la réflexion prend et prendra toujours du temps. À quand une nouvelle Internationale Situationniste nous détournant de ce mauvais spectacle ? Donnez-nous de l’humour et de la hauteur de vue, nous serons comblés !
Parties annexes
Notes
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[1]
Internationale situationniste, Paris, éditions Fayard, 1997, p. 621.
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[2]
Voir sur Avaaz.org : "Qui a peur de la rage musulmane ?"