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« Elle s’appelle La Source, c’est le bruit de l’eau à la campagne, la musique des mots anciens que j’aime lire, c’est là que tout commence ». L’homme, l’artiste qui écrit ces lignes s’appelle Gérard Garouste. Elles se trouvent dans l’avant-dernier chapitre de L’intranquille, une autobiographie sans masque ni fard, et pourtant empreinte de pudeur, et dont le sous-titre dit d’emblée presque tout : Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou.
Mais de quoi parle ici le peintre, et qu’est-ce que cette source où tout commence, où tout a toujours commencé ? Est-ce une métaphore pour parler de son œuvre ? Non. Ou plutôt : oui et non. La Source est bien l’œuvre de Gérard Garouste, une œuvre qui compte assez pour que L’intranquille s’y arrête. Au moment où paraît l’ouvrage écrit en collaboration avec Judith Perrignon, La source « a vingt ans, des locaux, une équipe, des projets, toujours plus d’enfants, venus de la campagne mais aussi des portes des grandes villes ». La Source est en effet une association fondée par Gérard Garouste et qui offre à des enfants et adolescents « en difficulté », comme on le dit et comme on hésite à le dire, tant la formule est usée, l’opportunité, parfois la chance, d’ouvrir dans leur vie les portes de l’art et de la création. « Chaque année, explique Gérard Garouste, parallèlement aux ateliers menés par de jeunes artistes, un invité d’honneur, peintre, sculpteur, cuisinier, architecte, paysagiste, comédien ou photographe, insuffle sa tendance, sa personnalité, sa voix, dirige un ou plusieurs ateliers, prête des œuvres personnelles[1] ».
Depuis plusieurs années, je suis convaincu qu’il faut prendre avec le plus grand sérieux, sur le plan esthétique et sur le plan de l’histoire de l’art contemporain, j’insiste vigoureusement là-dessus, l’engagement des artistes en tant qu’artistes dans le champ de l’éducation, et plus largement dans le champ social. Je m’étonne encore du peu d’attention qu’y accordent les historiens et les sociologues de l’art ; ils passent selon moi à côté d’une clé qui pourrait aider à ouvrir quelques serrures. Cette conviction, et aussi, bien entendu, la conviction d’une efficacité de l’art, m’avait conduit, en 2004, à rencontrer Gérard Garouste pour l’interroger sur le sens de cet engagement qui a pour nom La Source. C’est cet entretien qu’on pourra lire ou relire, ci-dessous[2]. Il s’agit plus précisément d’un entretien avec Gérard et Élisabeth Garouste. Les lecteurs de L’intranquille connaissent l’importance du couple dans la vie et l’œuvre de Gérard Garouste. Ceux qui liront cet autoportrait après avoir lu cet entretien auront peut-être alors l’envie de le relire, et le liront autrement.
L’intranquille est paru en 2009. Au moment où je menais l’entretien que Gérard et Élisabeth Garouste avaient bien voulu m’accorder, et d’une façon qui aurait pu suffire à souligner l’importance de La Source pour tous deux, pour tous deux dans leur vie commune d’homme et de femme, d’artistes, j’ignorai donc cette part biographique qu’allait me révéler la lecture de L’intranquille, et l’énigme de son sous-titre. Impossible pour moi de le lire sans y rechercher, y déceler, y entendre des échos des paroles échangées au cours de l’entretien ; impossible plus encore de relire le texte qui en est issu sans y projeter les lumières et les ombres venues de L’intranquille.
Je me contenterai ici d’offrir aux lecteurs le texte de cet entretien, tel qu’il fut initialement rédigé et publié. Y revenir, avec les pages de L’intranquille comme viatique, peut-être le ferai-je bientôt. Le lecteur d’aujourd’hui pourra m’y devancer. Pour ma part, je m’y préparerai le cas échéant en retournant aux marques que j’ai laissées, dans ma lecture de L’intranquille, comme autant de petits cailloux. En me souvenant, par exemple, que le collège de Montcel, où Gérard Garouste accomplit sa scolarité secondaire inachevée, et où naquit son amitié avec Patrick Modiano, comptait parmi ses pavillons, à côté du « Pavillon vert », du pavillon nommé « Le Logis », un pavillon baptisé « la Source » ; en méditant cette sorte d’éclair que provoque en moi le rapprochement du sous-titre de L’intranquille – Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou - et de la déclaration de Garouste se demandant si l’éventuelle efficacité de l’art sur le plan éducatif ne tenait pas à ce privilège de l’artiste de pouvoir occuper « la diagonale du fou », interdite au simple pédagogue dans l’école ordinaire ; en lisant et relisant ces lignes qui ferment le chapitre IV de L’intranquille : « Plus on tourne, plus on creuse vers ce qui est enfoui en soi. Moi c’est un enfant. Blotti. Bloqué. Heureux de dessiner et de peindre jusqu’à l’épuisement. Mais parfois il souffre tant qu’il rend fou ».
Deux entretiens avec Gérard et Élisabeth Garouste
La première fois que j’ai pu rencontrer Gérard Garouste, c’était à La Source même, ce lieu où depuis plus de dix ans maintenant, dans un petit village normand, La Guéroulde, à l’initiative du peintre et de l’association qu’il a fondée, des artistes de renom travaillent le temps d’une résidence avec des enfants en difficulté. La Source : « Action sociale de prévention et de valorisation des jeunes par le biais de l’art » ; c’est ainsi que se définit l’association. Gérard Garouste y accueillait ce jour là une rencontre d’artistes et de professionnels du spectacle vivant, un « partage » proposé par l’Office de Diffusion et d’Information Artistique (ODIA) de Normandie. Les organisateurs aiment que leurs « partages » s’installent en des lieux qui fassent écho aux thématiques ; et comme il s’agissait cette fois du spectacle pour enfant, et de la rencontre singulière de l’art et de l’enfance, quel lieu mieux approprié que La Source ?
Le peintre avait donc présenté aux participants le fonctionnement de La Source, et surtout commencé d’expliquer les raisons de son engagement et de ses convictions d’artiste. Je m’étais permis d’insister : « Mais d’où tenez-vous cette conviction d’une efficacité éducative de l’art et des artistes ? Que peut bien faire l’artiste là où l’école et le pédagogue ont échoué » ? Les réponses du peintre m ’avaient étonné : il ne voulait pas s’en tenir au discours d’inspiration romantique qui a le plus souvent cours. C’était plutôt sur l’artiste « bricoleur » qu’il misait ! Et comme nous manquions de temps, il avait simplement ajouté : « De cela, je pourrais vous parler longuement... ». Je l’avais pris au mot : j’étais pour ma part tout disposé à l’entendre aussi longtemps qu’il l’accepterait !
Notre premier entretien s’est déroulé autour d’une table basse et d’une bouteille de Perrier, dans la partie salon de son vaste atelier parisien. Gérard Garouste m’avait d’abord présenté Élisabeth, son épouse : « Élisabeth aussi est très engagée dans La Source ». Nous l’avions laissée affairée à son bureau, à la recherche de couleurs pour un motif sur lequel elle travaillait, me semble-t-il.
A ma droite à présent, un peu devant moi, il y avait le fond d’une toile de Garouste en cours de réalisation (j’ai lu quelque part dans un article le concernant que les figures dans son travail viennent en dernier lieu). J’avais voulu prendre quelques minutes pour me situer et situer les raisons de ma visite ; très vite, sur quelques mots qui touchaient à la question de l’art et de l’enfance, de l’art et de l’éducation, Gérard Garouste avait longuement pris la parole. J’avais aussitôt renoncé à enregistrer. Je m’imaginais fort peu exhibant cette prothèse, mon magnétophone, chercher les branchements, et sans doute prendre le risque de casser le fil qui s’était si vite et si heureusement noué. D’ailleurs, le peintre abordait de lui-même des points qui étaient comme des réponses aux questions que je voulais lui poser… Et d’autre part, son propos pour l’essentiel recoupait les réflexions et les interrogations issues des entretiens réalisés à Lyon avec les artistes en résidence.
J’avais donc plongé sans filet dans la conversation et m’étais abandonné à son cours... Avant de saisir le plus vite et le plus tôt possible ce sur quoi elle avait roulé, en jetant hâtivement sur le papier les notes qui me permettraient d’en retenir la substance.
De l’évidence de l’art à l’énigme du manque
L’art pour « éduquer » : une évidence ! Et un souvenir d’enfance
Gérard Garouste emploie plusieurs fois cette formule : « Pour moi c’était évident ! ». J’essaie donc de lui faire expliciter cette évidence. Elle plonge dans l’enfance et dans l’expérience. Une enfance en Bourgogne et la découverte, le souvenir marquant de la misère sociale et culturelle dans laquelle étaient plongées des familles entières. Des êtres démunis, en perdition. Ces souvenirs et impressions d’enfance semblent peser lourd, et constituent un fil rouge, dès lors que l’installation du peintre dans la campagne normande lui font retrouver, au présent, ce qui n’appartient donc pas au seul passé de l’enfance : une même misère sociale et culturelle (sociale parce que culturelle ?) ; les mêmes conditions et la même perdition, et des enfants en profondes difficultés scolaires, suite inéluctable. C’est moins une conviction qu’une espérance qui naît alors : l’art peut-il contribuer à enrayer ce processus fatal ?
Deux visages de l’art, mais lequel est le plus vrai ?
Gérard Garouste me parle aussi d’un oncle qui l’aura beaucoup marqué. Un oncle « artiste » : mais dont il peut dire aujourd’hui qu’il faisait de l’art brut. L’enfant bien entendu ne le voyait pas, ne le savait pas. Un personnage original, ouvrier, menuisier, maçon, décorant les piliers d’échafaudage, y hissant d’improbables girouettes épouvantails… Et puis un peu plus tard vint le temps de l’enfance en pension (toujours en Bourgogne), et la découverte d’un autre visage de l’art : parmi les élèves se trouvaient quelques fils de peintres connus. C’est donc aussi cela, l’art ? Mon oncle était donc aussi un artiste ? Où est alors la « vérité » de l’art ? Pourquoi eux, et pas lui ?
Une scolarité peu aisée
Le peintre réputé d’aujourd’hui dit bien n’avoir guère été un élève « doué ». Plutôt un élève mal à l’aise avec l’école. Le dessin seul constitue alors un domaine d’investissement, de réussite et de fascination. Dessiner un avion : « Je le faisais alors comme font les enfants, les ailes en croix, et j’étais mécontent, insatisfait, c’était si peu juste, si peu ressemblant… Alors j’ai eu l’idée, seul, de pencher les ailes… La perspective ré-inventée… ».
L’art à l’école ? Surtout, une rencontre en dehors de l’école !
Gérard Garouste a absolument tenu à ce que La Source soit en dehors de l’école. C’est d’ailleurs quand j’ai évoqué l’expérience lyonnaise qu’il a pris bien vite la parole. Il me dit son désaccord avec Claude Mollard qu’il rencontrait au moment du lancement de La Source, au sujet de l’entrée des artistes dans l’école. L’école, l’atelier, c’est, ce doit être autre chose. Il laisse néanmoins entendre qu’il a un peu évolué là-dessus. Pourquoi donc ? Il me faudra y revenir.
L’artiste et l’enfant
Une autre et centrale dimension de « l’évidence » : la complicité, la proximité de l’artiste et de l’enfant. « L’artiste, c’est un enfant qui n’a pas grandi ». Ou plutôt « qui a la chance de pouvoir ne pas grandir… ». Là dessus la certitude de Gérard Garouste est entière. J’évoque bien sûr Baudelaire et le Peintre de la vie moderne.
Quel « talent » nécessaire chez l’artiste s’aventurant dans le domaine pédagogique ? Et pourquoi des artistes connus ?
Gérard Garouste tient d’emblée à donner cette précision : cela ne marche pas toujours ! Parmi les artistes, il existe de plus ou moins bons « pédagogues ». Je ne l’ai pas interrogé sur ce qu’il m’avait dit à La Source la première fois. Pourquoi donc faire appel à l’artiste là où l’école s’avère impuissante ? Parce que, m’avait-il répondu sans ironie, s’il est vraiment artiste, s’il est vraiment devenu artiste, franchissant les obstacles et continuant à les vaincre, alors peut-être saura-t-il se débrouiller là où avec compétences et beaucoup de bonne volonté les enseignants ne viennent pas à bout de l’échec et de la démission de certains enfants… Il faudra que j’y revienne. Le peintre insiste cette fois sur autre chose : son choix pour des artistes « plutôt bien dans leur peau », cela lui semble important pour que puisse se produire ce qu’on attend d’eux avec les jeunes. S’agit-il d’un modèle paradoxal de réussite ? Un adulte à la fois marginal et néanmoins intégré ? Imaginez : Combas faisant la tournée des poubelles du village avec les jeunes, tirant quelques papiers ou détritus de dessous les couvercles, pour leur donner un vague aspect de visage… Et annonçant aux jeunes épatés et déboussolés l’œuvre et… son prix ! « L’étiquette artiste impressionne, il faut s’en servir ! ». Impressionne les parents, les jeunes, la société.
L’œuvre de qui ?
J’interroge Gérard Garouste : selon lui, cette œuvre là, ce visage poubelle, est-ce un Combaz ? Il hésite à peine : « C’est un Combaz ». J’insiste : d’une façon générale, ce qui se produit à La Source, faut-il le considérer comme œuvre de l’artiste, œuvre des jeunes, œuvres communes des jeunes et de l’artiste ? Tout cela est vrai, me dit-il. Et il va plus loin : quelquefois le meilleur de l’œuvre peut naître là ! Et même : peuvent se produire dans ces circonstances des œuvres supérieures à celles que l’on voit dans les musées contemporains ! Le problème de l’art est d’être un art vivant ; l’art vivant peut « mieux » passer par là. Le musée d’art contemporain est un paradoxe en soi. Bien des choses sont possibles aujourd’hui, l’art est considérablement ouvert, sur toutes les formes. Cette ouverture et cette liberté sont capitales. Gérard Garouste semble penser que « l’efficacité » éducative de l’art passe aussi par cette liberté, cette ouverture.
Le maître et l’élève. La transmission et l’autorité
Comme le peintre l’avait dit lors de la rencontre de La Source, dans l’atelier où il est en résidence et reçoit des jeunes, l’artiste reste bien un maître. Mais un maître qui se tient aussi à côté, et pas exclusivement devant l’élève. Gérard Garouste y insiste à nouveau. Je prolonge sa réflexion : ne peut-on dire que s’invente là une relation éducative inédite, qui tâche de concilier, de « tenir » ensemble l’autorité de l’adulte, et l’égalité de l’enfant, comme conquête « démocratique[3] » ? Oui, l’idée est bien là, il faudra la reprendre. Gérard Garouste revient aussi sur la comparaison avec le jeu d’échec : le maître sait quand il a en face de lui un enfant « doué », mais il faut que la transmission, l’apprentissage accomplisse ce don. Je note combien le peintre accorde une grande importance à la transmission et à la question de l’autorité.
Déstabilisation, norme, souplesse. Esthétique et quotidienneté. « L’art de la table »
Ce que l’artiste apporte d’abord ? Une nécessaire et salutaire déstabilisation, répond le fondateur de La Source (Il faudra reprendre et faire préciser cela). Ce n’est pas l’absence de normes, mais la capacité à produire, travailler, déplacer la normativité qui importe… Ce qui manque le plus, ce qui a manqué le plus aux jeunes auxquels La Source a affaire : une présentation du monde. Un adulte là à côté pour montrer, désigner. Pour mettre la table dans un geste « esthétique » partagé. L’art commence là, dans l’esthétique du quotidien, dans cette attention à la table « bien mise », insiste encore Gérard Garouste ; plus encore, l’estime de soi passerait par cette estime esthétique du monde : c’est du moins en ces termes que je prolonge le propos du peintre. Et je songe à présent que cette idée n’est guère éloignée de l’idée d’une primauté de « l’œuvre », du « faire œuvre », dans la genèse de l’éthique, selon Paul Ricœur[4]. La conduite, l’expérience esthétique est donc bien une conduite anthropologique fondamentale et fondatrice, le propos de Gérard Garouste en donne une nouvelle illustration. J’évoque alors un propos de Paulo Freire qui obtient l’assentiment du peintre : To read the world, to read the word. Lire le monde, d’abord, pour pouvoir lire les mots, ensuite.
La création et le manque
Pour terminer ces notes, peut-être le point le plus saisissant : Si l’art peut quelque chose pour « éduquer », c’est fondamentalement dit Gérard Garouste pour « retrouver le sens du manque ». Du manque à créer : Parce que la plus grande douleur aujourd’hui s’ignore ; tant de jeunes ont perdu le sens du manque nécessaire au sens du monde…
Voilà donc ce qui demeurait d’un premier entretien laissé à son mouvement spontané. Tout, l’essentiel, avait été dit, et repris, d’une certaine façon, dans ces notes au sortir de l’atelier parisien. Mais tout, aussi bien, appelait à la relance, à l’amplification. Non pas y revenir méthodiquement, mais plus simplement et plus justement prendre le temps de s’y attarder.
Une corde tendue entre l’ordre et le chaos
Un second entretien s’est donc déroulé en mars 2005, bientôt un an après le premier. Dans l’atelier parisien, à nouveau. Le magnétophone avait été apprivoisé, il pouvait tourner sans déranger. Élisabeth Garouste cette fois s’était jointe à nous. Engagée dans La Source depuis sa création, elle y anime régulièrement un atelier. Comment reprendre ? Il y avait cette déclaration énigmatique : l’art en éducation, l’expérience esthétique, pour retrouver le sens du manque… Mais pouvions-nous recommencer en ce point là ? Pour y arriver, il fallait remonter plus haut, à la naissance de La Source. Et en effet, pourquoi « La Source », pourquoi ce nom ? C’est une belle métaphore, Bertrand Tavernier lui aussi, consacrant un film à la question de l’école et de l’art l’avait filée à sa façon : Ça commence aujourd’hui… Eh bien pourquoi La Source ? « Parce que ça coule de source ! Vous pouvez prendre le problème n’importe comment », poursuit Gérard Garouste, « c’est évident, la source. La vie de la vie, la source des problèmes». L’image enveloppe une conviction civique et politique. Dans une société en grande difficulté, où tant d’êtres sont en grande difficulté, misère intellectuelle et échec de société, chacun agit là où il le peut. Là où il se sent le plus efficace : « Par principe, je veux prendre le problème de la société à sa source : l’enfance. Nous, artistes, nous pensons en effet que du côté de l’enfance, en tant qu’artistes, nous pouvons faire quelque chose ». L’art, l’enfance : à la source, doublement. Là où l’ouverture demeure entière.
Mais l’école ? N’est-ce pas la chance d’un recommencement, également ? N’y a-t-il pas place pour l’expérience esthétique (re)fondatrice ? Je voudrais mieux comprendre ce désaccord. Il existe des expériences tout à fait réussies avec des artistes à l’école, Gérard Garouste en convient, et ne veut pas être systématique, « ce n’est pas blanc ou noir ». Au fond, l’opposition repose sur un fondement tout classique. École, pour Gérard comme pour Élisabeth Garouste, cela signifie enseignement et culture enseignée. A l’école, « on apprend qui est Léonard de Vinci, on apprend ce que c’est que la poésie, on apprend des poèmes, etc. Mais on n’apprend pas à être artiste à l’école, on n’apprend pas à être poète à l’école. A l’école, on apprend à se servir des outils. Et si on veut savoir ce que c’est que la poésie, c’est dans la rue que ça se passe, c’est dans les ateliers, c’est dans les usines, c’est dans les opéras… ». Oui, mais n’est-ce pas condamner l’école à ne connaître la culture … qu’au passé ? C’est à peu près en ces termes qu’André Malraux et Gaétan Picon opposaient la politique de la culture et l’éducation. La culture contre l’éducation[5] : d’un côté le présent et l’avenir, la vie de la culture se faisant, de l’autre le passé de la culture déjà faite. Est-ce donc la culture au présent de l’artiste vivant qui serait à l’école hors de saison ? Quand il vient dans une école, explique Gérard Garouste, l’artiste est mal à l’aise, et littéralement « déplacé » : le lieu même est comme une antithèse de l’atelier, un lieu « propre » et rangé, quand le désordre souverain règne à l’atelier ! La culture à l’école serait-elle donc désespérément propre[6] ? Mais c’est le mot liberté qui vient dans notre conversation : « Le lieu inspire la liberté », voilà selon Gérard Garouste la clé du problème. « On n’est pas à l’école pour sauter sur les tables. Et si vous avez dans l’école un artiste dont la spécialité est de faire des installations… ». Sauter sur les tables, certes, mais monter sur les tables ? Nous venons, tous les trois, en écho aux propos du peintre, de nous souvenir de cette scène du film de Peter Weiss, Le cercle des poètes disparus, où cette transgression là, précisément, monter sur les tables, signe pour l’élève comme pour le maître la liberté conquise et assumée. Mais c’est que nous ne sommes plus à l’école, mais bien au cinéma. Quelle est donc cette liberté propre à l’art et à l’atelier ? Une corde tendue entre l’ordre et le chaos. C’est comme si, schématiquement, poursuit Gérard Garouste, il y avait d’un côté l’ordre, et de l’autre le chaos : « Pour un enfant, il est bon de pouvoir aller de l’ordre au chaos, du chaos à l’ordre ; éclatement, explosion, et puis restructuration, réorganisation. C’est comme une douche écossaise qui vivifie les méninges ! Mais cette hygiène là, ce n’est pas l’affaire de l’école, ce n’est ni le lieu, ni la fonction ».
Que dire alors de l’expérience des artistes en résidence dans les écoles maternelles de la ville de Lyon ? Dans ce cas, note Gérard Garouste, c’est différent, si les artistes disposent d’un atelier, ce n’est plus seulement la classe, et le jeu de l’art peut se déployer. Je dois bien en effet le lui accorder. Interrogés, les artistes lyonnais insistent souvent là-dessus : un climat, un travail d’atelier se développent quand la résidence s’accomplit et que la rencontre a pleinement lieu. Comment toutefois ne pas pressentir qu’autre chose passe dans notre entretien : l’idée, l’image que chacun d’entre nous se fait ou plutôt s’est faite de l’école ? L’intervention d’Élisabeth Garouste en donne aussitôt confirmation. « Je voudrais ajouter que les enfants auxquels nous nous adressons à La Source sont des enfants en difficulté, explique-t-elle. Et l’école est pour eux très rébarbative. Moi, je le sais pour l’avoir vécu … C’est important pour ces enfants qui généralement sont assez en retrait qu’ils puissent se valoriser ailleurs, qu’au moins ils aient un endroit qui ne les rappelle pas constamment à la classe ». A notre réflexion sur l’éducation par l’art se mêlent alors les souvenirs de l’écolière, la peur de franchir la porte de l’école, une peur que connaît encore la femme adulte, la mère qui hésite encore à franchir le seuil pour inscrire ses enfants.
C’est entendu, La Source n’est pas, ne peut pas, ne doit pas être une école. Et l’art a sa propre source ailleurs qu’à l ‘école. Mais cela ne signifie nullement que ce qui se passe à La Source ne concerne en rien ce qu’il en est de l’école d’aujourd’hui. La Source demeure un lieu d’éducation où se rencontrent, dans l’art qui se fait et l’expérience esthétique, un enfant, des enfants, et des adultes ; et plus encore, à La Source, et précisément parce qu’il y a de l’art et des artistes, on trouve face à face un « maître » et des « élèves », comme dans tout atelier. Voilà ce que le peintre aime particulièrement dans l’entreprise éducative de La Source : « Il y a cela, je suis le maître et je vous propose quelque chose, et on va en parler. Mais à un moment donné, parce qu’il y a quelque chose d’utopique dans la démarche d’un artiste, tout le monde, maître et élèves, se trouvent logés à la même enseigne, dans une responsabilité partagée ». Gérard Garouste évoque alors ces moments de la relation éducative, inconcevables ailleurs que sur le terrain de l’art d’aujourd’hui, quand un artiste et un enfant s’entretiennent d’un dessin, et en parlent tous les deux en « professionnels », parce que le « maître », ici, peut dire : j’aimerais bien dessiner comme cet enfant ; j’aimerais avoir, conquérir la spontanéité de l’enfant. Le peintre n’en doute pas : un artiste est en tant qu’artiste conscient du potentiel qui ne demande qu’à s’épanouir chez tel enfant, cet enfant ci. « Tous les enfants sont comme des bourgeons qui demandent à s’épanouir ». La présence et le travail de l’artiste auprès de l’enfant ne sont peut-être rien d’autre que cette conscience là, la conscience de cela. Ce que j’attends d’un enfant, ajoute Gérard Garouste, « ce que je vois au-delà de ses difficultés, des conditions sociales, matérielles, financières, ce se sont deux choses fondamentales dans tout être : sa responsabilité et sa liberté… Le maître, au sens propre, c’est un maître, qui montre sa liberté, qui enseigne sa liberté.».
Nous y voilà donc revenus, à cette corde tendue entre l’ordre et le chaos. Gérard Garouste me l’avait déjà dit, en d’autres termes : ce que l’artiste apporte du point de vue de l’éducation, ce n’est pas une assurance, ce ne sont pas des règles, ni des normes pour une société où les enfants seraient prétendument privés de repères ; à l’inverse selon lui l’artiste apporte une déstabilisation, qu’il qualifiait même de « salutaire et nécessaire ». Le contraire de la censure dans laquelle on enferme trop vite l’enfant trop sage, ce n’est pas l’incohérence, c’est un autre ordre… La part du rêve, assurément, comme le précise Élisabeth Garouste, mais aussi quelque chose qui a à voir avec la responsabilité. La meilleure part d’un artiste, c’est ce qu’il ne maîtrise pas. C’est pourquoi il faut apprendre à rêver à un enfant, lui apprendre à oser être déraisonnable. Tout ne passe pas par la raison exclusive. Voilà peut-être l’irremplaçable leçon de l’art et de l’artiste, le cœur de leur vertu éducative : l’artiste construit des formes et de l’ordre, « mais à l’intérieur de cette structure il tente de se discipliner en intégrant quelque chose qui touche à l’incohérence, quelque chose qui est de l’ordre de l’échec ». Les œuvres d’art les plus grandes laissent toujours percer un peu de cette fragilité, ajoute Gérard Garouste. Nous étions du côté de l’enfance et de l’éducateur, je saisis soudain le point où cette préoccupation du peintre touche au cœur de son œuvre même : « C’est pour cela que j’ai peint si souvent “Orion aveugle“ ; parce qu’une infirmité symbolise la faiblesse humaine ; il faut faire avec la faiblesse humaine, pas avec une illusion de force, la faiblesse est notre lot universel ».
Le propos philosophique, ou bien esthétique – le ton de l’artiste le laisse clairement entendre – vaut aussi comme propos sur l’éducation et ses tâches. Il fallait donc remonter à la source pour y aboutir, et tenter d’éclairer cette déclaration énigmatique du premier entretien : « Si l’art peut éduquer, c’est en retrouvant le sens du manque ». La plus grande douleur qui s’ignore aujourd’hui, avait laissé entendre Gérard Garouste, est peut-être là, dans une sorte d’ignorance du manque. Que voulait-il dire ? Si le travail de La Source avec les enfants en difficulté lui en apporte régulièrement des preuves et des accomplissements, ce n’est pas La Source seule qui l’a conduit à cette idée ; il s’agit d’une philosophie personnelle aux croisements de la vie et de l’œuvre, de la réflexion de la vie dans l’œuvre, de l’œuvre dans la vie. « Un artiste, par définition, ne peut pas être satisfait de ce qu’il fait. Là est peut-être la différence entre l’artisan et l’artiste. Un artisan, un ébéniste par exemple, qui réalise une commode, son chef d’œuvre, peut être satisfait, surtout si ses maîtres lui disent que la commode est parfaitement exécutée, accomplie ; et donc il peut faire dix autres commodes, selon la commande, et avec la même satisfaction. L’artiste par définition ne peut pas, ne peut jamais être satisfait de quelque commode que ce soit. Par définition, sinon ce n’est pas un bon artiste. Un artiste est en manque d’expression, toujours à côté de ce qu’il voudrait être, il se cherche, ne se trouve pas… Le manque est un vide creusé devant lui, mais voilà le prodige : l’artiste est littéralement aspiré par ce manque. Il faut qu’il le comble, toujours, ce manque. Le manque me manque, je suis comblé, comme disait Lacan ! Parce qu’il y a du manque, on (re)devient actif, il faut sans cesse y revenir… ». Mais l’enfant, mais l’éducation, dans tout cela ? Précisément, et c’est de cela dont témoigne l’artiste fort de l’expérience de La Source : « Les enfants sont comme ça. Devant le problème que pose un artiste, l’enfant éprouve une sorte de frustration, et l’enfant intervient, parce qu’il voit le manque, il voit l’absence de quelque chose, l’échec de l’artiste : “attends, tu as dit que tu pouvais faire ça, mais on peut faire ça autrement ! “» Et voilà, il entre, il est entré dans l’aventure ». Lorsqu’on pense aux enfants en graves difficultés sociales, on songe aussitôt au monde de la délinquance, ou bien de la dépression. Mais les jeunes enfants qu’accueille La Source sont dans un en deçà. Ce sont, dit Gérard Garouste, vers dix ans, « des enfants éteints, muets, en veilleuse ». A peine s’ils savent qu’ils sont dans le manque : « Seuls les enfants gâtés sont en manque d’un train électrique, veulent un plus beau train que le leur… ». Ces enfants là n’ont rien et ne manquent de rien. C’est pourquoi « Il faut leur créer du manque, faire en sorte qu’il manque de quelque chose… Qu’il leur manque au moins les ateliers de La Source ! »
Le manque, un manque dynamique, voilà donc à quoi tiendraient l’art et la culture, et tel serait le fondement paradoxal de l’éducation par l’art ? De la conduite esthétique ? « L’art n’est pas un luxe. L’art est une nécessité. L’art équilibre un individu ». L’une des perspectives de La Source est en effet « de redonner à l’enfant une idée de la culture au sens propre du terme. L’art de savoir manger, de savoir savourer un repas, l’art de savoir cuisiner, l’art de savoir tailler des haies, que le chemin, la ville soient propres. Tout phénomène est un phénomène de culture, et il faut en donner la conscience aux enfants, leur faire prendre conscience que chaque détail est important, qu’une petite cuillère ce n’est pas n’importe quoi… ». C’est à nouveau l’art de la table que retrouve le fil de l’entretien qui s’achève, où plutôt comme un b. a. ba de l’art d’éduquer : cette présence et cette attention ensemble à l’égard du monde dans lesquelles un adulte accompagne un enfant. La conduite esthétique comme conduite fondatrice, basique. Un enfant privé de culture, remarque Gérard Garouste, un enfant « qui ne sait pas apprécier un repas parce que on ne le lui a pas appris, parce qu’on ne lui a pas appris le rituel du repas, un enfant en manque de rituel, très étrangement, et de façon quasi-tribale, cet enfant là va recréer sa propre culture, son propre rituel ». Que sont d’ailleurs les tags, à cet égard ? « une espèce de cri de douleur d’une société ; ils révèlent surtout quelque chose qui n’est pas " passé " dans la société, qu’on n’a pas réussi à faire passer ». Le passage des cultures de la rue et de la culture jeune par les chemins de l’art tribal fascine le peintre : le tressage des cheveux, les tatouages, d’une grande beauté, cette musique entendue désormais à l’échelle planétaire, ces expressions là ne viennent pas directement de l’Afrique, elles sont passées par les plus bas quartiers de Harlem, par les prisons, pour qu’en sorte cette esthétique fascinante.
Pour le peintre de La Source, la leçon de l’art et celle de l’éducation se recoupent ici en une leçon d’humanité, celle des anthropologues : « Voilà ce que je crois avoir bien compris de l’enseignement des anthropologues, des Lévi-Strauss et de quelques autres : quand il y a sépulture il y a pensée humaine. S’il y a sépulture il y a culture. Et c’est nécessairement de l’esthétique : deux os au-dessus d’un crâne, et voilà, l’aube de l’art et de l’humanité. Les prémices de la culture sont déjà esthétiques ».
Parties annexes
Notes
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[1]
Gérard Garouste avec Judith Perrigon, L’intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Paris, L’iconoclaste, 2009. Toutes les citations qui précèdent sont extraites de la page 190 de l’ouvrage.
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[2]
L’entretien est extrait de Alain Kerlan (dir), Des artistes à la maternelle, éditions Scéren/CNDP, 2005. Je remercie les éditions du Scéren/CNDP et le directeur du CRDP de Lyon d’avoir accepté cette nouvelle publication dans Sens Public. Cet entretien avait été en effet recueilli et publié dans un ouvrage dont j’ai assuré la direction, et qui avait pour objet – ou sujet ? – l’expérience d’artistes en résidence à l’école, pilotée par le Centre Art Enfance et Langages de la ville de Lyon, et qui était alors dans ses premières années. Le Centre est toujours en exercice, sous la conduite de Christine Bolze, et grâce à la volonté et au financement de la Ville de Lyon, aux convictions et à l’engagement des adjoints à l’éducation et à la culture qui le portent. Son site mérite la visite.
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[3]
En avançant cette idée, j’ai en tête l’analyse que propose Alain Renaut de l’évolution de la relation enfant adulte. Cf. Alain Renaut, La libération des enfants. Contribution philosophique à l’histoire de l’enfance, Paris, Bayard, 2002.
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[4]
Voir son article : « Avant la loi morale, l’éthique », in Encyclopédia Universalis, supplément, Les enjeux, 1985.
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[5]
La formule est empruntée à Philippe Urfalino, dans L’invention de la politique culturelle, Paris. Hachette, 2004 (réédition).
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[6]
En écoutant Gérard Garouste, me revient en mémoire les propos d’enseignants – il s’agissait d’un stage de formation continue consacré à l’éducation artistique à l’école ! – entrant pour la première fois dans l’atelier d’un peintre : ils s’étonnaient de l’état du lieu ! De la peinture partout, sur le sol ! sur les vêtements !