Résumés
Résumé
La métaphore du théâtre a été souvent utilisée pour parler du rapport du sujet avec le monde. Mais quel type de théâtre ? On pense traditionnellement à une expérience dans laquelle le spectateur regarde ce qui se produit sur scène. Dans ce dispositif il n'y a qu'un spectateur puisque par une sorte de miracle du théâtre chacun voit la même scène, il n'y a pas de points de vue. Mais que se passe-t-il si on regarde le théâtre latéralement ? Si on met entre parenthèses la frontalité de spectateur et scène et on assume un point de vue qui nous montre la profondeur du théâtre ? Déplaçant notre regard on va avoir une nouvelle métaphore peut-être plus adaptée à définir le sujet.
Corps de l’article
Le théâtre et le sujet
Quand le protagoniste de Flatland de Edwin Abbott[1] est interrogé sur la raison pour laquelle, dans son pays, on ne voit pas la troisième dimension, il donne une réponse qui rappelle la conception merleau-pontienne de l’espace : pour qu’une ligne soit visible, même en deux dimensions, il faut forcement qu’elle ait une épaisseur, mais, pour percevoir cette épaisseur en tant que telle, une direction est nécessaire dans laquelle pouvoir mesurer cette troisième dimension. Autrement dit, s’il n’y a pas une direction de déplacement que l’on puisse parcourir et habiter, il n’y a pas de dimension. Et, continue le narrateur, on appellera cet élément rendant la vision possible non pas « épaisseur », mais plutôt « éclat », comme s’il s’agissait d’une caractéristique qui n’a plus affaire à l’espace mais à la lumière[2].
Le dispositif théâtral traditionnel – celui qui considère le théâtre comme représentation – vise justement à rendre impossible de parcourir la troisième dimension : c’est sur cette impossibilité que se fonde la séparation entre la scène et le public, et c’est cette séparation qui donne lieu à l’expérience du théâtre. On pourrait donc considérer la scène comme une sorte de Flatland, un pays en deux dimensions où il n’y a pas de troisième direction possible. La troisième dimension – qui va de la scène au public – n’est pas une direction. Elle ne se donne pas en tant que possibilité de mouvement – l’acteur ne va pas vers le public –, elle se donne plutôt en tant qu’adresse. Les acteurs s’adressent à un public faisant paradoxalement semblant de ne pas être là et cela rend possible la représentation théâtrale, puisque grâce au fait d’être coupée de la salle, la scène devient visible. L’adresse est au théâtre ce que la lumière est à Flatland.
Pour que la représentation ait lieu, il faut donc accepter ces deux principes :
1. Il n’y a pas de représentation s’il n’y a pas de public : le dispositif théâtral se base sur quelque chose qui est devant les acteurs. Parallèlement dans Flatland il y a une épaisseur des formes géométriques, sans quoi ces formes seraient invisibles.
2. On ne peut pas penser ce « devant » en tant que dimension sans mettre le dispositif de la représentation en échec. Si sur scène on admet la présence d’une direction qui va vers le public, on mélange le temps de la scène avec la présence du public et on ne peut plus « re-présenter ». La séparation entre la scène et la salle est infranchissable et doit le rester.
L’hypothèse sur laquelle se base mon discours est que l’idée moderne de sujet ait une structure analogue à celle du dispositif théâtral. Autrement dit, le sujet serait au monde ce que le public est à la scène. Et pour que le sujet moderne puisse exister, on doit accepter deux principes modelés sur ceux qui régissent le théâtre comme représentation. À savoir :
1. Il n’y a pas de monde s’il n’y a pas de sujet. L’existence du monde se base sur quelque chose qui est devant lui.
2. On ne peut pas penser ce « devant le monde » en tant que dimension sans mettre en échec le dispositif du rapport entre sujet et objet. Si le monde pouvait aller vers le sujet, il finirait par l’intégrer et en faire un objet comme les autres. La séparation entre le sujet et le monde – l’objet – est infranchissable.
Le sujet est donc hors de l’espace, il est caractérisé par quelque chose qu’on pourrait appeler « diatopie » : à savoir une rupture spatiale, une fracture infranchissable entre le lieu où il se trouve et l’espace qui est devant lui. La séparation qui éloigne le public de la scène comme le sujet du monde doit par ailleurs permettre un rapport entre les deux. Rapport à distance, prise sans contact, cette séparation ne peut se penser que sur le mode de la vue. La vue, qui donne étymologiquement le nom au théâtre, est le sens sur lequel se base la constitution du sujet.
C’est la vue qui présuppose que l’espace du voyant et celui du vu ne sont pas les mêmes. Celui qui voit est placé dans un lieu autre que celui qui est vu, créant ainsi une diatopie, un fossé infranchissable parce qu’il divise deux lieux qui ne font pas partie du même espace.
Si l’hypothèse que je viens de présenter est correcte, alors, pour mettre en discussion l’idée moderne de sujet, il faut questionner ce « devant » les acteurs et ce « devant le monde » en tant que dimension. Ainsi, pourra-t-on mettre en cause le mode de la séparation entre la scène et le public, entre le sujet et le monde.
Merleau-Ponty déclarait que l’objectif principal de sa philosophie – comme de celle de la plus part de ses contemporains – était de trouver une voie intermédiaire entre idéalisme et réalisme[3]. L’un et l’autre commettent la même erreur : celle de considérer la séparation entre sujet et monde comme acquise et incontestable. Peu importe que cela soit le sujet qui soit la condition de possibilité du monde ou le monde du sujet ; peu importe que le fondement du théâtre soit le jeu des acteurs qui cherchent un public ou la présence d’un public qui regarde ce jeu. Le problème que ni l’idéalisme ni le réalisme ne savent résoudre est celui de la séparation du sujet et du monde : c’est cette distance qui met en crise les deux positions philosophiques, parce que ni l’une ni l’autre n’arrivent à expliquer le rapport entre les deux pôles qu’elles séparent.
La clé pour surmonter ces problèmes et pour abandonner la notion moderne de sujet avec les impasses qu’elle engendre sera ici la notion de profondeur. Ce que j’entends montrer avec mon raisonnement, c’est que le théâtre n’est pas une métaphore marginale dans la recherche merleau-pontyenne, mais que l’idée moderne du sujet se structure sur l’architecture du théâtre et que la mise en discussion de ce dispositif est une véritable porte d’entrée pour une philosophie voulant aller au-delà du sujet.
Je suivrai Merleau-Ponty pour découvrir le lien entre son interprétation de l’expérience théâtrale et sa tentative de dépasser l’idée moderne du sujet.
Le parcours que je propose est analogue au voyage du protagoniste de Flatland, à la découverte de la troisième dimension et, comme ce voyage, il se terminera avec une ouverture sur des dimensions autres. C’est le voyage qu’effectue Merleau-Ponty, de l’opposition du sujet et de l’objet qu’il veut abandonner à la notion de « massive adhésion à l’être qu’est la chair » qu’il développera dans ses dernières œuvres[4].
Premier empiètement : théâtre comme représentation ou théâtre comme expression
La frontière infranchissable dont il est ici question ne peut être dépassée qu’en suivant un parcours en deux étapes correspondant à deux empiètements. Ces empiètement ont lieu dans le dispositif théâtral et se révèlent les mêmes que ceux dont se sert Merleau-Ponty pour arriver de la séparation du sujet de l’objet à l’idée de chair. Le premier est l’empiètement de l’acteur sur son rôle, ce qui implique le passage à une conception du théâtre non plus comme représentation mais comme expression.
C’est l’abandon de l’idée de théâtre comme représentation qui mettra en crise la séparation entre scène et salle pour engendrer le second empiètement, qui lui entrelacera le public aux acteurs et parallèlement le sujet à l’objet.
Mais commençons par définir rapidement la notion de représentation. Elle se base sur l’idée qu’il y a un personnage qui était là et ne l’est plus. Prenons l’exemple de Proust, qui a inspiré en grand partie le travail merleau-pontyen sur le théâtre : « il y avait une fois Phèdre »[5]. Phèdre, le personnage, a été là et a disparu, laissant la place libre, un vide dans l’espace de l’ici et maintenant. Le personnage Phèdre est désormais dans une dimension autre, séparée de celle de l’acteur. Voilà pourquoi l’acteur peut prendre sa place et la re-présenter.
Cette structure implique que la séparation entre Phèdre et l’actrice qui joue son personnage – Berma, dans le roman de Proust – est la condition de la représentation. C’est à partir de l’assomption de cette séparation que le protagoniste de la Recherche essaie de séparer le rôle de l’acteur, de défalquer « le rôle, partie commune à toutes les actrices qui jouaient Phèdre et que j’avais étudié d’avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme résidu que le talent de Mme Berma »[6]. Comme si, en termes merleau-pontyens, on pouvait faire abstraction de l’invisible pour voir seulement ce qui est actuellement visible. Comme si le personnage de Flatland pouvait affirmer voir ses formes en deux dimensions sans l’aide d’un troisième élément, qu’on le considère lumière ou autre chose.
Évidemment l’abstraction du protagoniste de la Recherche est destinée à l’échec. Il se rend compte qu’il n’y a pas de Berma sans Phèdre tout comme il ne peut y avoir de Phèdre sans Berma. Le personnage et l’acteur empiètent l’un sur l’autre et Berma ne représente plus Phèdre, qui n’est plus là, mais l’exprime.
Merleau-Ponty parle de l’empiètement de Berma sur Phèdre dans la Phénoménologie de la perception [7] afin d’expliquer le rapport d’entrelacement entre signes et expression. Mais on peut y retrouver la même structure du chiasme entre le visible et l’invisible développée par le philosophe dans ses œuvres successives. Le corps de Berma – le visible – n’est visible que grâce à l’invisible de son personnage qui le structure. La même idée est développée dans L’Œil et l’esprit lorsque Merleau-Ponty analyse le concept de profondeur. C’est cette analogie qui nous mènera au second empiètement de notre parcours.
Dans Le Visible et l’Invisible [8] Merleau-Ponty affirmait que la première signification de l’invisible est « Ce qui n’est pas actuellement visible mais qui pourrait l’être ». Dans cette signification rentrent en premier lieu les « aspects cachés d’une chose ». Cette idée est reprise et développée dans L’Œil et l’esprit quand Merleau-Ponty tente d’expliquer la troisième dimension. Cette dimension est quelque chose de paradoxal puisque grâce à elle « je vois des objets qui se cachent l’un l’autre, et que donc je ne vois pas, puisqu’ils sont l’un derrière l’autre »[9]. La profondeur est donc, de fait, invisible et en même temps elle est la condition de visibilité des choses. Exactement comme Phèdre est invisible mais s’impose comme condition de visibilité de Berma.
Or cet empiètement de l’invisible sur le visible remet en question le rapport entre voyant et vu. La profondeur est en effet une dimension particulière parce qu’elle n’est pas visible comme les autres dimensions. Quand le monde apparaît en trois dimensions, la vue ne peut plus être le sens privilégié pour y accéder. La vue se montre dans son impuissance : elle révèle qu’elle dépend de quelque chose d’autre, de plus originel qu’elle.
Si la largeur et la hauteur sont des dimensions que la vue peut parcourir, la profondeur ne peut pas être dévoilée par la vision. Elle doit être envisagée comme une sorte d’implication du voyant dans le monde. Comme Merleau-Ponty le disait déjà dans la Phénoménologie de la perception [10], la profondeur « annonce un lien indissoluble entre les choses et moi ». Le sujet est donc impliqué dans le monde parce qu’il devient possible de parcourir la troisième dimension, mais surtout parce que ce chemin devient nécessaire, la troisième dimension ne pouvant apparaître que dans ce déplacement.
Pour revenir au théâtre : quand le spectateur voit Berma, il s’aperçoit qu’il y a derrière le corps de l’actrice quelque chose qui le rend visible ; il voit, comme en profondeur, Phèdre. Le personnage est à l’acteur ce que les deux pieds cachés de la table sont aux autres deux pieds : on ne peut voir la table qu’en percevant les deux pieds invisibles, on ne peut voir Berma qu’en percevant Phèdre.
Mais ce chiasme entre l’invisible et le visible arrache le spectateur de son siège et le projette vers la scène. Les deux dimensions qu’il croyait voir révèlent qu’elles ne sont visibles que grâce à une troisième dimension. La séparation infranchissable entre scène et salle ne tient plus.
Deuxième empiètement : le spectateur comme troisième dimension
Dans le théâtre comme représentation, la séparation entre la scène et la salle impliquait une rupture spatiale que l’on a appelée « diatopie ». La diatopie est l’impossibilité de franchir une frontière, l’impossibilité d’avoir une direction dans le sens d’une dimension. Le spectateur ne peut pas aller vers les acteurs puisque l’espace est discontinu dans cette direction. Cette rupture spatiale en engendre une autre, temporelle, qu’on pourrait appeler « diachronie » : le temps de la scène n’est pas le temps de la salle. La représentation fait signe à un autre temps, qui est ailleurs : il était une fois Phèdre. Le spectateur est ailleurs, non impliqué dans ce qui se passe sur scène, il regarde sur un mode de distance. Il est ailleurs et dans un autre temps. L’ici et maintenant de la scène ne correspond pas avec l’ici et maintenant de la salle puisque, finalement, il n’y a pas d’ici et de maintenant pour le spectateur qui se trouve dans une place n’ayant ni espace ni temps. C’est cette position qui lui permet de voir et c’est ce voir qui lui donne cette position. La position du sujet par rapport au monde est exactement la même.
Sauf que cette séparation n’est possible que si l’on fait abstraction de la troisième dimension : le spectateur et le sujet ne peuvent voir qu’une scène et un monde en deux dimensions. Quand le spectateur s’aperçoit qu’il ne peut voir ce monde en deux dimensions que grâce à une troisième dimension invisible, qu’il ne peut pas regarder Berma sans percevoir Phèdre, l’expérience du théâtre s’impose en tant qu’expression et bouleverse la tranquillité du public distant. L’expression n’est possible que si l’ici et maintenant de la scène correspond à l’ici et maintenant de la salle, le public est projeté sur scène et impliqué dans l’instant de l’expression.
L’adresse de Berma révèle donc une latéralité dans laquelle le public est impliqué. L’adresse de Berma remet ensemble sur le même plan Hippolyte et le spectateur qui était convaincu de se trouver dans une place où il ne pouvait pas être touché. On ne peut plus considérer le troisième élément qui rend visible les deux dimensions de la scène comme quelque chose d’immatériel : cet élément s’impose en tant que dimension. Et en effet, lorsqu’elle joue, Berma s’adresse au public tout comme à Hippolyte, ce qui fait de l’adresse une véritable dimension sans laquelle non seulement il n’y a pas de théâtre mais aussi il n’y a pas d’expression. L’adresse abandonne donc sa frontalité pour devenir latérale.
Les principes sur lesquels se base le théâtre en tant qu’expression sont donc différents de ceux qui fondaient l’idée de représentation :
1. Il n’y a pas d’expression s’il n’y a pas d’adresse : le dispositif théâtral se base donc sur quelque chose qui est à côté des acteurs.
2. On ne peut penser cette « latéralité », cet « à côté » que comme une dimension qui peut et doit être parcourue, justement parce qu’elle ne peut pas être vue. Si sur scène on n’admet pas la présence d’une direction qui va vers le public, on ne peut pas se trouver dans le même ici et maintenant et il ne peut y avoir d’expression. La salle et la scène font donc partie d’un ensemble chiasmatique que l’on ne peut pas séparer. Ce chiasme est montré notamment par l’entrelacement de l’adresse aux autres acteurs avec l’adresse au public.
L’implication du spectateur dans l’expérience du théâtre et la disparition de la séparation entre scène et salle données par la latéralité impliquent la perte du privilège de la vue sur les autres sens. Ceci engendre un autre effet : l’apparition des autres spectateurs. Le spectateur n’est plus seul, ce qui pose un problème additionnel par rapport à son statut.
Dans la notion idéale de théâtre comme représentation dont on a montré l’abstraction, on pouvait, et on devait même, imaginer le spectateur comme une unité solitaire. L’expérience du public était absolument solipsiste. Voilà comment cette idéalité est traduite par le personnage proustien dans ses rêves d’enfant : « À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me représentais d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui était pour lui, quoique semblable au millier d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs »[11].
Puisque la place du spectateur est en dehors de l’espace, son point de vue n’est pas un point de vue, mais le point de vue. Le spectateur n’a pas une place et cela détermine que, au lieu d’avoir plusieurs places différentes pour plusieurs spectateurs – ce qui serait rendu nécessaire par n’importe quel type de placement spatial – on à affaire au non-lieu du spectateur. Le spectateur est donc seul et seul voit. Sa place est immatérielle et abstraite et peut donc être occupée en même temps par plusieurs instances de public. Ce n’est pas la place d’un spectateur, mais celle du public en général.
Or, l’apparition des autres spectateurs affecte profondément cette idée et la rend impossible puisque, très simplement, il y a plusieurs places et aucune n’est privilégiée. Selon les deux principes qui fondent le théâtre comme expression, il y a plusieurs spectateurs. Mais alors, dans notre parcours parallèle entre analyse théâtrale et analyse du concept du sujet, une question se pose de façon violente : qu’en est-il maintenant du sujet?
La peur du solipsisme ou l’angoisse de l’individuation
On a décrit le paradoxe qui permettait, dans le monde en deux dimensions de Flatland comme dans l’expérience du théâtre comme représentation, de voir les choses : un troisième élément qui ne pouvait pourtant pas être pensé comme une dimension. C’est un paradoxe du même genre qui permettait la constitution du sujet moderne. La séparation infranchissable entre le sujet et le monde implique que le sujet se trouve dans un lieu qui n’en est pas un. Autrement dit, les deux principes que j’ai explicités au début de mon discours, impliquent deux conséquences qui, dans leur paradoxe, forment la substantialité du sujet :
1. Le sujet est absolument séparé du monde. Il y a une rupture nette entre l’espace du monde et le sujet : cette rupture est ce que l’on appelle diatopie.
2. La séparation du sujet de l’espace du monde met le sujet hors l’espace. Le lieu où se trouve le sujet est un non-lieu, un lieu immatériel. Cela permet que le sujet soit dans une position abstraite qui peut être occupée en même temps par plusieurs sujets.
Cette structure donne au sujet sa substantialité : le point de vue d’un sujet devient le point de vue du sujet. Ce que le sujet voit acquiert ainsi une universalité qui donne une légitimation au sujet même. Voilà le paradoxe : le fait que n’importe quel sujet occupe exactement la même position que tous les autres sujets implique la possibilité de l’individuation et en même temps détermine le risque du solipsisme. Ce qui permet au sujet d’être légitimé engendre aussi sa solitude. Le sujet a un doute qui se transforme rapidement en angoisse : peut-être est-il seul, et peut-être le monde qu’il voit n’est-il qu’une création de son activité de pensée.
Cette angoisse du solipsisme a caractérisé une grande partie de la philosophie du sujet, de Descartes à Berkeley jusqu’à Levinas.
Le passage au théâtre comme expression renverse cette structure. L’apparition de la troisième dimension implique le sujet dans l’espace du monde et, par ce biais, détruit la possibilité même du sujet.
1. Le sujet est impliqué dans le monde et en fait partie.
2. L’implication du sujet dans l’espace du monde met le sujet dans un espace concret et matériel. Ce qui détermine que la position du sujet est concrète et qu’elle ne peut être occupée que par un seul sujet. Chaque sujet a sa place.
Dans ces conditions, la diatopie se latéralise et devient quelque chose d’autre. Ce n’est plus la séparation entre le sujet et le monde qui est infranchissable ; la rupture est celle entre la place d’un sujet et celle d’un autre sujet. La diatopie se transforme en diasomie : le sujet n’en est plus un, on a affaire à des corps qui ne peuvent pas occuper la même place dans le même instant. Le corps n’est plus seul, il se trouve immergé dans un espace qu’il partage avec une multiplicité d’autres corps. Mais cette multiplicité implique qu’il ne peut pas avoir une position privilégiée, et surtout que ce qu’il voit n’a aucune légitimité. Le fait d’être situé dans le même espace que les choses fait qu’il peut changer sa position et ne jamais avoir la même qu’un autre corps. Il ne sait plus quelle est « sa » position. L’angoisse du solipsisme laisse la place à l’angoisse de l’individuation. La diasomie, qui engendre la séparation d’un corps de l’autre, implique paradoxalement l’impossibilité du corps de s’individuer en tant que sujet.
Évidemment, cette angoisse est engendrée aussi par la structure du temps qui caractérise l’espace du monde où le corps est impliqué : le corps est en mouvement, il occupe au fur et à mesure que le temps passe des positions différentes ; mais le fait que jamais il ne puisse occuper la position par excellence, le fait que jamais il n’y ait deux corps dans la même position, fait qu’il ne peut jamais construire une identité diachronique. Il peut s’identifier en un instant, mais il ne sait pas s’il y a une continuité entre ce qu’il était et ce qu’il est. Cette continuité ne pourrait être donnée que par un autre corps qui en assume la responsabilité. Mais cela est impossible à cause de la diasomie : un corps ne peut pas assumer la responsabilité de l’identité d’un autre corps, parce qu’il ne peut pas occuper sa place.
Il serait intéressant de développer cette idée et d’en analyser les conséquences, mais ce n’est pas le propos de mon discours. Je me limiterai à suggérer que l’angoisse de l’individuation engendre une tentative continue de la part du corps de dépasser la diasomie. C’est cette tentative qui explique à mon avis l’amour et son rapport étroit avec la mort. L’amour étant une volonté de faire prendre sa place à l’autre, cette volonté ne pouvant se réaliser que dans la mort, où la disparition du corps permet à un autre corps d’en occuper la place et d’opérer finalement le processus d’identification diachronique.
N- dimensions ?
Le discours que j’ai exposé ici amène à une question fondamentale : celle de la place de la philosophie en tant que théorie. En d’autres termes : comment sera-t-il possible de philosopher si on met en discussion la possibilité même de la frontalité ? On a vu que le passage d’un monde à deux dimensions à un monde à trois dimensions implique la substitution de la frontalité par une latéralité. La position privilégiée du sujet qui pouvait tout voir est mise en discussion par son implication dans un espace en trois dimensions. Son point de vue devient seulement un point de vue. On ne peut donc pas avoir un lieu immatériel qui nous permette d’avoir une vision générale. C’est cette impossibilité que Merleau-Ponty mettait en avant quand il développait sa critique de la « pensée de survol ». Mais quel est donc le rôle de la philosophie ? En tant que discours sur l’espace à trois dimensions, la pensée philosophique prétend à son tour une fonction omnisciente. Elle prétend se placer latéralement par rapport au sujet et au monde et objectiver la profondeur. La place que le philosophe prétend occuper est une place latérale, entre la salle et la scène : de cette position il pourrait tout voir, dévoiler le mécanisme de l’implication tout en restant non-impliqué. L’ontologie serait le retour caché du sujet et donc à une unité qui ne permet pas la différence.
Et même si l’on veut annuler ce privilège, théorisant une pensée incarnée et liée aux corps, c’est la pratique spéculative elle-même qui réaffirme la primauté de la pensée philosophique comme discours omniscient. Il faut donc s’interroger sur l’espace de la philosophie. Suivons encore les suggestions d’Edwin Abbott. Le protagoniste du roman, après avoir connu la troisième dimension, avance l’hypothèse d’une quatrième. On peut suivre cette idée et imaginer le discours philosophique comme placé, non-pas en un non-lieu duquel on verrait le monde en trois dimensions, mais en une quatrième dimension, dont la profondeur implique la co-appartenance au monde.
En même temps cette quatrième dimension, exactement comme la troisième, impliquerait la multiplicité des discours philosophiques et l’impossibilité de les superposer. L’espace de la philosophie serait donc un espace métaontologique, constitué d’une multiplicité d’ontologies qui, par une diatopie latérale, ne peuvent pas occuper la même place. Il s’agirait d’une pensée incarnée, donc, puisque immergée dans l’espace du monde, et dont la multiplicité ne peut pas être réduite à unité.
À cette idée on pourrait porter deux objections. En premier lieu : de cette manière on pourrait ajouter d’autres dimensions et passer à une pensée méta-métaontologique et ainsi de suite. En second lieu : le discours que je suis en train de faire pourrait être considéré comme « le » discours métaontologique, et par conséquent être accusé de prendre une place abstraite et extérieure ; de se présenter encore comme pensée de survol, simplement en une dimension additionnelle.
Je réponds à la première objection qu’en effet on peut imaginer ajouter des dimensions, mais que le nombre des dimensions où se place le discours doit toujours être fini et déterminé. On aurait autrement affaire au mauvais infini dont parlait Hegel, un infini abstrait, qui consiste simplement à pouvoir réitérer à jamais un processus sans rien ajouter en contenu et en rendant impossible la pensée. Si on veut ajouter un nombre fini de dimensions on se retrouvera avec n-dimensions, liées entre elles et caractérisées par des structures analogues à celle de la diatopie. On aura toujours une pensée impliquée et multiple.
La seconde objection est la plus intéressante. En effet, le discours métaontologique pourrait être considéré comme le système délocalisé, qui se veut par ce biais omniscient et non-impliqué. Mais la métaontologie n’est pas en dehors de l’espace de la quatrième dimension. Elle est elle-même ontologie et ne veut pas occuper une position privilégiée parmi les autres ontologies. Elle se produit comme discours qui postule la possibilité de mouvement des différentes ontologies, mais elle devient, une fois exprimée, elle-même ontologie.
Parties annexes
Notes
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[1]
E. Abbott, Flatland. A Romance of Many Dimensions, Second, revised edition, Seeley, London 1884 consultable en ligne à l’adresse.
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[2]
Id., dans la Préface à la deuxième édition (voir en ligne) et dans le chapitre 16 (voir en ligne). Le mot « éclat » est la traduction de l’anglais brightness. Ce concept n’est pas présent dans la première édition de l’ouvrage.
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[3]
Parcours, Verdier, Paris 1997, p. 66.
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[4]
Et notamment dans Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris 1964, p. 324.
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[5]
La passion du protagoniste de la Recherche pour l’actrice Berma et la réflexion sur le rapport entre acteur et rôle revient souvent dans les premiers volumes de la Recherche et notamment dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs et dansLe côté de Guermantes I.
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[6]
Le côté de Guermantes I, consultable en ligne.
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[7]
Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris 1945, p. 253-254.
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[8]
Cit., p. 310.
-
[9]
L’Œil et l’esprit, Gallimard, Paris 1964 p. 45-46.
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[10]
Cit. p. 341.
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[11]
Du côté de chez Swann, consultable en ligne.