Résumés
Résumé
En Suède et en Suisse, la complicité dans l’Holocauste a été longtemps ignorée. Ce n’est qu’à cause des débats publics lancés à l'étranger que les mythes nationaux de neutralité ont cédé la place à des aveux de responsabilité, écrit Arne Ruth.
Abstract
In Sweden and Switzerland, complicity in the Holocaust was for a long time ignored. It was only as a result of foreign publicity that national myths of neutrality gave way
Corps de l’article
Il a fallu attendre les années 1980 pour que l’expérience de l’Holocauste soit intégrée comme un élément universel dans les divers projets nationaux qui constituent l’Europe. La Suède et la Suisse, toutes les deux neutres pendant la guerre, sont deux sérieux exemples de la façon dont, pendant longtemps, les questions de complicité et de collaboration ont été évitées. Dans les deux pays, la controverse sur l’or nazi à la fin des années 1990 a fait voler en éclats les perspectives nationales. Prise plus largement, la controverse s’est montrée instructive : en effet, pour qu’il y ait une vraie universalité dans le projet européen, la provocation par-delà les frontières est un élément crucial.
A la fin de la guerre, on avait accusé la Suède et la Suisse d’utiliser la neutralité à des fins d’enrichissement et non, comme elles le déclaraient, comme un moyen de participation dans la lutte décisive pour l’avenir de l’humanité. La Suisse devait tout particulièrement faire face à l’accusation d’avoir accepté de garder dans ses banques de l’or pillé en Allemagne.
Après la guerre, ces deux pays avaient défini leurs propres projets nationaux comme des tentatives uniques pour atteindre des valeurs universelles. Le fait d’être à part au sein de l’Europe avait été, selon eux, un moyen de défendre le bien commun. Alors qu’ils étaient censés adopter un univers libéral au niveau national, ils avaient choisi des voies différentes. La Suisse, en restant le centre des transactions financières, se présentait comme la gardienne de l’économie de marché mondiale, car elle prétendait avoir refusé tout conflit pendant la guerre. Revendiquant un droit spécial à une autre valeur universelle, la souveraineté nationale, la Suisse n’a pas voulu intégrer la structure émergente des organismes transnationaux tels que les Nations Unies. Du fait de sa situation particulière en Europe, elle semblait avoir un rôle spécifique, celui d’être un lieu central pour les délibérations internationales. La Suède a pris un chemin inverse pour atteindre l’universalité : les objectifs de sa politique étrangère empruntaient symboliquement le canal de l’ONU et d’autres nouvelles structures internationales.
Lors des négociations d’après-guerre entre les Alliés et le gouvernement suisse concernant la gestion des biens allemands et de l’or pillé, les politiciens suisses définissaient le problème dans leur pays comme un cas de David contre Goliath. Un fort courant d’opinion voyait dans cette lutte une vaine tentative pour faire respecter le caractère sacré de la propriété privée contre les violations par les Grandes Puissances. En novembre 1946, le principal négociateur suisse, Walter Stucki, avait accusé les Alliés de violer les principes inclus dans leur propre Charte de l’Atlantique. Le fait qu’en mars 1945, la Suisse avait dû céder devant la pression américaine, qu’elle avait accepté de geler tous les avoirs allemands, d’interdire le commerce en monnaie étrangère et de limiter l’achat d’or venu d’Allemagne, était, déclarait-il, le résultat d’une pression pire qu’aucune tentative jamais entreprise par Göring, une violation des principes dans un monde « qui manque de fondements matériels et moraux », où la Suisse se trouvait dans un « isolement politique dangereux ». L’ironie d’une définition si singulièrement étroite de l’intérêt national suisse, se proclamant lui-même comme l’incarnation de normes universelles, n’est devenue évidente aux yeux du monde que cinq décennies plus tard, quand le World Jewish Congress (Congrès Juif Mondial) aux États-Unis et le rapport Eizenstat ont contraint les autorités suisses à aborder la question des possessions juives durant la guerre.
Comme en Suède, il avait été plus facile après la guerre de pousser les responsables à admettre qu’ils étaient pour partie coupables dans le commerce avec le Troisième Reich. Dean Acheson a réfléchi à ce problème dans ses mémoires : « Si les Suédois étaient obstinés, les Suisses étaient à la puissance dix de l’obstination ». Face à la question de l’or nazi, les responsables suédois ont essayé d’éviter la polémique. Avec l’ouverture par le Premier ministre Göran Persson d’un vaste programme d’éducation sur l’Holocauste, à la fin des années 1990, la Suède, aux yeux du monde, s’occupait désormais visiblement et consciencieusement de questions morales.
Cette position apparemment ouverte d’esprit était tout à fait conforme avec la tradition suédoise. Après la guerre, la Suède a choisi de faire de la compassion le pivot de sa politique intérieure, s’appuyant sur les bases d’une redéfinition du projet national récemment établie. Une forme de changement social instaurée dans les années 1930 pourrait maintenant être le symbole de la modernité.
Les fondements moraux ont été renforcés par la victoire des Alliés sur le fascisme. Après la guerre, quand des sociaux-démocrates comme Bruno Kreisky et Willy Brandt[1] ont quitté la Suède pour retourner dans leurs pays natals, ils ont emporté avec eux un modèle pour la future société européenne : l’État-providence, la très large définition sociale de la citoyenneté. L’idéologie de la démocratie participative, entendue comme ce qui légitime réellement les États-nations modernes, s’est fermement implantée dans la plupart des pays d’Europe occidentale. La Suède montrait en somme le chemin vers la sortie d’une encombrante tradition historique.
La Suède pouvait se permettre de fonder sa position vis-à-vis de l’Europe sur des considérations morales. Sa compassion était principalement dirigée vers des pays du Tiers Monde. Au début des années 1960, Lars Gustafsson, un jeune intellectuel éminent, a défini l’intégration européenne comme la transcendance du nationalisme : « Ce réveil de la conscience internationale représente, je crois, une porte de sortie, et une consolation perpétuelle de ce que nous avons vécu comme un très long isolement. Si le patriotisme suédois existe de nos jours, il consiste dans ce désir de nous faire entendre au sein de cette nouvelle solidarité. »
L’idée d’être le pays le plus émancipé du monde faisait partie intégrante du « modèle suédois ». C’était le nationalisme traditionnel à l’envers. L’impact psychologique restait exactement le même que dans la version ancienne : les élites suédoises pouvaient être très fières de leur mérite en tant que non-nationalistes. Elles se sont habituées à se sentir moralement supérieures du fait de ne plus être entravées par la tradition. L’abandon du nationalisme était au cœur de leur réussite.
Avec le recul, cette utilisation de l’antinationalisme comme paradigme national doit être un des plus étranges paradoxes sociaux dans l’histoire politique. Les politiciens et les diplomates étaient persuadés d’avoir un aperçu privilégié sur l’avenir de l’humanité. Ils projetaient l’attitude suédoise sur la scène mondiale comme une forme spéciale d’idéalisme. Parfois, comme dans le cas du soutien à la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud (y compris un soutien matériel à l’ANC – African National Congress – qui avait été étiqueté comme une organisation du front communiste) et le fort positionnement moral sur la guerre du Vietnam, cette assurance a porté l’accomplissement de quelque chose qui valait la peine. Mais il y a eu d’autres domaines où le modèle suédois s’est changé en arrogance et en négligence. L’attitude officielle envers les pays baltes (en les considérant comme inexistants) est un exemple de premier plan (la Suède a été le premier pays occidental à accepter l’annexion soviétique en 1940). La réticence à faire pression sur l’Union soviétique, pour qu’elle admette avoir arrêté Raoul Wallenberg, est un autre exemple. De manière générale, en Suède, cet idéalisme a eu tendance à céder la place à la Realpolitik. Tout le monde sait maintenant que le consensus idéaliste s’est érodé.
L’historien Friedrich Meinecke a interprété l’histoire allemande comme la victoire de l’État-nation (Nationalstaat) sur le cosmopolitisme (Weltbürgertum). Selon lui, chaque État était sa propre loi. S’efforcer d’incarner les idéaux de l’universalisme, comme la Suède et la Suisse le revendiquaient après la guerre, pouvait être considéré comme l’exact opposé de la tradition allemande de l’historicisme. Mais l’idéologie du progressisme définie au niveau national se basait toujours sur une unicité supposée. Les historiens des deux pays, en faisant semblant de démystifier le cours des évènements, étaient capables d’utiliser dans le choix et l’évaluation des faits un concept d’identité nationale qui faisait écran. Ils pouvaient mettre l’accent sur des éléments apparemment progressistes, et ne tenir aucun compte du reste.
Mais les manières de traiter des éléments cachés au niveau public montrent des différences intéressantes.
Les deux plus éminents auteurs-dramaturges suisses d’après-guerre, Friedrich Dürrenmatt et Max Frisch, se sont constamment servis de leur talent pour décrire un contre-univers, une alternative à l’hypocrisie déguisée en objectivité. La comédie de Frisch Biografie (Biographie, 1967) est une satire du concept d’Histoire comme projet ; un homme se voit offrir la possibilité de revenir sur les points cruciaux de sa vie et de changer les décisions qu’il avait prises. Les changements constants qui résultent en surface, produits de décisions rationnelles, se transforment en autant d’absurdités qui lui font réaliser que quel que soit le chemin pré-planifié qu’il suive, c’est toujours le mauvais.
Sa pièce Biedermann und die Brandstifter (Monsieur Bonhomme et les Incendiaires, 1958) est une tragicomédie sur le commerce avec le diable. Un homme laisse trois incendiaires entrer dans sa maison ; il les accepte comme pensionnaires, avec des bidons d’essence, un détonateur et tout le reste. Quand ils ont besoin d’allumettes, il leur en fournit. La plus célèbre pièce de Frisch, Andorra (1961), basée sur une idée qui était déjà apparue dans son œuvre littéraire décisive en 1947, Tagebuch mit Marion (Journal avec Marion), est une description tragique et terrifiante des mécanismes à l’œuvre dans l’inclusion et l’exclusion sociale, où le rituel d’ignorer quelqu’un implique une sorte de lien entre ceux qui restent. Par pure mesquinerie, un homme commence à décrire son beau-fils comme juif ; le garçon, confronté à des préjugés, en vient à accepter cette identité qui lui est attribuée comme un fait inaltérable. Quand le pays est envahi par un État voisin qui se définit en termes de race, son destin est scellé.
Frisch avait provoqué une tempête avec un article intitulé « Unbewältigte schweizerische Vergangenheit » (Histoire suisse insurmontée), publié dans l’hebdomadaire Weltwoche en mars 1966, dans lequel il accusait la jeune génération d’auteurs de ne pas parler des douze ans de règne d’Hitler et il a introduit dans la discussion le traitement contemporain des réfugiés. Il a touché un point national sensible. Plus tard la même année, une solide analyse du dilemme moral est apparue dans le travail d’Alice Meyer Anpassung oder Widerstand. Die Schweiz zur Zeit des deutschen Natinalsozialismus (Conformisme ou résistance. La Suisse au temps du national-socialisme allemand). Un an plus tard en 1967 est paru un pamphlet bien documenté qui atteignit rapidement un statut de « classique » : Das Boot ist Voll. Die Schweiz und die Flüchtlinge 1933-1945 (La barque est pleine. La Suisse et les réfugiés 1933-1945) par Alfred A. Häsler. La collaboration suisse a été étudiée très soigneusement dans Faschismus in der Schweiz (Le fascisme en Suisse), livre de Walter Wolf paru en 1969. Et une œuvre majeure, une histoire de la neutralité suisse en quatre parties, Geschichte der schweizerischen Neutralität (Histoire de la neutralité suisse pendant la seconde guerre mondiale [2] ), a été publiée par Edgar Bonjour entre 1965 et 1970. Cet ouvrage donne une abondance d’informations concernant les choix qui avaient été faits.
La question de l’adjonction d’un « J » dans les passeports des juifs allemands avait été soulevée en Suisse immédiatement après la guerre. La polémique a ressurgi dans les journaux au milieu des années cinquante, forçant ainsi le Bundesrat suisse (conseil fédéral) à ouvrir une enquête officielle qui fut publiée en 1957. Le rapport ne laisse aucun doute sur la responsabilité partagée des politiciens et des représentants suisses pour convaincre les allemands d’ajouter le « J ». Soixante-dix ans plus tard, le rôle du gouvernement suédois dans ce processus reste à examiner. La question a fait une brève apparition en Suède dans les années 1990, puis s’est estompée. Bien qu’on ne sache pas dans quelle mesure la Suède a été impliquée dans l’affaire du « J », il existe des indices faisant penser que ce changement a été activement soutenu à Stockholm.
Une demi-douzaine de livres ont été publiés ces dernières décennies sur la partie juive de l’histoire suisse. Tous parlent de l’antisémitisme et de la politique des réfugiés d’une manière très franche. En Suède, rien de comparable n’a été publié avant les années 1990. De plus, en Suisse, les positions critiques adoptées par les auteurs et les journalistes ont affecté le climat politique du pays. La réhabilitation de Paul Grüninger en est un bon exemple. Grüninger, un des chefs de la police postée aux frontières autrichienne et allemande, a été renvoyé en 1940, accusé d’avoir usé de faux renseignements pour laisser entrer dans le pays des réfugiés juifs. Une rumeur disait qu’il en avait profité pour s’enrichir et c’est dans une semi-misère qu’il est mort à la fin des années 1960.
Un journaliste suisse, Stefan Keller, a soigneusement étudié ce qui s’était passé ; il a forcé les autorités à fournir les détails précis du procès et les rapports de la police secrète. Une estimation prudente porterait à trois mille le nombre de Juifs que Grüninger a sauvé de la déportation. Il n’existe aucune preuve qu’il ait fait cela à des fins personnelles. Son infraction au règlement était de tamponner une date d’entrée sur les passeports des réfugiés antérieure à celle à laquelle la Suisse avait définitivement fermé ses frontières.
L’opinion publique a forcé un gouvernement suisse réticent à rouvrir le dossier, et le tribunal s’est référé dans son verdict à une ancienne pratique suisse : le droit d’agir en légitime-défense. Grüninger a été entièrement disculpé, à titre posthume. Des années après sa mort, il est devenu le héros de la Suisse pendant la guerre. Et la documentation concernant son sort a révélé la puanteur de la Realpolitik de l’époque : un jeu de pouvoir mêlé de compromis et d’antisémitisme discret.
L’arrogance affichée par l’establishment politique et financier suisse semble avoir polarisé l’opinion et suscité un débat continu. Une petite vague d’enquêtes indépendantes mise en mouvement à la fin des années 1960 s’est transformée en véritable déferlante à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Cette dernière vague comprenait des recherches historiques de grande importance, comme Geheimer Draht nach Berlin (Ligne secrète pour Berlin, 1989) de Pierre Th. Braunschweig. Pratiquement tout ce qui avait nourri la frénésie des transactions de l’or a été décrit par le journaliste Werner Rings dans son livre Raubgold aus Deutschland (L’or des nazis, 1985[3]). Rings a aussi publié une histoire populaire des temps de guerre qui portait explicitement sur les questions controversées de la politique envers les réfugiés, l’antisémitisme et la collaboration. Rings et Trepp se sont tous les deux intéressés au rôle de la Suède. Ils partagent fondamentalement la même conception : il existait des réseaux invisibles, multinationaux, composés de personnes influentes pour qui le commerce avec le Troisième Reich faisait partie, au moins pendant un temps, des affaires ordinaires.
En Suède, un consensus général s’est établi un an ou deux après la guerre, et jusqu’à la fin des années 1980, qui limite les termes du débat national sur les questions de guerre. Contrairement à la Suisse, le nombre d’œuvres littéraires majeures portant sur la moralité suédoise durant la guerre est très limité. Les fictions traitant de l’expérience de l’Holocauste ont été presque toutes écrites par des suédois d’origine juive (Peter Weiss en est l’exemple le plus frappant). Ce silence général est tout aussi vrai en matière de recherche historique. Il a fallu un pamphlet de 1989 écrit par la journaliste Maria-Pia Boëthius, réédité récemment, pour que commence un processus de révision des positions établies. Boëthius ayant fortement attaqué le point de vue dominant chez les historiens suédois, elle a été immédiatement accusée de faire trop de zèle. Toutefois, dans les années 1990 une interprétation de la neutralité suédoise plus proche de la position de Boëthius a commencé à apparaître parmi les historiens.
Un signe important de ce changement est que le Professeur émérite Stig Ekman, qui a dirigé dans les années 1970 un énorme projet de recherche sur l’histoire de la Suède pendant la guerre, a regretté ouvertement l’absence de point de vue moral dans la définition des sujets : « Au bout du compte, l’indignation à l’égard des compromis de la Suède avec l’Allemagne doit être considérée à la lumière du fait que la Suède a collaboré avec le régime responsable de l’Holocauste. » Certains de ses collègues plus jeunes ont fait des recherches en accord avec cette réévaluation. Quelque cinquante ans après, de jeunes historiens ont commencé à traiter certains aspects de la Shoah qui ont affecté la Suède.
Le fait que les historiens suédois ont, pendant des décennies, totalement négligé d’étudier les questions de l’Holocauste est lui-même devenu un sujet d’analyse. C’est un cas d’extraordinaire insularité, alors que la Shoah était internationalement établie comme un domaine majeur de l’histoire contemporaine, depuis au moins trente ans.
Le premier livre traitant des rapports de la Suède avec l’Holocauste a été écrit par un historien américain, Steven Koblik, et publié en 1987. Un de ses étudiants, Paul Levine, s’est installé en Suède dans les années 1990 pour terminer sa thèse de doctorat. Levine, en décrivant la position morale adoptée envers les Juifs par quelques fonctionnaires importants des Affaires Étrangères, a apporté d’importants éléments d’information dans l’appréciation de la politique pratiquée envers les réfugiés. Il a aussi remis en perspective les singularités de la recherche historique suédoise avec la mise en évidence d’une « mentalité de la neutralité ». Pour Levine, que les historiens suédois aient pendant si longtemps manqué d’intérêt pour l’Holocauste résulte de cette attitude de neutralité dominante. L’idée en ressortait que toute concession faite par la Suède pendant la guerre était moralement défendable, puisqu’elle sauvegardait la paix de la nation. En sens inverse, Levine pointe du doigt la question soulevée par la polémique de l’or des nazis : le commerce de la Suède avec l’Allemagne, au moins à partir de 1943, a contribué à prolonger la guerre. De ce point de vue, le gouvernement de coalition de la Suède pendant la guerre peut être accusé d’avoir indirectement augmenté l’impact de l’Holocauste.
Ce long évitement des questions morales liées à la guerre illustre un aspect particulier de la culture politique suédoise, pendant la période de protection sociale : le consensus est l’objectif premier de la classe politique, quel que soit le parti. Ceci était fortement lié à l’idéologie de l’universalisme unique de la Suède.
La psychologie de la distance est aussi un élément majeur de l’attitude suédoise vis-à-vis de l’Union européenne. Officiellement, la Suède est un État membre. Mais le fait que le projet d’Union ait été amorcé dans un but de construction de la paix, et que cette union ait remarquablement réussi à empêcher des conflits militaires entre les principaux États européens, est rarement évoqué en Suède. Le manque de discussions approfondies sur l’expérience de la guerre considérée comme un élément fondateur du projet européen (y compris le fait que la dimension raciste de cette guerre l’a rendue totalement différente des conflits européens précédents) illustre de quelle manière les particularités des histoires nationales, à moins d’être confrontées à des interprétations alternatives, affectent les attitudes politiques longtemps après les évènements historiques. Les attitudes forgées par la neutralité suisse et suédoise pendant la guerre font toujours partie de l’inconscient collectif.
La question de l’or des nazis a soulevé des vagues dans les deux pays et elle est devenue un sujet polémique mondiale dans les médias. Ce qui s’est montré efficace est que la confrontation est venue de l’extérieur : les politiciens suisse et suédois ont été obligés d’affronter les questions.
Je donnerai deux autres exemples d’interactions transnationales sur des questions morales liées aux droits universels des citoyens. Ce sont deux cas de silence structurel collectif. En 1997, le journal dont j’étais alors rédacteur en chef, Dagens Nyheter, a mené une enquête sur une affaire qui, jusqu’alors, n’avait que très peu attiré l’attention du public : la stérilisation forcée de quelques soixante mille personnes en Suède (des femmes vivant dans la pauvreté pour la plupart) entre les années 1930 et le milieu des années 1970. Il existait un texte académique sur ce thème qui était commodément passé inaperçu.
Après que nous avons diffusé pour la première fois cette histoire (les recherches ont été faites et rédigées par Maciej Zaremba, journaliste né en Pologne), il a suffi d’une semaine pour qu’elle soit connue dans toute la Suède. Les autres médias sont restés silencieux les premiers jours. Dans l’intervalle, la Suède a été envahie par des journalistes du monde entier, y compris de célèbres présentateurs de télévision américaine. Un rapport du ministère des Affaires Étrangères suédois a par la suite établi que la couverture internationale sur cette affaire avait constitué les deux tiers de tout ce qui avait été écrit sur la Suède cette année-là.
Le ministre suédois en charge de l’affaire a dû répondre à la question de l’indemnisation des victimes lors d’un programme d’informations sur la chaine CNN. Les médias suédois, y compris mon journal, avaient jusque là négligé cette question particulière. Le ministre devait maintenant présenter des excuses devant un public international.
Un cas similaire de cécité médiatique relatif à l’histoire moderne s’est produit en Norvège.
En plus de ses autres dimensions, l’extermination des juifs a été un vol de la plus grande ampleur dans l’histoire, avec un réseau de receleurs et de profiteurs s’étendant sur tout un continent. Les difficultés morales posées par le plan d’extermination ont également touché les pays occupés. Les maisons, les entreprises et les biens de valeur des juifs ont changé de mains pendant la guerre. Un certain nombre de gouvernements ont découragé les survivants de se tourner contre les nouveaux propriétaires. En Europe de l’Est, le communisme a donné aux autorités de l’État la possibilité de traiter la confiscation des biens juifs par les nazis comme un élément constitutif de l’abandon institué de la propriété privée.
Le cas de la Norvège montre que la culpabilité ne peut pas être facilement ajustée aux catégories d’obéissance, de neutralité et de résistance. Un peu plus du tiers des 2100 juifs norvégiens ont été tués en 1942, dans les trois mois ayant suivi la saisie de leurs biens. Grâce à la très longue frontière avec la Suède, qui traverse en majeure partie des zones inhabitées, la majorité des autres juifs ont réussi à s’échapper.
Lorsqu’ils sont rentrés chez eux, ceux qui avaient survécu à l’Holocauste ont trouvé d’autres personnes occupant leurs appartements et leurs maisons. Leurs comptes en banque avaient été vidés, leurs assurances vie annulées et leurs effets personnels dispersés. Le bureau spécial créé par les Norvégiens en 1942 pour gérer les biens des juifs norvégiens, le « Bureau de liquidation pour les biens juifs confisqués », n’a pas cessé d’exister après la libération. Au lieu de cela, il a été rebaptisé « Bureau des réparations » et une partie de l’ancien personnel a servi d’experts pour définir les modalités d’indemnisation. Les seuls fonctionnaires condamnés pour trahison ont été ceux qui avaient été membres du parti de Quisling. Ainsi, des juifs qui essayaient de récupérer leurs avoirs se sont retrouvés dans certains cas face à des gens qui, trois ans auparavant, avaient supervisé le vol autorisé de leurs biens privés.
Au milieu des années 1990, un jeune historien, Bjarte Bruland, et un journaliste, Björn Westlie, ont exposé une plaie devenue purulente depuis la fin de la guerre : quels étaient ceux qui avaient été impliqués dans la gestion des biens confisqués aux Juifs norvégiens, par le régime de Quisling ? Il est apparu que ces biens étaient très prisés, qu’on les vendait aux enchères et dans des marchés de ventes aux particuliers ; les clients étaient des norvégiens normaux qui connaissaient parfaitement l’origine des articles. Ceux qui avaient de bons contacts au sein de l’agence gouvernementale de gestion de la propriété pouvaient bénéficier d’offres avantageuses.
Les listes de service des biens juifs volés, méticuleusement enregistrés et évalués, étaient facilement accessibles dans les Archives Nationales d’Oslo. Mais, jusqu’à ce qu’elles soient trouvées par Westlie, personne n’avait pris la peine de les étudier. Les révélations de Westlie ont été publiées lors du cinquantième anniversaire de la libération, après quoi le Congrès Juif Mondial aux États-Unis lui a demandé d’écrire un rapport en anglais. Les agences de presse internationales se sont emparées de l’histoire quand ce rapport est apparu à New York. Soudainement, l’affaire a fait la Une des journaux en Norvège. Il a fallu huit mois et l’attention mondiale pour que l’affaire devienne un scandale national, qui est resté un sujet politique dominant dans les mois qui suivirent. Le gouvernement s’est vu contraint de créer une commission d’enquête, qui s’est soldée par un accord unanime de tous les partis en faveur d’une politique d’indemnisation pour la communauté juive de Norvège.
La controverse qui a éclaté en Norvège illustre un problème plus large. Le sentiment national d’après-guerre s’est construit, dans la plupart des pays occupés, sur des mythes de résistance générale. Plus d’un demi-siècle plus tard, la Norvège a dû affronter le fait que sa définition de la résistance durant la guerre excluait largement les Juifs, exclusion qui s’est subtilement maintenue même après la guerre. En France, où la complicité du gouvernement de Vichy avait des ramifications beaucoup plus étendues, le conflit entre une mythologie héroïque et les faits réels est encore plus évident. Il a fallu les efforts d’un américain, Robert Paxton, pour forcer les historiens français à se mettre à traiter ces questions.
A mon avis, pour que la notion de citoyenneté ait un sens en Europe, elle doit inclure les droits et les devoirs de chacun, indépendamment de la nationalité et des antécédents, afin que la question des droits puisse être traitée sur une base transnationale. La provocation lancée par-delà le territoire national est nécessaire pour apporter un élément de réelle universalité au projet européen. Lord Acton a un jour essayé de le considérer par rapport à une mentalité spécifique : « Notre Waterloo doit être un Waterloo qui satisfasse indifféremment les Français et les Anglais, les Allemands et les Hollandais. » L’auteur suisse Adolf Muschg, à propos de la controverse de l’or des nazis, saisit ainsi le cœur du sujet : « C’était il y a longtemps : maintenant nous payons pour les nuits d’insomnie que nous n’avons pas eues à cause d’Auschwitz ; maintenant nous sommes dépassés par un ensemble de préoccupations qui ne nous touchèrent jamais en relation avec la construction européenne, somnolant dans le sommeil des bien-pensants, dans un état d’esprit où les larmes s’assèchent. »
Traduction de l’anglais par Marie-Charlotte Aucagne, révisée.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Respectivement autrichien et allemand, Kreisky et Brandt s’étaient réfugiés en Suède pour lutter contre le nazisme et devinrent tous les deux, par la suite, chanceliers dans leurs pays respectifs.
-
[2]
Edgar Bonjour, Histoire de la neutralité suisse pendant la seconde guerre mondiale, Neuchâtel, La Baconnière, 1971.
-
[3]
Werner Rings, L’or des nazis. La Suisse, un relais discret, Payot Lausanne, 1985.