Résumés
Résumé
Le corps de la femme dans le récit au féminin marocain porte la marque de la dépendance, montre l’inégalité de la lutte, trahit le malaise et le mal-être des personnages féminins. La métamorphose du corps féminin est intimement liée à la question identitaire, si présente dans la littérature féminine marocaine. Dans le récit au féminin japonais, la métamorphose du corps féminin est, elle aussi, un langage, mais c’est un langage qui dit autre chose. Elle est un moyen, antre autres, pour se poser de nouvelles questions sur la vie, le plaisir, l’amitié, etc., pour découvrir des choses nouvelles de l’existence, pour s’ouvrir sur de nouveaux horizons.
Abstract
Women's body in the Moroccan female narrative bears the mark of dependency, points out the inequality of the struggle, betrays the uneasiness and ill-being of female characters. The metamorphosis of the female body is intimately linked to the issue of identity, so pregnant in the feminin Moroccan literature. In the Japanese female narrative, the metamorphosis of the female body is also a language, but a language that says something else. It is a mean, notably, to ponder over new questions about life, pleasure, friendship, etc., to discover new things in life, to open up on new possibilities.
Corps de l’article
« C’est quelque chose de toujours vrai un corps, c’est pour cela que c’est presque toujours triste et dégoûtant à regarder. »
Louis Ferdinand Céline
« Le corps fonctionne comme un langage par lequel on est parlé plutôt qu’on parle. »
Pierre Bourdieu
La métamorphose du corps féminin est, sans conteste, l’une des thématiques privilégiées dans le récit au féminin au Maroc. A considérer l’ensemble de la production littéraire féminine marocaine, il apparaît que, d’une manière générale, la condition de la femme y occupe une place prépondérante. La majorité des textes appartenant à cette rubrique rapportent le combat incessant de la femme aspirant à la liberté et à la modernité dans une société phallocratique et très encline au respect des traditions ancestrales et tribales. Les aspects et les conséquences de ce combat apparaissent à travers le corps de la femme. Le corps de celle-ci devient langage, signe. Il porte la marque de la dépendance, montre l’inégalité de la lutte, trahit le malaise et le mal-être des personnages féminins. Bref, la métamorphose du corps féminin est intimement liée à la question identitaire, si présente dans la littérature féminine marocaine.
Dans le récit au féminin japonais, la métamorphose du corps féminin est, elle aussi, un langage, mais c’est un langage qui dit autre chose. Elle n’est pas forcément liée à la quête du moi par le personnage féminin, mais elle est un moyen, entre autres, pour se poser de nouvelles questions sur la vie, le plaisir, l’amitié, etc., pour découvrir des choses nouvelles de l’existence, pour s’ouvrir sur de nouveaux horizons.
Dans la présente étude, nous proposons d’analyser la métamorphose du corps féminin comme signe dans deux systèmes culturels différents, à savoir le système culturel marocain et le système culturel japonais et ce à travers Ni fleurs ni couronnes de Souad Bahéchar, La Répudiée de Touria Oulehri et Pénis d’orteil de Rieko Matsuura.
Notre étude va s’échelonner sur deux volets : dans un premier temps, nous proposons d’analyser la métamorphose du corps féminin comme symptôme d’un malaise existentiel. Ensuite le second volet portera sur l’étude du rapport entre la métamorphose du corps féminin et la prise de conscience.
Corps assujetti, corps meurtri ou la métamorphose comme symptôme du mal-être
Marie-Annick Gervais-Zaninger a bien noté que « le corps souffrant fonctionne comme un langage dont l’interprète n’est pas seulement le médecin appelé à déchiffrer des symptômes, mais aussi le lecteur invité à considérer le corps malade comme une construction de sens. »[1] Le corps féminin dans les textes de notre corpus n’est certes pas atteint d’une pathologie quelconque, du moins pas physique, mais il porte en lui les symptômes d’un mal-être évident.
En effet, tout comme pour ce qui est des personnages balzaciens chez qui la décadence physique trahit un mal moral qui les ronge de l’intérieur et les fait dépérir lentement mais sûrement, la petite Chouhayra, Niran et Mano Kasumi souffrent en silence ; mais si le mal qui ronge cette dernière n’est guère ressenti en tant que tel par ce personnage, et sera pour elle une grande découverte que justement la métamorphose fera apparaître, les maux qui taraudent les personnages féminins des romans marocains sont, en revanche, bien ressentis par eux. Comment en serait-il autrement alors que ces maux ont transformé leurs vies en un enfer permanent ?
La petite Chouhayria a mené une vie pleine de souffrances. Son corps en était l’origine. Son père qui voulait un héritier mâle pour lui rendre sa fierté qu’il avait perdue, parce que sa femme ne donnait naissance qu’à des filles au sein d’une tribu qui ne reconnaissait que les valeurs machistes, l’a rejetée sans rémission. Rejetée, elle le fut également par les habitants de son village, parce qu’elle ressemblait à l’étrangère Chouhayria, à qui, après sa mort, ils ont raflé l’héritage qu’ils se sont partagés sans en être dignes. La présence parmi eux de l’enfant maudit leur rappelait ce méfait qu’ils croyaient avoir enterré avec l’étrangère. Aussi, la tinrent-ils pour responsable des maux qui s’étaient abattus sur eux depuis le jour de sa naissance et qui s’étaient perpétués pendant cinq années consécutives, à commencer par la sécheresse qui leur a fait perdre leurs récoltes et leur bétail, en passant par l’invasion des criquets qui acheva le travail ravageur de la sécheresse et en terminant par les pluies diluviennes qui avaient transformé leur village en un vaste marais.
Mais, sans conteste, le comble du rejet auquel a été confrontée la petite Chouhayria, c’est lorsque sa mère a décidé de déshumaniser son corps en la déposant, nous dit le narrateur, « dans l’étable, auprès des agneaux nouveaux-nés, trop fragiles pour suivre dehors le troupeau. »[2] L’animalisation du corps de la petite Chouhayria ne s’est pas arrêtée à ce niveau. En effet, après avoir vécu dans l’étable où sa mère l’a abandonnée, elle a vécu plusieurs années après dans « un trou creusé en haut de la meule devant la maison de ses parents »[3] et enfin lorsqu’elle est sortie « de l’ère de l’agneau pour basculer dans celle du furet »[4], elle a vécu dans la pinède un peu plus loin du village, à côté de la plage.
Rejetée en permanence par sa famille et par sa tribu, la petite Chouhayria ne parvint jamais à passer de l’état animal dans lequel les siens l’ont réduite à celui de la culture. Elle a été abandonnée à elle-même et s’est transformée en un être hybride entre l’humain et l’animal. « Ni vraiment humaine, note le narrateur, ni tout à fait animale. »[5]
Lorsque Chouhayria a grandi, c’est Si Zoubayr, le maître d’école, qui s’est chargé de ramener son corps à sa véritable nature, c’est-à-dire humaine. Il lui a appris à parler, et plus tard et à la suite d’efforts draconiens et persévérants, à lire et à écrire. Mais malgré cela, les mramda continuèrent à la rejeter et refusèrent catégoriquement qu’elle intègre leur société. Même lorsque Si Zoubayr, le premier mentor de la petite Chouhayria, insista pour que celle-ci assiste à ses cours, les parents des élèves ne voulurent pas que l’enseignement de la « possédée » se fasse en présence de leurs enfants. « Alors un accord fut trouvé, nous dit le narrateur, l’éducation de la sauvageonne se ferait dans la classe vidée de ses effectifs, en dehors de l’horaire réglementaire. »[6]
La métamorphose du corps de la petite Chouhayria en un corps bâtard, hybride entre le végétal et l’animal est bien évidemment le signe de la vie misérable pleine de souffrances qu’elle a menée. Certes, ce personnage n’était pas suffisamment mûr pour exprimer sa douleur, puisque son rejet par les siens a commencé juste après sa naissance et s’est poursuivi jusqu’à son adolescence, mais les stigmates que présente son corps le soulignent fort bien.
Il est à noter que la floraison des métaphores animales dans la première partie du roman, ainsi que la récurrence des attributs péjoratifs tels que « la sauvageonne », « la possédée », etc. rendent amplement compte de la métamorphose subie par la petite Chouhayra. Qu’en est-il de Niran dans La Répudiée ?
A l’instar de Chouhayra, Niran a elle aussi vécu une situation difficile, qui a laissé des traces et des stigmates sur son corps. Après avoir passée quinze ans de bonheur auprès de son mari, sa vie va chambouler au moment où elle a été déclarée définitivement stérile. Son mari, écoutant la voix non pas de la raison ou dans ce cas précis du cœur, mais celle de sa mère qui lui a suggéré d’épouser une autre femme apte à lui donner une progéniture qui perpétuerait le nom de leur famille, et sans la prévenir l’a répudiée. Niran a considéré cette répudiation comme la trahison la plus sordide qui soit : « j’ai raccroché, dit-elle, pour fuir cette voix que j’avais tant aimée, qui avait prononcé tant de serments d’amour, de promesses et qui trahissait de la manière la plus vile. »[7] Il va sans dire que cette trahison a métamorphosé le corps de ce personnage.
Tout d’abord, elle a vécu le départ de son mari comme une humiliation :
« je me sens humilié dans ma chair, dans ma dignité… Au-delà de l’abandon et de ses tragiques souffrances se profile un message social que je me sens impuissante à affronter. »[8]
Pour cacher sa honte, elle décide de s’enfermer et de s’esseuler :
« je vis seule, confie-t-elle, depuis son départ ayant honte d’assumer en public l’image de l’abandon. Même mes parents ne sont pas au courant, je vais rarement les voir, invoquant une surcharge de travail, des projets d’écriture... »[9]
Ensuite, a commencé pour elle une longue période de souffrances, qui a complètement métamorphosé son corps. Elle, qui a dit d’elle-même qu’elle était à l’âge de vingt ans « belle, jeune, rayonnante »[10] et que son corps « n’ayant été sollicité par aucune grossesse et ayant gardé toute sa minceur » lui procurait « un vrai plaisir à l’habiller, à l’habiter »[11] va devenir une véritable loque. Se laissant submergée par le désespoir, elle « hurlait de douleur, frappée par la foudre, divisée, fracturée à jamais. »[12] Et Niran d’ajouter : « Tout me faisait mal, confie-t-elle, ma tête débordait d’un pus malodorant, j’aurais voulu me quitter, fuir l’espace de quelques heures ce corps et cette âme suppliciés. »[13]
Après quelques jours seulement de sa répudiation, elle avait atteint un haut niveau de décadence physique et morale :
« les jours s’en vont peu à peu, dit-elle, je me sens effondrée, sans assise, ni physique, ni spirituelle… ; j’ai perdu quatorze kilos, mes cheveux tombent par poignées et j’ai désormais mal à me lever, mais je continue à découvrir l’étendue immense des multiples représentations du désespoir… je n’étais plus qu’une chair livrée à un lent dépeçage. »[14]
Cette décadence physique et morale fut telle, qu’à la fin, elle ne se reconnaissait plus :
« aujourd’hui mon visage affaissé, aux traits tirés et fatigués, n’est plus le mien, je ne me reconnais pas en cet être monstrueux, aux yeux de démence, je ne veux plus le voir. Je fuis vers le jardin. »[15]
Enfin, elle a développé une appréhension du futur : « vivre dans l’in-quiétude et l’in-certitude, voilà ce que sera le reste de mes jours, affirme-t-elle. »[16] Étant passée de la dépendance de son père à celle de son mari, Niran, n’a pas appris à assumer ses responsabilités. Aussi, ce qu’elle redoutait le plus après sa répudiation, c’est d’avoir à être seule au monde : « je prends tout à coup conscience, avoue-t-elle, que j’ai peur d’avoir à affronter "seule", le monde ? »[17] La conséquence de cette douleur effroyable, qui la rongeait de l’intérieur est qu’elle s’est recroquevillée sur elle-même et s’est abandonnée au désespoir et à la peur : « mon cœur était une boule anesthésiée ; j’avais peur de la douleur, de la solitude, de l’absence et de la mort. »[18]
Pour représenter la décadence physique et morale de Niran, l’auteur a parsemé le texte, racontant la douleur et la déchéance de ce personnage, d’un intertexte qui, lui, décrit l’acuité dévastatrice du tremblement de terre qui, en l’espace de quelques heures, a transformé la ville d’Agadir en mars 1960 en un champ de ruine.
En ce qui concerne Mano Kasumi dans Pénis d’orteil de Rieko Matsuura, comme nous l’avons souligné, l’avant de sa métamorphose n’est pas narré dans le texte, puisque celui-ci s’ouvre sur la métamorphose de ce personnage qui va se trouver affublé d’un phallus à son gros orteil droit. Ceci n’empêche pas de deviner que son vécu avant la métamorphose n’était pas que du bonheur. Sa vie s’effilochait d’entre ses mains, sans qu’elle ne se soit vraiment rendue compte qu’elle ne la vivait pas vraiment.
Après sa prise de conscience et en faisant la radioscopie de ce qu’a été sa vie avant de connaître Shunji, elle dit :
« et de me dire que dorénavant j’allais être tout le temps avec lui zébrait ma quiétude d’une puissante excitation. Où donc était passé cet ennui qui m’assaillait il y a une semaine encore ? »[19]
D’ailleurs, c’est après avoir rencontré Shunji suite à sa dispute avec Masao que Mano Kazumi s’est rendue compte que sa vie avant sa métamorphose était pleine de douleurs : « je ne pouvais croire que j’avais tant souffert, finit-elle par s’avouer. »[20] Et en discutant avec Shunji, nota-t-elle : « toutes les tristesses et les mortifications subies du temps de Masao me remontèrent en âcres remugles. »[21] C’est en vivant avec Shunji, après sa métamorphose, que le mal-être qui la rongeait de l’intérieur est apparu en surface :
« la menace que représentait Chisato, dit-elle, ce n’était rien du tout, si on la comparait à ce que je vivais comme tension – j’étais morte d’angoisse – dans les premiers temps de ma relation avec Masao, quand seule avec lui dans une chambre, j’attendais avec appréhension le moment où il allait me tomber dessus. »[22]
C’est en vivant avec Shunji que les angoisses de Kazumi se sont dissipées : « le temps que je passais avec Shunji, peur et angoisse s’envolaient pour faire place à la marée montante du plaisir. »[23] C’est de cette manière que Mano Kasumi s’est rendue compte que cette métamorphose, qui s’est opérée en elle et qu’elle a considérée au début comme une malédiction, n’en est pas en réalité une et qu’au contraire elle est une bénédiction. Elle lui a permis de dépasser son malaise non avoué et qui la minait de l’intérieur et de parvenir comme elle le dit elle-même à la plénitude. Ce qui nous amène à notre second volet sur le rapport de la métamorphose des personnages féminins, dans notre corpus, avec la prise de conscience.
La métamorphose et la prise de conscience
La métamorphose des corps des personnages féminins dans ces textes a été considérée par les personnages eux-mêmes comme une malédiction. Elle s’est abattue sur eux, les a fait souffrir d’une manière effroyable et les a éloignés des autres pour une certaine période. Mais, à y regarder de près, elle est, en fait, une étape nécessaire qui va les conduire à la prise de conscience et à la découverte de « vérités » cachées, dont ils n’auraient jamais soupçonné l’existence.
En effet, les supplices subis par la petite Chouhayra et physiquement et moralement vont lui permettre de parachever son parcours initiatique et d’atteindre la maturité, car « le châtiment, comme le note Mircea Eliade, représente la mort symbolique du néophyte. »[24] Et la mort est une étape cruciale dans le parcours initiatique. Elle est ce qui permet au myste d’accéder à la nouvelle vie. « Il faut, écrit Simone Vierne, passer par la mort pour trouver la vie. »[25]
Il va sans dire que Chouhayra va porter encore une fois les marques de la mort sur son corps. Après avoir été dépucelée par son compagnon Hachem sans qu’elle ne s’en soit vraiment rendue compte, Chouhayra a été châtiée par les femmes du village des Mramda :
« tout autour d’elle, note le narrateur, des femmes. Celles qui la détachent de l’arbre pour la coucher sur le sol, tirant sur ses bras et sur ses jambes comme si elles voulaient se la partager […] la mère du berger qui sort du brasier deux tisons sur lesquels elle souffle pour en raviver la flamme […] le feu entame sa chair. »[26]
Après cette mort symbolique, qui va balafrer son corps à jamais, Chouhayra et son infortuné compagnon fuient le village des Mramada. Et c’est après s’être purifiés dans l’eau de la mer, que Chouhayra, qui a vécu pendant quatorze années en sauvageonne, émerge, comme par miracle, à la vie. Et elle connaît sa seconde métamorphose, mais cette fois-ci celle de la prise de conscience et de la maturité : « tu gardais les chèvres, dit Chouhayra après la scène de la purification à son compagnon, je te nomme Ra’i », « tu te nourrissais de coques et de moules, lui rétorque ce dernier, tu seras Bahria. »[27]
Cette cérémonie, qui ressemble par bien des aspects à une fête de baptême, est, sur le plan symbolique, une renaissance du myste. Ce qui est étrange dans cette scène, c’est que Chouhayra, qui a été décrite tout le long de la première partie, comme une sauvageonne, devient subitement adulte et commence à prendre des décisions. Elle est bien consciente de sa métamorphose et de sa résurrection.
Le parcours initiatique de Chouhayra se poursuivra dans la seconde partie du roman et se concrétisera par l’enseignement qu’elle va recevoir après sa mort et qui parachèvera de la métamorphoser. Elle a eu deux pères initiateurs qui ont veillé à la faire passer de l’état de nature, auquel elle a été réduite pendant ses premières quatorze années, à celui de la culture et de la vie. Son premier père initiateur fut Ansar, qui, nous dit le narrateur, après avoir découvert les balafres que portait encore le corps de Chouhayra, « se découvrait la volonté de la protéger, de l’initier au monde des adultes dont elle semblait tout ignorer. »[28] En quelque temps la métamorphose de ce personnage fut visible : « Ansar avait transformé Bahria en employée stylée et efficace. »[29] Son deuxième initiateur fut Luigi : « je t’appellerai Chou, lui dit-il, notre vieux serveur n’aura pas le temps de t’apprendre le métier, ajouta-t-il, mais je m’en chargerai, si tu veux. »[30] C’est grâce à Luigi, que, tel le phénix qui renaît de ses cendres, Chouhayra a accédé au statut d’une dame respectable et respectée.
A la fin du roman, la métamorphose de Chouhayra est complètement achevée :
« Chouhayra se reposait [après la mort de Luigi] en caressant le chat. Elle pensait à Luigi et à la grande famille qu’il lui léguait : Lea endormie entre les murs de sa minuscule existence, les hommes du bar qui se demandaient de quoi demain sera fait. Elle pensait à Amna qu’un vent nord avait déportée et qu’un souffle du désert venait de repousser jusqu’à la rive du détroit pour lui offrir une petite sœur. Elle s’endormit, le sourire aux lèvres. »[31]
Ce sourire, qui donne au roman une fin heureuse, est bien évidemment le signe de l’achèvement du parcours initiatique du personnage, qui, est dorénavant adulte et prêt à assumer ses responsabilités.
Niran, pour sa part, a été amenée, grâce à la métamorphose de son corps, à prendre conscience de son existence, et a pu reconstruire son moi, qui avait été profondément ébranlé. En effet, si la prise de conscience est, selon Jean-Marc Lepain, « une évolution du sujet vers l’autonomie, l’autosuffisance de la valeur de soi, l’affirmation face au monde de la revendication de la liberté de conscience et de décision, la souveraineté sur soi et le pouvoir d’autodétermination »[32], alors nous pouvons arguer que Niran a bel et bien pris conscience de son identité. Cette définition de la prise de conscience que propose Jean-Marc Lepain s’applique en toutes lettres à notre personnage, qui, après le constat de la métamorphose de son corps, déclare d’une voie sûre et avec beaucoup d’autodétermination : « pour la première fois de ma vie je vais être "adulte". De la dépendance de mon père, je suis passée, très jeune, à celle de mon mari, or, je dois à présent assumer mes responsabilités. »[33] Et la première décision qu’elle a prise est de démissionner de son emploi et d’aller s’installer à Casablanca. Lorsqu’elle s’est installée en cette ville, nous dit le narrateur, « elle était heureuse à l’idée que désormais, plus personne ne déciderait à sa place, de ce qu’elle aurait envie de faire. »[34] Pour acquérir son autonomie, elle s’est trouvée un nouveau travail dans sa nouvelle ville.
Cette nouvelle situation a opéré une nouvelle métamorphose du personnage, qui a pu se reconstruire, recouvrer son moi et son identité, qui ne s’était jamais révélée à elle auparavant. Il a fallu, en effet, que Niran passe par le « purgatoire » de la répudiation, qu’elle observe la déchéance de son corps, pour qu’elle décide enfin de réagir et de prendre sa vie en main. La métamorphose de son corps a, donc, joué un rôle crucial, jusqu’à la pousser à réfléchir sur la vie, sur elle-même et sur son destin. Et c’est de cette manière que le parcours initiatique est respecté dans La Répudiée de Touria Oulehri. Il a fallu que le néophyte meure pour renaître à nouveau, mais cette fois-ci adulte et mûr.
Sa nouvelle métamorphose va redonner à son corps sa vigueur et sa beauté d’avant la répudiation, puisque Niran, nouvellement ressuscitée, va tisser une nouvelle relation amoureuse avec l’un des invités de la fête à laquelle elle a été conviée à Marrakech. Et le roman s’achève sur une promesse d’un bonheur cette fois-ci réel, puisque Niran la métamorphosée est dorénavant souveraine d’elle-même et capable de décider pour elle-même.
Quant à Mano Kazumi dans Pénis d’orteil de Rieko Matsuura, elle aussi a entamé avec la métamorphose un parcours initiatique, qui l’a poussée à reconsidérer son existence et à se poser des questions sur les acquis culturellement admis et qui ne sont jamais analysés : la normalité d’un être humain, la féminité, la différence entre les femmes et les hommes, l’amitié, et bien d’autres questions qui montrent que le problème de l’identité, si fondamental et si crucial dans les récits au féminin marocains, ne se pose plus, ou du moins pas avec la même acuité, dans la littérature féminine japonaise.
Toujours est-il que la métamorphose de Mano Kasumi sur le plan de la maturité est due à sa métamorphose physique et est intimement liée à un parcours initiatique. Mano Kasumi en est d’ailleurs consciente, puisqu’elle attribue le début de la mésentente avec son premier fiancé Masao à cette métamorphose :
« j’ai l’impression que mes rapports avec Masao sont en train de se fausser très subtilement, note-t-elle, la faute en est évidemment à mon changement. Et pour remonter à la source, continua-t-elle son introspection, si l’apparition de Pénis d’orteil n’en est pas la cause directe, elle a sans doute déclenché ce changement. »[35]
A ces propos font écho ceux de Masami à Tamotsu qui ne voulait pas se faire opérer pour enlever le sexe de son frère siamois qui était resté collé à elle : « tu changes de corps et tout change. »[36]
La prise de conscience de Mano Kasumi, qui ressemble en tous points à une sorte de réveil, apparaît à travers au moins les points suivants :
– La capacité à s’auto-analyser : avant la métamorphose de son corps, Kasumi s’abandonnait corps et âme au temps sans se poser de questions ni sur sa vie ni sur ce qu’elle voulait en faire. Ce n’est qu’après l’apparition de son pénis d’orteil, qu’elle s’est rendue compte que faire la radioscopie de son existence était devenue une nécessité : « tellement d’événements semblaient s’être abattus sur moi en une seule journée, c’est-à-dire depuis sa métamorphose, confie-t-elle. Je me rendais compte qu’une analyse méthodique des problèmes s’imposait si je voulais éclaircir ma situation. » [37]
Et c’est ainsi qu’elle s’est livrée à l’analyse d’un nombre important de choses, telles que la question de la normalité d’un individu : « quand j’étais avec Masao et Shunji, je trouvais cela normal, car cela correspondait à mon image du sexe normal. Et quoique je fasse ou subisse, je l’acceptais tranquillement parce que je me disais que c’était normal. Maintenant que je suis devenue si sensible, cela me semble presque de l’apathie. »[38] ; la question du poids de la culture et des catégories qu’elle instaure sans qu’elles ne soient jamais reconsidérées et re-questionnées : « une idée me traverse l’esprit, dit Kasumi. Quand j’étais avec Masao et Shunji, je ne me posais même pas la question du plaisir dans le sexe. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient des hommes. Par quels cheminements psychologiques un homme et une femme en viennent à faire l’amour, quels genres de jeux amoureux les amènent jusqu’à la jouissance : autant de questions sur lesquelles je m’étais déjà fait une petite idée ; une synthèse de tout ce que j’avais collecté à la télé, au cinéma, dans le fatras des magazines, les histoires des amies avec çà et là des zones ambiguës et moins claires, mais dont j’étais tellement imbibée que même la toute première fois, je savais déjà ce qui allait se faire. »[39]
– Son désir de devenir une personne privilégiée : « ce désir qui s’était déclaré brusquement, note Kasumi, en moi ne laissait pas de m’irriter. Jamais auparavant, je n’avais souhaité devenir une personne privilégiée pour qui que ce soit. » [40]
– La découverte de nouvelles choses : « il n’y avait aucun moyen de savoir comment ni pourquoi un pénis m’avait poussé à l’orteil, mais quand je me souviens des tribulations par lesquelles j’étais passée depuis son apparition, je me disais qu’il m’avait fait aborder à des rivages dont jamais je n’aurais soupçonné l’existence. » [41]
– La satisfaction enfin trouvée d’elle-même : « j’étais satisfaite de mon existence présente. »[42] A la fin du roman et une fois sa maturité atteinte, Kazumi s’est demandée si la perte du pénis d’orteil ne devait-elle pas se réaliser.
C’est de cette manière que s’est achevé le parcours initiatique de Mano Kasumi. D’ailleurs, c’est dit explicitement dans le texte. En effet, lorsque la narratrice lui rend visite, dans les dernières pages du roman, elle l’a trouvé changée et plus mûre : « cet été, quand j’avais revu Kazumi dans cet hôtel avec piscine, je l’avais déjà trouvée changée de visage par rapport au printemps. Plus adulte en somme.»[43] Le terme « adulte » employé par la narratrice est fort révélateur dans ce sens.
En somme, le corps de la femme, dans les récits au féminin aussi bien marocains que japonais, passe par au moins deux formes de métamorphoses. La première métamorphose trahit le mal-être et la douleur ressentis par le personnage féminin, qui se manifestent par et sur son corps. Mais, si ce mal-être et cette douleur sont conscients et visibles dans Ni fleurs ni couronnes de Souad Bahéchar et La Répudiée de Touria Oulehri, ils sont, en revanche, refoulés dans Pénis d’orteil de Rieko Matsuura. Cette première métamorphose que connaît le corps féminin est, par ailleurs, intimement liée au scénario initiatique, qui aboutit à la prise de conscience et à la maturité. Il faut noter ici que si dans les textes marocains, cette première métamorphose est étroitement associée à une quête de l’identité et du moi, dans le texte japonais, elle dépasse ce cadre en s’ouvrant sur le questionnement des acquis culturellement admis. Cette première métamorphose, qui se traduit dans les deux cas par la douleur qui ronge le corps féminin, amène une seconde métamorphose, c’est-à-dire celle qui montre que le personnage féminin a accédé au statut d’adulte et a fini par atteindre une maturité pleine et sereine.
Parties annexes
Notes
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[1]
Marie-Annick Gervais-Zaninger, « Pour une sémiologie du corps malade » in Le corps, Paris, Ellipses, 1992, p. 38.
-
[2]
Bahéchar, Souad, Ni fleurs ni couronnes, Casablanca, Le Fennec, 2000, p.24.
-
[3]
Ibid., p.24.
-
[4]
Ibid., p.28.
-
[5]
Ibid., p.27.
-
[6]
Ibid., p.32.
-
[7]
Oulehri, Touria, La Répudiée, Casablanca, Afrique orient, 1999, p.11.
-
[8]
Ibid., p.25.
-
[9]
Ibid., p.12.
-
[10]
Ibid., p.12.
-
[11]
Ibid., p.18.
-
[12]
Ibid., p.35.
-
[13]
Ibid., p.39.
-
[14]
Ibid., p.48.
-
[15]
Ibid., p.53.
-
[16]
Ibid., p.43.
-
[17]
Ibid., p.55.
-
[18]
Ibid., p.32.
-
[19]
Matsuura, Rieko, Pénis d’orteil, Paris, Piquier, p.162.
-
[20]
Ibid., p.115.
-
[21]
Ibid., p.113.
-
[22]
Ibid., p.200.
-
[23]
Ibid., p.137.
-
[24]
Eliade, Mircea, Le mythe et l’Homme, Paris, Folio, Essais, 1938, p.144.
-
[25]
Vierne, Simone, Rite, roman, initiation, PUG, 2000, p.92.
-
[26]
Bahéchar, Souad, op. cit., p.45.
-
[27]
Ibid., p.51.
-
[28]
Ibid., p.62.
-
[29]
Ibid., p.64.
-
[30]
Ibid., p.119.
-
[31]
Ibid., p.222.
-
[32]
Lepain, Jean-Marc, « L’individu, la liberté, la rationalité », www.bahai-biblio.org, consulté le 12/01/2010.
-
[33]
Oulehri, Touria, op. cit., p.85.
-
[34]
Ibid., p. 88.
-
[35]
Matsuura, Rieko, Pénis d’orteil, op. cit., p.72.
-
[36]
Ibid., p.568.
-
[37]
Ibid., p.53.
-
[38]
Ibid., p.453.
-
[39]
Ibid., p.454.
-
[40]
Ibid., p.145.
-
[41]
Ibid., p.647.
-
[42]
Ibid., p.215.
-
[43]
Ibid., p.652.
Bibliographie
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