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Roman Schmidt – Parlons de la situation de la presse en France. Dans le classement publié en 2010 par Reporters sans frontières sur la liberté de la presse, la France occupe la 44e place. On pourrait s’attendre à un meilleur résultat étant donné la revendication historique de la France comme « pays des droits de l’homme », d’autant qu’elle était classée 11e il y a huit ans. Sauriez-vous expliquer cette situation ? Quels sont les problèmes particuliers de la presse française vis-à-vis du pouvoir politique et économique ?

Jean-François Julliard – Il y a plusieurs choses en France. La première, c’est un climat général très critique envers les journalistes, ce qui est dû notamment aux déclarations de Nicolas Sarkozy. On n’a jamais eu en France un président ou un gouvernement aussi agressif et aussi dur envers eux. Nicolas Sarkozy ne cesse de multiplier les déclarations critiques à leur égard, de leur adresser des reproches, etc. Tout cela produit un climat de défiance. C’est la première chose concernant le climat général, le climat politique. Ensuite, il y a un vrai problème sur la protection des sources. Une loi a été votée en 2010, mais on a le sentiment qu’elle ne suffit pas et ne protège pas assez les sources des journalistes.

R.S. – Quelle est l’histoire de cette loi ? Ce qui est étonnant vu de l’étranger, c’est que la gauche a voté contre elle…

J.-F.J. – Bien sûr, c’est la part du jeu politique. Au départ, cette loi était une promesse électorale de Nicolas Sarkozy. Quand il a été élu, il s’est engagé à renforcer la protection des sources. Jusqu’ici il n’existait pas de loi, il n’y avait rien, excepté une petite disposition dans le Code Civil. Mais par exemple, les journalistes free-lance n’étaient pas protégés. Il n’y avait aucun moyen de s’opposer à la saisie d’un document, à une perquisition dans une rédaction, etc. Cette loi est un progrès par rapport à la situation précédente, mais elle ne va pas assez loin. Et ce qui fait problème aujourd’hui, c’est que si cette loi a été voulue et votée avec le soutien de Nicolas Sarkozy, on se demande si sa première violation ne s’est pas faite sous son ordre. Je pense à l’affaire Woerth-Bettencourt et à la plainte déposée par le journal Le Monde.

Pour rappeler brièvement l’affaire, Le Monde a déposé plainte contre l’Élysée – ils n’ont pas de preuves pour l’instant, mais ils soupçonnent l’Élysée – qui aurait demandé aux services de renseignements français d’enquêter sur un journaliste du Monde et en particulier sur ses sources au sein de l’administration. Conséquence, une personne du nom de David Sénat, qui était un proche collaborateur de Michèle Alliot-Marie, a été muté de son travail car il avait eu des contacts avec Gérard Davet, journaliste au Monde. Au moment où nous parlons les choses en sont au stade de l’enquête préliminaire, il n’y a encore aucune preuve de ce qui s’est passé.

Nous restons prudents à ce sujet à Reporters sans frontières. Nous avons soutenu Le Monde dans sa démarche, son dépôt de plainte et demandons à la justice d’aller jusqu’au bout pour savoir ce qui s’est passé exactement. Si l’Élysée, si Nicolas Sarkozy ou quelqu’un autour de lui a vraiment donné l’ordre d’enquêter sur une source d’informations, c’est grave. Déjà cela veut dire qu’on utilise les services de renseignements pour des affaires qui ne relèvent pas de la sécurité de l’État, et surtout, c’est un signal extrêmement fort à l’attention des sources des journalistes. Aujourd’hui, quelqu’un en France qui travaille dans un Ministère ou dans l’administration, et qui aurait des informations sensibles à communiquer à un journaliste, peut se dire qu’il risque de perdre son travail et de se retrouver, pourquoi pas, lui aussi poursuivi en justice. Cela crée une pression énorme sur les sources des journalistes. Et sans sources, il n’y a plus de journalisme, en particulier plus de journalisme d’investigation. C’est cela qui nous inquiète.

R.S. – Il y a le risque de se retrouver cinq ans plus tard dans un câble diplomatique révélé par WikiLeaks…

J.-F.J. – Exactement, c’est possible… Pour finir sur la France, il y a un autre problème qui est celui des procédures judiciaires très lourdes. Nous avons fait un bilan il y a quelques mois et nous sommes rendus compte que parmi les pays européens, la France détient le record du nombre de journalistes mis en examen et placés en garde-à-vue, du nombre de médias perquisitionnés. C’est-à-dire qu’il est très facile en France pour un juge ou un enquêteur de police d’ordonner l’arrestation d’un journaliste chez lui, d’aller perquisitionner dans un média, etc. Là encore, ce sont des choses qui ne sont pas si graves à l’échelle mondiale – on n’est pas en train de comparer la France et la Birmanie, c’est évident –, mais qui ne devraient plus arriver dans une démocratie historiquement établie comme la France. Pays membre fondateur de l’Union Européenne, la France devrait faire partie des pays qui respectent scrupuleusement la liberté de la presse. Malheureusement, on a le sentiment que ce n’est plus le cas.

R.S. – Vous dites que ce n’est plus le cas, autrement dit il y a eu une évolution ?

J.-F.J. – Oui, c’est clair, il y a une évolution négative. Des écoutes de journalistes, il y en a déjà eu dans le passé, des propos durs tenus contre les journalistes aussi. Le président Mitterrand n’aimait pas les journalistes non plus et il le leur faisait sentir. Mais aujourd’hui, on a le sentiment que tout s’ajoute : les dépressions politiques, les pressions de la justice, une loi existe mais ne protège pas suffisamment le travail des journalistes ; et de plus, une particularité du climat actuel c’est que Nicolas Sarkozy a des liens très étroits avec les plus grands propriétaires de médias. Il est copain avec eux, c’est son droit, mais c’est un fait qu’il est très proche des principaux patrons de la presse française.

Tout cela constitue un climat difficile et des choses se passent. Il y a quelques mois, les journalistes du Figaro, propriété de Dassault, grand groupe industriel français qui vit des commandes de l’État – c’est un groupe privé mais qui vit des commandes publiques et dont Nicolas Sarkozy est également proche –, les journalistes ont déposé plainte officiellement. Ils trouvaient scandaleuse la consigne qui leur avait été donnée, à savoir que tous les articles écrits concernant un pays dans lequel Dassault avait démarché, où dans lequel Dassault était en train de prospecter pour des marchés, devaient être vérifiés deux ou trois fois, soumis à la censure en somme. Il y avait une liste de pays avec lesquels Dassault signait des contrats – la Russie, les Émirats Arabes Unis, la Lybie, la Suisse... – et tous les articles les concernant devaient passer un contrôle éditorial supplémentaire. Ce n’est pas normal. En France aujourd’hui, on ne parvient plus à maintenir une frontière étanche entre les propriétaires des médias et l’activité des rédactions.

R.S. – Vous parlez de Dassault et du Figaro, on pourrait aussi évoquer Lagardère, grand groupe de presse français qui détient une partie de l’European Aeronautic Defence and Space Company (EADS), ou encore la situation délicate du plus important journal économique français, les Échos, qui sont la propriété du groupe de luxe Moët Hennessy Louis Vuitton (LVMH). Il existe une grande proximité entre l’industrie et la presse, mais ce n’est pas nouveau. N’est-ce pas depuis longtemps une caractéristique française que cette proximité inquiétante entre l’industrie, les pouvoirs publics et les grands titres de presse ?

J.-F.J. – Si, bien sûr. La particularité en France, c’est l’existence de groupes de presse dont l’activité principale n’est pas la presse. Elle provient d’autres secteurs : l’armement, les télécommunications, le bâtiment, des choses comme cela. Ce n’est qu’ensuite que ces groupes industriels deviennent propriétaires de presse. On a le sentiment qu’en achetant des journaux et des médias, ces personnes achètent de l’influence mais qu’elles ne sont pas là d’abord pour faire tourner une entreprise et diffuser une information. Dans la plupart des autres pays européens, les groupes de presse font avant tout de la presse, c’est leur première activité. Leurs activités parallèles sont dans l’édition, la communication, des choses comme cela. Mais en France, il y a d’abord des groupes industriels, ils vivent souvent de commandes de l’État, qui achètent ensuite des médias. Cela conduit à une situation qui n’est pas très saine. Et, en plus de cela, le problème aujourd’hui est que les patrons de ces groupes sont proches du chef de l’État.

R.S. – Dans cette configuration sont arrivés ce qu’on appelle des pures players, de nouveaux journaux qui ne sont plus imprimés mais se trouvent uniquement sur le Web. Leur premier objectif est de faire des enquêtes : Rue 89, Mediapart, Bakchich pour la presse satirique. Comment voyez-vous le rôle de ces nouveaux médias et quelle est leur place aujourd’hui en France ?

J.-F.J. – Je crois que leur place, ils sont en train de la créer grâce à leurs informations et leurs enquêtes. Aujourd’hui tout le monde connait Mediapart en France du fait des scandales liés aux affaires Bettencourt et Karachi. Il y a six mois, peu de gens connaissaient, c’est donc un vrai succès et c’est tant mieux. Dans l’affaire Bettencourt, le site de Mediapart a publié des documents et des enregistrements faisant penser qu’il y avait eu des transactions financières frauduleuses, notamment liées aux partis politiques, en l’occurrence le RPR qui était le parti de Nicolas Sarkozy à l’époque. Donc oui, ces médias ont une vraie place. Déjà, ce sont comme vous dites des pures players. Ils n’ont pas les mêmes contraintes éditoriales que les journaux imprimés, contraintes de place, contraintes de bouclage, etc. Les règles du jeu ne sont plus du tout les mêmes. Et surtout, pour se financer ils n’ont pas frappé aux mêmes portes, ils ne sont pas allés voir les mêmes personnes. Il n’y a pas du tout ce lien avec des grands groupes industriels.

En même temps, cela ne veut pas dire que tout est réglé, car on ne sait pas comment les investisseurs se comporteront demain. Par exemple, le fondateur de Free, Xavier Niel, a investi beaucoup d’argent dans Mediapart, dans Bakchich et dans Le Monde, dont il est un des trois nouveaux actionnaires. Jusqu’à présent, il a toujours dit qu’il s’agissait pour lui d’investissement, qu’il souhaitait s’investir dans le monde des médias. Pour autant que je sache, il n’a pas de lien particulier avec le monde politique, mais on ne sait pas quelles pourront être les évolutions dans les années à venir. De la même manière, les trois nouveaux actionnaires du Monde, Pierre Bergé, Mathieu Pigasse et donc Xavier Niel, sont tous les trois considérés comme plutôt de gauche. Mais auront-ils des liens particuliers avec le pouvoir si demain le pouvoir bascule à gauche ? Nous espérons simplement que non, et qu’ils sauront préserver l’indépendance du journal Le Monde. Mais nous ne savons pas.

R.S. – Cette recapitalisation du journal Le Monde avec l’entrée en scène de ces trois personnes, Niel, Pigasse et Bergé, a été une des grandes nouvelles de ces derniers mois. Elle a mis fin à ce statut particulier du journal qui était d’être détenu par ses employés et ses journalistes. Il est peut-être encore trop tôt pour faire le bilan de ce changement.

J.-F.J. – Oui, nous ne savons pas encore comment cela va se passer. Ce qui est certain, c’est que cette recapitalisation s’est faite avec l’accord des journalistes et c’est l’important. L’accord qui a été passé entre Bergé, Pigasse, Niel et les journalistes du Monde donne à ces derniers un droit de veto sur de futurs directeurs de publication.

R.S. – Revenons aux relations entre Nicolas Sarkozy et la presse. Fin 2008, il y a eu les États généraux de la presse écrite. De quoi s’agissait-il et quels en sont les résultats ?

J.-F.J. – Nicolas Sarkozy a voulu tenir des États généraux dans plusieurs secteurs, dont celui de la presse. Un vrai problème en France, c’est que de moins en moins de personnes achètent de journaux tandis que les coûts de fabrication restent très élevés. La situation est critique. Et le poids des syndicats est extrêmement lourd par rapport à d’autres pays, ce qui ajoute des coûts importants dans la production d’un journal. Il y avait un réel besoin d’examiner la situation et de réfléchir à tout cela. La presse aurait préféré s’organiser elle-même, mais Nicolas Sarkozy a pris les choses en mains. Il a organisé ces États généraux qui ont rassemblé tout un tas de personnes. Qu’en est-il sorti ? Honnêtement, je ne sais pas très bien. Nous n’y étions pas présents avec Reporters sans frontières. Lorsque nous avons demandé d’y participer, on nous a fait comprendre que nous n’étions pas très bienvenus, nous avons donc compris. Quel est le résultat ? Il y a eu quelques mesures concrètes de subventions, d’aides. Par exemple, les lycéens ont la possibilité de s’abonner gratuitement à des journaux.

R.S. – Il y a un nouveau statut de la presse en ligne...

J.-F.J. : En effet, c’était essentiel. Auparavant, les pures players dont nous parlions n’avaient pas le statut d’éditeur de presse en ligne. La France semble toujours avoir un train de retard dans l’évolution des médias. Les lois sur la presse datent de l’après-seconde-guerre mondiale : les médias d’aujourd’hui ne sont plus du tout les mêmes que ceux d’hier.

R.S. – Avez-vous l’impression que la blogosphère française a un poids significatif ?

J.-F.J. – Non, je ne crois pas. Il n’y a pas réellement de blogs qui soient célèbres et fassent référence en France. Il en existe sur des thèmes particuliers, dans des domaines très techniques ou restreints, il y a des blogs d’avocats, de profs, etc., mais il n’y a pas de blogs très connus du grand public. Si vous allez demander aux français dans la rue de dire le nom d’un ou deux blogs, je suis sûr que la plupart seront incapables de sortir un ou deux noms. Ce sont les pures players comme Rue 89, Mediapart, Bakchich, ou encore Slate.fr qui ont occupé cette place.

R.S. – Ces sites ont souvent été créés par des anciens des médias traditionnels.

J.-F.J. – Oui, précisément. Le pouvoir des grands noms et leur réseau de contacts reste important en France. Bakchich a été crée par un ancien du Canard enchaîné, Rue 89 par des anciens de Libération, Slate.fr par Jean-Marie Colombani qui est un ancien directeur du Monde, de même qu’Edwy Plenel aujourd’hui à la tête de Mediapart.

Paris, 8 décembre 2010