Résumés
Résumé
Alors que la plus grave des crises économiques depuis 1929 a conduit à celle, profonde, du politique en Occident en 2010, touche peut-être à sa fin une ère initiée il y a un demi-siècle par le style, inédit jusque là, de la campagne de John Kennedy, et par un leadership épousant les contours de la modernité d’alors. Aujourd'hui, politiques, médias et des citoyens mieux éduqués et informés que jamais doivent faire face aux paradigmes et enjeux de la démocratie occidentale de l’après-crise financière. Dans le cadre du projet « Embrasser le 21e siècle, enfin ? », le présent essai explore ces défis et s’emploie à esquisser quelques pistes pour un nouveau leadership pour le futur.
Abstract
An era initiated by John Kennedy’s new style of campaigning and sophisticated leadership fifty years ago may be coming to an end in 2010 as the worst economic crisis since 1929 led to a political one in the West. As politicians, media and better-educated citizens cope with the paradigms and challenges of the post-financial crisis’ Western-style democracy, this paper takes a look at these issues and at what a new leadership for the future may look like.
Corps de l’article
Les historiens retiendront peut-être de notre période qu’il y eut un « avant » et un « après » la crise. Avant : des scènes de liesse, alors que Barack Obama était élu en 2008 avec 53% des voix sur un message de « changement ». L’espoir de réformes profondes, quand Nicolas Sarkozy était lui aussi élu avec 53% des voix en 2007 en incarnant la « rupture ». Ou un plébiscite fort pour un nouvel horizon pour le Japon, quand le Parti démocrate (centre gauche) de Yukio Hatoyama arrivait au pouvoir en 2009 avec 308 sièges sur 480 à la Chambre basse de la Diète en représentant l’« alternance » (seiken kōtai). Chacun d’eux entendait ainsi incarner une alternative à la politique du temps présent.
Les deux premiers ont réussi à tenir des promesses, sans doute difficilement négociables en d’autres circonstances, et à satisfaire, ce faisant, leur camp respectif, avec, notamment, le passage historique de la réforme de la santé pour l’un et la loi TEPA (Travail, Emploi, Pouvoir d’Achat) pour l’autre. Accès quasi universel aux soins de santé pour les foyers modestes à gauche aux États-Unis, baisse d’impôts pour les plus riches à droite en France, et lutte contre le pouvoir des bureaucraties au Japon : le troisième contrastait en effet dès son arrivée en essayant de rendre plus transparents les programmes et les budgets de la très sibylline administration nippone. L’un est l’incarnation d’un leadership zen ; l’autre, tôt surnommé « l’hyperprésident », a représenté un leadership pro-actif ; le Premier ministre japonais n’avait, lui, aucun leadership. Toujours serein, omniprésent, ou absent : il y en avait donc pour le goût de tous les politologues et de tous les commentateurs.
Et puis il y eut un « après », lorsque les nuages de la crise se sont amoncelés. L’UMP a été broyée lors des régionales de mars, alors que certains évoquaient la mort du rival socialiste dans le sillage des élections européennes en 2009. Le Parti démocrate nippon a perdu les sénatoriales en juillet 2010, après avoir pourtant renvoyé aux oubliettes le Parti libéral démocrate (conservateur) qui avait régné sur la vie politique japonaise pendant près d’un demi-siècle ; alors que la croissance avait été anémique depuis le début des années 1990, la crise financière de 2008 a semblé être la crise de trop pour les Nippons. Le Parti démocrate américain a lui aussi souffert de lourdes pertes lors des élections de mi-mandat de novembre, tandis que les républicains étaient pulvérisés deux ans plus tôt : après avoir rejeté la droite en 2008, les Américains ont obtenu le scalp de nombreux démocrates deux ans plus tard.
Est-ce mieux ailleurs ? Après près de quinze ans au pouvoir, les travaillistes de Gordon Brown ont été remerciés par les électeurs britanniques, auxquels les conservateurs offrent désormais une très sévère cure d’austérité. L’extrême droite a même réussi à s’infiltrer sur la scène politique de la tranquille Suède. De la Grèce à l’Irlande en passant par le Portugal, les pouvoirs tremblent, et 2010 a été une année particulièrement rude pour bon nombre de dirigeants de pays industrialisés. Las ! Avec Bertolt Brecht, l’on imagine même chacun de ces leaders s’interroger : « Ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? »
Dans ces pays, éloignés géographiquement et socialement mais proches économiquement, le maelström financier né de l’implosion de Lehman Brothers en septembre 2008 n’a fait que jeter davantage de lumière sur l’impuissance des gouvernants à changer la donne économique. Qu’ils viennent d’arriver au pouvoir, qu’ils aient été là depuis (presque) toujours, soient de droite, de gauche, favorisent l’omniprésence médiatique, la discrétion, la maîtrise de soi, la compétence, rien n’y fait. Bien sûr, le style personnel de chacun compte. Mais alors que la même année, le Brésilien Lula quitte le pouvoir populaire comme une star, eux subissent l’opprobre et la fureur des électeurs.
2010 a peut-être marqué la fin d’un âge d’or politico-médiatique initié par John F. Kennedy lors de sa campagne pour la présidentielle de 1960. Assassiné sans avoir rendu de comptes à ses électeurs au travers d’une deuxième campagne présidentielle, resté très populaire au cours de ses mille jours de règne[1], le premier à avoir utilisé à son avantage les nouveaux médias de l’époque – qui achèvent eux aussi leur règne sur la vie publique avec l’irruption d’internet –, jeune, brillant, charismatique, ayant eu la bonne fortune d’émerger à un âge où l’Occident – Japon compris – connaissait une croissance économique qui n’avait pas grand-chose à envier à celle de la Chine d’aujourd’hui, « JFK » a été idéalisé et son style a laissé une empreinte durable sur les décennies qui ont suivi. Nombre de politiciens se sont révélés comme des héritiers directs ou indirects de l’illustre président américain.
Les causes d’un changement profond
Retour en 2010 : symboles forts des mandats du Français et de l’Américain, le bouclier fiscal et la réforme de la santé nourrissent désormais le feu des critiques, et l’illisibilité de l’action de l’exécutif nippon a profondément déçu. Et aujourd’hui, Barack Obama est moqué pour son usage très prononcé des télé-prompteurs, l’ancien dirigeant Yukio Hatoyama et son curieux style vestimentaire ont fait sourire, et les petits marche-pieds de Nicolas Sarkozy prêtent aux plaisanteries les plus crues. L’action publique n’inspire plus confiance ; pire, elle fait rire. La crise économique explique sans doute en bonne partie la profonde frustration de nombre de ses victimes, mais elle a peut-être davantage agi comme un révélateur : de la même façon que les attentats du 11 septembre ont révélé un nouvel ordre géopolitique bien plus qu’ils ne l’ont généré, nous touchions déjà à la fin d’une époque, qui a simplement été précipitée par la crise issue de Wall Street. En d’autres termes, le retour de la croissance, s’il apaisera sans doute les tensions, n’abolira pas les termes du nouvel âge politique dans lequel nous sommes entrés, tant les facteurs de cette inflexion sont profonds.
La première grossière erreur serait de croire que les politiques peuvent, au 21e siècle, continuer à se passer du peuple dans leur conduite de l’action publique. A l’époque de JFK, il était sans doute facile pour un dirigeant de s’entourer des « best and the brightest », des meilleurs et des plus brillants, pour changer le cours de nations qui sortaient à peine de l’ignorance en accédant lentement à l’éducation de masse ; il fallait alors laisser les choses sérieuses aux technocrates et aux diplômés des plus grandes écoles. Aujourd’hui, l’accès au savoir, démocratisé par internet, facilité par l’accès de tous à l’école et à l’université[2], rend ce type de politique « top down » (du haut vers le bas) impossible ; le peuple en sait ou croit en savoir autant que les élites et exigent, en toute légitimité, de participer à la prise de décision toujours davantage : nous sommes entrés dans l’ère de la politique « bottom up » (du bas vers le haut).
Ainsi, candidat, Barack Obama a compris toute la portée de ce changement et s’en est servi pour mener l’une des campagnes les plus extraordinaires de notre époque, lui qui a investi ses millions de bénévoles d’une responsabilité et d’un pouvoir majeurs dans les opérations de mobilisation au service de sa quête pour la Maison Blanche ; c’était d’ailleurs tout le sens de son engagement en politique, le fruit d’un éveil qui a eu lieu dans les quartiers pauvres de Chicago il y a vingt ans, à l’aune de la pensée de Saul Alinsky. Président, l’homme n’a pourtant pas réussi à intégrer cette réalité à son mode de gouvernance, et celui qui affirmait incarner le changement est, en dépit de réformes de grande ampleur, désormais rattrapé par ce dilemme – une promesse non tenue mais pourtant pas intenable. Sans verser dans le populisme, le grand politique du 21e siècle sera en effet celui qui saura user de cette nouvelle donne pour diriger ; grâce aux nouvelles technologies (et internet est en ce sens un formidable outil d’organisation et de mobilisation), la chose est possible. Et que l’on ne s’y trompe point : cela ne s’appelle ni « démocratie participative », ni « démocratie directe », mais « démocratie », tout simplement.
De ce fait, promouvoir la figure de l’homme ou de la femme providentiel(le) est devenu le gage d’une déception annoncée dans des systèmes politiques où la fonction suprême se personnalise et se « pipolise » pourtant toujours davantage – au point qu’un Barack Obama a été élu sur sa biographie plus que sur son corpus idéologique, volontairement brouillé au cours de sa campagne. L’adulation des foules, que « John John » avait su tourner à son avantage pour gouverner, cette incarnation, au sens premier, du pouvoir, constamment travaillée et mise en scène par un Kennedy qui fut par exemple le premier président à avoir un photographe en résidence permanente à la Maison Blanche, peuvent désormais constituer un handicap sérieux propre à déchaîner des colères radicales, qui trouvent à se focaliser sur les dirigeants. Le processus d’« empowerment » – concept encore mal traduit en français, par lequel l’élite ou l’individu en position de force délègue ou fait une concession en insufflant du pouvoir en ses administrés, ou par lequel ces derniers se l’approprient sans ménagement – sera crucial dans le nouvel âge politique qui vient. Cette prise de pouvoir citoyenne est aussi, excusez du peu, une mise à jour de la vieille et, nolens volens, très efficace formule de Machiavel, pour qui « le Prince […] a peu à craindre les conspirations lorsque son peuple lui est attaché ; mais aussi il ne lui reste aucune ressource si cet appel vient à lui manquer ».
La politique 2.0 ?
Mais l’on est bien sûr en droit de se demander si l’on peut encore faire de la politique à l’âge de Twitter. Peut-on encore penser de sérieuses politiques publiques au long cours, des réformes souvent douloureuses, des actions symboliques, quand la vindicte sans appel d’une opinion changeant de direction toutes les cinq minutes pèsent désormais tant sur l’esprit des élus et des décideurs ? Au 21e siècle, aurait-il même été concevable d’abolir la peine de mort, quand l’on se souvient des levées de bouclier qu’elle suscitait déjà au sein d’une opinion qui ne connaissait pourtant encore pas internet ? Il faut, aux politiques, regagner la confiance des citoyens. Le cynisme de l’opinion, révélé par les nuées de commentaires déversés sur internet, semble profond. Le foisonnement des théories du complot, ces inepties qui prêtent aux dirigeants politiques bien plus de pouvoir qu’ils n’en ont réellement, et l’absence de confiance dans les institutions (médias, banques, politiques, monde sportif, etc.) agissent comme un acide corrodant la vie publique. L’individualisme contemporain est une donnée incontournable avec laquelle il faut composer pour mener des initiatives au nom de l’intérêt commun. Or, sans une bonne dose de doute individuel, point de saine démocratie, certes. Mais le doute n’est pas la négation ou l’opposition aveugle. A cet égard, les administrateurs vont devoir faire preuve de toujours plus de transparence, et les politiques les plus précieux seront sans doute, et avant tout, les plus pédagogues. Plus encore, les gouvernements gagneront immensément à compter davantage d’individus issus de la société civile en leur sein, quitte à frustrer les ambitions de ceux qui, ayant œuvré longtemps dans les appareils ou les partis politiques, se verront priver des responsabilités qu’ils convoitaient de longue date. On ne fera ainsi plus de la politique pour tous, mais pour chacun. A un âge individualiste et alors que triomphe la « customization » (personnalisation), la nuance est de taille ; elle offre aux individus la possibilité de devenir ou de rester les maîtres de leur destin.
Autre bouleversement majeur de notre temps, la mue du quatrième pouvoir. Aux États-Unis, il faut attendre 1956 pour que le cap des 75% de foyers américains équipés d’une télévision soit franchi, et à l’époque, les chaînes de télévision se comptaient sur la moitié des doigts d’une main. Au reste, en 1960, les débats présidentiels opposant Kennedy à Nixon sont les premiers à être télévisés, initiant réellement une nouvelle ère dans la politique américaine. L’apparence commence ainsi à compter[3]. Mais la lente lecture des journaux favorisait encore l’analyse à froid. Les journalistes, pour leur part, se voulaient objectifs, et à défaut de l’être tout à fait, faisaient de leur mieux pour y parvenir ; que l’on relise, pour preuve, les journaux de l’époque : quel contraste avec le cycle 24/7 des médias aujourd’hui ! Désormais, un flash d’information semble suffire à juger des politiques qui mettent des années à être exécutées et au moins autant à prendre effet. Le citoyen ordinaire peut avoir accès à plusieurs centaines de chaînes, jette des coups d’œil distraits sur la presse en ligne, complète ses lectures avec des blogs alignés sur ses opinions politiques, et reçoit les déclarations de 140 signes issues du compte Twitter des personnalités de son choix ; aux États-Unis, c’est dès le début des années 2000 que plus de 75% des foyers sont équipés d’internet. C’est alors, dans le sillage des « guerres culturelles » de l’ère Clinton, mais surtout avec le duel Gore/Bush, l’époque où démocrates et républicains commencent à s’opposer systématiquement les uns aux autres, dans un climat hyper-partisan qui conduit, dans certains cas, à la paralysie des affaires publiques.
La place publique s’est étirée à l’extrême, et au sein de ces médias qui souffrent aussi cruellement de n’avoir plus assez de ressources financières, l’on observe une tendance prononcée à ne pouvoir produire autre chose que des analyses binaires : C’est « blanc » ou « noir », « 0 » ou « 100% », « réussi » ou « raté ». Il faut pourtant s’insurger contre ce phénomène contemporain et exiger une rigueur et une nuance intellectuelles plus fortes : les défis du 21e siècle sont trop complexes pour être réduits au simplisme le plus cru, trop importants pour être noyés dans une succession sans fin de « buzz ». Une plus grande culture générale est donc indispensable aux journalistes d’aujourd’hui pour permettre à leur monde de s’en sortir par le haut. Car il ne faut pas s’y tromper : leur rôle de contrepoids aux excès du politique reste primordial.
Le règne quasi-tyrannique des sondages d’opinion est un autre élément avec lequel chacun doit désormais compter. A l’époque de Kennedy, les enquêtes étaient, en comparaison, rares, réalisées au travers d’entretiens coûteux pour les sondeurs, et même à cette époque, le nombre de foyers équipés de téléphone restait modeste. Le processus était en outre laborieux, nécessitant jusqu’à un mois pour l’obtention de résultats finaux par les instituts. Depuis la baisse du prix des communications locales et la diffusion des ordinateurs dans les années 1970, les médias se sont emparés de ces outils pour tâcher de saisir la complexité de leur époque, et les sondages explorent aujourd’hui tous les domaines de la vie publique, offrant des indices dont les politiques font usage pour conduire leurs agendas avec détermination ou reculer sans même livrer bataille. Or, dans la préface à la réédition de L’introduction de l’histoire des relations internationales des auteurs Renouvin et Duroselle, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine relève fort à propos qu’« il est amèrement savoureux de lire, sous la plume de Duroselle, que ‘‘la démocratie, quelle que soit la définition que l’on en donne, est fondée sur l’idée de ‘‘volonté du peuple’’. Et il ajoute ces considérations, plus valables que jamais : ‘‘George Gallup, principal inventeur de la technique des sondages d’opinion, a entièrement confondu les deux notions. Il évoque un monde futur où les élections périodiques seraient remplacées par des sondages d’opinion incessants. Ainsi l’homme d’État se verrait dicter ses décisions au jour le jour par l’opinion’’. A méditer... ». Cette prudence de l’ancien ministre est toute justifiée. Le risque est que le politicien devienne un pur agrégat de résultats d’enquêtes d’opinion, vendu grâce à un bon marketing politique, et qu’il perde de vue le long terme à une époque où, de l’environnement à la dette publique en passant par l’éducation, les enjeux les plus importants exigent de prendre des décisions parfois douloureuses sur le court terme. En outre, la valeur d’une opinion passive diffère largement de celle d’un engagement politique actif, d’un vote ou d’une prise de pouvoir telle que décrite plus haut, car elle ne vient avec aucune responsabilité : celui qui l’émet peut en changer « comme de chemise » et n’a aucun compte à rendre.
La réinvention de l’audace
En leur temps, Bill Clinton et Tony Blair ont excellé dans leur stratégie de communication. Or le nippon Junichirō Koizumi, dirigeant dont on a, en Europe, à tort oublié le style, a également usé à merveille des sondages et des outils médiatiques à sa disposition pour avoir en permanence un taux de soutien oscillant entre 40 et 60% de l’opinion durant plus de cinq ans (2001-2006). L’homme arrivait ainsi à relancer des cycles de cent jours au cours desquels il faisait rebondir son opinion et mettait en œuvre ses réformes. Au travers d’une mise en scène appelée par la presse « théâtre Koizumi », le premier ministre parvenait à transformer ses adversaires en « forces de résistance » opposées au changement et au souverain bien du peuple. Koizumi a même donné l’impression de consulter ce dernier régulièrement et de l’associer aux grandes décisions. L’homme communique alors simplement, mais intensément. En effet, Koizumi est omniprésent dans les médias : deux « points presse » quotidiens pendant cinq ans, le matin pour la presse écrite (pour leurs éditions du soir), et en début de soirée pour les journaux télévisés ; une « newsletter » hebdomadaire, au travers de laquelle il s’adresse de manière simple et directe à ses abonnés, qui atteindront un temps les deux millions ; et la radio, pour laquelle il enregistre une série d’émissions sur le thème des réformes. Koizumi parvient souvent à modifier le sentiment de l’opinion publique sur des sujets centraux (envoi de troupes en Irak, dissolution de la Chambre basse, etc.). Ses concitoyens sont d’abord très critiques, mais mis devant le fait accompli, leur opinion change du tout au tout. D’où l’idée que Koizumi est un politicien qui aime à passer en force sur des projets qui lui tiennent à cœur : le coût politique à souffrir est resté négligeable et son capital politique s’en est trouvé augmenté, aux bénéfices de ses réformes. Inutile de suivre toujours les sondages : bien calibrée, l’audace, en politique, paie.
Enfin, les dirigeants contemporains semblent tétanisés à l’idée d’intervenir envers et contre la toute-puissance supposée de l’économique – et en particulier du capitalisme financier. Mais, à titre d’exemples, se souvient-on encore des taux d’imposition sur les fortunes les plus importantes dans l’Amérique de Kennedy, qui étaient aussi élevés qu’en France aujourd’hui ? Ou, si l’on nous permet un autre saut dans le temps, de la conviction avec laquelle Roosevelt n’avait pas hésité à engager le combat contre les intérêts privés qui avaient mené à la grande crise de 1929 ? Sûr de sa puissance, le politique n’avait pas peur d’engager de vrais bras de fer avec les intérêts particuliers. Depuis la vague de dérégulations engendrées par la « révolution conservatrice » de Ronald Reagan et Margaret Thatcher en Occident, le politique n’a cessé de s’effacer toujours davantage devant eux. La réaction timorée des dirigeants d’aujourd’hui, dans le sillage de la crise de 2008, laisse pour le moins perplexe, d’autant qu’elle était une opportunité pour beaucoup de se réinventer une destinée politique. Car il ne faut pas s’y tromper : les dirigeants sont largement responsables de leurs infortunes et paient à juste titre le prix de cette incapacité à maîtriser les délires de l’économique. Nombreux sont ceux qui s’accordent à dire que Kennedy n’avait pas beaucoup de convictions politiques[4] ; mais son aptitude à négocier ou à se racheter du capital politique était impressionnante, même si elle venait parfois au prix de quelques graves erreurs. Un zeste de panache, une pointe d’humour, il n’en faut pourtant pas toujours beaucoup pour emporter l’adhésion de ses concitoyens. La réinvention de l’audace est sans doute un élément indispensable pour gouverner au 21e siècle.
Un nouveau leadership pour le futur
Il y avait quelque chose de tragicomique dans le sondage publié par l’institut Gallup début décembre 2010[5], indiquant que John F. Kennedy restait le président à recueillir le plus d’opinions favorables (85% en 2010 contre 84% en 2006 !) sur la période 1961-2009. Tragique, car qui pourrait actuellement, aux États-Unis ou ailleurs, atteindre ces sommets ? Et comique, sans doute, tant notre époque a changé qu’un tel taux d’approbation ferait même sourire.
« Au fond, les politiciens n’ont pas changé depuis la Grèce antique. Ils forment un syndicat de négociateurs », observait naguère André Malraux. Tout le génie politique de Kennedy était pourtant d’avoir compris son époque pour la transformer ; il a su préserver l’essence séculaire du négociateur rusé tout en l’adaptant à son temps. En comparaison, nos syndicats de négociateurs font aujourd’hui pâle figure. Mais ce changement de style qu’impose notre époque nous rappelle au fond que nous avons besoin de plus de politique, pas moins. Et que la politique demeure, envers et contre tout, l’art du possible.
Gageons que le prochain individu à œuvrer en faveur d’un renouveau politique en Occident sera certainement plus Churchill que Kennedy : la réduction de la dette publique au moment où la génération du baby-boom part à la retraite, couplée à un nécessaire investissement de taille dans l’éducation pour stimuler l’économie du savoir et à la nécessité de trouver une formule pour favoriser la « croissance verte », s’annoncent comme un défi qui va occuper l’Occident pour plusieurs années, peut-être même quelques décennies, et requérir, en l’absence de croissance forte, compréhension et patience. Ou alors, il va nous falloir réellement ne plus nous demander ce que le pays peut faire pour nous, mais ce que l’on peut faire pour lui, dans un sens pourtant légèrement différent de celui que John Kennedy donna à sa célèbre formule. Nos trois exemples de départ l’illustre aujourd’hui fort bien : le Japon vieillit à toute allure, quand, en France, on parle des « trente frileuses » (Le Monde) à venir, ce, alors qu’aux États-Unis, on nous prédit un « âge de l’austérité » (Washington Post). En d’autres termes, notre époque nous promet des « larmes et du sang », des sacrifices que nous ne sommes peut-être pas encore prêts à consentir. Il nous faudra un bon pilote pour traverser cette zone de turbulences. Or, ce nouveau leadership pour le futur déterminera la capacité de l’Occident à conserver une voix dans le grand concert des nations.
Parties annexes
Notes
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[1]
Ainsi, il fut le seul président américain depuis la fin de la Seconde guerre mondiale à n’avoir jamais vu son taux d’approbation passer au-dessous de 50%, quoiqu’il fût sur une pente déclinante au moment de son assassinat. Cf. « Presidential Approval Usually Falls Below 50%; Timing Varies », enquête publiée par l’institut Gallup le 26 août 2009.
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[2]
Certains démographes, à l’instar d’Emmanuel Todd, estiment que l’humanité dans son ensemble sera alphabétisée à la moitié du 21e siècle.
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[3]
Le jeune frère de Kennedy, Ted, raconte ainsi dans son autobiographie True Compass (Twelve Publishers, 2009) comment le candidat démocrate parvint à inciter Richard Nixon à ne pas passer chez la maquilleuse alors que lui-même s’y faufila au dernier moment, apparaissant frais et énergique face à un adversaire mal rasé qui semblait fatigué et âgé ! Les téléspectateurs estimèrent que Kennedy remporta haut la main cette manche quand les auditeurs à la radio jugèrent que le républicain s’en était mieux sorti ou que les deux candidats avaient été aussi bons l’un que l’autre.
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[4]
Pour l’anecdote, quand on lui demanda qu’est-ce qui l’avait poussé à concourir pour la présidence de son pays, il répondit en substance qu’après avoir vu qui se présentait, il se demanda tout simplement pourquoi pas lui.
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[5]
« Kennedy Still Highest-Rated Modern President, Nixon Lowest », sondage publié par Gallup le 6 décembre 2010.