Résumés
Résumé
Après avoir écrit à Sens Public sur le Tirou-koural, David Annoussamy nous parle cette fois de la littérature indienne du Cambaramayanam. Dans le pays tamoul on découvre des récits relatifs à Rama qui n’existent pas chez le grand poète Valmiki. On trouve des références à Rama dans les hymnes mystiques des saints vishnouites (les Ajvars). Plusieurs poètes ont composé des Ramayanas entiers, mais il ne reste plus rien de leurs œuvres ou simplement quelques bribes. De cette épopée déjà connue de son public, le poète tamoul, Cambar, a voulu faire son ouvrage majeur et y a parfaitement réussi. Son chef d’œuvre a éclipsé tout ce qui l’avait précédé.
Corps de l’article
I - Le Ramayana
Il y a eu probablement plusieurs versions du Ramayana en langue sanscrite avant celle de Valmiki, mais son chef-d’œuvre a éclipsé tout le reste. Il est de tradition de dire que Valmiki est le premier des poètes et que sa création est la première création littéraire.
Le Ramayana c’est l’odyssée de Rama à la recherche de sa femme enlevée. Comme toutes les grandes œuvres anciennes il draine avec lui plusieurs récits secondaires qui devaient avoir cours à cette époque et qui ont été rattachés à l’épopée. L’art du poète consiste à les placer au bon endroit, où ils s’insèrent tout naturellement sans qu’on voie le raccord. Des leçons morales sont savamment incorporées au récit. Il n’y a pas de longs dialogues sur les questions morales et philosophiques comme dans le Mahabharatha, dont le Bhagavat Gita est le plus connu et le plus élaboré.
Une leçon sur laquelle le poème semble pivoter et par laquelle le Ramayana se démarque des autres œuvres indiennes, c’est l’insistance sur la monogamie. Le Mahabharata nous indique que la polyandrie était pratiquée dans le pays à un certain moment de l’histoire. On rencontre fréquemment la polygynie dans les autres œuvres ainsi que dans la mythologie indienne. Le Ramayana élève la voix tout seul pour prôner la monogamie. Rama et Sita donnent l’exemple de la monogamie la plus stricte et la plus absolue en dépit de toutes les tentations et toutes les pressions.
Le Ramayana de Vamiki a été traduit et adapté dans toutes les langues indiennes importantes. Les hauts faits et gestes de Rama ont frappé l’imagination des esprits du nord au sud de l’Inde. Des épisodes du Ramayana sont racontés aux enfants dans les foyers. Ils sont constamment répétés au coin des rues ou autour des temples sous forme de discours, de chants, de théâtre, de danses, de spectacles de marionnettes. C’est une source d’inspiration intarissable.
De nos jours le Ramayana nourrit les bandes dessinées à la grande joie des jeunes. La télévision indienne a gagné en popularité par sa série hebdomadaire sur le Ramayana. Les hindous se précipitaient devant le petit écran tous les dimanches à 10 heures, cessant toute occupation, non pas tant pour découvrir la suite qui leur était connue, mais tout simplement pour se délecter des images de leur Ramayana et aussi peut-être pour en retirer un bienfait religieux.
Le Ramayana est connu non seulement dans toute l’Inde, mais aussi dans le sud-est asiatique. On le retrouve dans les sculptures, les récits, les danses, les marionnettes de ces pays. On rapporte qu’il y a un Ramayana en langue lao.
Le Ramayana est connu en France dès le 19e siècle. Michelet le glorifie. Lamartine en parle de manière élogieuse dans son Cours familier de littérature. On trouve dans ‘Les poèmes antiques’ de Leconte de Lisle un poème sur Valmiki et un autre sur l’arc de Siva, l’arc que Rama tendit au point de rompre. Au 20e siècle le Ramayana a été traduit en français.
Le Ramayana est indéniablement une grande œuvre de la littérature universelle. Ce qui (en) constitue le trait distinctif et aussi son mérite, c’est le pacte du héros avec le règne animal. Les singes y occupent une place de tout premier plan. Ils sont dotés d’une force physique et d’une endurance extraordinaires. Ils se comportent souvent comme des hommes. Il est amusant de constater qu’ils réclament à l’occasion le statut d’animaux quand cela les arrange et qu’on ne leur refuse pas. Hanouman, le général des singes, fait preuve d’une intelligence dont beaucoup d’hommes pourraient être fiers. Leur participation dans l’épopée serait-elle le souvenir dans la mémoire collective d’une espèce aujourd’hui disparue ?
Pour les Hindous, Le Ramayana est un livre sacré. Rama est l’incarnation de Dieu sous son aspect de Vishnou. Des grands esprits comme Gandhi lui ont voué un culte fervent. Encore de nos jours nombreux sont ceux qui l’invoquent avant toute entreprise ; ils inscrivent son nom au début d’une invitation au mariage, d’une épreuve scolaire et même de tout ce qu’ils écrivent, comme certains chrétiens mettent la croix ou Jésus Marie Joseph.
Il y a évidemment des temples dédiés à Rama ; il y en a aussi qui sont consacrés à Hanoumane. Même dans d’autres temples on peut admirer les statues de Rama, sur les gopurams, avec son épouse Sita et son inséparable frère, Lakshmana. Son fidèle auxiliaire, Hanoumane, qui est hissé au rang d’une divinité, figure en bonne place. Les murs et les plafonds des temples attirent notre attention par des peintures aux vives couleurs retraçant les épisodes du Ramayana.
II - Le Cambaramayanam
Dans le pays tamoul on découvre des récits relatifs à Rama qui n’existent pas chez Valmiki. On trouve des références à Rama dans les hymnes mystiques des saints vishnouites (les Ajvars). Plusieurs poètes ont composé des Ramayanas entiers, mais il ne reste plus rien de leurs œuvres (écrits) ou simplement quelques bribes. De cette épopée déjà connue de son public, le poète tamoul, Cambar, a voulu faire son ouvrage majeur et y a parfaitement réussi. Son chef d’œuvre a éclipsé tout ce qui l’avait précédé.
Cambar a présenté son œuvre sous le nom de Ram-avataram(l’avatar de Dieu sous la forme de Rama). On la situe en général au 12e siècle. Elle comprend 10.000 stances réparties en six livres. Pour distinguer l’œuvre (l’épopée) de Cambar des autres Ramayanas on l’appelle Camba-Ramayanam.
Le lettré tamoul ne peut s’empêcher d’admirer l’étendue des connaissances de Cambar. Il possédait une parfaite connaissance de toutes les œuvres tamoules précédentes, déjà très abondantes. Certains sont même arrivés à la conclusion que connaître Cambar, c’est connaître toute la littérature tamoule antérieure. On lui a décerné le titre d’empereur des poètes et on organise annuellement des fêtes en son honneur. C’est l’occasion d’approfondir la connaissance de son œuvre.
Bien qu’inspiré du Ramarayana de Valmiki, le Camba-Ramayanam se présente comme une œuvre (production) originale. Kambar omet le 7ème livre. En effet l’épopée atteint son apogée à la fin du 6ème livre avec le couronnement de Rama. On se demande même si le 7ème livre attribué à Valmiky n’est pas apocryphe. Pour le reste Cambar n’hésite pas à apporter des modifications consistantes à la version de Valmiky. Il développe certains épisodes, en crée de nouveaux, en omet ou en modifie d’autres, compte tenu de la philosophie de la vie de la société tamoule de son époque et aussi de l’éthique générale qu’il a voulu propager par son œuvre. Ce n’est pas une traduction ni même une simple adaptation ; c’est une œuvre nouvelle sur un canevas existant.
Le Cambaramayanam possède des qualités littéraires qui lui sont propres. Les descriptions de Cambar restituent les événements avec tous les petits détails comme une camera. Voici Ravana, vaincu au combat, rentrant la tête basse : il ne regardait ni à droite ni à gauche, il ne levait pas les yeux vers les merveilles de sa ville, il ne remarquait pas les amis qui s’approchaient de lui, il ne regardait pas sa grande armée répandue comme un océan, il ne tournait pas les yeux vers ses épouses qui chacune avait les yeux fixés sur lui, il passait les yeux rivés sur la déesse Terre.
Le poète nous dévoile aussi ce qui se passe dans le cœur de Ravana. Ayant perdu au combat la superbe couronne qui ornait sa tête, il rentre rempli de honte, alors il n’est pas préoccupé par la dérision des habitants des cieux ni par celle des hommes sur terre, ni des sarcasmes renouvelés de ses ennemis. Il est navré de penser que Sita, qui avait repoussé toutes ses avances et qu’il pensait néanmoins pouvoir posséder un jour, allait se plaire à se moquer de lui.
A chaque épisode le poète a dans son esprit le thème de son épopée. Ainsi, quand Hanoumane parti en éclaireur à Ceylan vient annoncer à Rama qu’il a vu Sita, il ne s’attarde pas au spectacle de la désolation, il y mêle la joie annonciatrice de l’issue heureuse : Seigneur, je n’ai pas rencontré seulement une beauté séparée de son mari plongée dans la pénitence ; j’ai vu ce qu’on appelle la bonne naissance, la patience parfaite, et la suprême vertu féminine , j’ai vu tout cela régner dans la joie.
L’expression des émotions par Cambar remuent le cœur et l’esprit. Le poète devient lui-même possédé par les émotions des personnages : les vers ne semblent pas être faits de mots qui décrivent ces émotions, ce sont les émotions elles-mêmes qui se déversent.
Le poète a le don des images, il les utilise à profusion pour retenir l’attention du lecteur. Ces images présentent éloquemment les personnages, les objets ou les paysages. En évoquant les fleurs de nénuphar fraichement écloses il les compare aux yeux du public fixés sur une belle danseuse.
Le poète utilise à l’occasion l’hyperbole pour renforcer l’idée. Pour montrer que la flèche lancé par Rama a pour toujours extirpé l’énergie d’une diablesse terrifiante, il dit que la flèche a emporté avec elle et son pouvoir et la colline et l’arbre et la terre qui se trouvaient sur son passage. Ainsi peut-il répéter le mot emporté plusieurs fois pour exprimer que l’action est parfaitement achevée.
Le poète, dans cette œuvre colossale, a mis en œuvre toutes les ressources de la langue tamoule ; on trouve chez lui une abondance de mots et d’associations des sons inégalée. Le style est d’une beauté incomparable ; raffinement, nuance , force, vivacité tout s’y trouve à bon escient. Pour chaque saveur littéraire il sait trouver les mots évocateurs, le rythme approprié et les sonorités correspondantes. On peut parfois rien qu’avec le rythme et les sons deviner le contenu sans avoir à recourir aux mots. C’est presque de la musique.
Indépendamment de sa haute valeur littéraire, l’œuvre possède pour le grand public une auréole sacrée. Rama est un avatar de Vishnou, venu au monde pour le délivrer des forces du mal mais aussi pour apprendre aux hommes à se conduire dans la vie en toutes circonstances et rester dans le droit chemin sans chanceler. De ce fait le Ramayana est une œuvre édifiante de choix, mais une œuvre d’édification discrète. Cambar est imprégné des idées sublimes du grand Tirouvallouvar. Avec un art consommé le poète laisse jaillir des leçons morales à l’occasion, au fil de l’histoire faisant parler les événements et les personnages
Certains se sont posé la question de savoir si le poète n’est pas allé trop loin dans la recherche de l’excellence. Rama est un monstre de perfection. Il force notre admiration sans mélange, mais il est trop au dessus de nous pour qu’on puisse l’imiter ou même songer à le faire. Il est vrai que Rama s’avère une âme non commune. Il fait ce qu’on peut faire de mieux dans chaque circonstance ; mais est-il mauvais de se fixer une cible élevée même si l’on ne peut l’atteindre ?
D’autre part il n’est pas tout à fait vrai que Rama soit présenté comme la perfection absolue. Tout en laissant deviner en filigrane que c’est un avatar de Dieu, le poète place son héros dans des situations difficiles et épineuses où sa faiblesse humaine pointe. Il est confronté à des tentations, à des changements de fortune soudains, aux vicissitudes et aux tribulations de la vie plus même qu’un homme ordinaire. Que peut-il arriver de plus affligeant à un jeune marié que de voir sa femme enlevée ? Que peut-il arriver de plus dur que de parcourir à pied l’Inde du nord au sud et de livrer des combats acharnés pour pouvoir la délivrer des griffes d’un rival tout puissant, avec au départ son seul frère Lakshmana pour l’aider ? Il accomplit certes des prodiges de vaillance et de générosité. Mais certains actes sont un choix entre deux maux. Jusqu’à ce que le choix soit fait le lecteur est tenu en haleine. Même après il lui faut du temps pour saisir le bien fondé de l’acte. Il accède à une éthique supérieure par un acte réfléchi.
III - Le sentiment religieux de Cambar
De surcroît Cambar communique à son lecteur son sentiment religieux. Il a été élevé dans la religion vishnouite ; il s’en est pénétré jusqu’à la moelle en composant son œuvre (épopée) sur Rama, une incarnation de Vishnou. Cela ressort de toute l’œuvre ainsi que du titre du poème, Rama-avataram (l’avatar de Vishnou en Rama).
L’œuvre tout entière est consacrée aux vertus et actes de Rama. Même dans les récits annexes, Rama joue un rôle. La ferveur de Cambar pour Rama est sans limite. Il l’aime, il l’adore. Il se délecte à chanter ses actes divins. Quand dans cet état d’esprit il suit Rama dans ses pérégrinations, sa ferveur croît. Cambar est animé d’un mysticisme puissant qui lui donne le souffle nécessaire pour achever ce poème colossal.
Quelle est la nature de ce phénomène qui donne tant de conviction et d’énergie à ceux qui le vivent ? Le mysticisme dans son sens général est la relation privilégiée d’intimité que le croyant entretient avec Dieu. Cette union peut prendre diverses formes ; elle peut être plus ou moins forte. Sri Aurobindo, l’un des plus grands yoguis modernes, a pris la peine de nous donner une idée de l’état ultime en ces termes :
« Il n’est pas possible au langage humain d’exprimer entièrement l’unité totale et l’éternelle variété de la Joie de l’amour divin. Nos membres supérieurs et inférieurs tous les deux en sont inondés, l’esprit et la vie pas moins que l’âme ; même le corps partage cette joie, en sent le contact, est rempli dans ses membres, veines, nerfs du flux du vin de l’extase, de l’ambroisie. »
La science de son côté s’est intéressée à l’expérience des mystiques et a cherché à l’expliquer. L’image qu’elle a donnée a varié nécessairement avec son progrès. Ses efforts n’ont pas été tout à fait vains bien qu’il lui reste encore du chemin à parcourir. Sa dernière trouvaille est intéressante. Elle a été obtenue en observant, à l’aide d’appareils sophistiqués conçus à cet effet, le cerveau d’un mystique reconnu et ceux des religieuses concentrées dans leurs prières. Les savants ont constaté que la partie supérieure de la région arrière du cerveau transforme les données sensorielles réelles ou imaginées en une prise de conscience où le soi se distingue du reste du monde. Quand cette partie est privée de données sensorielles par une concentration intérieure ou toute autre cause, cet organe de tri ne peut pas tracer la ligne de séparation entre le soi et le monde et partant exercer sa fonction de l’appréhension par soi des données externes. Le cerveau perçoit alors le soi isolé comme infini, un avec toute la création et cette perception est réelle. L’effet mystique peut être senti même par quelqu’un qui s’affiche incroyant. « Tant que notre cerveau est programmé de cette façon, Dieu ne va pas s’en aller », lance un savant. L’homme, une poussière de l’infini, pourrait constater son identité avec ce dernier ! On est proche de la pensée religieuse communément admise dans l’Inde que tout ce qui existe est Dieu. Cela explique aussi le mécanisme de la maya (fonction de tri du cerveau) et de sa disparition (cessation de cette fonction).
Cet état ultime de mysticisme est atteint dans la contemplation, la méditation ou la prière. Mais le mysticisme peut prendre d’autres formes ; le plus courant est l’effusion des poètes mystiques qui sont bien connus. Le mysticisme de Cambar est un mysticisme actif. Le domaine d’action qu’il a choisi, soit chanter les exploits de Rama est propice à entretenir et nourrir son union avec Rama. Son Ramayanam est un culte rendu à Rama.
IV- La religion de Cambar
Bien que Cambar soit mystiquement lié à Vichnou sous la forme de Rama, sa religion n’apparaît pas au premier plan. Pour la trouver il faut recourir aux invocations placées au début de chaque livre. En effet les poètes tamouls commencent leur œuvre par une invocation à leur dieu préféré. Quand c’est une œuvre ample ils placent une invocation au début de chaque livre. C’est tantôt une prière, tantôt un acte d’adoration, tantôt une demande de faveurs. Les invocations de Cambar sont d’un tout autre genre, ce sont des actes de glorification de Dieu. Elles permettent ainsi de connaître la pensée religieuse de Cambar. Pour cela il suffit d’analyser soigneusement ces invocations.
Ces invocations se trouvant à environ 2.000 stances d’intervalle, le lecteur ordinaire peut difficilement les avoir toutes en même temps à l’esprit. Ce qui compte pour ce dernier, c’est l’effet d’ensemble du récit. Pour pénétrer la pensée profonde de Cambar il faut ranger ces invocations les unes à la suite des autres. On s’aperçoit alors que sa pensée a deux volets. Le premier, c’est le culte inconditionnel à un dieu personnifié, bien identifié, le deuxième son acceptation d’un dieu multiforme ou sans forme. Mais pour Cambar c’est le même dieu unique qui peut prendre toutes les formes et qui peut devenir indéfinissable. La première conception est développée dans les invocations placées au début des cinq premiers livres et la deuxième dans l’invocation du dernier livre.
Voici en résumé les invocations des cinq premiers livres :
1-A Lui le Seigneur
Nous nous abandonnons,
Lui, le maître suprême de l’univers
Lui qui crée, qui préserve, détruit.
2-O, roi écarté du trône par méchanceté,
Qui de tout souci a délivré les dieux.
Tu fais un avec l’univers
Comme le corps, la vie et l’esprit.
3-Nul ne Le connaît, ni les Védas,
Ni les sages qui s’y consacrent.
Ni même Brahma qui les a révélés.
Lui, le dieu originel, âme de mon âme.
4-Doté de trois formes, paré de trois vertus,
Faisant éclater au monde entier
Sa nature divine, origine de toute chose,
Connaissance de toute connaissance.
5-La maya, à la vue de qui se dissipe-t-elle ?
A la vue de celui qui, l’arc à la main,
Est entré victorieux à Ceylan.
Lui, l’aboutissement des religions.
Dans le premier livre Cambar s’en tient prudemment à une conception universellement admise, exaltant le rôle dynamique de Dieu. Toutefois, l’attitude prise par le poète c’est celle préconisée par le vichnouisme, l’abandon à Dieu.
La deuxième invocation s’adresse directement à Rama. La première idée qui vient à l’esprit du poète, c’est la perfidie de la marâtre qui a réussi à l’écarter du trône (péripétie humaine). Il s’empresse d’ajouter qu’il a délivré les dieux de leurs maux et qu’il est consubstantiel à Dieu.
La troisième invocation est la glorification de son dieu favori (Vichnou), le Dieu originel, qui échappe à la connaissance humaine auquel le poète est mystiquement lié.
Dans le quatrième livre il change de ton, il rend son dieu accessible, il en brosse un portrait, et déclare que sa divinité éclate aux yeux de tout le monde.
Dans le cinquième livre il revient à Rama, il chante sa victoire sur terre mais il en indique la nature divine, c’est lui qui fait disparaître la maya.
On s’aperçoit bien que toutes ces invocations s’adressent à Vishnou, la Cause Première qui englobe tout. Rama, l’incarnation de Vishnou, apparaît directement dans le deuxième et le cinquième livres. Cambar ne mentionne nulle part le nom de Vishnou ni celui de Rama dans les invocations. Par respect il n’y parle d’eux qu’à la troisième personne. Sauf dans le deuxième livre où, évoquant l’injustice faite à Rama, il s’adresse à lui directement pour mieux exprimer sa compassion à Vichnou descendu sur terre. Même là, pas de prière.
Dans les invocations des cinq premiers livres Cambar s’en tient donc à la conception inhérente au poème, l’avatar de Vishnou en Rama. En même temps, de son dieu incarné qu’il fait vivre dans son épopée il se fait une idée transcendante, c’est le dieu originel en dehors de tout, au delà les apparences. C’est ce qui lui permettra de faire un bond dans le dernier livre pour envisager de manière sereine les autres conceptions de Dieu.
V- L’agnosticisme de Cambar
En effet Cambar nous réserve une surprise au dernier livre où, tout en gardant intact son attachement à son dieu favori, il exprime son adhésion à une pensée d’allure agnostique. Cet esprit curieux a eu l’occasion d’étudier les œuvres mystiques, théologiques et métaphysiques déjà abondantes en langues sanscrite et tamoule. Il a été frappé par la difficulté éprouvée par les plus grands esprits pour cerner la notion de Dieu et par la diversité des conceptions acceptables. Il ne peut pas oublier les incessantes querelles théologiques et les guerres religieuses qui ont fait rage. Il en perçoit l’inanité et voudrait en éviter le retour. A cet effet il se met en quête d’une conception acceptable à tout le monde, tout en restant attaché à ses convictions. C’est le résultat de cet exercice qui est condensé dans l’invocation placé au commencement du dernier livre.
Unique dites-vous, Il l’est
Multiple soutenez-vous, Il l’est
Invisible dites-vous, Il l’est
Partout dites-vous, Il y est
Inexistant soutenez-vous, Il l’est
Éternel dites-vous, Il l’est
Sublime en effet la vie du Parfait.
Mais pour nous quelle condition ici-bas?
Cambar récapitule les diverses conceptions essentielles de Dieu à son époque présentant des vues diamétralement opposées. Il les accepte toutes sans réserve. Mais il ne veut pas suggérer qu’on peut jouer avec l’idée de Dieu, penser n’importe quoi. Pour lui, Dieu n’est pas pure invention de l’homme. Il ne suggère pas non plus que par complaisance Dieu s’ingénie à prendre la forme qu’on lui prête. Pour lui Il existe indépendamment, Il est la Cause Première. Mais les hommes le conçoivent chacun à leur façon, telle étant leur incapacité à Le saisir. Le Dieu de Cambar est au-dessus de l’imagination humaine; sa grandeur est telle que tout qualificatif sur lui peut s’appliquer, mais aucun ne peut le cerner. Il y voit une gloire de plus de Dieu.
Cette diversité de conceptions de Dieu est encore présente dans l’Inde. Pour l’illustrer il suffit de jeter un coup d’œil aux conceptions de quelques grands Indiens de l’époque moderne qui se trouvaient placés devant les mêmes réalités et qui ont été confrontés aux mêmes problèmes.
Soupramania Barathi suit la tradition: tout ce qui existe est Dieu. Tagore, lui, a foi en l’humanité, en l’Homme Suprême, infini dans son essence et fini dans ses manifestations sur terre. Pour Sri Aurobindo, le Délice de l’existence peut transformer la vie sur terre en vie divine. Gandhi prêche que la religion est entièrement personnelle et que chacun peut la concevoir comme il veut. Quant à lui, il reste un fervent indéfectible de Rama. Nehru refuse d’accepter Dieu. Il récuse toute conception anthropomorphique d’une divinité ou de n’importe quel pouvoir suprême inconnu.
Cinq hommes, cinq approches. On peut se hasarder à dire, autant d’hommes, autant de conceptions. Chacun reçoit une image de Dieu en héritage par l’éducation familiale, sociale et même parfois scolaire et s’en tient là. Certains à l’aide de leur propre réflexion et expérience modifient l’image reçue et se construisent une image à eux.
Cambar accepte d’emblée toutes les images proposées, les déclare toutes applicables au Dieu infiniment grand. Le fait que Dieu donne tant d’images divergentes de Lui le laisse quand même perplexe et le chagrine. Il ne peut s’empêcher de déplorer la condition humaine qui lui permet juste d’entrevoir Dieu et sa toute puissance mais qui l’empêche de Le connaître pleinement. Ce rapprochement de la perfection indescriptible de Dieu et de l’incapacité humaine à Le saisir fait un tableau poignant dans cette dernière invocation. Un autre poète tamoul a exprimé cette tragique impuissance humaine en ces termes : « Je l’ai bien atteint mais il n’est toujours pas atteint ». Les théologiens européens expriment cette impuissance devant la transcendance de Dieu au-delà de toutes les limites par un discours apophatique.
Ce qui est surprenant chez le grand fervent de Rama qu’est Cambar c’est qu’il met l’incroyance sur le même pied que les diverses formes de croyance. Il est vrai que la négation de l’athée ne va pas annihiler Dieu. Par ailleurs ce que nie l’athée, c’est l’image conçue par les autres ; on ne peut pas nier dans l’abstrait, il faut avoir dans l’esprit un concept pour pouvoir le nier ; il faut se faire une idée de Dieu pour le rejeter. Puisque Dieu est conçu par les hommes de différentes façons et qu’aucune n’est entièrement exacte, celui qui nie l’une ou l’autre de ces conceptions n’est pas dans l’erreur non plus. Quand il a rejeté l’image ou les images de Dieu qu’on lui a proposées et qu’il ne cherche pas à s’en faire une, Dieu qui existe indépendamment de toute conception humaine lui apparaît comme inexistant comme il apparaît aux autres sous des formes diverses.
On peut ouvrir ici une parenthèse pour comparer l’opinion de Cambar sur l’incroyance avec celle de Pascal qui avait également envisagé l’hypothèse de l’inexistence de Dieu. Le premier confond l’athée en le logeant à la même enseigne que les croyants de divers bords, il lui fait entrevoir la vanité de sa position devant le caractère sublime de Dieu qui accepte toutes les descriptions, y compris le point limite de l’inexistence ; le second se désole de la perte vers laquelle se précipite l’athée, il l’exhorte passionnément à se convertir et à mettre ainsi les chances de son côté. Placés devant la même question de la nature de Dieu, ils réagissent chacun selon leur formation et leur milieu. L’un est poète indien et l’autre scientifique européen ; pour l’un la vie ultérieure dépend de ses actes et l’on peut se racheter par plusieurs vies, mais pour l’autre il n’y a qu’une seule vie et la condition sine qua non du salut est la foi ; l’un fait un constat et l’autre s’est donné pour mission de convertir les esprits forts, agressivement athées.
Donc dans la pensée de Cambar, l’incroyant ne tient pas une place à part. C’est une des formes de pensée possibles et il ne se met pas en peine de le condamner car pour Cambar le soi-disant incroyant a la même incapacité que les autres à concevoir pleinement et exactement Dieu qui par nature échappe à la connaissance humaine. Cambar est arrivé à cet agnoticisme dès le 12e siècle. Cela lui a été possible après une mûre réflexion sur les tumultes religieux des siècles passés et les cogitations profondes en diverses directions des grands penseurs qui l’ont précédé.
L’agnosticisme qui a ainsi pénétré dans l’Inde lui permettra d’admettre du moins sur le plan des principes l’enseignement de l’Islam et l’évangélisation chrétienne. Mais ces religions n’ont pas pu épouser une position similaire car elles sont conditionnées par des dogmes qui s’y opposent. Elles commencent à s’y résigner cependant sous la contrainte de la nécessité, car elles sont minoritaires. Mais c’est une acceptation superficielle et de pure convenance. L’acceptation pleine et réelle doit aller au delà de la simple "tolérance". Elle consisterait à admettre en toute sincérité que l’autre conception puisse être tout aussi valable que la sienne en ce qui concerne l’Indéfinissable, qui est le point de ralliement de tous, quelles que soient leurs convictions. C’est une question qui a pour enjeu la paix dans le monde.
Cambar nous offre l’exemple d’une position qui permet de rester fidèle à ses convictions contingentes tout en étant ouvert à l’universel. Sa religion a trois aspects, un aspect de culte qui le lie à Rama, un aspect de foi qui le relie à Vishnou et un aspect de pensée qui en fait un agnostique. Avec ce grand esprit profondément religieux on voit à quel point le rapport de l’homme avec le divin peut être complexe et combien vaines sont les querelles prétendues religieuses.