Résumés
Résumé
En 1968, le Portugal était encore aux prises avec la dictature. Toutefois, depuis la fin des années 50, le régime faisait l'objet de contestations de plus en plus vives, notamment de la part de certains catholiques. En plus de remettre en question la politique de l'État Nouveau, ces derniers critiquaient l'attitude collaborante de la hiérarchie catholique portugaise vis-à-vis de l'État Nouveau. C'est donc à la lumière de ce contexte politico-religieux si particulier que cet article analyse le regard porté par la presse catholique portugaise sur les événements de mai 68. Les quotidiens, en constante syntonie avec le régime, dénigraient l'action des grévistes alors que les journaux dissidents, publiés dans la clandestinité pour échapper à la censure, étaient les porte-voix des libertés de Mai dont la principale conséquence fut l'intensification de la lutte politique des catholiques dits “progressistes”.
Abstract
In 1968, Portugal was still with the catches with dictatorship. However, since end of the year 50, the regime was the subject of disputes more and more sharp, in particular on behalf of certain Catholics. In addition to calling in question the policy of the New State, the latter criticized the collaborating attitude of the Portuguese catholic hierarchy with respect to the State Nouveau. It is thus in the light of this context politico-religious so particular that this article analyzes the glance related by the Portuguese catholic press to the events of May 68. Daily newspapers, in constant syntony with the political mode, disparaged the action of the strikers whereas the dissenting newspapers, published clandestinely to escape the censure, were the speaking pipe of freedoms of May whose principal consequence was the intensification of the political struggle of the Catholics known as “progressists”.
Corps de l’article
Présentation et Sommaire du Dossier : " Les héritages de Mai 68 ? "
Quarante ans se sont écoulés depuis les événements de mai 1968. Ceux-ci représentent une période et une césure marquantes de l’histoire contemporaine française. Cette vaste révolte à la fois sociale, politique et culturelle, dirigée contre les institutions traditionnelles, le capitalisme, et, plus particulièrement, contre le pouvoir gaulliste en place, fut enclenchée par des protestations d’étudiants parisiens à l’Université de Nanterre qui donnèrent naissance au Mouvement du 22 mars. Elle se propagea dans le monde ouvrier et presque toutes les catégories professionnelles. Mai 68 fut un mouvement social qui dépassa des barrières ethniques, culturelles, d’âge et de classe. Il ébranla toutes les sociétés européennes, notamment celles des régimes fascistes de la Péninsule Ibérique.
Au Portugal, alors que le pays était encore aux prises avec la dictature d’António de Oliveira Salazar, qui occupait les fonctions de Président du Conseil depuis 1932, les événements furent médiatisés sous le contrôle de l’état. Cependant, depuis la fin des années 50, le pays subissait une crise profonde aussi bien sur le plan socio-économique que sur le plan religieux. En effet, l’Église catholique portugaise était en proie à de vives critiques venus de catholiques qui questionnaient sa relation avec le régime. Les catholiques portugais étaient divisés en deux : les « pro-régime » et les opposants. Malgré ces antagonismes, personne ne resta indifférent aux mouvements sociaux européens et notamment celui qui, à partir de mai 1968, agita la France, le pays d’accueil de la majorité des émigrés portugais. La presse catholique de l’époque offre un regard unique sur cette période de l’histoire de France de par la division du monde catholique portugais de l’époque et donc de par la multiplicité des perspectives.
Il convient premièrement de rappeler comment se caractérisait le Portugal en 1968 d’un point de vue politique et social. Les étudiants représentaient-ils une force importante ? Quelle était la position des catholiques vis-à-vis du régime salazariste ? Ceux-ci s’exprimaient par le biais de trois grands quotidiens catholiques : Novidades, A Voz et Diário do Minho. Comment ces journaux fonctionnaient-ils et de quelle manière ont-ils décrit la révolte française de Mai 68 et ses acteurs ?
On s’attachera ensuite à observer comment le reste de la presse catholique a réagi à la révolte. Les journaux de l’Action Catholique Portugaise firent-ils état des événements ? Les opposants catholiques tentèrent-ils d’échapper à la censure pour véhiculer leurs idées sur Mai 68 ?
Le champ d’étude choisi ici, bien que limité, offre une vision sur le monde catholique portugais de l’époque et sur les mécanismes de répression mis en place par le régime. Il permettra de déceler s’il y a eu une uniformité d’opinion au sein des catholiques concernant les événements de Mai 68.
1. Le Portugal en 1968
Afin de comprendre la vision que les journaux catholiques de l’époque offrirent de Mai 68,.il importe de connaître les caractéristiques et le fonctionnement du régime politique mis en place par António de Oliveira Salazar au début des années 30.
1.1. Le régime
Depuis 1932, le Portugal était gouverné par le Président du Conseil, António de Oliveira Salazar. L’année suivante, à travers une nouvelle constitution[1], il mit fin à la dictature militaire qui était établie depuis le 28 mai 1926. Le régime instauré s’auto-intitulait État Nouveau (« Estado Novo ») en signe de rupture avec la Première République (1910-1926) qui selon lui, était synonyme de désordre politique et de chaos financier.
Tout comme le régime de Mussolini[2], l’État Nouveau consistait en un système corporatiste reposant sur un parti unique, l’Union Nationale[3], même si la Constitution n’interdisait pas in facto les autres partis. Le gouvernement limita le droit d’association et l’existence de groupes politiques autres que celui au pouvoir . En 1930, pendant la dictature militaire, le Portugal se proclamait déjà corporatif. Toutefois, ce ne fut qu’en 1933 dans l’article 5 de la Constitution qu’apparaît l’expression « République unitaire et corporative ». Le décret-loi 23.048, qui mit en oeuvre l’ « Estatuto do Trabalho Nacional »[4], ainsi que cinq décrets-lois, marqua le début de la définition corporative du régime. Le corporatisme permettait à l’État d’exercer un contrôle étroit sur les activités économiques et syndicales. Le régime n’autorisait l’existence que des syndicats nationaux et interdisait les grèves.
Comme les autres régimes fascistes, l’État surveillait de près la population, en particulier par le biais du « Serviço Nacional de Informação, Cultura Popular e Turismo » (S.N.I) dont dépendait le service de la censure. En outre, une police politique, la P.I.D.E.[5], traquait les opposants au régime que ce soit sur le continent ou dans les colonies portugaises.
Ces dernières étaient primordiales pour l’État Nouveau qui ne cessait d’exalter son nationalisme. Celui-ci trouvait son expression dans la défense intransigeante de l’empire colonial constitué par la Guinée-Bissau, le Mozambique, l’Angola et trois territoires en Inde (Goa, Damão et Diu).
Le régime salazariste instaura ainsi un état surveillant qui réglementait toute la vie socio-politique, publique et privée des Portugais, sous prétexte de veiller au bien-être de la nation.
1.2. 1958 et après: la crise
A la fin des années cinquante, le Portugal dut affronter l’une de ses plus graves crises. Lors des élections présidentielles de 1958, le Général Humberto Delgado, un ancien partisan de l’État Nouveau, présenta sa candidature contre le Général Américo Tomaz, de l’Union Nationale. Les Portugais adhérèrent en masse au programme électoral du candidat de l’opposition. Le parti de Salazar remporta cependant les suffrages en faisant usage de méthodes frauduleuses[6]. Ainsi, l’année 1958 marqua un virage dans l’histoire du régime : selon l’historien Fernando Rosas, à partir de cette période, l’État Nouveau s’engouffra dans une « lente agonie »[7]. En dépit des efforts de Salazar et de son successeur Marcelo Caetano, il ne parvint pas à surmonter la crise.
A partir de 1958, les tentatives de coups d’état se multiplièrent. Il y eut tout d’abord la révolte militaire de la Sé en mars 1959. Puis, en 1961, le détournement du paquebot Santa Maria, au mois de janvier, par Henrique Galvão et l’« Abrilada » du Général Botelho Moniz[8]. L’image d’un régime contesté de l’intérieur et fragilisé dans ses relations externes fut accentuée par l’invasion et l’annexion de Goa par l’Union Indienne en décembre 1961. Les mouvements d’indépendance des colonies portugaises, à l’image des colonies britanniques ou françaises, étaient de plus en plus violents. La même année, la guerre coloniale éclata en Angola. Un an plus tard, ce fut le tour de la Guinée-Bissau et en 1963, celui du Mozambique[9]. Ces guerres ne firent qu’affaiblir davantage le régime et elles endurcirent les mouvements de contestation internes. Elles contribuèrent aussi à la fuite de nombreux Portugais qui cherchaient à se soustraire au service militaire obligatoire. Durant les années 60, le mouvement migratoire portugais atteignit des chiffres spectaculaires, principalement vers la France[10]. L’émigration fut une échappée pour les Portugais à recherche de meilleures conditions de vie et de travail, ou dans certains cas de liberté. Pendant les évènements de 1968, quelques travailleurs portugais regagnèrent le Portugal et ne revinrent en France qu’après l’été. Ces retours étaient générés par la peur ou simplement l’interruption du travail, comme cela se produisit à l’usine Perrier située en région parisienne[11]
En 1968, le Portugal faisait face à d’importants problèmes : instabilité politique, guerre coloniale et forte émigration. Les protestations contre le régime ne cessaient de croître aussi bien dans les milieux ouvriers, catholiques qu’étudiants.
1.3. Les mouvements étudiants
Au Portugal, comme dans le reste de l’Europe et même du monde, les années 60 furent marquées par la contestation étudiante. Mais les étudiants portugais n’attendirent pas mai 68 pour revendiquer contre le régime. Deux crises importantes avaient déjà agité le pays : l’une en 1962, l’autre en 1965 ; une autre éclata après Mai 68, en 1969.
En 1962, le gouvernement interdit comme auparavant la célébration, le 24 mars, de la Journée de l’Étudiant. En réponse à cette attitude répressive, de nombreux élèves de l’Université Classique de Lisbonne occupèrent la cantine universitaire, ce qui donna lieu à une violente intervention policière. Pendant des mois, un dur bras de fer entre les étudiants et le gouvernement secoua le pays et ébranla le régime. Ce mouvement s’étendit aux universités de Coimbra et Porto. Luttant en faveur du droit à un « syndicalisme étudiant » et à l’autonomie et la liberté associative, il employa différents moyens de combat: la grève (de la faim, dans certains cas), l’occupation de locaux universitaires et des manifestations. Malgré le soutien de certains enseignants et intellectuels apporté aux militants estudiantins, le gouvernement et les institutions universitaires restèrent intransigeants et refusèrent tout dialogue. Les protestataires finirent par abandonner la lutte permettant ainsi au régime de reprendre le contrôle de la situation[12]. Nonobstant, cette crise engendra la prise de conscience politique de toute une génération dans l’un des secteurs les plus actifs de la résistance à l’État Nouveau.
Trois ans plus tard, en janvier 1965, près de cinquante étudiants présumés communistes furent arrêtés par la P.I.D.E. En signe de mécontentement, des étudiants manifestèrent. Cinquante-trois d’entre eux furent exclus et plus de 100 suspendus de cours. Ils étaient issus des universités de Coimbra et Lisbonne. Les mouvements protestataires étudiants avaient évolué depuis 1962, étant beaucoup plus politisés[13].
Ainsi, en 1968, le monde universitaire portugais, assoiffé de liberté, était déjà enclin à la contestation. Ses aspirations ne s’astreignaient plus seulement aux droits des étudiants mais aussi aux droits fondamentaux des êtres humains. Au sein de cette lutte se détachèrent certains catholiques appartenant à la Jeunesse Universitaire Catholique (JUC) et un mouvement de l’Action Catholique Portugaise (ACP). Celui-ci se consacrait principalement à l’organisation de réunions, l’observation de la réalité sociale et à la publication du journal Encontro [14]. Outre le monde universitaire, l’Église catholique occupait une place privilégiée dans les autres milieux de la société portugaise, notamment ouvriers et agricoles.
2. Le monde catholique portugais
Après la chute de la Première République en 1926, l’Église catholique tenta de retrouver les privilèges qui lui avaient été retirés par les mesures anti-cléricales et séparatistes républicaines[15]. Ainsi, elle considéra comme très favorable l’arrivée au pouvoir du catholique António de Oliveira Salazar[16]. Elle mit tous ses espoirs dans ce nouveau système politique qui la rassurait.
2.1. Les relations Église-État
Avec l’instauration de l’État Nouveau, l’Église catholique vit restaurer son influence sur la vie sociale portugaise. Son appui se révéla très précieux pour le régime puisqu’il concourut à sa consolidation et à la formation des esprits. En outre, Salazar savait que l’Église, grâce à l’évangélisation, favoriserait un meilleur contrôle des territoires d’outre-mer. L’Église fonctionna donc dès les débuts du régime comme un support institutionnel. Comme l’écrit Manuel de Lucena, « le salazarisme est inconcevable sans l’appui de l’Église »[17]. Pour délimiter ses pouvoirs, l’État Nouveau signa avec l’Église, en mai 1940, un Concordat et un Accord Missionnaire qui réaffirmait la séparation entre les deux institutions, survenue en 1911, mais qui reconnaissait la personnalité juridique de l’Église et lui concédait de nombreux avantages [18]. Le régime lui attribuait un rôle purement social, notamment par le biais de l’Action Catholique Portugaise. Cet organisme, créé en 1933, était organisé en mouvements qui regroupaient les catholiques selon leur genre, leur âge et leur milieu (agricole, ouvrier ou universitaire, par exemple). Son objectif était de constituer de nouveaux outils pour christianiser ou entretenir la foi de ces milieux et y divulguer la doctrine sociale de l’Église[19]. Toute intervention dans la sphère politique lui était interdite, ce qui expliquait la fermeture du Centre Catholique Portugais sous l’influence du gouvernement, quelques années auparavant, en 1934.
Malgré cette séparation effective, la hiérarchie ecclésiastique incarnée dans la personne du cardinal-patriarche de Lisbonne, Manuel Gonçalves Cerejeira, ne cessa de soutenir et légitimer le pouvoir , en contribuant explicitement à la manutention de la situation. L’Église et le régime marchaient côte à côte. Les évêques et prêtres s’abstenaient de critiquer la nature de l’État Nouveau. Dans la période de l’après-guerre, quelques figures s’élevèrent contre l’état, mais elles restèrent minoritaires et facilement neutralisées[20]. L’attitude de l’Église fit proliférer des insinuations de collaboration avec la dictature. En novembre 1956, le cardinal Cerejeira se défendit de ces accusations en démontrant l’autonomie politique de l’institution religieuse et le caractère non confessionnel de l’État[21]. Une crise au sein de l’Église s’annonçait.
2.2. 1958: une rupture
Dans les milieux catholiques, 1958 fut aussi une date importante. Lors des élections présidentielles, quelques catholiques adressèrent une lettre au journal de la hiérarchie Novidades dans laquelle ils condamnaient son manque d’impartialité dans la couverture de la campagne électorale[22]. Peu après, l’évêque de Porto, D. António Ferreira Gomes, exprima à Salazar, dans un document rendu public, son désagrément vis-à-vis de la politique adoptée par le régime : répression, corporatisme d’état, entre autres. Cette attitude lui valut un exil de dix ans dans l’indifférence de l’épiscopat[23]. Toutefois, il devint une référence pour les catholiques opposés à l’État Nouveau et à l’attitude coopérante de l’Église portugaise. Le régime les désignait péjorativement de « catholiques progressistes »[24].
Leur contestation prit de plus en plus d’ampleur durant les années 1960. Certains participèrent aux révoltes échouées « da Sé » en 1961 et à celle de Beja en 1962. D’autres, comme par exemple António Alçada Baptista et Francisco Lino Neto, se présentèrent aux élections législatives dans les listes de l’opposition. Les catholiques progressistes multiplièrent les initiatives pour faire entendre leur voix et divulguer la doctrine sociale de l’Église : tracts, pétitions, publications légales ou clandestines. Ils se reconnaissaient dans les discours du pape Jean XXIII, principalement dans l’encyclique Pacem in Terris de 1963, en faveur du respect des droits de l’homme, de la justice sociale et de la paix[25]. Les textes du IIe concile œcuménique du Vatican (1962-1965), événement marquant de l’histoire de l’Église catholique au 20e siècle, se montrèrent fondamentaux pour légitimer leur lutte puisqu’ils promulguaient une réflexion sur l’intervention des catholiques dans la sphère politique. Leur impact au Portugal fut considérable, particulièrement dans les milieux dits progressistes.
L’État Nouveau ne pouvait rester indifférent à cette immixtion de catholiques dans la sphère temporelle et procéda à l’arrestation de certains d’entre eux[26]. Le fossé entre catholiques « pro-régime » et progressistes ne cessait de s’agrandir. La presse catholique de l’époque en est l’un des principaux exemples.
2.3. Bref panorama de la presse catholique
Qu’est-ce que la presse catholique ? Quelles sont ses caractéristiques et en quoi se différencie-t-elle des autres presses ?
C’est à partir du 16e siècle qu’au Portugal la presse se définit comme une nouvelle forme d’expression. La presse catholique accompagna cette évolution, mais son rôle ne prit réellement tout son sens qu’à l’époque contemporaine, à cause de la sécularisation de la société[27]. Dans différents textes, Léon XIII se prononça sur l’importance de créer ses propres publications pour combattre la presse laïque qu’il qualifiait de « mauvaise presse »[28]. C’est dans ce contexte qu’au Portugal, à la fin du 19e siècle, on assista à une remarquable impulsion de la presse catholique dynamisée en partie par l’institution religieuse elle-même. Certaines associations de fidèles ou de congrégations religieuses ainsi que des laïcs, convaincus de la nécessité de divulguer la doctrine de l’Église, se dédièrent aussi à sa publication[29].
Du début du 20e siècle à l’instauration de l’État Nouveau, la presse catholique ne cessa de croître. En 1968, une multitude de journaux catholiques étaient publiés : des quotidiens, des journaux diocésains, des bulletins paroissiaux et des publications d’organismes spécialisés, telle que la revue Estudos du Centre Académique de Démocracie Chrétienne (C.A.D.C.) de Coimbra. De plus, presque tous les mouvements de l’A.C.P avaient une publication mensuelle dont les plus connus étaient Encontro de la Jeunesse Universitaire Catholique (J.U.C.), Juventude Operária de la Jeunesse Ouvrière Catholique (J.O.C.) et Voz do Trabalho de la Ligue Ouvrière Catholique (L.O.C.). Mis à part le journal de la J.O.C.[30] , aucune des publications de l’A.C.P. n’était soumise à la censure jusqu’à la fin 1968.
Ce fut justement pour échapper à cette répression du régime et pouvoir véhiculer leurs idées que les catholiques progressistes publièrent en toute clandestinité un certain nombre de périodiques. Les plus connus furent : Direito à Informação, Igreja Presente, une partie des Cadernos GEDOC et dans les années 1970, le Boletim Anti-colonial [31].
Ce bref panorama de la presse catholique illustre combien celle-ci était loin d’être homogène. Au contraire, chacune des publications avait sa spécificité, ce qui explique en grande partie le regard si différent qu’elles portèrent sur la révolte française de mai 68 et sur ses aspirations.
3. La presse quotidienne catholique
En 1968, trois quotidiens importants étaient publiés au Portugal: le Diário do Minho à Braga[32] et A Voz [33] et Novidades [34] à Lisbonne. Tous suivaient la même ligne conservatrice et entretenaient une collaboration étroite avec le régime et la hiérarchie ecclésiale.
3.1. L’accès à l’information
Comment ces journaux eurent-ils accès à l’information sur les évènements de mai 68 ? Deux agences de presse, Agência Noticiosa de Informação (A.N.I.)[35] et France Presse (F.P.) faisaient parvenir aux rédactions de la plupart des quotidiens portugais des dépêches qui devaient aussi être envoyées au S.N.I. pour un examen préalable de leur contenu. En cas de censure, celle-ci était communiquée à l’agence de presse qui était tenue d’en instruire à son tour ses clients. Ainsi, l’État vérifiait en permanence ce qui devait être publié.[36].
En ce qui concerne Mai 68, on peut supposer que beaucoup d’informations ont dû être occultées, les nouvelles véhiculées étaient presque toujours les mêmes. Les dépêches de l’A.N.I. se multipliaient dans les journaux de l’époque. Le Novidades, lui, travaillait aussi avec F.P. son contenu en était plus diversifié.
Outre cette filtration de l’information internationale, les journaux étaient soumis à la censure qui procédait dans certains cas à la coupure intégrale ou partille d’un article[37]. Ainsi, la censure fut un moyen pour l’État Nouveau de garantir un contrôle sur la société. Les lecteurs portugais n’avaient qu’une vision unique des incidents, celle qui convenait le mieux au régime.
3.2. Le récit des événements
Le 1er mai 1968, pour la première fois depuis 1954, un défilé fut organisé à Paris. Le lendemain, suite à une manifestation à Nanterre contre le groupe d’extrême-droite Occident, le recteur procéda à la suspension des cours et à la fermeture de l’Université[38]. Le 3 mai, les étudiants se réunirent à la Sorbonne, les locaux furent évacués et fermés entrainant de violents affrontements entre étudiants et policiers. Les Diário do Minho et Novidades firent état de ces événements mais sans rentrer dans les détails [39].
Ainsi, la première nouvelle sur Mai 68 fut publiée le 4 mai. Dans les deux quotidiens, l’article est le même, mot pour mot. C’est une dépêche de l’A.N.I. qui évoquait simplement la fermeture de la Sorbonne. Le journal A Voz ne fit référence aux événements que 5 jours plus tard, soit le 9 mai. Durant les mois de mai et juin, les articles traitant ce thème furent nombreux. Les incidents de Paris furent souvent publiés en première page.
A partir de ce moment-là, les manifestations et les grèves s’intensifièrent. Durant les premiers jours de mai, les trois quotidiens catholiques préférèrent donner plus d’importance aux négociations de Paris entre Américains et Nord-Vietnamiens plutôt qu’à ce qu’il se passait dans les rues. Lorsqu’ils faisaient état des violences, ils en disaient peu. Il leur arrivait néanmoins de dénombrer les grévistes et aussi les policiers[40]. A
Au fur et à mesure le mouvement étudiant s’élargit au reste du territoire français, comme le souligna .Toulouse, Reims, Bordeaux, Rennes et Nice sont quelques-unes des villes touchées[41]. Le vendredi 10 mai marqua le tournant du conflit. Des dizaines de milliers d’étudiants, à Paris et en province, empêchés de préparer leurs examens par la décision de fermeture de l’Université, défilèrent jusqu’à Denfert-Rochereau. Des manifestants se regroupèrent en début de soirée, donnant lieu à la fameuse "Nuit des Barricades" au quartier latin que le journal A Voz qualifia de conflit sanglant[42].
L’adhésion progressive des ouvriers au mouvement étudiant intéressa A Voz qui fut le seul à écrire sur l’ importante grève générale du 13 mai et les manifestations ouvriers-enseignants-étudiants ayant lieu dans plusieurs villes de France[43]. Ce jour-là, l’attention des Portugais était retenue par les commémorations des apparitions de Notre Dame de Fatima qui faisaient la première page de la plupart des quotidiens de l’époque[44]
A la mi-mai, le mouvement de grève et d’occupation paralysait presque toute la France : Renault, la SNCF, la RATP, les centres de tri postaux et les services publics[45]. Souvent, les grévistes séquestraient leurs patrons et revendiquaient l’autogestion. Face à cette situation, le 18 mai, le Général De Gaulle décida d’écourter son séjour en Roumanie où il se trouvait depuis le 14 et de regagner la France[46].
Le 21 mai, Daniel Cohn-Bendit fut interdit de séjour en France[47]. Le pays comptait alors entre 8 et 10 millions de grévistes. Ce même jour, la Maison du Portugal, située dans la cité universitaire, fut occupée par les révolutionnaires. Le prêtre progressiste, José da Felicidade Alves, s’y trouvait et assista donc à tous ces événements[48]. Il s’y trouvait depuis avril 1967. Aucun des journaux ne le mentionna. On peut imaginer que le régime tenta d’étouffer l’affaire. Le 22 mai, les nouvelles des trois quotidiens sont les mêmes : l’élargissement du mouvement social et la paralysie de presque tous les secteurs[49]. Ces grèves sont décrites comme pires que celle de 1936 pendant le Front Populaire.
Le 24 mai, le général de Gaulle annonça à la télévision dans un court discours l’organisation en juin d’un référendum sur un programme de rénovation universitaire, économique et sociale[50]. Le Diário do Minho reprit ce discours en retranscrivant certains extraits et en décrivant de manière détaillée l’attitude du chef d’État français[51].
Le 27 mai eut lieu la signature des « Accords » de Grenelle entre les syndicats, le patronat et le gouvernement. Les mesures les plus importantes furent l’augmentation des salaires, la réduction progressive de la durée du travail pour aboutir à la semaine de 40 heures, l’abaissement de l’âge de la retraite, l’accroissement des droits syndicaux, entre autres[52]. Les ouvriers votèrent cependant la poursuite de la grève.
Le 30 mai, à Paris, une manifestation de soutien au pouvoir gaulliste réunit jusqu’à un million de personnes sur les Champs-Élysées[53]. Le même jour, le président de la République , dans un discours radiophonique, informa de la dissolution de l’Assemblée nationale et de l’organisation d’élections anticipées[54]. Les journaux catholiques retranscrirent le texte presque dans son intégralité.
Durant le mois de juin, la situation revint progressivement à la normale. Les différents secteurs économiques reprirent peu à peu le travail[55]. T Pendant la durée des élections, toute manifestation sur la voie publique fut interdite. Plusieurs mouvements d’extrême-gauche furent dissous dont le Mouvement du 22 mars à l’origine des grèves [56]. Le 16 juin, la police rentra dans la Sorbonne pour en retirer les derniers occupants[57]. Le 30 juin, au second tour des élections législatives, ce fut une victoire claire des gaullistes. L’UDR et les RI obtinrent plus de 40% des voix[58]. Le 12 juillet, Maurice Couve de Murville succéda à Georges Pompidou au poste de premier ministre.
Au long de ces deux mois, les trois quotidiens se bornèrent à faire usage des mots pour ne décrire que quelques épisodes de la situation française. Aucune représentation iconographique des manifestations ne fut publiée contrairement à d’autres quotidiens tels que le Diário de Notícias [59] ou le Jornal de Notícias [60] . Elles devaient probablement être censurées par le S.N.I. Toutefois, la presse catholique ne se limita pas à publier des comptes-rendus sur la situation française ; elle émit aussi des jugements à propos des événements.
3.3. Un regard critique
Dans les trois quotidiens analysés, on trouve peu d’articles d’opinions sur les événements de mai 68. Toutefois, le vocabulaire utilisé dans les articles en dit long. Le Diário do Minho publia même, durant les mois de juin et juillet, divers textes écrits par les prêtres conservateurs Luís et Júlio Vaz qui analysèrent le mouvement social auquel était en proie l’Europe, et notamment la France.
La presse quotidienne multiplia les descriptions péjoratives. Le titre de certains articles est révélateur. La France fut décrite comme le théâtre de guérilla, de guerre civile[61], d’indiscipline collective[62] et de raz de marée anarchiste[63]. Paris fut même comparée à une poubelle[64]. Les étudiants furent la principale cible des critiques. Qualifiés de sauvages, violents, sadiques[65], ils étaient accusés d’être communistes[66] ou anarchistes[67]. Selon le Diário do Minho, une vague rouge avait envahi la Sorbonne[68] et une claire dichotomie distinguait ces derniers et les étudiants de droite, pacifistes[69]. Même la police n’échappa pas aux critiques, elle fut désignée de stupide parce qu’elle laissait faire, laissait aller[70].
Outre ces commentaires dépréciatifs récurrents, les prêtres Júlio et Luís Vaz dédièrent certains de leurs éditoriaux au mouvement social français et à ses motifs. Selon eux, les raisons de ce chaos européen[71] étaient multiples: le conflit de générations, le désir de liberté sexuelle surtout de la part des femmes qui souhaitaient que les moyens contraceptifs soient distribués gratuitement et la guerre du Vietnam. Le rôle des communistes dans cette agitation apparaissait comme évident. Selon eux, les grévistes étaient au service de la Chine communiste. Cette idée estfut soulignée dans plusieurs articles[72]. Le gouvernement de Moscou fut même accusé d’être l’instigateur de l’agitation parce qu’il avait vu d’un mauvais œil la visite de De Gaulle en Roumanie[73]. Ainsi, les deux prêtres émettaient surtout des jugements et présentaient explications communes pour expliquer les évènements: la rébellion éternelle de la jeunesse, les ouvriers mués par des agitateurs professionnels, l’homme sans religion ne respectant rien, etc. Au mois de juillet, lorsque la situation était redevenue normale, Luís Vaz s’exprima de nouveau sur les événements de 1968 qui selon lui auraient de grandes répercussions sur le monde occidental[74].
Ce regard conservateur et réprobateur ne fut pas unanime dans le monde catholique. Quant fut-il du reste de la presse catholique?
4. Et le reste de la presse catholique?
Contrairement aux quotidiens analysés précédemment, les autres publications catholiques n’exposèrent pas dans leurs pages un récit détaillé des événements. Elles se limitèrent à des interprétations plus détachées sur le mouvement social français ou plus généralement sur le moment socio-politique de contestation que vécut l’Europe en 1968.
4.1. La presse de l’Action Catholique portugaise
Dans les publications de l’Action Catholique Portugaise, il y a peu d’articles sur la question. Ceux-ci analysèrent la révolte française mais avec un certain recul dans une tentative de compréhension.
Lar e Trabalho, journal de la ligue ouvrière catholique féminine, porta un regard lointain sur mai 1968[75]. Son objectif était de savoir si les grèves, les manifestations et la destruction avaient valu la peine. Après avoir reconnu que le cri contre l’injustice de la population française était celui de nombreux peuples dans le monde, l’auteur évalua les résultats de mai 68. Son opinion à leur égard était plutôt positive contrairement à celle des quotidiens catholiques . Malgré la destruction, la révolte avait provoqué une prise de conscience de classe au sein des ouvriers, notamment des portugais vivant en France. De plus, elle avait permis aux hommes d’être plus responsables et plus libres. Le journal de la section masculine, Voz do Trabalho, lui, se limita à publier en août 1968 une déclaration de l’épiscopat français[76]. Comme l’illustrait le prologue de l’article, l’objectif de cette restranscription était d’inciter les lecteurs à la réflexion.
En ce qui concerne la presse de la jeunesse ouvrière catholique, le mensuel féminin, Vida e Alegria, s’intéressait prioritairement au phénomène caractéristique de mai 68: la cogestion, le partage du pouvoir d’administration et de décision au sein d’une entreprise ou d’un établissement scolaire[77]. Selon elle, les ouvriers français se joignirent aux étudiants pour revendiquer l’exercice de ce pouvoir. Le journal masculin, Juventude Operária, ne fit aucune référence à mai 68, probablement à cause de la censure dont il était victime. Cependant, il publia la déclaration des droits de l’homme en janvier 1969.
Cette réflexion est partagée par les journaux étudiants catholiques, qu’ils appartiennent à l’A.C.P. ou non. Encontro ne publia pas d’article consacré exclusivement aux manifestations de mai 1968 et cela, en partie, parce que celui-ci n’était pas publié durant les vacances d’été. , période de vacances scolaires. Mais il y eut dans l’éditorial « Renovação » de novembre 1968 une claire référence au mouvement étudiant et à son importance pour la transformation du monde[78]. Devançant Juventude Operária, il publia en décembre 1968 la déclaration universelle des droits de l’homme. Une autre revue universitaire, Estudos du C.A.D.C. de Coimbra, se pencha aussi sur la thématique. Selon elle, la vague de protestation étudiante qui touchait le monde posait le problème de la réforme de l’Université. Il valorisa certaines caractéristiques du mouvement : la critique du libéralisme et du marxisme orthodoxe, le désir de mutation radicale de la société, la soif de justice sociale et de liberté[79]. L’étudiant avait découvert sa force et était un agent de la transformation non seulement de l’Université, mais de la société tout entière. Au regard de ces événements, l’Université devait aussi faire l’objet de réformes pour qu’elle devienne plus libre et plus autonome. Cette vision analytique était partagé par d’autres revues catholiques.
4.2. Les autres revues catholiques
Dans le panorama de la presse écrite catholique de l’époque, il existait de nombreuses publications. Deux d’entre d’elles méritent d’être analysées surtout à cause de leur importance dans le monde catholique portugais: o Tempo e o Modo e les Cadernos GEDOC.
Durant le Concile Vatican II, en janvier 1963, commença à être divulgué O Tempo e O Modo, inspirée de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier. Elle représentait la nécessité d’une intervention culturelle et politique comme forme de présence des catholiques dans la société. Ce fut une plateforme de dialogue entre catholiques et non croyants[80]. Son nombre de lecteurs ne fut jamais très élevé. Néanmoins, dès ses débuts, la revue fut vue d’un mauvais œil par le régime qui, à travers la censure, conditionna la publication des articles politiques. Même s’il n’y a aucun texte sur mai 68 à proprement parler, les collaborateurs de la revue n’y furent pas indifférents. Dans un entretien, João Bénard da Costa, l’un de ses fondateurs, expliqua les répercussions de mai 68 sur le groupe : leur rêve de changer de vie et de changer l’homme lui-même. Pour la première fois, c’était un mouvement spontané et qui ne venait pas des partis politiques[81]. De plus, sous l’influence de mai 68, la revue changea. Naquit l’idée qu’elle devait accompagner le mouvement, en étant plus contestataire. Ce fut un tournant ; elle devint maoïste[82].
Bien que les Cadernos GEDOC du « Grupo Estudos e Intercâmbio de Documentos, Informações e Experiências »[83] furent distribués seulement à partir de février 1969, leur consultation s’impose. Ceux-ci consistaient en une compilation d’écrits de toutes parts dont la finalité était de susciter la réflexion. Plusieurs textes se reportant à mai 68 furent publiés, notamment des traductions de texte français. L’un d’eux, édité en mars 1969, manifestait la nécessité de contester la société humaine mais aussi ecclésiale. L’Église actuelle devait être humble, jeune, ouverte au dialogue et au débat d’idées[84]. Les instigateurs des Cadernos GEDOC s’identifiaient avec ces propos parce qu’eux-mêmes remettaient en question la hiérarchie portugaise, qui était tout le contraire de cette Église rêvée du post-Vatican II. Quelques mois plus tard, en juin 1969, le gouvernement salazariste suspendit les Cadernos GEDOC pour éviter toute diffusion d’idées dites subversives. Ceux-ci passèrent donc à la clandestinité, en continuant à traiter des thèmes liés à la situation politique du pays. En juillet 1969, fut retranscrit un article de Frère Jean Mainsir tiré du journal Ido-C qui abordait la thématique de mai 68. Sans tenter d’interpréter les faits, ses raisons et inspirations, l’auteur réfléchissait sur la participation des chrétiens aux événements, ce qui n’avait été fait jusqu’alors dans aucune publication portugaise catholique[85]. En effet, il paraissait impossible d’exposer dans la presse que des catholiques individuels ou insérés dans des mouvements et même des prêtres avaient participé activement à des grèves, des protestations et des débats, alors qu’au Portugal, toute intervention des catholiques dans la vie politique avait été interdite. Le texte faisait état de réunions qui étaient irréalisables dans le Portugal de l’époque. Au sein des paroisses, des mouvements catholiques et protestants, étaient organisés des débats sur l’Église elle-même et le socialisme[86]. La révolte permit aux chrétiens d’acquérir une véritable conscience politique et engendra un aggiornamento de l’Église catholique française. Ces sujets étaient au centre des préoccupations des catholiques progressistes portugais qui propagèrent leurs idées dans différentes publications illégales afin de se soustraire à la répression du régime.
4.3. Le journal clandestin: Direito à Informação
Afin de débattre en toute liberté des questions politiques, le moyen choisi par les catholiques opposés au régime fut la presse clandestine. Le l Direito à Informação en est un exemple.
Publié à partir de 1963, ce journal, comme son nom l’indique, avait pour but de porter à la connaissance de ses lecteurs des documents que la censure ne laissait pas passer dans la presse légale[87]. Il en appelait à l’encyclique Pacem in Terris, publiée cette même année, pour justifier droit à l’information. Entre 1963 et 1969, 18 numéros furent publiés dont 6 en 1965, et le tirage mensuel moyen était de 4000 exemplaires. Ceux-ci étaient distribués de mano ou par courrier. Pour échapper à la vigilance de la P.I.D.E., ils utilisaient des enveloppes scellées des « cursos de cristandade » ou d’entreprises[88]. Pour la première fois, quelques personnes, invoquant leur catholicisme, se lancèrent dans la presse clandestine, en alléguant comme raison principale l’urgence de divulguer de vraies observations sur la guerre coloniale en Angola, commencée deux ans auparavant[89].
Loin de la censure, ce journal repensa la situation portugaise à travers les événements de mai 1968. Il constatait que le monde entier, prenant conscience de sa dignité et de ses droits, luttait pour les conquérir, alors que le Portugal restait en marge de ce mouvement. Malgré une aliénation de décennies, personne ne protestait[90]. Le Direito à Informação dénonçait cet immobilisme et surtout l’appui donné par l’Église au régime. Il exhortait les catholiques à lutter contre l’oppression, que ce soit de forme pacifiste ou violente. Luther King (assassiné le 4 avril 1968) et le prêtre Camilo Torres (mort au combat le 15 février 1966) représentaient les deux stratégies pour traduire le christianisme en une pratique civique et politique. Le recours à la violence était légitimé par les textes de prêtres et d’évêques du monde entier[91]. Les chrétiens ont le droit, en tant qu’hommes, de participer à un processus révolutionnaire, incluant la lutte armée. Jamais ces mots n’auraient pu être publiés dans la presse légale. Le régime ne les aurait jamais autorisés.
Conclusions
Le panorama historico-religieux spécifique du Portugal de l’époque offre une vision unique sur les évènements de mai 68. Le régime salazariste, véritable machine répressive, contrôlait de près la presse pour éviter la divulgation d’idées dites subversives. Ains, les Portugais ne surent des événements français que ce qui convenait à l’État Nouveau. La censure s’attaquait à toutes les publications excepté celles produites par les institutions de l’Église catholique qui entretenait une relation étroite avec le régime.
Les quotidiens catholiques n’échappaient cependant pas aux coupures des censeurs, même si celles-ci étaient rares : la doctrine qu’elle véhiculait était, dans leur majorité, celles de la hiérachie ecclésiastique et du pouvoir. Les quotidiens conservateurs A Voz, Diário do Minho, Novidades exposèrent dans leurs pages un récit superficiel des événements dont les acteurs étaient décrits comme de violents anarchistes ou communistes. Ils émirent de fortes critiques vis-à-vis du mouvement français et de ses aspirations, particulièrement le Diário do Minho connu pour ses positions pro-salazaristes.
Au contraire, les publications de l’A.C.P., elles, affichèrent pour la plupart une franche sympathie aux étudiants et ouvriers contestataires. Inspirées par le Concile Vatican II, elles profitèrent de ce mouvement social pour divulguer des idées propres telle que la nécessaire réforme de l’Université et de la société elle-même.
Ce fut dans cette optique que les catholiques dits "progressistes", inspirés par les textes pontificaux publiés durant cette décennie (Pacem in Terris, Concile Vatican II, etc.), lancèrent de nouvelles publications, certaines clandestines, au cours des années 60, devançant mai 68. Les textes divulgués avaient comme objectif de susciter la réflexion et de transformer la réalité socio-politique et religieuse portugaise. Mai 68 apparaît comme un espoir pour ces Portugais assoiffés de liberté qui luttaient contre la violation de droits humains et le caractère répressif du régime.
Ainsi, mai 68 lança le débat sur la relation existante entre les intérêts spécifiques des étudiants et les problèmes sociaux de toute la société. Au Portugal, son impact fut notable puisqu’il eut comme principale conséquence une prise de conscience de la force étudiante et ouvrière pour altérer la réalité sociale. Il y eut une radicalisation de leur lutte politique.
Toutefois, ce ne fut pas seulement le mouvement social français (et européen) qui ébranla les esprits des Portugais de l’époque. 1968 fut une année de transition pour le pays. En septembre 1968, le Président de la République, Américo Tomás, annonça au pays le retrait de Salazar de ses fonctions, en raison de son état de santé. Il fallait donc le remplacer et Marcelo Caetano fut désigné comme tel. Ce dernier perpétua les grandes lignes politiques et économiques désignées par son prédécesseur, décevant ainsi les espoirs du « Printemps marcelliste », expression employée pour désigner la période d’apparente ouverture politique qui domina les années 1968-1969.
Les années qui suivirent se caractérisèrent par une aggravation des contestations, aussi bien dans le milieu ouvrier qu’étudiant. Mai 68 eut une influence importante sur la conscience des masses estudiantines et ouvrières. Au sein des catholiques, jusqu’à la Révolution des Oeillets, les dissidents, inspirés par l’esprit de Mai, luttèrent contre le régime en faveur du respect des libertés fondamentales et la fin de la guerre coloniale. Actuellement, de par la disparition du régime dictatoriale portugais, cet héritage est moins valorisé et est plus axé sur la libéralisation des mœurs. Le slogan "Il est interdit d’interdire" fit rêver les jeunes catholiques portugais à qui la dictature niait le droit de vivre en toute liberté.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Constituição Política da República Português de 1933. Lisbonne: Imprensa Nacional, 1933, 43 p.
-
[2]
Il existe un débat parmi les historiens portugais et aussi français sur la nature politique de l’État Nouveau. Certains le définissent comme fascistes, notamment Fernando Rosas et Michel Cahen, alors que d’autres s’opposent à cette dáfinition, comme par exemple Yves Léonard et António Costa Pinto.
-
[3]
Caldeira, Arlindo Manuel. « O partido de Salazar: antecedentes, organização e funções da União Nacional (1926-34) ». In: Análise Social, Vol. 22, n. 94, 1986, pp. 943-977.
-
[4]
Ce document ressemblait de près à la « Carta de Lavoro » du régime fasciste italien, de 1927.
-
[5]
Celle-ci eut plusieurs désignations avant 1968.
-
[6]
AA.VV. Humberto Delgado. As Eleições de 58. Lisbonne: Vega, 1998, p.495-519.
-
[7]
Mattoso, José. História de Portugal. Vol. VII. Lisbonne: Editorial Estampa, 1998, p. 451-484.
-
[8]
Idem.
-
[9]
AA.VV. A Guerra Colonial: realidade e ficção: livro de actas do I Congresso Internacional. Lisbonne: Notícias, 2001, 507p.
-
[10]
Antunes, M.L. Marinho. « Vinte anos de emigração portuguesa: alguns dados e comentários ». In: Análise Social, Vol. 8, 1970, pp. 299-385.
-
[11]
Kergoat, Danièle. Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière. Paris: Le Seuil, 1973, 236p..
-
[12]
AA.VV. A Primavera que abalou o regime: a crise académica de 1962. Lisbonne: Presença, 1996, 535 p.
-
[13]
Caiado, Nuno. Movimentos estudantis em Portugal: 1945-1980. Lisbonne: Inst. de Estudos para o Desenvolvimento, 1990, 307p.
-
[14]
Gomes, Adelino. « A JUC, o jornal Encontro e os primeiros inquéritos à juventude universitária ». Sociologia, Problemas e Práticas, n.º 49. Lisbonne: 2005, pp. 95-115.
-
[15]
Neto, Vítor. « La laïcité de l’État au Portugal ». In: La laïcité dans le monde ibérique ibéroaméricain et méditerranéen: idéologies, institutions et pratiques. Nanterre: Publications du GRECUN, p.69-83.
-
[16]
Il fut membre du Centre Académique de Democratie Chrétienne (C.A.D.C.) de Coimbra, dans les années 1910, au côté de Manuel Gonçalves Cerejeira, le futur cardinal-patriarche de Lisbonne. En 1921, il fut élu député du Centre Catholique Portugais mais il n’exerça cette fonction que peu de temps.
-
[17]
Cité par SERRÃO, Joel et MARQUES, A. H. OLIVEIRA. Portugal e o Estado Novo (1930-1960). Lisbonne: Editorial Presença, 1990, p.201.
-
[18]
Concordata e acordo missionário entre a Santa Sé e a republica portuguesa assinadas a 7 de Maio de 1940. Lisbonne: União Gráfica, 1940, 30p.
-
[19]
Fontes, Paulo F. Oliveira. Elites católicas na sociedade e na igreja em Portugal : o papel da acção católica portuguesa : 1940-1961. (Thèse de doctorat) Lisbonne: 2006, 1240p.
-
[20]
Rodrigues, Domingos. Abel Varzim: apóstolo português da justiça social. Lisbonne: Rei dos Livros, 1990, 260p.
-
[21]
Cerejeira, Manuel Gonçalves de. « A Situação da Igreja em Portugal ». In: Obras Pastorais, Vol. 5. Lisbonne: União Gráfica, 1960, pp.159-178.
-
[22]
Alves, José da Felicidade. Católicos e política de Humberto Delgado a Marcello Caetano. Lisbonne: Tip. Leandro, 1970, p.11-16.
-
[23]
Castro, António Leite de. D. António Ferreira Gomes: nos 40 anos da carta do Bispo do Porto a Salazar: a carta de 13 de Julho 1958, documentos históricos, depoimentos. Lisbonne: Multinova, 1998, 224p.
-
[24]
Cette expression surgit durant la Seconde Guerre mondiale lorsque quelques catholiques rejoignirent les Communistes pour combattre les occupants nazis. Ainsi, l’État Nouveau l’usait de manière dépréciative puisqu’il conférait une connotation marxiste à ce mouvement catholique. Au contraire, chez les opposants, elle avait un caractère positif. Elle désignait les catholiques qui se battaient en faveur des libertés civiques et politiques.
-
[25]
Ce texte fut publié durant le concile oecuménique Vatican II que Jean XXIII avait convoqué un an auparavant. Celui-ci dura jusqu’en 1965, sous le pontificat de Paul VI.
-
[26]
Ce fut le cas notamment de Nuno Teotónio Pereira et du Père José Alves Felicidade.
-
[27]
Fontes, Paulo F. de Oliveira. « Imprensa Católica ». In: AZEVEDO, Carlos Moreira. Dicionário de História Religiosa de Portugal. Rio de Mouro: Círculo de Leitores, 2000. Vol.2, p. 423-429.
-
[28]
Lettres apostoliques de S. S. Léon XIII, encycliques, brefs, etc. : texte latin avec la traduction française en regard, précédées d’une notice biographique, suivies d’une table alphabétique. Paris: Tome 7, p. 231-236.
-
[29]
Azevedo, Joaquim; Ramos, José. « Inventário da imprensa católica entre 1820 e 1910 ». In: Lusitânia Sacra. Lisbonne: 1991, p.215-264.
-
[30]
Après le Ier Congrès de la J.O.C d’avril 1955 dont les conclusions furent censurées par le régime, le mouvement commença à être surveillé par la P.I.D.E. et son journal Juventude Operária fut soumis à la censure par le S.N.I.
-
[31]
Almeida, João Miguel. A oposição católica ao Estado Novo - 1958-1974. Lisbonne: Edições Nelson de Matos, 2008, 316p.
-
[32]
Ce quotidien (« diário » en portugais) commença à être publié en avril 1919. C’était l’organe de l’archidiocèse de Braga.
-
[33]
Ce journal fut édité de 1927 à 1971.
-
[34]
Publié de 1923 à 1974, cet organe de l’Episcopat compta sur la participation de Salazar avant son entrée au pouvoir en 1928.
-
[35]
Selon un compte-rendu envoyé par l’A.N.I au S.N.I., l’agence avait plus de 432 correspondants à Paris en 1968 ce qui lui permit de couvrir de près les évènements de Mai 68.
-
[36]
Il arrivait que certains articles censurés soient néanmoins publiés, soit par mégarde, soit délibérément. Cela donnait lieu à une remontrance écrite de la part du S.N.I. En cas d’abus, le journal faisait l’objet d’une sanction plus grave: une amende ou même une suspension.
-
[37]
Franco, Graça. A censura à imprensa: 1820-1974. Lisbonne: Imprensa Nacional-Casa da Moeda, 1993, 208p.
-
[38]
Rey, Henri et Capdevielle, Jacques. Dictionnaire de mai 68. Paris: Larousse, 2008, 480p.
-
[39]
« Encerrada a Universidade da Sorbonne ». Diário do Minho. Braga. Lisbonne: 04 mai 1968.
-
[40]
« Regresso de Pompidou ». Diário do Minho. Braga: 12 mai 1968.
-
[41]
« Severa advertência de De Gaulle ». A Voz. Lisboa: 09 mai 1968.
-
[42]
« Tumultos sangrentos em Paris na margem esquerda ». A Voz. Lisboa: 12 mai 1968.
-
[43]
« Greve geral de 24 horas em Paris ». A Voz. Lisboa: 14 mai 1968.
-
[44]
«A grande peregrinação nacional de encerramentp do Cinquentenário de Fátima ». A Voz. Lisboa: 12 mai 1968.
-
[45]
« Acontecimentos de Paris ». Diário do Minho. Braga: 14 mai 1968.
-
[46]
« O Presidente resolveu dar por finda a sua visita à Roménia ». A Voz. Lisboa: 19 mai 1968.
-
[47]
« Só agora expulso o cabecilha? ». Diário do Minho. Braga: 23 mai 1968.
-
[48]
« Fé e política marcaram encontro ». Combate. Lisbonne: mai 1988, p.14.
-
[49]
« Piorou a situação em França ». Novidades. Lisboa: 22 mai 1968.
-
[50]
« De Gaulle anunciou solenemente que deixará o poder ». Novidades. Lisboa: 25 mai 1968.
-
[51]
« De Gaulle falou à Nação ». Diário do Minho. Braga: 25 mai 1968.
-
[52]
« A Situação na França ». Diário do Minho. Braga: 28 mai 1968.
-
[53]
« 300 mil pessoas participaram na manifestação degaullista ». Diário do Minho. Braga: 31 mai 1968.
-
[54]
« De Gaulle dissoveu a Assembleia Nacional ». Novidades. Lisboa: 31 mai 1968.
-
[55]
« Regista-se em França um movimento geral de regresso ao trabalho ». A Voz. Lisboa: 02 juin 1968.
-
[56]
« O Governo decidiu proibir todas as manifestações ». Novidades. Lisboa: 3 juin 1968.
-
[57]
« Cercada a Sorbonne para desalojar os últimos resistentes ». Diário do Minho. Braga: 17 juin 1968.
-
[58]
« Eleições francesas: novo surto de violência ». Diário do Minho. Braga: 23 juin 1968.
-
[59]
« As manifestações de estudantes em Paris ». Diário de Notícias. Lisboa: 9 mai 1968.
-
[60]
« Espectáculo deolador nas ruas de Paris ». Jornal de Notícias. Porto: 26 mai 1968.
-
[61]
« Melhorou a situação em França ». Diário do Minho. Braga: 02 juin 1968.
-
[62]
« Momento internacional ». Novidades. Lisboa: 30 mai 1968.
-
[63]
« Vitória por um tempo ». A Voz: 23 mai 1968.
-
[64]
« Momento internacional ». Idem.
-
[65]
« Agitação universitária ». Diário do Minho. Braga: 05 mai 1968.
-
[66]
« Caos na Sorbonne ». Diário do Minho. Braga: 16 mai 1968.
-
[67]
« A grave agitação em França ». Novidades. Lisboa: 26 mai 1968.
-
[68]
« Falta ouvir os contra-manifestantes ». Diário do Minho. Braga: 19 mai 1968.
-
[69]
« Acontecimentos de Paris ». Diário do Minho. Braga: 14 mai 1968.
-
[70]
« Agitação universitária ». Idem.
-
[71]
Idem.
-
[72]
« Os estudantes franceses anunciam uma revolução cultural chinesa ». Diário do Minho. Braga: 15 mai 1968.
-
[73]
« De Gaulle à frente dos comandos ». Diário do Minho. Braga: 21 mai 1968.
-
[74]
« Depois das eleições francesas. E agora? » Diário do Minho. Braga: 02 juillet 1968.
-
[75]
« Teria valido a pena? ». Lar e Trabalho. Lisbonne: novembre 1968.
-
[76]
« O Episcopado francês e a "Nova Sociedade" ». Voz do Trabalho. Lisbonne: août 1968.
-
[77]
« Donos do dinheiro - Donos do trabalho ». Vida e Alegria. Lisbonne: juillet 1968.
-
[78]
« Renovação ». Encontro. Lisbonne: novembre 1968.
-
[79]
« Editorial ». Estudos. Coimbra: novembre-décembre 1968.
-
[80]
Ferreira, Nuno Estêvão F. Miranda. « O Tempo e o Modo. Revista de Pensamento e Acção (1963-1967) ». In: Lusitania Sacra. Lisbonne: 1994, p.129-294.
- [81]
-
[82]
Ferreira, Nuno Estêvão F. Miranda. Idem, p.240-241.
-
[83]
Groupe d’Etudes e d’Echange de Documents, Informations et Expériences.
-
[84]
« A contestação na Igreja ». Cadernos GEDOC. Lisbonne: mars 1969, p.33-34.
-
[85]
« Os cristãos franceses perante uma situação revolucionária ». Cadernos GEDOC. Lisbonne: juillet 1969, p.9-17.
-
[86]
Le 30 décembre 1972, une vigile de paix fut organisé à la chapelle du Rato, à Lisbonne par des catholiques opposés à l’État Nouveau et à la guerre coloniale. Elle consistait en une journée de 48 heures de « grève de la faim » et une réflexion concernant la guerre coloniale. Les chrétiens et non-chrétiens furent invités à se joindre à cette initiative qui fut amplement divulguée dans la capitale. Le 31, les forces de police se concentrèrent à l’entrée de la chapelle. Soixante participants furent arrêtés et les leaders emprisonnés.
-
[87]
L’équipe coordenatrice était composée du couple Maria Natália e Nuno Teotónio Pereira, du père António Jorge Martins, du moine Bento Domingues, et comptait sur la collaboration de Ana Vicente, Conceição Neuparth, Maria Vitória Vaz Patto e Eduardo Veloso.
-
[88]
Nuno Teotónio Pereira, « Direito à Informação ». In: Dicionário de História de Portugal. Vol. VII. Porto: Livraria Figueirinhas, 1999, p. 545.
-
[89]
Direito à Informação nº 1. 1963, p. 1.
-
[90]
« Todos somos participantes e responsáveis ». Direito à Informação nº 14. juin 1968, p. 2.
-
[91]
« Os cristãos e a violência ». Direito à Informação n° 14. juin 1968, p. 7-8.