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La cause
Choisir dès l’enfance l’envers du décor, dans un lieu théâtral, une communauté d’intellectuels personnalistes dans la banlieue sud de Paris ; l’envers du décor d’une scène où les grands hommes semblent gesticuler, aux yeux de la petite fille, où les grands frères ont le pouvoir, démultiplié par la clôture du lieu, un grand parc.
Raconter l’envers du décor, les femmes qui aident les grands hommes, avec la contre image de ma mère, agrégée, auteure, mais aussi avec le dédoublement maternel, grâce à l’employée de maison. « Femmes toutes mains » est un premier récit.
Sortir des coulisses parce que mai 68 ; avoir 20ans en 68 est la chance d’une génération, rédiger une maîtrise sur l’École de Francfort et la place des femmes dans la dialectique de l’Aufklärung, lire pour l’agrégation, avec une certaine stupeur, le rejet de Spinoza, hors de la raison, du délirant, de la bavarde et de l’enfant ; donc des femmes.
Se précipiter à la Bibliothèque Marguerite Durand pour échapper à ces difficultés philosophiques et lier la profession avec la vraie vie, le mouvement féministe ; trouver ces « Lost Women » dont parlaient les Américaines, rencontrer Clémence Royer, introduire la mémoire de la pensée féministe dans la revue qui commence autour de Jacques Rancière, « Les Révoltes logiques ».
Être en colère, durablement, contre les penseurs de l’héritage symbolique qui ignorent la différence de sexe en matière de transmission culturelle.
Choisir de comprendre plutôt que d’enseigner, d’apprendre dans des lieux en friche ; faire le pari d’un espace d’intelligibilité de la pensée féministe, avec des concepts, des balises, épistémologiques et politiques.
Rentrer au CNRS en 1983, au moins autant pour la légitimité de la recherche que pour équilibrer travail et vie maternelle ; sans oublier que cette recherche était née dans l’utopie.
Être obstinée, par passion sans doute, dans ce travail « sur les femmes » qui reste marqué du sceau de l’opinion et de la dénégation.
L’avancée et le retard
Rappeler l’irruption, nécessairement politique, des recherches sur les femmes et le féminisme, nécessairement extérieure à l’institution universitaire ; elles y rentreront ensuite, soit comme on absorbe une marge, soit comme on valide une pensée neuve, soit par l’opiniâtreté d’individues qui valident progressivement des parcours individuels.
Se souvenir que ces recherches, en sociologie, en histoire par exemple, sont nées du désir de comprendre l’histoire en train de se faire, de nourrir l’actualité féministe par une intelligence renouvelée des thèmes et des buts; dans un double décalage avec les partis et groupes politiques d’une part, avec le mandarinat universitaire d’autre part.
Résister de prime abord à la notion de retard français, en politique comme à l’université ; pour souligner que l’image du retard occulte la spécificité française de la domination symbolique, chez nous fortement masculine. Mais reconnaître que nous avions choisi, en France, de ne pas réclamer des études séparées, d’investir les lieux de la pensée universelle sans fabriquer du particularisme : un exemple, le Collège International de Philosophie, créé en 1984, où on se disputa pour créer, ou non, la rubrique « penser le féminin ».
Comparer ce choix de maintenir cette recherche spécifique dans le global de la pensée avec la réalité historique et politique : historique puisque le droit des femmes revendiqué depuis deux siècles de démocratie a dû équilibrer le souci de protéger les femmes (droit spécifique) avec celui de produire l’égalité des deux sexes (droit universel) ; politique parce que la volonté européenne cherche à soutenir le droit des femmes dans sa particularité (directives, programmes, commission parlementaire) comme dans sa transversalité (gendermainstreaming ou dimension de genre dans l’ensemble des politiques).
Dire, ou redire, face à l’idée de retard, combien l’histoire est longue, sera longue pour que les institutions académiques nous entendent : subsiste la certitude qu’une femme qui travaille « sur les femmes » ne fabrique pas de la pensée, mais plutôt de l’opinion, des opinions, qu’elle n’est pas philosophe à part entière puisqu’elle serait censée travailler sur la « condition féminine », ou que son objet transgresse les règles de la science en traitant d’ « histoires de cul » ; « sea, sex and sun », nous écrit un chercheur du CNRS à la réception de l’annonce de l’atelier thématique de Cargèse en novembre 2002.
Accepter alors de garder le mot « sexe » justement pour que « genre » ne soit pas un cache sexe et parce que le vocable sexualité ne réfère qu’à la vie sexuelle ; accepter aussi de marcher sur les deux pieds du problème, la nécessité du spécifique et l’importance du général, les études séparées et la pensée de tous ; et savoir aussi que c’est le plus difficile, car les hommes préfèreraient nous mettre dans une case à part, délimitée, tandis que les femmes privilégient trop souvent la référence masculine, à leurs yeux plus légitime.
Proposer alors aux deux sexes de comprendre que la domination masculine, c’est aussi notre production, quand les hommes forment entre eux le cercle de la pensée avec ses références internes, et quand les femmes contribuent, sans toujours le savoir, à la protection de ce cercle.
Réfléchir aux institutions est une chose, penser à la méthode en est une autre ; et ce n’est pas si facile, cette recherche des concepts pertinents, ceux qui ne sont pas d’entrée de jeu des propositions philosophiques, des prises de position a priori, mais des outils ; à ce titre, « différence des sexes » n’est pas une affirmation de contenu mais une catégorie vide.
Savoir et politique
Accepter qu’il y ait une double question, politique dans le savoir, épistémologique dans le politique ; de manière à brouiller une prétendue distinction entre connaissance et engagement ; de manière à souligner d’autant l’interpénétration des deux.
Parler non pas d’engagement, celui de l’intellectuel des années 60, ou du militant des années 70, mais du rapport entre théorie et pratique, d’un va-et-vient entre théorie et pratique ; les luttes pour l’avortement, contre le viol, pour la parité, etc, ont suscité mon travail sur le moralisme du féminisme, la démocratie exclusive, l’habeas corpus des femmes, par exemple ; et en retour ces recherches ont élaboré mon inscription dans le mouvement des femmes des années 70 comme ma responsabilité de déléguée interministérielle aux droits des femmes et de parlementaire européenne depuis 1997.
En déduire que face à Sartre pour qui un intellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, Simone de Beauvoir a montré, avec le Deuxième Sexe ou son livre sur la vieillesse, qu’elle se mêlait précisément de ce qui la regarde ; posture assez proche de la position de l’intellectuel spécifique, énoncée par Michel Foucault.
Insister, avec Simone de Beauvoir, en lisant l’introduction au « Deuxième sexe », sur la question du sujet de la connaissance, sujet femme qui n’est pas le sujet féminin, sujet empirique vide de définition et de qualités, tel un cogito, point existentiel désignant une des conditions de la connaissance.
Témoigner que ce va-et-vient entre théorie et pratique se fait de plusieurs façons, à partir d’une question présente suscitant, avec l’histoire de la pensée féministe, une généalogie des problèmes et des actions, lecture d’archives venant nourrir une problématique philosophique, ou une responsabilité politique, comme celle de ces dernières années, qui a pour effet d’ouvrir le Grand Livre du Monde, comme disait le 18ème siècle, loin des bibliothèques, mais si proche
du même enjeu philosophique.
Concentrer cet enjeu sur la tension entre le sujet et l’objet, les sujets, politique, épistémologique, artistique, conquis par les femmes, et l’objet d’échange qu’elles demeurent, dans la pensée, dans l’histoire, dans la politique.
Confirmer la décision épistémologique qui double celle de l’engagement, disant qu’il n’existe pas de recherche féministe, seulement des individus féministes qui font de la recherche ; ne pas en conclure qu’il faut extraire la recherche du contexte politique ; au contraire, savoir qu’une recherche peut avoir des effets politiques, féministes, est une évidence, écarter l’a priori politique est la meilleure garantie pour prendre le risque de la pensée.