Résumés
Résumé
Au confluent de l'histoire des idées et de l'analyse des politiques publiques, cet article s'interroge sur la justification de l'hypothèse d'un tournant néo-libéral clairement daté qui aurait affecté l'orientation des politiques publiques en France depuis l'après-guerre. L'auteur préfère qualifier les changements qui ont marqué la gouvernementalité française de suites d'inflexions néo-libérales (1957-1958, 1976, 1983) – avec des mouvements de retour en direction du consensus socialo-keynésien d'après-guerre – qui s'opèrent selon des contextes à chaque fois particuliers. L'orientation progressive et discontinue, et non brutale et continue, de l'action publique vers le néo-libéralisme s'explique en raison de la persistance dans les structures mentales (des acteurs publics, des acteurs sociaux, de la société elle-même) d'un fort attachement au système de protection sociale mis en place après-guerre.
Mots-clés :
- Néo-libéralisme,
- Gouvernementalité,
- Politiques économiques et sociales,
- Analyse des politiques publiques,
- Fenêtres d'opportunité,
- Histoire des idées,
- Politique française,
- État-Providence,
- Europe
Corps de l’article
Il n’est guère possible de mesurer, au moins depuis l’après-guerre, les mutations de la gouvernementalité [1], en tant qu’ensemble de techniques de gouvernement, sans prendre en compte la diffusion de la doctrine néo-libérale au cœur de l’action publique. Reconnaître la place décisive des idées néo-libérales dans les processus de changement des politiques publiques conduit parfois cependant à des simplifications d’analyse.
Une première série de simplifications porte à croire, d’une part, que le néo-libéralisme n’est qu’une simple reformulation du libéralisme dit classique dans un nouveau contexte économique, d’autre part, que le néo-libéralisme ne forme qu’un seul tenant doctrinal. Une seconde série de simplifications laisse penser que la nouvelle gouvernementalité néo-libérale s’est introduite sensiblement au même moment historique en Europe et aux États-Unis (à partir de la fin des années 70 et du début des années 80), selon des fenêtres d’opportunité[2] similaires. Si l’on appuie sur le cas de l’Allemagne (RFA)[3], on peut parler de tournant néo-libéral, non au moment charnière de la fin des années 70, mais dès 1948, sous l’initiative de Erhard, selon la voie singulière de l’ordo-libéralisme ou de l’économie sociale de marché. Ce n’est pas seulement une crise économique, mais fondamentalement une crise d’État, de régime, durant l’année zéro de l’Allemagne, qui crée une opportunité inédite pour liquider toute forme d’économie administrée et mettre en place une libéralisation de l’économie allemande. Dans le cas de la Grande Bretagne, après le règne d’un consensus keynésien mis en place après-guerre, il faut attendre, d’une part, le milieu des années 70 pour que s’opère progressivement une conversion des structures mentales des élites politico-administratives britanniques au néo-libéralisme, selon une version doctrinale proche de l’École monétariste de Chicago, et, d’autre part, l’année 1979, avec l’arrivée de M. Thatcher au pouvoir, pour assister dans la pratique gouvernementale effective au tournant néo-libéral britannique. L’impossibilité des gouvernements conservateurs et travaillistes successifs à résoudre, selon des recettes inspirées du paradigme keynésien, la crise économique des années 70 a ouvert une fenêtre d’opportunité décisive pour la diffusion de la matrice cognitive néo-libérale.
Qu’en est-il dans le cas de la France ? Peut-on parler, comme dans les cas allemands et britanniques, d’un tournant néo-libéral, c’est-à-dire d’une rupture brutale dans l’orientation des politiques publiques ? Si oui, à quel moment charnière et selon quelles fenêtres d’opportunité ? Si non, comment caractériser le mode de transformation de la gouvernementalité néo-libérale française depuis l’après-guerre ?
Autant il existe clairement une grande école libérale française au 18e siècle autour notamment des physiocrates ou d’économistes comme J.B. Say, autant, à la différence de l’école ordo-libérale allemande et des variantes du néo-libéralisme américain (École monétariste de Chicago, libertarisme, École austro-américaine), on peut difficilement parler d’une école néo-libérale française, même s’il existe incontestablement des économistes libéraux et néo-libéraux français de renom comme Jacques Rueff, Louis Baudin ou Maurice Allais. La difficulté de fonder une véritable école française du néo-libéralisme peut tenir à deux facteurs principaux.
D’une part, sociologiquement, cela tient à un facteur institutionnel lié à l’éparpillement des universitaires et des chercheurs économistes entre, d’un côté, le CNRS et les Facultés Droit dans lesquelles ils ont pendant longtemps occupé une position dominée au regard des juristes, de l’autre, les grandes écoles attachées au pouvoir politico-administratif (l’École Libre des Sciences Politiques - qui deviendra l’IEP de Paris - et Polytechnique). D’autre part, cela tient à un facteur proprement intellectuel inhérent aux divisions des économistes français entre des tendances hétérogènes du libéralisme et du néo-libéralisme. Avant même l’attirance plus tardive de certains économistes pour la variante ultra du néo-libéralisme américain, des divergences intellectuelles se font jour dès le colloque Walter Lippmann[4]. D’un côté, il y a les partisans du laissez-faire comme Louis Baudin et Jacques Rueff, proches de l’école autrichienne, qui défendent le libéralisme le plus classique. Ce libéralisme classique repose à la fois sur le principe de la naturalité du marché (spontanément, si chacun suit ses intérêts bien compris, les interactions économiques aboutissent à un optimum, sans intervention gouvernementale) et d’une séparation stricte entre la gouvernementalité étatique réduite aux fonctions régaliennes et l’auto-gouvernementalité du marché. D’un autre côté, on rencontre des néo-libéraux à proprement parler, comme Louis Rougier, Auguste Detœuf ou Louis Marlo, proches des ordo-libéraux allemands, qui stigmatisent le "vieux libéralisme" jugé responsable de la crise économique des années 30.
Le fonds doctrinal qui relie les néo-libéraux français et les ordo-libéraux allemands repose sur le principe fondamental selon lequel le marché libre et concurrentiel, loin d’être un produit spontané des échanges sociaux, doit résulter d’un ordre positif et légal et nécessite donc une intervention active des gouvernements. S’ils se retrouvent autour d’un libéralisme actif ou positif, les néo-libéraux français et les néo-libéraux allemands se séparent au moins sur trois plans[5]. D’une part, sur le plan épistémologique, il faut opposer la démarche à tendance inductive des ordo-libéraux à la démarche hypothético-déductive privilégiée par une science économique française marquée historiquement par le positivisme et la tradition walrasienne, par l’influence des ingénieurs-polytechniciens et par le fantasme d’une science économique mathématisée construite sur le modèle de la science physique. De ce point de vue, l’épistémologie néo-libérale française est plus proche de celle que l’on rencontre chez les monétaristes de l’école de Chicago. D’autre part, sur le plan anthropologique et social, les libéraux et les néo-libéraux français, plus proches là encore de leurs homologues anglo-américains, demeurent fidèles aux soubassements individualistes du libéralisme classique, sans pour autant adhérer pleinement à l’utilitarisme. A l’inverse, les ordo-libéraux allemands restent tendanciellement attachés à une anthropologie à dominante holiste. Par ailleurs, les néo-libéraux français, comme les néo-libéraux américains, sont plus méfiants que les ordo-libéraux à l’égard de l’interventionnisme étatique, notamment sur le plan monétaire et fiscal - même s’ils ne s’opposent pas, à la différence des plus radicaux des néo-libéraux américains, à l’existence de services publics. Les ordo-libéraux sont plus méfiants à l’égard des effets oligopolistiques du marché et plus exigeants en conséquence à l’égard du respect des règles d’un marché concurrentiel.
A la fois la position institutionnelle des économistes néo-libéraux français - entre logique scientifique, expertise et ingénierie d’État -, et leurs orientations doctrinales ont des effets décisifs sur l’imprégnation néo-libérale des politiques publiques en France. Quelles sont les conditions qui ont rendu possible l’implantation de la gouvernementalité néo-libérale en France ? On peut, sinon opposer, du moins distinguer trois thèses à ce sujet. Schématiquement, si l’on suit la thèse de Michel Foucault, le tournant décisif s’opère sous l’autorité du tandem Giscard-Barre, à partir de la période dite d’austérité économique en 1976. Si l’on suit la thèse des politistes B. Théret et de B. Jobert[6], la conversion d’une partie des élites administratives commence surtout dans le milieu des années 70, suite à la radicalisation de la crise économique. Mais le tournant effectif est plutôt le fait de la nouvelle gauche au pouvoir sous le premier septennat de F. Mitterrand, lors du grand tournant de la rigueur de 1983. Si l’on s’appuie, en revanche, sur les recherches menées par l’historien F. Denord[7], une première étape de conversion des élites politico-administratives commence dès le milieu des années 30, et entrouvre une première fenêtre néo-libérale lors du gouvernement Daladier. Mais c’est surtout l’entrée dans le marché commun, à la fin des années 50, qui crée la véritable rupture, en introduisant des technologies néo-libérales au cœur de l’appareil d’État. A la différence du cas allemand et du cas britannique, il est peut-être difficile, en réalité, de parler, dans l’histoire de la France contemporaine, d’un tournant néo-libéral, au sens d’un changement brutal à un moment charnière de son histoire. Il faudrait sans doute mieux parler d’une suite d’inflexions néo-libérales en fonction de la conjoncture sociale, économique et politique.
La première inflexion néo-libérale (57-58) et l’entrée de la France dans le marché commun
Au début et au milieu des années 1930, la position du libéralisme en France, comme doctrine et comme pratique gouvernementale, se présente dans une situation proche de celle que connaissent les autres pays européens : jugé responsable de la crise économique, le libéralisme est rejeté autant à gauche où l’on préfère le planisme et le socialisme qu’à droite où la mode est au corporatisme, sans compter la tentation fascisante à l’extrême droite. Les intellectuels, les dirigeants politiques, les responsables patronaux et les hauts fonctionnaires de sensibilité libérale se retrouvent de fait dans une position marginalisée. L’avènement du Front Populaire crée une sorte d’électrochoc dans ces milieux et provoque ainsi une forte réaction pour entreprendre de sauver le libéralisme du péril collectiviste et du dirigisme. Des réseaux, à l’intersection de forums scientifiques[8] et de forums professionnels[9], prolifèrent durant cette période.
Avant même l’organisation du Colloque Lippmann par le philosophe Louis Rougier, ambassadeur zélé en France et à l’étranger du libéralisme renaissant, se créent des sociétés de pensée très influentes comme X-Crise, "fondée en 1931 par un groupe de polytechniciens qui, persuadés de l’excellence de la formation polytechnicienne, entendent appliquer une démarche scientifique à l’étude des problèmes économiques dans le but d’analyser la crise et de lui apporter des solutions concrètes[10]". Si tous les membres ne sont pas acquis au libéralisme classique, une partie d’entre eux milite pour rénover la pensée libérale, en cherchant à conjuguer, à l’instar de la démarche ordo-libérale, intervention de l’État et économie de marché. A ces sociétés de pensée, il faut ajouter des structures éditoriales qui diffusent et traduisent de manière intensive des ouvrages de libéraux, d’ordo-libéraux allemands, de nouveaux libéraux français. A cet égard, les éditions Médicis créées en 1937 par Marie-Thérèse Génin occupent une position décisive dans le monde éditorial : fer de lance de la propagation des idées néo-libérales, cette maison d’édition attire en même temps en son sein les milieux patronaux effrayés par la politique menée sous le Front Populaire.
Tant que les socialistes demeurent au pouvoir, les recettes proposées par ces nouveaux libéraux pour gérer la crise restent lettre morte. C’est l’échec du Front populaire à résoudre la crise - échec que les libéraux et les néo-libéraux attribuent à toute politique dirigiste - qui crée une première fenêtre d’opportunité néo-libérale. Il est difficile d’établir clairement un rapport de causalité entre, d’une part, ce travail d’influence exercé par ces réseaux d’entrepreneurs politiques, par la position d’expertise occupée par les hauts fonctionnaires polytechniciens acquis à la cause néo-libérale, et, d’autre part, les mesures prises, sous le gouvernement Daladier, par le Ministre des finances Paul Reynaud en 1938. Mais il semblerait, dans tous les cas, que la gouvernementalité française connaisse ici, selon F. Denord, une première poussée néo-libérale : "Avec le gouvernement Daladier, la prédiction d’un "retour au libéralisme" semble bel et bien se réaliser : intraitables avec les syndicats, Édouard Daladier et Paul Reynaud cherchent par tous les moyens à sauver la monnaie et à redresser les finances publiques[11]". Ces mesures ne relèvent-elles pas plutôt d’une politique libérale comme Poincaré avait pu en mener après la première guerre mondiale ? Quoi qu’il en soit, on peut difficilement parler ici de tournant en raison du caractère très éphémère et très circonscrit de cette politique économique rapidement oubliée avec l’entrée en guerre de la France, puis, surtout, sacrifiée avec l’avènement de l’anti-libéralisme du corporatisme vichyssois.
L’après-guerre ne crée pas plus d’opportunités pour le libéralisme et le néo-libéralisme français cantonnés, au plus fort des influences gaulliste et communiste, dans des forums scientifiques ou professionnels à l’instar de la Société du Mont-Pèlerin. On ne peut certes pas superposer purement et simplement le consensus qui s’instaure après-guerre en Grande-Bretagne avec le consensus (conflictuel) gaullo-communiste (renoncement à la collectivisation des moyens de production en échange de la garantie effective d’un État-providence) qui s’impose en France à la même période : la gouvernementalité à la française conjugue tradition néo-colbertiste, héritage socialiste, recettes keynésiennes et économie de marché semi-libre. Mais les objectifs visés sont sensiblement les mêmes (plein emploi, modernisation de l’économie, sécurité sociale...). Les néo-libéraux français traversent d’autant plus une période creuse que, d’une part, la planification à la française engrange des résultats spectaculaires en matière de croissance et d’emploi durant la période dite des Trente glorieuses (pourquoi les acteurs publics feraient-ils appel à des recettes tirées d’une autre matrice cognitive ?), et que, d’autre part, les hauts fonctionnaires les plus influents (dont beaucoup viennent directement de la résistance) sont majoritairement acquis aux idées keynésiennes. Les entrepreneurs politiques néo-libéraux attendent donc leur heure.
Cette heure vient à point nommé en 1957 lorsque le gouvernement socialiste de Guy Mollet, contre une partie de sa majorité, signe le Traité de Rome. L’entrée de la France dans la CEE inaugure pour longtemps, selon F. Denord, la pénétration des principes du néo-libéralisme, d’inspiration ordo, dans la gouvernementalité française. Nul hasard si l’on rencontre du côté des artisans de la signature du Traité de Rome des économistes ordo, côté allemand, et des néo-libéraux français comme R. Marjolin ou des soutiens actifs comme J. Rueff : "La plupart des membres français du Mont-Pèlerin font d’ailleurs partie de la ligue européenne de coopération économique, l’un des principaux lobbies européistes dans le monde des affaires. (…) Le Traité de Rome a été accueilli comme une divine surprise. Il donne naissance à un marché néo-libéral où le "laissez-passer" l’emporte sur le "laissez-faire". Les États européens se sont eux-mêmes chargés de construire la machine dont les néo-libéraux rêvaient de longue date pour affaiblir le pouvoir des États[12]".
Une seconde opportunité pour les néo-libéraux survient lors de la crise politique et institutionnelle qui sonne le glas de la IVème République et remet en selle le Général de Gaulle. Paradoxe il y a dans la mesure où le gaullisme, assimilé à un dirigisme autoritaire, fait plutôt figure de repoussoir pour nombre de néo-libéraux français. Et c’est pourtant aux premières heures du gaullisme au pouvoir que le néo-libéralisme poursuit son chemin en France. C’est moins de Gaulle lui-même que celui qu’il nomme, Antoine Pinay, comme Ministre des finances en 1958 qui assure cette nouvelle inflexion néo-libérale. Il revient au nouveau ministre de satisfaire les engagements européens de la France et de résoudre les difficultés monétaires et financières que connaît le pays à cette période sur le plan international. Des entrepreneurs politiques néo-libéraux, comme J. Rueff, n’hésitent pas à se saisir de cette opportunité et à proposer leurs services pour rénover la politique économique et financière de la France. Cela donnera le plan Pinay-Rueff dont les propositions s’inscrivent clairement en matière de politiques économiques dans une orientation néo-libérale et marquent clairement une rupture avec le consensus keynésien d’après-guerre (recherche de l’équilibre budgétaire, monnaie convertible transformée en nouveau franc, ouverture internationale de l’économie française...). Cela donnera, quelques mois plus tard, le comité Armand-Rueff chargé d’un rapport sur les obstacles à l’expansion économique française, qui s’inscrit dans la même ligne directrice. Celle-ci témoigne d’un transfert de la gouvernementalité ordo-européenne sur les politiques économiques françaises ; ce qui signifie concrètement rupture au moins relative, bien avant les décennies 70-80, avec les orientations keynésiennes d’après-guerre : "Certains l’ont compris d’emblée. Claude Gruson, le keynésien directeur du Service des Études Économiques et Financières, n’a eu de cesse de prévenir les autorités qu’elles se liaient les mains (…). L’ouverture des frontières conduit la politique économique à se focaliser sur le court terme : l’équilibre de la balance des paiements, la lutte contre l’inflation et la stabilité des taux de change concentrent toute l’attention des pouvoirs publics. Politiques budgétaires et monétaires expansives deviennent donc difficilement praticables, et ce, d’autant plus que la communauté de marché amène une convergence des structures économiques et sociales qui, pour la France, signifie un rapprochement avec l’Allemagne ordo-libérale[13]".
La seconde inflexion néo-libérale (76-81) et la crise économique des années 70
L’entrée de la France dans le marché commun implique-t-elle pour autant, à partir de la fin des années 50, un tournant néo-libéral global et radical ? Si l’on préfère parler encore d’inflexion, aussi décisive soit-elle, c’est au moins pour deux raisons. D’une part, le transfert de la gouvernementalité ordo-européenne sur les politiques publiques françaises concerne avant tout le domaine des politiques économiques (même si cela a des incidences sur d’autres domaines). Il n’est pas question encore à cette période de transférer au domaine des services publics, les principes de la concurrence et d’éroder le consensus sur le système de sécurité sociale. D’autre part, le gaullisme au pouvoir ne tient pas en un seul bloc. Selon l’entourage du chef de l’État, les politiques économiques, soit poursuivent cette inflexion néo-libérale sous l’influence notoire de Rueff, soit poursuivent l’interventionnisme keynésien à la française, même s’il deviendra de plus en plus souple, à mesure de la diminution du pouvoir dévolu au Commissariat Général au Plan. La chute du Général de Gaulle et le début de l’ère Pompidou lèvent une partie des hésitations et des incertitudes précédentes en accélérant la mue néo-libérale des politiques économiques. Toutefois, la mort du Général de Gaulle ne signifie pas pour autant la disparition du gaullisme, notamment lorsque Chaban-Delmas est nommé Premier ministre et plaide pour une "nouvelle société" qui tente de conjuguer modernisation économique et sécurité sociale. Mais la conversion des esprits à la donne néo-libérale continue son chemin dans les plus hautes sphères du pouvoir et de la fonction publique, avant même les débuts de la crise. Une nouvelle génération de hauts fonctionnaires ou d’experts économistes, qui n’est pas issue des rangs de la Résistance, n’hésite plus à remettre en question le consensus fondateur d’après-guerre : "Quand il s’agit d’économistes d’État, ils ont vécu l’affaiblissement de la macroéconomie keynésienne au profit de l’économie néo-classique, dont le chef de file en France, Edmond Malinvaud, dirige l’École nationale de la Statistique et de l’Administration Économique (ENSAE) entre 1962 et 1966, avant de se hisser au sommet de la Direction de la Prévision du Ministère des finances[14]".
Avec l’entrée dans le marché commun, la radicalisation de la crise économique après le premier choc pétrolier - qui révèle en même temps des difficultés structurelles de l’économie française - est l’opportunité la plus décisive pour les entrepreneurs politiques néo-libéraux. Le processus de transformation, très bien décrit par B. Jobert et B. Théret, est assez proche de celui qui s’est produit en Grande-Bretagne sensiblement à la même époque. Sauf que dans le cas français la mue néo-libérale a commencé à se mettre en œuvre dans les esprits et dans les actes bien avant les années 70[15]. Cette mue, à la différence de la position occupée par les agents du changement en Grande-Bretagne, s’est produite à l’intérieur même de l’appareil d’État, ou du moins au sein d’organismes d’expertise ou d’aide à la décision publique comme l’ENSAE, l’INSEE, ou la Direction de la Prévision. Les élections présidentielles de 1974 constituent une opportunité supplémentaire pour rendre effectif un virage néo-libéral plus radical encore. La victoire aux élections de Giscard qui se présente sans complexe comme un néo-libéral congédiant le gaullisme, plusieurs fois courtisé par Hayek lui-même, comble les espoirs des plus néo-libéraux français. Pourtant, la nomination de J. Chirac au poste de Premier ministre marque un retour en arrière et atteste, par la mise en œuvre d’une politique de relance d’inspiration keynésienne pour conjurer les effets de la stagflation, que la conversion au néo-libéralisme n’est pas encore tout à fait mûre.
Les nouveaux échecs de cette politique économique semblent cette fois-ci saper la confiance dans les vertus de l’État-modernisateur. La persistance de la crise, l’impuissance récurrente des recettes keynésiennes pour la conjurer, et la nomination, en 1976, d’un nouveau Premier ministre - R. Barre -, économiste ouvertement libéral, créent les meilleures conditions pour ouvrir plus grande encore la fenêtre du néo-libéralisme en France. A cela il faut ajouter la découverte, parmi certaines élites politico-administratives et dans les milieux d’expertise économique, des variantes du néo-libéralisme américain. Notons ainsi que ce n’est pas la crise économique qui crée en soi l’opportunité d’un changement de politiques économiques, mais la construction, via les entrepreneurs politiques, de cette crise en problèmes publics décodés dans les termes de la nouvelle grille d’analyse économique. A travers cette médiation, les conditions sont ainsi réunies pour que les solutions tirées des idées néo-libérales "rencontrent" les problèmes économiques.
Bien qu’influencée par les idées monétaristes alors en vogue, la politique économique menée par le gouvernement Barre, à partir de septembre 1976, ne présente pas la même radicalité que le tournant Thatchérien. Il reste néanmoins que le plan Barre - en cela réside sa nouveauté au regard des inflexions néo-libérales précédentes - s’attaque directement à deux principes fondamentaux hérités du consensus d’après-guerre : les objectifs de plein emploi et de réduction des inégalités économiques et sociales. "Le plan Barre marque une première rupture avec le passé Keynésien : la stabilité monétaire passe avant le plein-emploi. La deuxième rupture est le refus d’une politique conjoncturelle et discrétionnaire et la préférence pour une action continue et de longue haleine. La troisième rupture est le désir de s’attaquer aux causes structurelles de l’inflation et de restaurer les mécanismes du marché concurrentiel plutôt que de multiplier les interventions de l’État[16]".
A travers ces objectifs économiques, ce sont également des objectifs sociaux qui sont visés. Avec le gouvernement Barre commence à se mettre en place un processus promis à un avenir durable, hormis la parenthèse mitterrandienne de 1981-1983 : le transfert aux autres domaines de politiques publiques, surtout les politiques sociales, du référentiel néo-libéral de marché. Michel Foucault analyse ainsi un rapport produit par des élèves de l’ENA (promotion Guernica) en 1976 sur une étude bilan de trente ans de Sécurité Sociale[17]. Il ressort notamment de ce rapport que "la Sécurité Sociale a des incidences économiques considérables et ces incidences sont liées, d’ailleurs, à la manière dont on a défini l’assiette des cotisations. L’incidence, en effet, se produit sur le coût du travail. A cause de la sécurité sociale, le travail devient plus coûteux. Du moment que le travail est plus coûteux, il est évident qu’il va y avoir sur l’emploi un effet restrictif, donc une augmentation du chômage qui va être due directement à une augmentation de ce coût du travail[18]". En d’autres termes, cette grille d’interprétation néo-libérale propose que, pour résoudre le chômage et augmenter la compétitivité des entreprises françaises, il faut faire baisser le coût du travail et diminuer les prestations sociales. Dans la même ligne, d’autres séries de rapports d’expertises ou d’aides à la décision fleurissent à cette époque, mais ne débouchent pas immédiatement sur des mesures concrètes. Ainsi du projet d’impôt négatif, formulé initialement par l’école monétariste, et repris, sous l’ère Giscard, par C. Stoffaës[19] (1973-1974) et L. Stoléru : "une prestation sociale, pour être efficace économiquement, ne doit, dans toute la mesure du possible, jamais se présenter sous forme de consommation collective[20]".
Cette mesure vise concrètement à démanteler les principes du système de sécurité sociale pour tous fondé après-guerre et à rompre clairement avec l’objectif de diminution des inégalités économiques et sociales : sachant qu’une politique néo-libérale favorise les inégalités économiques, il revient à l’État d’assurer socialement, par une sorte de RMI avant l’heure, uniquement ceux qui ont atteint un certain seuil de pauvreté. Aux autres catégories de s’assurer elles-mêmes, si l’on ne veut pas perturber le jeu du marché : "cet impôt négatif est une manière d’éviter absolument tout ce qui pourrait avoir dans la politique sociale des effets de redistribution générale des revenus, c’est-à-dire en gros tout ce qu’on pourrait placer sous le signe de la politique socialiste (…). Si on entend par politique socialiste une politique dans laquelle on essaiera d’atténuer les effets de la pauvreté relative due à un écart de revenus entre les plus riches et les plus pauvres, il est absolument évident que la politique impliquée par l’impôt négatif est le contraire même d’une politique socialiste[21]". Si ces propositions d’expertise ne voient pas de suite le jour, force est de reconnaître qu’elles attestent, au moins dans une partie de la haute fonction publique et de la classe dirigeante, d’une conversion à un néo-libéralisme qui ne concerne plus seulement les politiques économiques, mais également les politiques sociales. Mais il demeure des pôles de résistances trop importants pour mettre en acte à cette époque un tel projet, à la fois, à droite où des gaullistes demeurent attachés au consensus d’après-guerre, et surtout à gauche où le PCF et le PS, récemment réunis autour du programme commun, sont des freins au changement, sans parler des forces syndicales comme la CGT ou FO.
La contre-inflexion libérale d’Union de la Gauche (1981) et le tournant de la rigueur (83) comme troisième inflexion néo-libérale
C’est dans le sens d’une résistance au changement que l’on peut interpréter la contre-inflexion néo-libérale de 1981, suite à la victoire de l’union de la gauche : le programme commun rappelle (et répète symboliquement) à certains égards le consensus socialo-keynésien d’après-guerre auquel une majorité de Français reste profondément attachée. Cependant, les nouvelles recettes tirées des politiques gouvernementales menées sous le gouvernement Mauroy (nationalisations, politiques de relance, hausses des salaires...), non seulement ne parviennent pas à conjurer la récession et le chômage, mais se heurtent, de surcroît, à un contexte de libéralisation économique internationale. Alors que la vague néo-libérale a déjà déferlé sur les gouvernementalités anglaises, américaines et allemandes, la gouvernementalité française se trouve de fait isolée et victime d’un marasme financier comparable à celui que la Grande-Bretagne a connu en 1975. Tous ces événements concourent à l’ouverture d’une nouvelle opportunité pour infléchir les politiques publiques dans un sens néo-libéral. Et le revirement survient, à partir du fameux tournant de la rigueur de 1983, du camp socialiste lui-même, du moins d’une partie de ses membres. Cependant, comme l’ont bien montré B. Théret et B. Jobert, cette transition vers le néo-libéralisme, aussi brutale soit-elle, est le produit d’une mue progressive dans les esprits qui s’est amorcée au milieu des années 70, du moins au sein d’une partie de la gauche (chez des hauts fonctionnaires, dans les réseaux d’expertises et de recherches économiques à l’ENA, à l’ENSAE, à la DP, à l’INSEE). A cela il faut ajouter l’existence de toute une série de forums, liés en particulier au PSU et à la CFDT - une fois la tentation auto-gestionnaire écartée -, dont les membres ont déjà rompu, dans les structures mentales, avec le consensus d’après-guerre : "Selon les périodes et les milieux, certaines organisations ont été le point focal de ces différents courants. L’ADELS pour les militants locaux, le PSU rocardien, les émules de J. Delors à Échanges et Projets, ont chacun constitué des lieux de rencontre importants pour les militants de cette mouvance. Mais c’est surtout la CFDT qui, durant les années 70, devint le principal forum où pouvaient se rencontrer et débattre les différents animateurs de ces courants, notamment au travers des activités de son bureau de recherches économiques (BRAEC)[22]".
La nouvelle inflexion néo-libérale de 1983 ne signifie pas pour autant, d’une part, que l’ensemble des politiques publiques soit affecté par cette nouvelle orientation, d’autre part, que l’ensemble des forces de gauche, syndicales et partisanes, se rallie à cette nouvelle matrice. Il n’est pas question de faire état - suite aux politiques de tendance néo-libérale des gouvernements successifs - de l’ensemble des mouvements sociaux, des transformations des rapports de force à l’intérieur des partis et entre eux depuis 1983. Mais il est indéniable que l’on observe, depuis cette période, un processus similaire à celui que l’on a pu observer en Angleterre et en Allemagne. Il n’y a pas eu de démantèlement radical et brutal des institutions de l’État-providence en raison du coût social et politique que cela représentait pour les forces politiques et gouvernementales. En revanche, on a assisté, et on assiste toujours, à une réorganisation complète du fonctionnement des services publics dans lesquels ont été introduits les mêmes principes du New public Management issus de l’école du Public Choice. Malgré tout, en matière de politiques sociales, deux composantes fondamentales du consensus d’après-guerre sont désormais sacrifiées : l’objectif de diminution des inégalités économiques et sociales, d’une part, la non mise en concurrence des services publics, d’autre part. La construction de l’Union Économique et Monétaire - inspirée directement dans ses fondements du monétarisme de l’Ecole de Chicago croisé avec l’ordo-libéralisme allemand - constitue une nouvelle opportunité dont se saisissent les gouvernements, parfois à contre-cœur, pour étendre les principes du marché libre et concurrentiel aux secteurs publics ou para-publics. L’adoption du traité de Maastricht par référendum (1992), la création de l’Union Économique et Monétaire, l’adoption du traité simplifié de Lisbonne (2007) ont été et sont les vecteurs d’une accélération de la mue de la gouvernementalité néo-libérale à la française - d’autant plus radicalement que les gouvernements ont perdu l’essentiel de leurs marges de manœuvre en matière monétaire et budgétaire. Les principes ordo-européens par lesquels le laissez-passer se substitue au laissez-faire, les objectifs macro-économiques monétaristes fixés par l’UEM (maîtrise de l’inflation, maîtrise des dépenses publiques, politique de l’Euro fort, politique de l’offre, libéralisation progressive de tous les acteurs d’activité...) rendent quasi-impossible pour les gouvernements nationaux toute politique de relance de l’économie par la demande et tout retour à une matrice cognitive d’inspiration keynésienne. La construction européenne, depuis le traité de Rome, mord un peu plus sur le consensus fondateur d’après-guerre en instaurant un nouveau un ordre cognitif autour des valeurs néo-libérales.
En raison de pôles de résistance au changement toujours vivaces, en raison de l’attachement d’une majorité de Français, comme d’une majorité d’européens au système de sécurité sociale, les transformations-altérations de l’État-Providence n’ont pu se faire, et ne se font encore, que de manière incrémentale, comme l’a parfaitement montré Bruno Palier à propos de la réforme des retraites en France : "Comme pour d’autres mesures (type RMI ou CSG), d’abord marginales au sein du système français de protection sociale, les nouvelles mesures sont introduites à la périphérie du système, d’abord pour en combler les lacunes (ici compenser la baisse future des retraites financées en répartition). Elles se développent le plus souvent de façon très progressive, apparaissant d’abord comme marginales avant de jouer un rôle de plus en plus important (et parfois différent du rôle initial) au sein du système de protection sociale[23]." Depuis le tournant de la rigueur de 1983, la poursuite de la politique de la rigueur monétaire et budgétaire sous le gouvernement Fabius, aucun gouvernement en France n’a tenté de mettre en œuvre une nouvelle contre-inflexion néo-libérale ; les gouvernements de gauche au pouvoir (de Rocard à Jospin), tantôt accélérant les réformes néo-libérales (privatisations, adhésion à la politique monétariste de Bruxelles...), tantôt aménageant ces réformes dans un souci de plus grande justice sociale (RMI, loi sur les 35 heures, CMU...). Mais en adhérant progressivement aux principes de l’économie de marché, en soutenant des politiques européennes d’inspiration monétariste, sous l’influence décisive de Mitterrand, de Delors et de Rocard, d’experts hauts fonctionnaire comme J. Attali, le parti socialiste français réalise à partir du milieu des années 80 le tournant néo-libéral que le SPD allemand avait opéré en 1959 lors du Congrès de Bad-Godesberg. Ainsi l’exigence de justice sociale prônée par les socialistes français au pouvoir n’est plus pensée dans le cadre du consensus fondateur d’après-guerre en se fixant notamment comme objectif la réduction progressive des inégalités économiques et sociales. Comme le montre Foucault, la politique sociale (qui n’est plus socialiste selon le philosophe) consiste, dans le contexte d’une justification de fait des inégalités économiques et sociales, à gérer les pauvres, c’est-à-dire ceux qui ne peuvent pas (ou plus) vendre définitivement (ou provisoirement) leur force de travail sur le marché et s’assurer individuellement contre les risques sociaux (santé, vieillesse...). En même temps que se démantèle l’État-providence, que se privatise progressivement et partiellement le système de sécurité sociale, on assiste donc à un accroissement, de préférence sous les gouvernements de gauche, des politiques de gestion et d’assistance aux plus démunis (RMI, CMU...).
Le tournant néo-libéral de la gauche au pouvoir ne signifie pas pour autant que tous les courants de la gauche française en général, et du parti socialiste en particulier, ratifient pleinement cette conversion cognitive. En témoignent au sein de la gauche du PS, dont le regard est parfois tourné du côté des mouvements altermondialistes, des Verts, du PC ou de la LCR, la création de courants[24] qui cherchent à réactiver le consensus fondateur d’après-guerre, contre ce qu’ils estiment être la dérive social-libérale du PS et contre la dérive néo-libérale de l’UEM. A l’instar de ce qui s’est passé en Allemagne avec la création, en 2007, à la gauche du SPD, du parti Die Linke, sous la tutelle d’Oskar Lafontaine, des pôles de résistance, dans le jeu des partis politiques, se revivifient en France, moins à droite en raison de la marginalisation du gaullisme à l’UMP par le néo-libéralisme sarkozyste[25], qu’à gauche et à l’ultra-gauche. Accusés de populisme par leurs détracteurs, ces pôles de résistance politique, hétérogènes idéologiquement eux-mêmes, revendiquent moins aujourd’hui un héritage marxiste ou révolutionnaire (à l’exception de Lutte Ouvrière, et dans une moindre mesure de la LCR qui a toutefois abandonné dans ses statuts la référence au principe de la dictature du prolétariat) qu’un retour au consensus fondateur de l’après-guerre en se présentant comme les défenseurs de l’État-providence. Deux moments historiques, depuis les années 90, illustrent de manière symptomatique la vivacité de cette résistance à la révolution néo-libérale en marche ; résistance particulièrement sensible parmi les catégories sociales les plus exposées (ouvriers, employés, agents de la fonction publique) à la libéralisation économique et les plus attachées aux structures traditionnelles de protection sociale : les grandes grèves de 1995 contre la réforme des retraites proposée sous le gouvernement Juppé, d’une part, et les mobilisations politiques, syndicales, citoyennes contre le projet du Traité constitutionnel européen (2005) aboutissant à la victoire du non, d’autre part. Les conflits entre, d’un côté, les partisans du maintien ou du retour au consensus socialo-keynésien d’après-guerre et, d’un autre côté, les artisans du nouveau référentiel néo-libéral continuent encore de structurer les débats politiques et les rapports de force socio-économiques. Si la nouvelle donne néo-libérale peut se présenter aujourd’hui comme un quasi-consensus parmi l’élite politico-administrative française, il n’en va pas de même parmi l’ensemble des forces politiques, parmi l’ensemble de la population française et parmi les organisations syndicales les plus à gauche. Ce décalage n’a jamais été aussi visible que lors des débats qui ont structuré le référendum sur le projet de constitution européenne.
Paradoxalement, certaines forces politiques et syndicales les plus ancrées à gauche, historiquement porteuses d’un projet de transformation radicale de l’ordre institutionnel, se retrouvent positionnées, dans le débat d’idées, par leurs adversaires d’aujourd’hui, dans une posture de conservation (des acquis sociaux et de l’ordre institutionnel d’après-guerre) face aux forces néo-libérales qui revendiquent actuellement le monopole utopique de la transformation de l’ordre institutionnel, le monopole de la réforme légitime, au nom parfois d’une téléologie historique à peine dissimulée : le sens néo-libéral de l’histoire en lieu et place du sens marxiste autrefois dominant. Contrairement aux idées parfois véhiculées sur l’ère post-moderne qui serait la nôtre (fin des idéologiques, des utopies, des grands récits...), le néo-libéralisme se présente bien, dans ses principes et dans ses pratiques, à la fois comme une idéologie (au sens ricœurien d’un système d’idées visant à légitimer la part de l’ordre existant désormais acquis à cette matrice cognitive) et comme une utopie (au sens ricœurien d’un système d’idées qui vise à subvertir et à transformer les pans du réel qui lui résistent encore), avec ses fantasmes, ses imaginaires, ses idéaux : une société performante fondée sur l’efficacité et la rentabilité avec l’entrepreneur comme figure totémique et quasi-prophétique de l’ordre nouveau en marche. Si toute époque tend, à travers ses porte-parole dominants, à considérer sa matrice cognitive sous le mode doxique de la naturalisation et de la réification, une attitude de rupture épistémologique et politique à l’égard de ces formes de téléologie historique nous oblige à considérer le néo-libéralisme, comme feu le marxisme, comme une contingence historique, laissant ainsi ouverte la possibilité de sa dégénérescence et de l’émergence de nouveaux imaginaires sociaux et politiques.
Conclusion
S’il est indéniable que la gouvernementalité française, comme celle des autres pays européens, a été affectée fondamentalement par la matrice cognitive néo-libérale, l’idée d’un tournant, au sens d’une rupture brutale dans l’orientation des politiques publiques à un moment charnière historiquement daté, doit être maniée avec prudence. Si dans le cas de l’Allemagne de l’Ouest (1948 et l’arrivée des ordo-libéraux au pouvoir) et de la Grande-Bretagne (1979 et l’arrivée de Thatcher au gouvernement), on peut fixer assez clairement un tournant néo-libéral, la tâche est plus difficile dans le cas de la France. Dans ce dernier cas, on préfère parler d’une suite d’inflexions néo-libérales, avec des mouvements de retours au consensus fondateur d’après-guerre : 1957 et l’entrée de la France dans le marché commun (inflexion accentuée durant la première législature gaulliste, sous l’initiative de Pinay), 1976 avec le tandem Barre-Giscard, et 1983 avec le tournant de la rigueur, sous la première législature de Mitterrand. C’est à chaque fois en fonction d’opportunité différentes que de telles inflexions néo-libérales ont pu voir le jour : l’entrée dans le marché commun, les difficultés financières de la fin des années 50, la crise économique des années 70, la crise financière et budgétaire des années 80, l’accélération de la construction économique et monétaire européenne. La suite discontinue de ces inflexions ne doit pas occulter, d’une part, le fait que la mise en œuvre de politiques néo-libérales suppose antérieurement un lent travail de conversion des structures mentales auprès d’abord des élites politico-administratives à cette nouvelle matrice cognitive, d’autre part, le fait que les premières séries d’inflexions, jusque dans les années 80, concernent d’abord le domaine des politiques économiques. Le domaine des politiques sociales a connu (et connaît encore) des transformations néo-libérales beaucoup plus lentes, sur le modèle des réformes incrémentales, en raison de l’attachement d’une majorité des membres de la société française aux institutions héritées de l’État-Providence.
Parties annexes
Notes
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[1]
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Éditions Gallimard, coll. Hautes Études, 2004 (voir en ligne, Leçon du 7 mars au Collège de France, Naissance de la biopolitique, sur le site de CIP-IDF). Cet article s’inscrit explicitement dans le cadre de la contribution foucaldienne à l’analyse des politiques publiques. Sur cette contribution, voir également Pierre Lascoumes, (2004). "La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies de pouvoir", in Le Portique, n°13-14 ( "Foucault : usages et actualités"), en ligne ; Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès (dir.) (2004). Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po ; Laurent Jeanpierre, "Une sociologie foucaldienne du néo-libéralisme est-elle possible?" Sociologie et société, vol. 38, 2006. Voir enfin le numéro de Raisons politiques, "Néo-libéralisme et responsabilité" (sous la direction de Émilie Hache), Nov. 2007, Vol. 28.
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[2]
John T.S. Keeler, "Opening the window for reform", Comparative Political Studies, 25 (4), 1993, p. 433-486. J. Kingdom, Agendas, Alternatives and public policies, Boston (Mass), Little, Brown and co, 1984. L’analyse des politiques publiques en termes de fenêtres d’opportunité tente de répondre à la question suivante : Quels sont les conditions et les contextes qui rendent possibles des changements d’orientation des politiques publiques ? Des fenêtres d’opportunité (crise économique, alternance politique, changement de majorité...) permettent la rencontre entre des flux de solution (privatisations, flexibilisation...) et des flux de problème (chômage, insécurité, pollution...). Il revient à des acteurs spécifiques que Kingdom appelle entrepreneurs politique s la tâche de relier les deux catégories de flux.
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[3]
On rappelle ici les résultats de l’étude comparée que nous avons faite entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Article à paraître dans la revue Politique et sociétés, "Les tournant de la gouvernementalité néo-libérale (Une comparaison Allemagne/Grande Bretagne)".
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[4]
Suite à la traduction en français de la Cité libre du journaliste américain Walter Lippmann, le philosophe Louis Rougier décide d’organiser en 1938 un colloque à Paris pour discuter de l’ouvrage. Ce colloque signe en fait l’acte de naissance d’une forme d’internationale néo-libérale, bientôt suivie par la création d’un second forum dont l’ambition est d’assurer une structure institutionnelle pérenne capable de propager les idées néo-libérales sur le plan international : le Centre International d’études pour la Rénovation du Libéralisme (CIRL). Si cette structure institutionnelle ne survit pas à la seconde guerre mondiale, elle est remplacée après-guerre par la Société du Mont-Pèlerin, fondée sous l’initiative de Hayek, qui joue une fonction similaire en assurant le rayonnement international de la pensée libérale et néo-libérale.
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[5]
Sur les fondements théoriques de l’ordo-libéralisme, voir les analyses de François Bilger, La pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, Paris, Lgdj, 1964.
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[6]
Bruno Jobert (dir), Le Tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994.
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[7]
François Denord, Le néo-libéralisme, version française, Paris, Démonpolis, 2007.
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[8]
Sur la conceptualisation et la typologie des forums, B. Jobert, op. cit., p. 9-21.
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[9]
Sur le rôle des forums professionnels dans la production des idées, des représentations collectives, voir les travaux d’Eve Fouilleux sur la politique agricole commune, "Entre production et institutionnalisation des idées : la réforme de la politique agricole commune", Revue Français de Science Politique, 50 (2), avril 2000, p. 277-305
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[10]
F. Denord, op. cit., p. 79.
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[11]
Ibid., p. 103.
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[12]
Ibid., p. 265.
-
[13]
Ibid., pp. 266-267.
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[14]
Ibid., p. 271.
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[15]
En ce sens, en se plaçant dans une histoire de plus longue durée, les recherches menées par F. Denord relativisent la portée du "tournant" repéré par B. Jobert et B. Théret.
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[16]
Jacques Garello, "Le libéralisme depuis cinq ans", Liberté économique et progrès social, N.26, avril-mai-juin 1977, pp. 23-24.
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[17]
Ce rapport est paru dans la Revue française des affaires sociales, Numéro spécial "perspectives de la sécurité sociale", juillet-septembre 1976.
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[18]
M. Foucault., op. cit., p. 205.
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[19]
Christian Stoaffaës, "Rapport du groupe d’étude de l’impôt négatif". Commissariat du plan, Paris, 1973-1974.
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[20]
M. Foucault, op. cit., pp. 208-209.
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[21]
Ibid., p. 211.
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[22]
Bruno Jobert et Bruno Théret, "La consécration républicaine du néo-libéralisme", Le tournant néo-libéral en Europe (B. Jobert dir.), op. cit., p. 39.
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[23]
Bruno Palier, "Les instruments, traceurs du changement. Les politiques de retraite en France", Gouverner par les instruments (Lacoumes et Le Galès dir), op. cit., p. 296. Voir également du même auteur, Gouverner la sécurité sociale. Les réformes du système français de sécurité sociale depuis 1945, Paris, PUF, 2002.
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[24]
Fondation en 2002 du courant "Nouveau Monde" par Henri Emmanuelli et Jean-Luc Mélanchon, fondation du courant "Nouveau parti socialiste" fin 2002/début 2003 par Julien Dray, Arnaud de Montebourg, Vincent Peillon, Benoît Hamon.
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[25]
La politique de l’actuelle gouvernement Fillon, à travers ses appels à la "réforme", poursuit sans relâche la transformation néo-libérale des systèmes sociaux hérités d’après-guerre (réforme de l’assurance maladie sous l’initiative de R. Bachelot, réforme des régimes spéciaux de retraite sous l’initiative de X. Bertrand, réforme des indemnisations des chômeurs sous l’initiative de C. Lagarde...), sous couvert de réduction des déficits publics, dans le sens d’une individualisation, sous couvert d’une plus grande responsabilisation des agents sociaux, des risques sociaux.