Corps de l’article

L’homme se montre alors affable et gai /

Ils pressent aujourd’hui les raisin bruns /

Grandes ouvertes sont les chambres des morts /

Avec les belles peintures que le soleil y fait

Georg Trakl, En automne, p.52. Crépuscule et déclin[1]

Que lirait un politologue, en tant que politologue, dans la fiction Tombeau d’Akhnaton [2]? La réponse est peut-être claire. Je vais donc reformuler ma question : Que lirait un politologue soucieux de questionner, déplacer, dé-sédimenter, déplier tout ce qui constitue ces deux concepts : Pòlis (cité, politique) et Logos. C’est-à-dire qu’il pose, se pose des questions qui se veulent, qui espèrent être déconstructrices de cet héritage de présence, rassemblement, représentation (politique), souveraineté, institution, communauté...Au risque de perdre à jamais, peut-être, ce titre identificateur de politologue. Que lirait donc ce quasi-politologue dans Tombeau d’Akhnaton ? Eh bien ce texte serait, peut-être, pour lui un événement singulier, imprévisible qui va bouleverser devant lui, avec lui (ou elle maintenant. Ou les deux ou plus. Car ce n’est plus un) toute cette tradition métaphysique, et, disons-le rapidement, phallogocentrique. Il va lui donner à repenser cette tradition. Avec Tombeau d’Akhnaton tous ces concepts déjà cités, ces termes perdent leurs termes. N’arrivent plus à terme. Le récit les fait déplacer jusqu’au bord de l’abime. Comment ?

Tombeau d’Akhnaton, un récit double qui, à travers des ekphrasis, des phrasés, des enjambements (d’ailleurs, ce qui surprend dans tout le récit, c’est la déconstruction qui le travaille : scansions, syncopes, excès, folie, en tout cas une poétique), ce récit tente donc de faire revenir les morts. On peut nommer ces morts (Shadi Abdessalam, Akhnaton, Nefertiti, les aïeules de la narratrice Maria, Georgine, Aurélie, Camille, Léo), comme on peut laisser leurs identités indéterminées (plus loin, nous allons voir pourquoi). Comment ? En donnant le temps. Voici une première affirmation, non sans risque. Le récit donne le temps.

Une Ville se lève, à la mesure de l'humain qui

marche avec dans l'œil l'Horizon qui marche,

avec dans la boucle les récitations des poèmes

litaniques où faire sonner la langue juste,

où retenir son souffle.

Comme-mort,

chaque fois Pharaon

Et vivant cependant.

Et revenant, Chaque fois : revenant. Épilepsie est

le nom critique de ce ravissement de l'être. Mort de la

mort, cette force de revenance, de magie de l'éternel

retour,

aura doté Akhnaton aux yeux de ses contempo-

rains, d'une puissance frontalière inouïe,

Clin, tain, syncope, qu'importe l'intervalle pourvu

qu'il donne rythme.

Magie de l'Unique : capable d'aller et venir,

altérable infiniment,

dans la zone interlope des vivants, des outre-

passants, des mourants vivants, des revivants[3]

Dans ce passage, il s’agit d’un film inachevé de Shadi Abdessalam (mort avant de pouvoir le terminer) qui avait pour ambition de restituer une partie de l’histoire d’Égypte. La tentative d’une révolution religieuse et artistique couronnée par un échec du Pharaon Akhnaton. Le récit est donc une tentative de restitution d’une tentative de restitution d’un échec ou plutôt de l’impossible : le projet d’el Amarna. La Cité de l’Horizon... La première chose à remarquer, c’est que tout au long du passage (en vérité tout au long du texte Tombeau d’Akhnaton), on écoute une certaine musicalité. On sent un rythme. Une poétique. Des syncopes, des cillements, des scansions, des battements qui travaillent le corps du texte et le font danser. L’inachèvement des lignes. Une certaine folie traverse les phrases qui s’arrêtent, qui reprennent. Un récit intermittent. Et par un effet de « Écrit-il », le récit ne raconte plus mais cite. Décrit. Fait une ekphrasis de tout. Et par là-même temporalise en décrivant. Raconte en décrivant. Donne le temps. Mais il faut dire tout de suite que ce temps n’est pas le temps du présent, du présenter, du représenter. Le récit temporalise poétiquement. Mais il le donne à qui justement ? À quoi ? Et puis, c’est quoi donner ?

Pour essayer de déplier ces questions complexes et difficiles, le travail de Jacques Derrida sur le don s’impose à nous, et surtout le texte intitulé Donner le temps 1.La fausse monnaie. Parlant de fausse monnaie : Je dois avouer qu’en abordant Tombeau d’Akhnaton, et avec ce qui me reste de naïveté scientifique, je suis allé chercher dans les bibliothèques, me documenter sur ce Pharaon. J’ai trouvé la traduction d’un livre de l’archéologue anglais Nicholas Reeves sur Akhnaton. Le livre s’intitule Akhenaten, Egypt’s False Prophet. Traduit par Akhénaton et son Dieu. Pharaon et faux prophète. Il y a beaucoup à dire sur ce titre et sa traduction. On se contentera cependant de souligner que le passage de traduction produit un dédoublement du « sujet » du livre. Akhnaton n’est plus seul mais accompagné de son dieu. Il n’est plus seulement Faux prophète, mais pharaon aussi. Remarquons aussi que la qualification de faux prophète donne beaucoup à penser et ne va pas sans rappeler la fausse monnaie. La problématique de la fiction et une certaine crédibilité qui doit être accordée à la monnaie et au prophète pour garantir la continuité du cercle économique... Mais passons. Je laisse Derrida entrer en scène :

« Le don donne, demande et prend du temps. La chose donne, demande ou prend du temps. C’est une des raisons pour lesquelles cette chose du don se liera à la nécessité - interne - d’un certain récit ou d’une certaine poétique du récit. Voilà pourquoi nous tiendrons compte de La fausse monnaie, et de ce compte rendu impossible qu’est le conte de Baudelaire. La chose comme chose donnée, le donné du don n’arrive, s’il arrive, que dans le récit. Et dans un simulacre poématique de la narration. »[4]

Derrida dans une remarquable lecture de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, écrit que ce qui différencie le don de l’échange pur et simple, c’est le temps (vu que ce qui structure une chose c’est le don et la restitution, un « temps », un « terme », sans immédiateté entre les deux moments de don et sa restitution).Un temps donc rythmé. Et c’est pour cela que seul le récit (poétique du récit) donne le temps. Et dans ce cas toute œuvre d’art donne le temps dans la mesure où elle est poème (Dichtung) d’après l’interprétation heideggerienne.

Mais Tombeau d’Akhnaton est un récit qui « donne le temps de rien ». Qui ne donne pas le temps de présenter, de ramener au présent. Mais le temps du poème. Le temps du rythme. Le temps de revenance. Car le temps du présent est le temps de l’achèvement. Le temps de l’échange pur et parfait. Du cercle économique. Le non-temps de la mort. Le récit poétique donne le temps à la mort. Cependant, n’oublions pas que le don est aussi poison. En donnant le temps à la mort, le récit l’empoisonne. Elle en meurt. Il temporalise la mort et la suspend[5]. Il l’inachève. Et « Tant que dure le récit, la nuit marche ». Ainsi, « ce qui était mort est dans la revenance, ce qui était vif est dans l’intermittence »p.94. Ceci a bien sûr des conséquences sur toute la tradition métaphysique et son interprétation politique comme nous allons le voir plus loin.

Tombeau d’Akhnaton se laisse hanter par la trace de l’autre : le film, des documents administratifs, des photographies...Il devient une demeure hospitalière. Comme les photographies font demeure à Aurélie : « Les clichés lui font une jeune demeure à perpétuité ». Et il nous montre tout cela dans une surexposition :

Quel tombeau pour Akhnaton sinon, écrit-il, de lumière en ses gradations, obscurations, ostentations, intensité jusqu’à la surexposition (p.75)

Une surexposition qui garde cependant le secret. Les personnages et les choses sont surexposés mais restent sans épaisseur psychologique mais un abîme mystérieux et lumineux les traverse et les fait apparaître dans leur dérobement aux yeux des lecteurs. Le récit comme le film :

ne tire pas de la nuit le pharaon adorateur du Disque astral, l’épileptique l’hérétique, non,

ni les prospectives de la Cité d’Horizon dessinées sur l’à-plat septentrional de la rive du fleuve, mais rêve de les tirer avec la nuit de l’oubli, jusqu’à l’écran lumineux où figures cinétiques, ils auraient l’existence ténue des revenants (p.106)

Une hospitalité qui laisse revenir l’autre toujours autre. A chaque fois autre. Secret. Inaccessible. Pour cela, il faut que le récit soit ivre (l’ivresse, qui requiert et exclut à la fois la possibilité du récit, l’excès de l’ivresse, la passivité de l’ivresse qui parle pour ne rien dire, en ne voulant rien dire, en ne pouvant rien dire, n’est ce pas ce qui caractérise la littérature et la fiction ?). Il faut un récit déambulant. Vagabondant. Laissant advenir l’imprévisible. Rendant la nuit présente, comme l’écrivait Maurice Blanchot. Ouvert à l’événement car :

« Il faut qu’il y ait événement - donc appel de récit et événement de récit - pour qu’il y ait don et il faut qu’il y ait don ou phénomène de don pour qu’il y ait récit et histoire. Et cet événement, événement de condition et condition d’événement, doit rester d’une certaine manière imprévisible. »[6]

Plus loin:

« L’événement et le don, l’événement comme don, le don comme événement doivent être irruptifs, immotivés - par exemple désintéressés. Décisifs, ils doivent déchirer la trame, interrompre le continuum d’un récit que pourtant ils appellent, ils doivent perturber l’ordre des causalités : en un instant. »[7].

« Il le faut ! Le faut-il ? » Cette expression qui revient, à chaque fois autre, autrement, durant tout le récit nous rappelle le dernier mouvement du quatuor 135 de Beethoven (un spectre hantant le texte par sa musique). Elle marque une exigence qui ne vient pas d’une raison pratique. Ce n’est pas l’affaire d’une morale ou d’un Surmoi. Mais une exigence poétique. Une traduction musicale de « Muss es sein ? Es muss sein ! » Qui laisse indécidable toute loi éthique. Ainsi, le récit tombal donne. Donne le temps de rien. Excède l’échange et le rend à jamais impossible.

Que résulte-t-il donc sur le plan politique. Beaucoup de choses. De séismes. Je me contenterai, faute de temps, de donner quelques conséquences. La souveraineté par exemple, comme les autres concepts fondamentaux de la politique, tire son statut ontologique du présent. De la métaphysique de la présence. La présence pleine. En d’autres termes, la Mort. Dieu, le Souverain, le phallus, le père sont entiers, présents, éternels. Identiques, ils représentent la mort comme accomplissement de l’être. Peut-être que c’est pour cette raison qu’ils s’accaparent le droit de donner la mort. Qu’arrive-t-il donc avec le don du récit ivre ? Eh bien en donnant le temps à la mort, la fiction déplie la souveraineté. L’invagine. La déforme. La rend étrangère à elle-même. La féminise. Elle rend Dieu et le Phallus pénétrables (un des noms de Dieu en arabe c’est Samad c’est-à-dire le plein, l’impénétrable mais aussi ce qui rassemble autour de lui). Elle disloque la souveraineté (comme les cadres des photos), la temporalise et l’espace. Elle y inscrit la différance. Ainsi la souveraineté devient-elle multicolore (souveraineté en Arabe Siyada vient de la racine SWD qui est la même racine que Aswad c’est-à-dire la couleur noire. Tombeau d’Akhnaton donne couleur au Souverain et son cortège, le surexpose à la lumière, et par un mouvement qui renverse tout, habille de noir les aïeules et met en scène un rêve où la narratrice devient noire. Donne la souveraineté au féminin). La souveraineté se dédouble et devient plusieurs. Ce n’est pas seulement Akhnaton. Mais Akhnaton et Nefertiti. Le récit poétique, comme le disque solaire à son zénith donne l’ANKH, le souffle de la vie, tend des mains qui ne maîtrisent pas mais donnent ces croix ansées en signe de survivance. Le souverain ivre devient un corps conducteur[8]. Se laisse traverser par le don. Épris du poème, il ne fait plus échange. Plus d’alliances (Que dirait Claude Lévi-Strauss ?). Se désapproprie. S’inachève. Construit une cité dans le désert ouverte sur le récit. Demeure, pour les nomades. (Je ne peux m’empêcher ici de me rappeler la salle des réunions de l’UNESCO à Paris, où, au cœur du cercle de la table des réunions, un peu décentrée, se trouve une autre table pour les rapporteurs de différentes langues. Le récit, la traduction et le passage au cœur de l’institution).

Ainsi fait de chairs mères et de chairs délétères, Homme-Matrice, Dieue Soleil, le pharaon hérétique apparaît plus extraordinaire que le divin : une immortalité au cours mortel. (p.113)

Le récit poétique, donne justice, la justice, non pas celle des échanges économiques, de loi humaine ou divine (œil pour œil, dent pour dent). Mais justice excessive qui donne vie mort, survie, sans calcul. Les sans-noms, sans-tombeaux, sans-papiers seront des « visages de fiction : morts au temps, insoumis au devenir, ils ne peuvent qu’indéfiniment revenir » ; ils survivront.

La jeune grammaire d'Horizon ne concilie pas : elle altère

Transporte.

Les humains, également nés de l'œil et du versement de la larme aux commencements du monde,

Se tiennent

De droit,

Devant le disque d'Aton au Zénith.

Et les objets peints sortent à la voix

-juste

Et les figures gravées sortent à l'appel du nom

-juste

Les nœuds se défont, le mystère du corps advient qui ne tombe pas en ruine

Qui cesse de mourir,

Corps lumineux du voyage dans le mouvement aux deux horizons.

(p.185-186)

Ici ma lecture s’inachève... Il le faut ! Le faut-il ?