Résumés
Résumé
Cette communication propose une réflexion, fondée sur la métaphore cinématographique et plus largement scénique, sur le processus de représentation politique, en prenant l’exemple de la représentation des jeunes chercheurs. Elle s’interroge sur les conditions de réussite d’une « entreprise de représentation ».
Abstract
This paper proposes a reflection about the process of political representation, based on the cinematographic and scenic metaphor. The example given regards early-stage researchers’ representation. The paper looks for the conditions of success of a ‘representation enterprise’.
Corps de l’article
Ma participation à ce colloque nécessite quelques éclaircissements. C’est sur la demande de Jean-Yves Heurtebise, et en mes qualités de président de l’ANCMSP, et membre actif de la CJC, que j’interviens aujourd’hui, sur un thème qui n’est pas directement lié au cinéma politique. En effet, Jean-Yves m’a demandé de réfléchir - et je l’en remercie, car l’occasion est rare -, sur la base de mon expérience, sur ce que signifie la représentation, au sens non pas cinématographique mais politique. Je prendrai néanmoins la métaphore de la représentation des acteurs comme fil directeur de cette réflexion.
Il me faut d’abord expliciter en quelques mots mon statut et mon expérience. Ancien syndicaliste étudiant, je suis aujourd’hui doctorant en science politique, et je préside l’ANCMSP (Association nationale des candidats aux métiers de la science politique). Cette association existe depuis une douzaine d’années et entend défendre les intérêts matériels et moraux, selon l’expression usuelle, des jeunes chercheurs (doctorants et docteurs non titulaires) en science politique. Elle est née initialement de la mobilisation de doctorants parisiens (Paris 1 notamment). Aujourd’hui, elle est devenue une organisation au rôle assez central dans le champ de la science politique, car elle est le support principal de la diffusion d’information, que celle-ci soit d’ordre scientifique ou concerne la vie de la discipline, en particulier les recrutements. Elle compte environ 200 adhérents, et sa liste de diffusion environ 1300 membres. Un bureau d’une dizaine de doctorants ou jeunes docteurs anime l’association.
Par ailleurs, je suis également un militant actif de la CJC, confédération qui regroupe une quarantaine d’associations de jeunes chercheurs de toutes disciplines et origines géographiques. Aujourd’hui reconnue comme représentative des jeunes chercheurs par l’ensemble des interlocuteurs, la CJC siège dans plusieurs instances, comme le CNESER, et est consultée régulièrement par diverses autorités, en particulier le ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur.
Je tiens à préciser que, ceci étant dit, j’interviens ici à titre strictement personnel et que mes propos ne sauraient engager les organisations auxquelles j’appartiens.
Je peux donc, à mon modeste niveau, me qualifier de « représentant ». Mais représentant de quoi, de qui ? Et surtout, c’est quoi représenter ? Suis-je une sorte de représentant de commerce, défendant mon bout de gras de manière quasi-professionnelle, selon une certaine image que peut se faire l’opinion publique des syndicalistes, professionnels de la revendication mais aussi prêts à se vendre pour un plat de lentilles, selon la lecture faite par certains de l’affaire Gautier-Sauvagnac ? Représenté-je au sens où l’on est en représentation, c’est-à-dire que l’on cherche à donner l’image la plus favorable de soi-même ? La représentation que je pratique s’apparente-t-elle à celle du comédien, qui doit être le plus convainquant possible lorsqu’il raconte une histoire ? Ou bien encore suis-je une sorte de metteur en scène/réalisateur, qui construit son histoire, manipulant acteurs, répliques et décors ?
Naturellement, la réalité tient un peu de tous ces éléments. Comme l’ont relevé de nombreux théoriciens, la représentation politique repose sur une ambiguïté fondamentale : le représentant est à la fois le même et un autre par rapport aux représentés. Le même parce qu’il doit témoigner d’une représentativité au sens statistique du terme (représentativité bien souvent mise en scène), et un autre parce que l’institution de la représentation le différencie, un autre aussi parce qu’il est supposé avoir été choisi comme représentant pour des raisons bien particulières (compétence, notabilité...). Ajoutons à cela ce que Bourdieu nous a enseigné : c’est la représentation qui crée les représentés bien plutôt que l’inverse ; c’est en instituant des porte-parole qu’on fait exister la parole portée.
Cela, nous le vivons quotidiennement à l’ANCMSP comme à la CJC. Le vocable même de « jeunes chercheurs », et donc la réalité qu’il est supposé désigner (une communauté d’intérêts entre des individus que seul leur statut administratif - la détention d’une carte d’étudiant avec la mention « doctorat » dessus, ou le fait d’être docteur sans poste - rassemble a priori), est une création de la CJC. Il s’agit d’ailleurs d’une construction et d’un enjeu extrêmement politique, qui est loin d’aller de soi. En construisant la représentation, dans une stratégie assez consciente, on a construit les représentés. La CJC s’appelait ainsi autrefois CEC - Confédération des étudiants-chercheurs -, la décision a été prise après quelques années de promouvoir l’appellation de « jeunes chercheurs », en espérant que ce changement sémantique produirait des effets de réalité. La représentation est ici d’abord représentation au sens pictural : on cherche à dépeindre - ou à mettre en scène, selon que l’on préfère les métaphores picturales ou scéniques - un doctorant professionnel accompli, qui soit l’égal des chercheurs « confirmés ». A l’inverse, la démarcation à l’égard des étudiants se veut maximale. C’est là que les enjeux politiques apparaissent : l’UNEF continue ainsi de contester vigoureusement cette position - alors même que, paradoxalement, la charte de Grenoble, fondement du mouvement syndical étudiant français définit l’étudiant comme un « jeune travailleur intellectuel »... Les relations avec les représentants des chercheurs « confirmés » sont moins frontales mais souvent marquées du sceau de l’ambiguïté : la reconnaissance de l’égalité des doctorants est le plus souvent acquise dans les discours, mais se double d’une inégalité patente dans l’ordre des rapports de force et des pratiques. Ajoutons que les représentations que les uns et les autres se font des doctorants et jeunes docteurs n’évoluent que très lentement... A ce propos, la CJC se flatte d’avoir obtenu lors de la LOPR l’inscription de la définition du doctorat comme « expérience professionnelle de recherche » dans la loi. Mais cette victoire n’est sans doute que symbolique : aujourd’hui, les pouvoirs publics continuent de refuser que les doctorants (fussent-ils contractuels) votent dans le même collège que les enseignants-chercheurs lors des élections universitaires.
Mais la difficulté la plus grande vient sans doute de la distance croissante entre représentants et représentés. Il m’est arrivé souvent, comme tous ceux qui passent du temps à représenter les jeunes chercheurs, de me faire interpeller par des doctorants ou de jeunes docteurs moins investis dans ces questions qui ne se reconnaissent que modérément dans les positions que nous défendons. Ainsi, à plusieurs reprises, m’a-t-on interpellé en me disant « oui, je suis un étudiant, il me reste beaucoup à apprendre » (sic), « il n’est pas envisageable que tous les doctorants soient financés / d’interdire les thèses non financées » (sic), etc. De même pour la durée de la thèse (sur ce point le désaccord est également flagrant avec nombre de titulaires) ou d’autres questions. Les raisons de ce décalage sont multiples et ne tiennent pas spécifiquement au domaine des jeunes chercheurs. Ce sur quoi je voudrais insister ici, c’est sur les contraintes qu’induit la position de représentant, contraintes que l’on pourrait décrire en usant de la métaphore du double bind. Le représentant est en effet à l’interface de divers mondes, il évolue dans diverses arènes. Sa première nécessité est d’acquérir un capital de légitimité : il doit pour cela acquérir une reconnaissance de ses pairs. Il doit alors se mettre en scène comme jeune chercheur, similaire aux autres chercheurs, faire appel à son expérience personnelle, etc. (NB : la sémantique de la mise en scène ne vise pas à suggérer qu’il s’agit là d’artificialité, par opposition à une certaine authenticité. Pour le sociologue, il s’agit d’une prise de rôle, étant entendu que les acteurs sociaux sont en permanence contraints par un rôle qu’ils interprètent). Mais il doit aussi se faire accepter comme interlocuteur légitime dans les arènes de représentation dans lesquelles il évolue : cette contrainte a été particulièrement sensible à la CJC, qui tient à sa respectabilité, à apparaître « constructive », « raisonnable », etc. vis-à-vis de ses interlocuteurs institutionnels. Il y a là une mise en scène tout à fait certaine, une légitimation par la compétence. Il y a d’ailleurs au sein de la CJC un discours très fort en interne de la compétence supérieure par rapport à d’autres acteurs. Cela est sans doute renforcé par le fait que la CJC est une organisation d’ « intellectuels », dont la légitimité sociale des revendications tient à l’utilité supposée de l’intellectuel. On ne saurait alors se dévaloriser par le recours à des techniques militantes qui sont l’apanage de groupes sociaux moins « nobles »...
L’activité de représentation peut ainsi s’analyser en termes de mise en scène au sens de la construction d’un récit. Il s’agit d’écrire, rendre crédible, accréditer, interpréter un scenario afin de co-construire socialement la réalité. Ainsi, concernant le monde des jeunes chercheurs, plusieurs scenarii sont théoriquement envisageables : le scenario « jeunes professionnels », le scenario « étudiants », un scenario davantage « misérabiliste », et ainsi de suite. Une organisation, un groupe, choisit le scenario qui lui semble le mieux adapté en fonction de ses ressources (les « acteurs », les « décors », les « effets spéciaux »... qu’il maîtrise) et des contraintes qui pèsent sur lui. Le scenario « jeunes professionnels » retenu par la CJC ne fait ainsi pas l’unanimité, même s’il semble être majoritaire en Europe. Ainsi, pour des raisons liées en particulier au système de protection sociale, les Britanniques préfèrent jouer le scenario « étudiants ». L’ANCMSP, ou plus encore DDE, utilisent davantage le scenario « misérabiliste », souvent enrichi de la « lutte ». Ces scénarii consistent à raconter une histoire, et cette histoire doit être confortée non seulement par le jeu des acteurs, mais également par des éléments tangibles : statistiques (part de la production des jeunes chercheurs dans l’ensemble de la production scientifique, part de doctorants financés...), argumentaires, textes juridiques (inscription dans la loi de « l’expérience professionnelle de recherche », jurisprudence assujettissant les doctorants au régime général de sécurité sociale...), déclarations de personnalités (par exemple du Premier ministre sur l’utilité des jeunes chercheurs), images ou films (SLR-JC a ainsi produit à une époque plusieurs films autour d’Emilie Brain, incarnation de l’expatriation des jeunes chercheurs, dans un style d’ailleurs assez misérabiliste)...
Tout l’enjeu consiste alors à faire entrer les « autres », l’outgroup, dans notre scenario. D’où l’importance de multiplier les dispositifs scéniques qui rendront l’entrée dans le jeu d’autant plus probable qu’ils seront nombreux et que le jeu des acteurs sera convaincant. Le risque est toutefois qu’on reproche au metteur en scène (qui présente la particularité d’être confronté simultanément à sa propre mise en scène à celle d’autres metteurs en scène) d’en faire trop, aux acteurs de surjouer. Cela nous est par exemple arrivé à l’ANCMSP, quand à la fin d’une réunion publique des titulaires nous prennent par l’épaule et nous disent sur un ton mi-amical, mi-paternaliste : « c’est bien ce que vous dites, mais vous ne croyez pas que vous en faites trop quand même ? ». Manière euphémique de dire que le sens du scenario est saisi, mais que jouer le jeu ne signifie pas y adhérer...
Avant que le mot FIN se s’inscrive sur l’écran, il me faut souligner que, comme toute métaphore, celle du cinéma que j’ai utilisée pour tenter de porter un regard réflexif sur la représentation des jeunes chercheurs présente ses limites. En particulier, les représentants n’ont sans doute pas toujours la distance vis-à-vis de leur « œuvre » que peuvent avoir un acteur ou un metteur en scène. L’acteur-représentant est sans doute le plus souvent totalement pris dans le jeu - ce qui est peut-être une condition nécessaire à son efficacité. Toutefois, j’espère que l’usage de cette métaphore permet de porter un regard non naïf sur l’activité de représentation - activité qu’il ne s’agit pas à mon sens de juger mais de tenter de comprendre, tenter de « traverser l’écran ». En tous les cas, elle m’a permis de porter un regard réflexif sur ma pratique, et je renouvelle mes remerciements aux organisateurs pour cette opportunité.