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Depuis quelques jours, sur les colonnes Morris de Berlin, une publicité incite tous les Allemands sensibles à la cause nationale à fumer désormais une certaine marque de cigarettes. En les consommant, on lutterait contre les machinations du capitalisme financier international et accomplirait en quelque sorte un acte patriotique. Inutile d’ajouter qu’au centre de l’affiche se détache une immense croix gammée.
Si je parle de ces cigarettes patriotiques, ce n’est pas pour fustiger la valorisation mercantile du mouvement national-socialiste. Il y aurait là beaucoup à faire. On trouve également des montres gravées d’une croix gammée et nombre d’autres articles qui manifestent ouvertement une allégeance politique profitable. Moins la qualité des principes est embarrassée de connaissances et plus les principes des affaires s’alignent facilement sur celle-ci, selon le proverbe qui veut que l’obscurité soit propice aux rumeurs.
Pourquoi mentionner cette affiche ? Parce qu’elle permet d’éclairer un petit incident qui m’est arrivé il y a peu de temps. Comme dans l’affiche, une cigarette en étroite liaison avec l’amour de la patrie tient le premier rôle. Mais dans un sens opposé : ici, on insiste sur la nationalité de la cigarette à des fins commerciales ; là, la cigarette devient un signe de reconnaissance entre ressortissants d’une même nation. Dans un cas, la mention de l’origine doit augmenter la valeur de la marchandise ; dans l’autre, la marchandise sert d’indicateur d’origine et cesse ainsi d’être simple marchandise.
Un jour, en fin d’après-midi, une femme m’interpella à un coin de rue animé de la métropole en me demandant d’attendre un moment. Comme j’étais pressé, je me retournai un peu à contrecoeur. Un homme à béquilles s’empressait en boitant derrière la femme pauvrement vêtue. Une existence de sans-abri, pensais-je, tenant pour acquis qu’il s’agissait d’un de ces nombreux mendiants.
« Êtes-vous un Russe ? », demanda l’homme dans un mauvais allemand.
« Non », répondis-je machinalement.
L’homme me regarda avec déception. Ce n’était donc pas un mendiant, mais je pouvais encore moins l’aider.
« Qu’est-ce qui vous fait dire que je suis Russe ? », demandai-je, avec la vague intention de ne pas le laisser s’en aller sans l’ébauche d’une conversation.
« La cigarette », répondit l’homme aux béquilles. « Vous fumez une cigarette russe. » Il s’éloigna et marmonna quelque chose sonnant comme une excuse. La femme l’avait devancé et était déjà de l’autre côté de la rue.
C’est toute l’histoire et je ne l’ai comprise que plus tard — j’étais pressé. Oui, je fumais une cigarette dont l’embout pouvait, de loin, la faire ressembler à une cigarette russe. Mais elle ne venait pas réellement de Russie ; elle n’était qu’une pâle imitation qui était à son modèle ce qu’une misérable traduction est au texte original. Et pourtant, la seule vue de cette réplique, de cette petite chose insignifiante, a poussé un homme à m’arrêter et à m’interpeller, moi parmi tant d’autres, un total inconnu. Au milieu de la foule urbaine, la papirosa nous était un point commun ; la cigarette, qui n’avait jamais traversé la frontière, évoquait l’image de la Russie.
Le pays d’origine survit dans les objets les plus insignifiants, et des béquilles peuvent servir de bottes de sept lieues lorsqu’il souhaite les rattraper.
Parties annexes
Note
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[1]
« Das Papiermundstück » (Frankfurter Zeitung, 18.12.1930) ; Werke, Band 5.3, p. 392-393. Le titre fait référence à un type de cigarettes russes sans filtre (папироса / папиросы).