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Mon vendeur de journaux n’est plus là. Depuis quelques jours déjà, l’emplacement qu’il occupait d’ordinaire à l’heure du midi sur la Potsdamer Straße est vide. Je lui achetais toujours un journal avant de monter dans l’omnibus pour retourner à la maison. Je prends maintenant l’omnibus sans journal ; je ne peux en effet me résoudre, même avec la meilleure volonté du monde, à être infidèle à mon vendeur. Il y a quelques semaines encore, je n’aurais probablement même pas remarqué l’espace vide, et je me serais tourné vers l’un des autres marchands dont la Potsdamer Straße est littéralement pavée. Il est toutefois survenu entre-temps un menu incident que je voudrais rapporter.
Comme on le sait, il règne pendant la journée sur la Potsdamer Straße ce trafic particulièrement dense propre aux grandes métropoles. Il est important, dans ce contexte, de souligner qu’elle n’est pas tant fréquentée par des flâneurs que par des passants vaquant ici à leurs affaires. Serviette sous le bras, ils n’ont pas le temps de s’attarder aux visages. De toute façon, même en traînant, ils n’auraient pas trop l’occasion de faire connaissance : chaque jour déverse dans cette large rue un nouveau torrent humain. Dans le coin que mon vendeur de journaux alimentait en nouvelles, le tourbillon du midi est en général très intense. Là aboutit une rue qui mène jusqu’à la rive au-delà de la gare Wannsee. Elle vient du quartier Tiergarten, et qui l’emprunte avec l’omnibus est témoin d’un spectacle inusité, même pour une ville si riche en contrastes que Berlin : la collision soudaine de deux mondes. Si celui-ci glissait à l’instant encore sur le calme insulaire du vieil ouest de la ville, le voilà brusquement saisi, sans la moindre transition, par un impitoyable tumulte. Passé et présent se coupent à angle droit au lieu de se mêler graduellement l’un à l’autre…
Étant donné la nature du lieu, on m’excusera de n’avoir pas plus tôt prêté attention à l’homme qui me fournissait ma lecture du midi. Régulièrement, je lui glissais une pièce de monnaie toute prête dans la main d’où je prenais un journal, lui aussi tout prêt. Une scène banale, qui se déroulait en silence. J’étais à peine conscient que la main était animée et qu’elle appartenait à un homme.
Un lundi midi — j’étais particulièrement pressé, le ciel annonçait de la pluie —, l’inattendu arriva : le vendeur de journaux m’adressa la parole.
« Vous étiez avant-hier au Lunapark. »
Pris de court, j’avouai les faits. Nous étions un petit groupe, un ami qui était de passage à Berlin voulait visiter le Lunapark.
« Je vous y ai vu », continua l’homme. « Vous devez savoir que je vends les journaux tous les soirs au Lunapark. »
Des gouttes commençaient à tomber et je tentai de m’éloigner poliment avec mon journal. J’avais déjà fait plusieurs pas lorsque l’homme me rappela à lui. Un peu à contrecoeur, je me retournai.
« Si vous retournez un jour au Lunapark », dit-il, « dites-le-moi seulement un jour à l’avance. Je peux vous procurer un billet gratuit. »
Pour la première fois, j’ai regardé l’homme avec attention. Il était assez âgé, avec des yeux sympathiques et une moustache qui pendait de façon débonnaire de chaque côté de la bouche. Il avait un capuchon dont l’éclat humide me confirmait que la pluie attendue était entre-temps bien arrivée.
« J’ai aussi des billets pour le dimanche », m’assura-t-il, pour couronner le tout, comme s’il n’avait pas déjà été assez obligeant. « Vous n’avez qu’à me le dire à temps. »
Je le remerciai et pris congé. J’étais étonné, honteux. Dans cette ville immense, dans laquelle la plupart des gens vivent côte à côte sans jamais se reconnaître, un homme au milieu de la Potsdamer Straße, là où la foule est particulièrement dense, et où, plus qu’ailleurs, chacun s’occupe de ses affaires, un homme que je n’avais jamais remarqué auparavant et pour qui je ne pouvais être rien de plus qu’un des nombreux passants qui achètent un journal en chemin, avait eu pour moi une attention. Non seulement m’avait-il remarqué en tant que client régulier, mais il avait aussi relevé les contours de ma silhouette et les avait si soigneusement découpés de l’environnement dans lequel ils étaient fondus qu’il avait été en mesure de les reconnaître dans la cohue du Lunapark. Et il avait finalement fait plus encore : il avait eu pour moi, l’inconnu, une prévenance dont il avait à juste titre supposé l’importance. Occuper les longues soirées à Berlin est, comme on sait, coûteux, et celui qui entre gratuitement au Lunapark un dimanche est sans conteste un homme touché par une faveur extraordinaire. Le vendeur de journaux en avait pleinement conscience et, sans pouvoir espérer quoi que ce soit en retour, avait voulu contribuer à mon plaisir.
Depuis qu’il n’occupe plus son lieu habituel sur la place, la Potsdamer Straße me paraît déserte, peu importe la quantité de gens qui la fréquentent. Il me manque, l’amical moustachu. Peut-être qu’il a attrapé un rhume par ce mauvais temps et qu’il réapparaîtra bientôt. Depuis notre conversation, j’ai fait de mon mieux pour regarder les gens avec qui j’entre en contact lors de mes déplacements. Mais c’est difficile, très difficile, et presque personne ne répond à mon regard. Ils se plaignent seulement souvent qu’ils ont froid ici.
Parties annexes
Note
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[1]
« Der Zeitungsverkäufer » (Frankfurter Zeitung, 30.07.1930) ; Werke, Band 5.3, p. 293-295.