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BT : Michał P. Garapich, le P dans ton nom est important. Pourrais-tu nous expliquer pourquoi ?
MPG : Comme dans beaucoup de familles, les prénoms portent une signification — ils font référence à un ancêtre, un saint particulier, une affiliation politique ou une vedette de cinéma. Du côté de mon père [le côté traité dans le livre], Michał était un prénom très populaire. Il apparaît dans une génération sur deux, chez l’aîné masculin : mon grand-père s’appelait Michał, son grand-père s’appelait Michał, et son grand-père à lui également.
La version courte, c’est que quand j’ai commencé à publier au début des années 2000, mon oncle — un autre Michał — était lui aussi quelque peu présent sur la scène publique, et comme nous étions très différents sur le plan des idées, de la religion et des convictions politiques, je craignais qu’on nous confonde. Mais il y a aussi la version longue : la reprise de certains noms représente un lien avec le passé, nous rattache à des ancêtres défunts et, d’une certaine façon, nous met dans leurs souliers. Cette espèce de réincarnation culturelle et politique a vraiment une fonction de sauvegarde des traditions, et elle confère d’emblée un certain sens à la vie d’une personne.
Évidemment, je présume que ce n’est pas propre à cette classe de la noblesse polonaise, et à la post-noblesse d’après-guerre, puisqu’on retrouve ces caractéristiques dans de nombreuses cultures et sociétés. Mais dans mon livre, l’importance de Michał tient aussi du fait que les enfants illégitimes de mon arrière-grand-père n’avaient pas le droit de s’appeler Garapich ; il leur restait néanmoins le choix du prénom, et c’est pourquoi deux d’entre eux s’appellent Michał. Kazimierz, mon arrière-grand-père, protagoniste du livre, avait donc trois fils portant le même prénom. C’était l’expression d’un espace étroit mais essentiel d’autonomie individuelle qu’avaient les mères dans la situation fondamentalement inégale qui était la leur. Ce P est mon humble tentative de me différencier de cette armée de Michał, ma petite rébellion personnelle.
BT : Le premier auteur que nous avons traduit pour inaugurer la rubrique « Feuilleton » de Sociologie et sociétés est Joseph Roth (1894-1939). En lisant ton livre, je me disais : « Voilà un jeune Joseph Roth ! » Si le journaliste et romancier austro-hongrois avait étudié l’anthropologie et la sociologie, il aurait écrit un livre comme le tien, non ?
MPG : Si tout anthropologue est écrivain, mais que tout écrivain n’est pas anthropologue, je dirais que Roth est très près d’en être un. En fait, il est facile en le lisant de dresser des parallèles théoriques avec les idées d’Ernest Gellner et la relation de Bronisław Malinowski avec l’Empire austro-hongrois et son héritage. Mais à la différence de Roth, je ne suis pas nostalgique. Le monde que je décris, j’ai la chance de ne pas l’habiter. D’un autre côté, j’ai de la difficulté à me dissocier de cet héritage des Habsbourg, puisque j’ai passé une partie de mon enfance et des années déterminantes de ma jeunesse à Cracovie, dans un univers très particulier, conservateur et figé dans le passé, snob, au milieu de tout le gratin de la post-noblesse, de ceux qui se considèrent littéralement d’une race et d’une classe supérieures. Il ne faut pas l’oublier — même si les Polonais s’y efforcent : ce sont bien les Autrichiens qui ont fait renaître Cracovie à la fin du 18e siècle. Elle n’était jusque-là qu’une ville de province en déclin, incapable de se remettre de la relocalisation de la capitale à Varsovie.
BT : Est-ce que la sensibilité postcoloniale dont tu fais preuve dans ton livre a suscité de vives réactions parmi tes lectrices et lecteurs ?
MPG : Je ne sais pas pour tous, mais au moins auprès de certains, absolument. J’ai eu de la chance, parce qu’en Pologne, la discussion autour de l’histoire féodale, du colonialisme, du legs de violence et d’oppression du servage — qui a duré très longtemps, et qui a été aboli non pas par les Polonais eux-mêmes, mais par des pays ayant participé aux partages de la Pologne (un autre détail que les Polonais n’aiment pas : des millions de paysans polonais doivent leur liberté individuelle aux occupants autrichiens, prussiens et russes) — a pris de l’ampleur dans les dernières années. Les livres d’auteurs comme Kacper Pobłocki (Chamstwo), Adam Leszczyński (Ludowa historia Polski), Michał Rauszer (Bękarty pańszczyzny) sont sortis des universités pour atteindre le grand public et alimenter un débat fort intéressant. Ma modeste contribution consiste à attirer l’attention sur le rôle important que jouent les relations sexuelles dans ce processus de domination. Elles étaient importantes — mais elles viraient aussi les choses à l’envers. Et si on commence à s’intéresser aux relations sexuelles, tout particulièrement quand on écrit une histoire familiale, alors nécessairement ça devient plus intime, on est moins scientifique et plus interpellé émotionnellement. C’est normal, non ? Je ne pourrais pas écrire sur le legs des pratiques sexuelles de mon arrière-grand-père, les relations polygames qu’il entretenait — avec la bénédiction des traditions — avec des femmes (ou plutôt des adolescentes) de la paysannerie, le destin des enfants illégitimes, ma tante lesbienne ou bisexuelle, ou encore le divorce de mes parents avec toute la froideur rationnelle de l’anthropologue, analyser tout ça avec un regard scientifique. Ce serait un mensonge, un leurre, une approche de l’intime qui viendrait objectiver le narrateur de façon artificielle. Je ne suis pas objectif dans mon livre ; au contraire. Il s’agit d’un ouvrage très personnel, subjectif, que j’aimerais également qualifier d’un peu poétique puisque l’ironie, le paradoxe, l’émerveillement, la surprise, les émotions fortes et les larmes ne peuvent être articulés qu’à l’aide d’un langage poétique onirique. C’est en tout cas ce que je crois ; je ne suis pas certain d’y être parvenu.
Mais cette sensibilité postcoloniale axée sur la famille est lourde, et il m’arrive parfois d’avoir des réactions qui montrent à quel point ça peut être difficile. Une lectrice m’a raconté que ses recherches généalogiques l’ont menée à un événement de viol et de violence. Ce secret étouffé, qu’elle descend à la fois d’une victime et d’un agresseur, a eu des conséquences marquantes pour elle, notamment une thérapie. Mon approche postcoloniale m’a mené à m’intéresser à ma famille, mais ce n’était pas prévu au départ, ça a vraiment découlé de ma quête, d’une tentative de comprendre ce que j’ai trouvé et pourquoi je le cherche. Ça va sembler cliché, mais de la même façon qu’on dit que « charité bien ordonnée commence par soi-même », on pourrait peut-être dire que le « postcolonialisme bien compris commence par sa famille ».
BT : La Pologne a une tradition du reportage qui reste encore largement inconnue dans le monde francophone. La présente section de Sociologie et sociétés tente d’en faire découvrir quelques pans. Quel public ton livre a-t-il joint ?
MPG : Ma maison d’édition, Czarne, l’une des plus respectées en Pologne pour les ouvrages de non-fiction, publie de nombreux livres, mais je ne suis pas sûr que le monde francophone ignore les grands auteurs polonais de ce genre littéraire — des auteurs comme Kapuściński, Krall, Grynberg, et ceux de la jeune génération comme Mariusz Szczygieł ont été traduits. Mais je crois que si on a assisté dans les dernières années à un essor du genre, pour différentes raisons, cette vague n’a pas encore atteint un lectorat international. Je serais aussi un peu réfractaire à qualifier mon livre de reportage ; il y a certes certaines sections qui se lisent comme un reportage, mais c’est un style hybride, puisque le livre intègre aussi des éléments de fiction littéraire, une analyse spéculative de documents d’archives, un examen critique de mémoires familiaux, une séquence de rêve et des retours thérapeutiques à des souvenirs d’enfance. S’il faut trouver un terme, alors j’imagine qu’on pourrait se rapprocher en parlant d’auto-ethnographie, ou d’anthropologie intime. La clé, c’est que je ne fais pas que raconter une histoire ; je me demande pourquoi cette histoire est importante pour moi, pourquoi nous faisons ce que nous faisons, quelles sont les circonstances entourant nos choix d’être anthropologue, écrivain, comptable, gangster ou politicien.
BT : Les Enfants de Kazimierz a a reçu des prix et des nominations. Peut-on parler d’un succès en librairie ?
MPG : C’est difficile de commenter le succès de mon livre, puisque pour quelqu’un qui publie dans le monde académique, vendre 100 livres, c’est normal, et dépasser ce chiffre, c’est avoir un best-seller. Czarne est une maison d’édition commerciale, et pour eux le plafond des profits est beaucoup plus haut, ils impriment par milliers. Ça veut dire aussi que le lectorat est plus diversifié. J’imagine que beaucoup de gens croient que ce livre est une autre de ces espèces de reconstructions nostalgiques de la mythologie du monde de la noblesse polonaise — ce genre est très populaire en Pologne, et la quantité de ces livres est inversement proportionnelle à leur qualité. Pour les adeptes de ce genre, mon livre sera une déception.
BT : Michał, une dernière question : pourquoi avoir choisi le premier chapitre de ton livre pour la présente traduction ?
MPG : Parce qu’il contient une phrase (la deuxième) qui renferme tout le récit, les émotions et l’acte d’écriture. En travaillant sur ce livre, j’ai dédié beaucoup de temps à une lecture critique de mémoires non publiés de ma famille, et j’ai commencé à m’interroger sur la fonction sociale de cet acte de taper des centaines de mots, alors que l’écriture n’était pas le gagne-pain de ces gens et que certains écrivaient en fait assez mal. Je n’arrêtais pas de me demander pourquoi les gens font ce genre de choses, au moment où ils le font. En même temps, j’écris moi aussi, et on peut me retourner la question. La relation entre l’écriture, la mémoire et les émotions est complexe, parce qu’une fois couchés sur papier, les souvenirs perdent de leur fluidité, de leur plasticité, et passent de ces entités nébuleuses quadridimensionnelles qui peuplent nos cerveaux à des phrases et des mots plats, en noir et blanc, assujettis à des règles de grammaire et de logique. J’imagine que c’est moins difficile pour les poètes (c’est pour ça que j’aime la prose de poètes comme Miłosz ou Stepanova), mais je n’en suis pas un.
Ce chapitre a également une ouverture digne d’une bonne histoire d’horreur : un groupe d’hommes qui se rendent en pleine nuit dans un cimetière pour y déterrer des corps, un rituel d’inversion des rôles, ma gueule de bois après avoir trop bu de горілка [vodka] dans ce même cimetière plus d’un siècle plus tard pour tenter de comprendre pourquoi diable je fais ce que je fais. Ce chapitre porte essentiellement sur le double sens du mot « creuser », comme dans creuser le sol pour exhumer un corps, mais aussi creuser sa mémoire. C’est la même chose : dans les deux cas, on peut regretter d’avoir trouvé ce qu’on cherchait.
BT : Les chapitres du livre n’ont pas de titre. Pourrions-nous donner celui de « Creuser » au chapitre traduit que nous reproduisons ici ?
MPG : Je n’aime pas intituler les chapitres, mais j’imagine que oui, « Creuser » serait un bon choix.