Corps de l’article
1. la découverte du droit comme objet de recherche
Dans un numéro thématique sur les cultures juridiques, il nous semble à propos de commencer cet entretien en faisant la lumière sur votre rencontre avec le droit. Comment le « droit » est-il devenu l’un de vos objets de recherche, sinon votre principal objet d’étude en sociologie ?
C’est une question très intéressante. Je sais précisément comment c’est arrivé. Et c’est lié à la direction que mes recherches ont fini par prendre.
Il y avait de nombreux cours obligatoires lorsque j’étais étudiante de premier cycle au Brooklyn College (CUNY, City University of New York). Il fallait suivre plus de deux ans de cours d’histoire, de littérature, de philosophie, de sciences sociales, de sciences et d’art. Le premier cours qui m’a vraiment passionnée — je crois que c’était durant mon deuxième trimestre — était un cours de science politique. Pourquoi ? Parce qu’on y parlait de justice, de liberté, d’égalité, de démocratie et des défis liés à la création d’une société juste. J’ai donc décidé de faire une majeure en science politique et une mineure en philosophie.
Au départ, je n’étais pas une très bonne étudiante. J’étais encore très jeune. Je ne me rendais pas compte que l’université différait du secondaire. Au secondaire, je pouvais me permettre de ne pas travailler très fort ; à l’université, ça ne fonctionnait plus. Durant mon premier trimestre, mes notes n’étaient pas excellentes. J’ai dû redoubler d’efforts. Un de mes cours obligatoires portait sur l’histoire de l’Europe. Il était enseigné par un professeur qui avait la réputation d’être très sévère et très exigeant. On ne pouvait pas se présenter à ses cours sans être préparé. S’il vous interrogeait et que vous n’étiez pas en mesure de répondre, il vous enlevait des points. Vous aviez cinq chances. Lorsque j’ai compris que tout irait bien si je lisais les textes au programme, j’ai décidé de suivre le plus de cours possible avec ce professeur. J’ai appris à faire mon travail et, lentement mais sûrement, je suis devenue une très bonne étudiante. En dernière année, mes résultats étaient assez élevés pour obtenir le titre d’honor student en science politique. Les étudiants ayant reçu cette marque de reconnaissance avaient accès à un séminaire de spécialisation sur l’épistémologie des sciences sociales. Nous étions une dizaine de personnes ainsi rassemblées pour réfléchir à la manière dont on acquiert des connaissances sur la politique. Et j’ai adoré. C’était ma philosophie : non pas simplement déblatérer sur la liberté ou l’inégalité, mais se pencher sur la manière dont on peut acquérir des connaissances à propos de ces choses.
J’ai décidé à ce moment que c’était le genre de travail que je souhaitais faire dans la vie. Je voulais obtenir un doctorat, puis devenir professeure, et ce, bien que tous les enseignants extraordinaires que j’ai eus au Brooklyn College étaient des hommes : Martin Landau (1921-2004) en science politique, Emmett Larkin (1927-2012) en histoire, et John Hospers (1918-2011) en philosophie.
C’est Martin Landau qui m’a conseillée dans mon choix d’université pour les études supérieures. Selon lui, je devais faire une demande d’admission à l’Université de Chicago, car il s’agissait du meilleur endroit pour étudier la philosophie politique et la théorie politique. Leo Strauss (1899-1973) était responsable de la philosophie politique, et David Easton (1917-2014) de la théorie politique. Strauss donnait des séminaires sur Aristote, qui s’inscrivaient en parallèle de ceux d’Easton sur Weber.
Je me suis donc inscrite au Département de science politique de l’Université de Chicago. Mais je me suis rapidement prise d’aversion pour Strauss et sa clique. Il fallait lire le grec pour pouvoir étudier avec lui, ce qui n’était pas mon cas. Comme je n’avais pas envie d’étudier cette langue, je ne pouvais pas faire partie de son cercle. Par contre, j’ai étudié avec Easton. C’est lui qui m’a initiée à la sociologie. Ses cours portaient toujours sur la théorie. Dans ses séminaires, j’ai lu ligne par ligne The Theory of Social and Economic Organization (Weber, 1947). Nous étions une quinzaine d’étudiants assis en classe et il nous disait : « Vous, prenez le premier paragraphe. Vous, prenez le deuxième paragraphe. Vous, prenez le troisième. »
C’est David Easton qui a dirigé mon mémoire de maîtrise. Durant cette période, il menait des recherches sur la socialisation politique des enfants. Il voulait que je participe à ses recherches auprès des enfants. Je lui ai dit : « Non, non. Ce qui m’intéresse, c’est le système, l’idée de système. » Le rejet de cette invitation fut probablement l’une des plus grosses erreurs de mon parcours universitaire. Il a tout de même accepté de me diriger.
Nous avons déterminé ensemble que je devais travailler sur un cas négatif, un exemple de système politique qui s’est écroulé. Je suis allée d’un département à l’autre (anthropologie, histoire, etc.) à la recherche d’un sujet auquel appliquer mon analyse systémique afin de montrer que le modèle permettait de prédire le destin des systèmes politiques. J’allais voir les gens en leur disant : « J’ai besoin d’un exemple de système politique qui a échoué afin d’analyser les raisons de son échec. » Tout le monde me répondait : « Les systèmes politiques n’échouent pas, ils ne font que se transformer. » Je suis finalement tombée sur le califat islamique, qui, de 750 à 1258, fut l’empire le plus puissant au monde (la Chine mise à part) : il a gouverné de l’Atlantique jusqu’à l’Inde ; du nord de l’Espagne, en passant par l’Afrique du Nord, jusqu’au Moyen-Orient et passé la mer Noire. Tous ces territoires étaient gouvernés depuis la Perse, par ce que l’on appelle aujourd’hui l’Iran. Donc, mon mémoire de maîtrise était une analyse systémique appliquée à l’Empire islamique (Silbey, 1967). J’y ai consacré trois ans. Mais ça n’intéressait personne.
Après cela, je me suis dit que la théorie politique n’était pas si importante et que le droit serait peut-être plus intéressant. Pour comprendre ce changement de cap, il est important de savoir qu’en science politique à l’Université de Chicago, au début des années 1960, les étudiants devaient suivre un parcours interdisciplinaire. Il était impossible d’étudier seulement la théorie politique ; il fallait passer des examens dans trois ou quatre sous-domaines supplémentaires. J’avais opté pour la sociologie politique, la politique américaine, l’administration publique et le droit constitutionnel.
Les cours de droit constitutionnel étaient donnés par des professeurs célèbres et vraiment spectaculaires provenant de diverses universités, celle de Chicago ou d’ailleurs. Il y avait par exemple Yosal Rogat (1928-1980), qui était venu de Stanford. Parmi le corps professoral de l’Université de Chicago, j’ai eu l’occasion d’étudier avec deux figures majeures. L’une d’elles a été extrêmement importante pour le mouvement Law & Society : il s’agit de C. Herman Pritchett (1907-1995). Ce politologue était à la tête des études sur le comportement judiciaire [Judicial Behavior] ; il a été l’un des premiers chercheurs en sciences sociales à effectuer des analyses quantitatives sur le processus décisionnel des juges. J’ai suivi deux ou trois cours avec lui. Il a été très important pour moi. J’ai également étudié avec Herbert Storing (1928-1977), un grand spécialiste de la fondation des États-Unis. En droit constitutionnel, j’ai notamment eu l’occasion de suivre un cours sur la Convention constitutionnelle et un autre sur les Antifédéralistes. Mes travaux faisaient parfois valoir certains arguments. Je me souviens de l’un d’eux en 1964 ou 1965. Il s’agissait d’une analyse d’un article célèbre de Herbert Wechsler (1909-2000) dans lequel celui-ci postulait qu’il était possible de juger un cas sur la base de principes neutres (Wechsler, 1959). Dans mon travail, je soutenais que, pour évaluer les conséquences et l’éventuelle neutralité du droit, les actions de la police comptaient plus que les décisions de la Cour suprême.
Arrivée à ma troisième année d’études aux cycles supérieurs, j’étais ainsi passée de la théorie politique abstraite au droit, et davantage intéressée aux pratiques de la police qu’aux jugements de la Cour suprême. Il ne s’agissait plus de discussions abstraites sur ce qui fait la vérité ou ce qui serait juste. Le droit doit être terre à terre. Il nécessite des réponses ici et maintenant. C’est ainsi que j’en suis venue à consacrer le reste de ma vie à étudier le droit dans la vie quotidienne des gens.
Vous vous êtes donc intéressée au droit dans le cadre de votre doctorat ?
Oui, j’ai décidé de faire ma thèse de doctorat sur le droit. Mais il n’y avait plus de professeurs de droit constitutionnel au Département de science politique de l’Université de Chicago. Tous les enseignants dans ce domaine venaient de la faculté de droit ou étaient des professeurs invités d’autres universités. J’ai donc demandé à David Greenstone (1937-1990), qui se spécialisait en politique américaine, s’il voulait être mon directeur de thèse, et il a accepté.
Mes études doctorales n’ont pas été un long fleuve tranquille — un constat qui, comme je l’ai appris plus tard, s’applique à la vie en général.
Entre autres, il y a eu un petit hiatus dans mon parcours. Mon mari, Robert Silbey (1940-2011), a obtenu un doctorat en chimie physique à Chicago en l’espace de 4 ans. Il est devenu professeur adjoint au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et nous avons dû déménager à Cambridge, au Massachusetts. En tant qu’étudiante au doctorat à Chicago, mais habitant à Cambridge, je me suis mise à la recherche d’une communauté intellectuelle. J’avais besoin de parler à des gens et d’assister à des séminaires. J’ai essayé le Département de science politique du MIT en 1966. C’était plein de modélisateurs et il était beaucoup question de planification stratégique. Ce n’était pas pour moi. Je suis ensuite allée voir du côté de Harvard. Là-bas, il y avait Harvey Mansfield. Je me suis dit : « Je n’ai pas besoin d’Harvey Mansfield. J’ai déjà eu Strauss. Je n’ai pas besoin de m’en faire accroire. »
J’ai donc entrepris de me former par moi-même, tout en essayant de trouver un sujet de thèse. J’ai notamment suivi des cours de photographie au MIT avec Minor White (1908-1976). Je me rappelle même avoir pensé : « Eh bien, peut-être que je ne le finirai jamais, ce doctorat. Peut-être que je deviendrai photographe. » Dans ces cours, j’ai rencontré un type qui allait devenir un photographe remarquable : Thomas Lang (1937-2014). Nous sommes devenus amis. Un jour, nous étions dans la chambre noire en train de développer nos négatifs et nos photographies, et il m’a dit : « Ma femme étudie la sociologie aux cycles supérieurs à l’Université Brandeis, et elle parle comme toi. Vous vous ressemblez beaucoup. On devrait faire quelque chose ensemble. » Ainsi, il m’a présentée à sa femme, Claire Lang (1940-2017), qui m’a dit : « Tu t’intéresses au droit et à ce que les gens font vraiment : tu dois absolument faire la connaissance d’Egon. » Elle travaillait avec le sociologue Egon Bittner (1921-2011). Elle me l’a présenté et m’a invitée à certains de ses cours. Un jour, Egon et moi sommes allés déjeuner ensemble. Nous avons discuté, et il m’a dit : « Viens étudier avec moi. » C’est ainsi que j’ai commencé à suivre des cours au Département de sociologie de Brandeis : « Sociologie du droit » et « Ethnométhodologie » avec Egon Bittner, ainsi que « Déviance » avec Irving Zola (1935-1994).
Au fil de ces années, je suis devenue sociologue. Fin 1969, j’ai rédigé un projet de thèse sur la régulation juridique de la morale [enforcement of morals]. Il s’agissait plus ou moins d’un résumé de 30 pages d’un cours en sociologie du droit portant sur Weber et Durkheim. Rien de très original. Au début de l’année suivante, mon mari a été invité à donner une série de conférences à l’Université de Chicago, où il avait obtenu son diplôme quatre ans plus tôt. J’y suis allée avec lui. J’étais enceinte de quatre ou cinq mois. Je ne connaissais plus personne au Département de science politique. Tous les étudiants de ma cohorte avaient obtenu leur diplôme et étaient partis. Par contre, mon directeur de thèse, David Greenstone, était toujours là. Je suis allée lui présenter le projet de thèse que je venais d’écrire. Pour comprendre la suite, vous devez garder à l’esprit que personne ne m’avait encore appris à véritablement faire de la recherche empirique. Nous lisions des textes méthodologiques, nous les commentions et parfois nous élaborions un argumentaire personnel. C’est à peu près tout.
Au cours de cette semaine à Chicago, je suis allée chaque jour au bureau de David Greenstone — un bureau très désordonné, plein de piles d’ouvrages et de documents. Il écrivait alors un livre sur la politique et l’enseignement public. Il passait son temps à la machine à écrire. Il me fit asseoir sur le canapé et me demanda : « Alors, quelle est votre variable dépendante ? » Je ne savais pas ce qu’était une « variable dépendante ». Souvenez-vous que je n’avais jamais eu de cours concernant la méthodologie de la recherche. Je devais donc déduire moi-même la signification de ces mots. Donc, j’étais assise là, et il me dit : « Pensez-y un petit moment. » Et il se remit à taper. Au bout d’une demi-heure, il me demanda : « Avez-vous pensé à une réponse ? » Je lui dis : « Le changement juridique. » Il me répondit : « Ce n’était pas si difficile, n’est-ce pas ? Maintenant, quelle est votre variable indépendante ? » « Ma variable indépendante ? » Au bout d’une demi-heure, je lui répondis : « Les classes sociales. » Il poursuivit : « Nous faisons de gros progrès ! Vous voulez étudier l’effet des classes sociales sur le changement juridique en lien avec les problèmes moraux. » Je lui dis : « Je sais que c’est le problème, le fait que les classes sociales et les circonstances de la vie des gens affectent ce qu’ils considèrent comme devant être ou ne pas être régulés légalement. Je connais plusieurs théories. Je sais que l’on peut se pencher sur ce qui fait qu’une chose est raisonnable, sur les pratiques qui ont du sens pour les acteurs. Mais je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas comment faire des recherches, comment recueillir et analyser des données. » Il rétorqua alors : « Allons à la faculté de droit voir Casper. » Gerhard Casper était un grand professeur de droit, un immigrant européen, un homme d’une grande beauté, qui avait l’air d’un chevalier polonais avec sa grosse cicatrice à la joue (les étudiants disaient toujours qu’il se l’était faite dans un duel). Donc, nous sommes allés à son bureau. David m’a présentée, disant que je voulais étudier la manière dont le droit change, les types de changements qui pouvaient survenir dans la régulation de la morale, et demandant ce que je devrais faire ensuite. Casper a lu mon projet de thèse, après quoi il m’a dit : « Bien, vous avez fait toutes les lectures obligées dans le domaine de la sociologie du droit. Mais je crois que vous devriez retourner à Boston et lire encore un peu. » Chaque soir, après ma rencontre avec mon directeur, je retournais à l’hôtel en larmes, disant à mon mari : « Toutes ces larmes ne peuvent pas être bonnes pour le bébé, et je ne fais aucun progrès. »
Il y a un autre versant de cette histoire qui me ramène au rôle d’Easton comme directeur de mon mémoire de maîtrise. Easton m’avait pressée d’étudier les méthodes de recherche. Il m’avait envoyée au Département de sociologie pour apprendre la statistique avec le langage de programmation FORTRAN. Mais il ne s’agissait pas de méthodologie de la recherche ou de logique de l’enquête. Par ailleurs, le soutien offert n’était pas très systématique. Ces faux pas dans ma formation méthodologique lors de ma maîtrise sont revenus me hanter sérieusement pendant le doctorat.
De retour à Boston, je suis allée voir Egon Bittner pour lui raconter ce qui s’était passé à Chicago (voir Silbey, 2013). Il me dit alors : « Donc, êtes-vous prête à écouter, maintenant ? » Je croyais pourtant que j’écoutais… N’avais-je pas écrit une trentaine de pages sur la sociologie du droit et le changement juridique ? Que voulait-il dire ? N’étais-je pas à l’écoute ? Manifestement, ce n’était pas ce qu’il croyait. Il me dit : « Vous voulez étudier comment le droit change ? Je crois que vous devriez vous rendre à l’Office de la protection du consommateur, aux bureaux du procureur général. » Je lui dis : « Vous voulez dire les réfrigérateurs, les moteurs d’automobiles et les trucs de ce genre ? » Moi, je voulais plutôt écrire un traité sur le droit constitutionnel et la liberté ! Il faut se rappeler que nous étions alors en 1970. L’avortement était toujours illégal au Massachusetts, de même que la fornication et l’adultère. Il y avait déjà des manifestations régulières sur ces questions et le mouvement féministe était en pleine émergence. Après cette discussion avec Egon, je suis rentrée chez moi et j’ai dit à mon mari : « Je veux écrire un grand traité de droit et lui, il veut que j’étudie les machines à coudre et les toitures qui fuient ! » Bien entendu, je n’écrivais rien. Les étudiants de ma cohorte obtenaient leur diplôme et devenaient professeurs adjoints, et moi, je n’écrivais rien. Bobby a été de bon conseil. Il m’a dit : « Tu veux faire une carrière universitaire ? Tu as besoin d’un mentor. À Chicago, ils vont te laisser te pendre. Tu n’es plus là et ils ne se soucient pas de toi. Egon, lui, se soucie de toi. Il t’apprendra. À ta place, je ferais ce qu’il dit. » Je suis donc retournée auprès d’Egon Bittner pour lui faire savoir que j’étais d’accord pour étudier la protection du consommateur.
En 1968, le Massachusetts avait adopté la loi la plus ambitieuse et la plus poussée en matière de protection du consommateur parmi les 50 États américains. Tous les procureurs généraux s’étaient réunis pour rédiger une loi type sur les déclarations mensongères dans le commerce. Et le Massachusetts avait adopté une version de cette loi type. Le législateur avait statué que, dans une transaction commerciale, la tendance à la tromperie, et non pas les déclarations mensongères en elles-mêmes, était illégale, que le procureur général représentait le consommateur, et qu’une entreprise fautive pourrait être obligée de payer des dommages-intérêts jusqu’au triple pour les pertes subies par le consommateur. C’était une chose d’avoir des garanties, qui constituaient en elles-mêmes une victoire majeure pour les consommateurs ; c’en était une autre de s’assurer que les entreprises assumeraient leur responsabilité en lien avec ces garanties. Désormais, le procureur général allait représenter les consommateurs contre les entreprises fautives. C’était du jamais-vu. Cela venait inverser toute la législation sur la protection du consommateur ; c’était la fin du principe caveat emptor (« que l’acheteur prenne garde »).
J’ai dû me rendre à l’Office de la protection du consommateur. J’étais maintenant enceinte de sept mois. J’avais un gros ventre, et je portais une robe noire avec un petit col blanc, de petits poignets blancs, de petits souliers en cuir verni. Ce genre de détails est important à comprendre du point de vue de la recherche. L’air vulnérable et inoffensif, j’ai dit au procureur général du Massachusetts : « Est-ce que je peux observer votre travail ? Je suis étudiante à l’Université de Chicago. J’étudie sous la direction d’un professeur de l’Université Brandeis, en sociologie, et j’aimerais m’asseoir dans vos bureaux, là où vous vous occupez de protection du consommateur. » Avec des lettres de Chicago et de Brandeis, et la promesse de ne jamais nommer l’organisation, j’ai obtenu la permission. J’ai entrepris mon travail de terrain au bureau du procureur général deux mois après la naissance de mon premier enfant. C’était l’été, et mon mari pouvait rester à la maison pour s’en occuper ; en tant que théoricien dans le domaine de la chimie, il n’avait pas besoin de laboratoire, seulement de feuilles de papier pour écrire ses équations. Ceci m’a permis de me rendre aux bureaux du procureur général tous les jours pendant deux mois et demi. J’ai ainsi eu l’opportunité de faire une véritable immersion dans mon terrain.
Mais souvenez-vous que je n’avais jamais suivi de cours sur l’enquête de terrain ou sur la méthodologie des sciences sociales en général. Egon a entrepris de m’apprendre comment faire. Il m’a donné les notes qu’il avait prises lors de son travail de terrain dans les voitures de police, tout en me disant : « Voilà ce que tu dois produire. Maintenant, va t’asseoir dans les bureaux du procureur général et note tout ce que tu vois. » Je lui transmettais mes notes une fois par semaine. Nous nous rencontrions à son bureau ou chez lui. Il parcourait mes notes et griffonnait des remarques dans les marges : « As-tu été témoin d’un autre cas comme celui-là ? Est-ce que ça te fait penser à quelque chose que tu aurais lu ? Peux-tu obtenir plus d’information là-dessus ? À qui parle cette personne ? » C’est ainsi que j’ai appris à faire de l’ethnographie.
Voilà donc comment j’en suis venue à prendre le droit pour objet dans le cadre de ma thèse de doctorat (que j’ai obtenu au bout d’un délai si long — 16 ans — que c’en est embarrassant, bien que mon cas ne soit pas unique à Chicago). J’ai renoncé à la théorie politique pour étudier les inspecteurs qui travaillaient dans les bureaux du procureur général (Silbey, 1978 ; voir aussi Silbey, 1981 ; Silbey et Bittner, 1982 ; Silbey, 1984).
2. les manières de connaître le droit
Ce que vous racontez est très intéressant. Plusieurs chemins peuvent mener une personne à prendre le droit comme objet de recherche. Il y a des gens qui viennent d’une « famille juridique », alors que leur père, sinon leur mère ou un autre parent, est avocat (ou procureur, juge, etc.). Ces personnes en viennent presque « naturellement » à étudier en droit pour apprendre une profession juridique et, à partir de là, elles se questionnent sur la façon dont le droit est enseigné et pratiqué. D’autres parcours sont cependant plus sinueux. Vous dites avoir « découvert » le droit lors de vos études en science politique. Deux ou trois personnes vous ont également servi de guides, parmi lesquelles Egon Bittner est même devenu un véritable mentor. Votre thèse de doctorat portait par ailleurs sur le droit. En somme, c’est ainsi que vous avez « fait connaissance » avec le droit. Y aurait-il autre chose, dans votre parcours, qui vous a aidée à traiter d’un objet aussi difficile ?
Il est vrai que certaines personnes ont joué un rôle très important au gré de mon parcours dans le monde du droit. Il y avait quelque chose dans leur attitude et dans leur manière de faire leur travail. J’avais le fantasme d’être comme eux, mais ils étaient tous des hommes ; je n’avais pas de modèles féminins. J’étais une très bonne étudiante, mais je n’étais pas ambitieuse. Je ne me voyais pas entreprendre une carrière. Je me souviens d’un jour où je faisais un travail pour un cours avec deux autres étudiants aux cycles supérieurs qui sont devenus de brillants politologues. L’un d’eux m’a reproché de passer trop de temps à suivre des cours hors du domaine de la science politique et à lire des ouvrages qui n’étaient pas liés aux cours. Je lui ai dit : « Vous, vous devez obtenir un emploi. Moi, je ne fais que m’éduquer. » C’est ainsi que j’avais l’habitude de me décrire. Je ne me voyais pas comme quelqu’un qui devait trouver un emploi. J’aurais bien aimé être enseignante à l’université, mais je me destinais plutôt à devenir une épouse et une mère. C’est ainsi que j’avais été élevée. Donc, je n’avais pas de modèles féminins. Par contre, j’avais un mari très sage qui ne se mêlait jamais de mes affaires sans que je le lui demande expressément, comme la fois où je lui avais raconté ce qu’Egon Bittner m’avait dit au sujet de ma thèse de doctorat, et où il m’avait donné un conseil bien avisé. En outre, avoir une personne qui est prête à vous adopter, comme Egon l’a fait pour moi, c’est très important.
J’essaie de faire pour mes étudiants ce qu’Egon a fait pour moi. Quand j’accepte de diriger quelqu’un, cette personne devient comme un de mes enfants. Je suis là pour elle et je m’intéresse à sa vie. Je tente également de pousser les étudiants à être plus que des techniciens ou des carriéristes et, ce faisant, à considérer leur travail d’universitaire comme une entreprise moralement et historiquement importante.
Sous un autre aspect, je dois reconnaître que le fait d’avoir étudié le droit en science politique m’a donné un avantage pendant un certain temps. J’en ai pris conscience lors de ma première rencontre de la Law & Society Association, en 1980, peu après avoir obtenu mon doctorat. Comme il n’y avait à ce moment qu’environ 200 ou 250 participants (alors qu’ils sont aujourd’hui de 2000 à 3000), j’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup de gens de diverses disciplines et de différentes facultés de droit. C’est là que je me suis rendu compte que j’avais une longueur d’avance sur mes collègues des sciences sociales : j’avais vraiment étudié le droit, peut-être pas comme les professeurs de droit qui « pataugeaient » dans les sciences sociales, mais tout de même sérieusement. Je savais beaucoup de choses en matière de raisonnement juridique et d’arguments doctrinaux, et je connaissais les principes de l’argumentation juridique. Par contre, quelque chose a changé vers la fin des années 1980. Certaines universités, comme Berkeley et Northwestern, formaient les étudiants simultanément en droit et en sociologie ou dans une autre science sociale. Beaucoup de personnes détenaient maintenant deux diplômes. L’avantage que j’avais à mes débuts a fini par disparaître.
Entre-temps, cependant, j’ai tout de même eu l’opportunité d’approfondir mes connaissances juridiques. En 1985, j’ai obtenu un congé alors que j’étais sur le point de décrocher ma titularisation au Wellesley College. À cette époque, j’avais deux adolescentes qui ne voulaient pas quitter leur école pour aller aux Pays-Bas, en Angleterre, en France ou même au Canada. Ainsi, tous mes congés, de même que les sabbatiques de mon mari, nous les passions à Cambridge. J’ai donc décidé de descendre la rue jusqu’à Harvard pour aller étudier à la faculté de droit. Il y avait là un programme pour les enseignants en sciences humaines et sociales qui voulaient approfondir leurs connaissances du droit. J’ai décidé de faire comme si j’étais une étudiante en droit. Pendant la première année, j’ai étudié la procédure civile, le droit de la propriété et le droit des contrats. J’ai tellement aimé mon expérience que, l’année suivante, j’ai organisé mon enseignement à Wellesley de manière à pouvoir continuer d’étudier à la faculté de droit. On m’a d’ailleurs permis de garder mon bureau à Harvard. L’un de mes meilleurs cours à vie portait sur le droit constitutionnel britannique des années 450 à 1250. Ce cours couvrait une période similaire à celle de mon mémoire de maîtrise, qui portait sur les années 750 à 1250. Charles Donahue en était l’enseignant. Nous étudiions des causes datant d’avant la création de la Grande-Bretagne. Nous devions comprendre quelle était la relation entre les parties aux contrats et aux litiges, par exemple la relation entre un noble et sa femme, ou un soldat, en n’ayant pour information que les dommages-intérêts payés pour une blessure. Était-ce une relation de proximité ? Une relation distante ? La personne était-elle un notable ? Un paysan ? Nous étudiions aussi des causes concernant la perte d’un bien. Ensuite, nous devions faire des cartes avec des hiérarchies correspondant à la structure des classes sociales telle que nous la concevions à la lecture des documents. C’était génial. J’ai ainsi étudié deux ans à la faculté de droit de Harvard en tant que professeure invitée.
Dans les années 1990, je suis retournée à la faculté de droit de Harvard pour un autre semestre parce que je voulais étudier les délits civils avec Duncan Kennedy, ce que je n’avais pas réussi à faire entrer dans mon horaire auparavant. Je me suis demandé très sérieusement si je ne devais pas officiellement devenir une étudiante en droit. Mais Harvard étant Harvard, ils ne vous laissaient pas y étudier pour obtenir un diplôme si vous ne payiez pas de droits de scolarité. Et je n’allais pas payer de droits de scolarité, puisque j’avais une fille de 15 ans qui allait commencer l’université dans deux ans. Je me disais : « Si je dépense 35 000 $ par année pendant trois ans, cela correspond à une bonne part du coût de ses études. Pourquoi je le ferais ? Qu’est-ce que j’y gagnerais ? Est-ce que ça va changer quelque chose à mes recherches si j’obtiens un diplôme en droit ? Je ne vais tout de même pas devenir juriste. » J’ai décidé que ça n’en valait pas la peine. Je me suis dit que je connaissais assez bien le droit, même sans être avocate. En fait, je crois que la formation en droit que j’avais reçue en science politique à l’Université de Chicago était supérieure à celle habituellement donnée dans les facultés de droit, parce que l’analyse de la jurisprudence se doublait d’un travail de commentaire réflexif. J’avais étudié Weber avec David Easton, et le Premier amendement de la Constitution des États-Unis avec Yosal Rogat. Et n’oublions pas que, pour ma thèse de doctorat, j’avais examiné les dossiers de protection du consommateur dans les bureaux du procureur général du Massachusetts. En gros, je connaissais suffisamment le droit. Je crois que si on connaît la common law, les tenants et les aboutissants du raisonnement juridique, on est dans une position différente de celle des citoyens ordinaires, ou même de certains spécialistes des sciences sociales, qui pensent que le droit est une règle. Trop de gens pensent que le droit fonctionne comme un panneau d’arrêt obligatoire ou un feu de circulation. Ils ne comprennent pas que le droit concerne ce qu’il faut faire quand les choses tournent mal. Il s’agit d’un processus de gestion des différends et de régulation de l’usage de la force. Cela, je l’avais bien compris.
Donc, pour faire du droit un objet sociologique, il n’est pas forcément nécessaire d’être juriste. Il faut cependant en avoir acquis des connaissances, d’une manière ou d’une autre.
En effet. Je pense qu’il est possible de faire des recherches sur le droit sans avoir été formé en droit et, plus ou moins facilement, de se mettre à niveau sur divers aspects. C’est comme pour les personnes qui étudient la police. Elles n’ont pas à exercer le métier de policier ou d’avocat. Elles en apprennent probablement autant sur le droit que les policiers eux-mêmes en les observant travailler. Ultimement, cela dépend de ce qu’on veut étudier. Il est néanmoins essentiel, pour tout sociologue, de bien connaître son objet de recherche. On peut acquérir les connaissances nécessaires par des cours, par des lectures, par des formations disciplinaires, voire même par des expériences personnelles. Prenons l’exemple de mes recherches actuelles sur la réglementation du travail des scientifiques en laboratoire. Je crois que mon aptitude à travailler sur ce sujet est directement liée au fait d’avoir été mariée à un chimiste pendant 50 ans. Il était un théoricien qui expliquait les résultats des expériences par des équations. Mais tous ses collègues travaillaient en laboratoire. J’allais dans ces laboratoires. J’entendais les gens parler. J’ai appris comment fonctionnait le financement. J’ai compris la dépendance des chercheurs à l’égard des étudiants aux cycles supérieurs. Et j’ai observé l’ensemble du processus de production des connaissances scientifiques : pas seulement la réalisation des expériences, avec tout le désordre, l’incertitude et les contraintes matérielles qui les accompagnent, mais aussi l’obtention de résultats et de conclusions solides, de même que la nécessité d’expliquer et d’étayer ces résultats et ces conclusions par des théories (des équations fondées sur des théories antérieures). Tous ces aspects de la recherche scientifique deviennent très importants pour comprendre la réglementation en matière d’environnement, de santé et de sécurité qui s’applique au travail dans les laboratoires. Il s’agit là d’un exemple de l’interaction entre ces deux institutions puissantes que sont le droit et la science. L’un de mes articles en cours d’évaluation compare la manière dont les biologistes et les chimistes répondent à ce régime de sécurité. Il s’intitule « Pourquoi les biologistes et les chimistes gèrent-ils la sécurité différemment ? La reproduction des variations culturelles à travers la réglementation pragmatique » (Silbey, à paraître). Ces biologistes et ces chimistes sont si privilégiés et protégés que le personnel responsable de la sécurité peut difficilement leur dire quoi faire. Comment alors est-il possible de les contraindre à changer leur manière de gérer les déchets de laboratoire ? Comment déterminer dans quelles circonstances ils doivent revêtir une blouse de protection ou porter des lunettes étanches ? Les lois qui réglementent les laboratoires scientifiques doivent nécessairement être pratiques, à défaut de quoi elles ne fonctionneront pas. Pour comprendre cela, vous devez savoir à quoi ressemble la vie en laboratoire. Un bon ethnographe apprendra.
3. le « tournant culturel » du mouvement law & society aux états-unis
Vers le milieu des années 1980, le mouvement Law & Society aux États-Unis a connu un « tournant culturel ». Selon vous, qui en êtes l’une des protagonistes, en quoi consiste ce virage ?
Je crois que le tournant culturel dans le mouvement Law & Society aux États-Unis a suivi, avec un petit décalage, celui qu’ont pris des intellectuels et des universitaires en Europe.
Le tournant culturel en Europe est apparu dans le contexte des mouvements étudiants de la fin des années 1960, de la mobilisation contre la présence française en Indochine et en Algérie, des mouvements de libération nationale, et de la mobilisation contre la guerre au Vietnam menée par les États-Unis. En France tout particulièrement, ce tournant est venu ébranler la pensée marxiste, c’est-à-dire les conceptions matérialistes qui étaient dominantes en philosophie et en sciences sociales. Beaucoup d’intellectuels français, comme Foucault et Derrida, y remettaient en question l’espèce d’attachement profond aux versions structuralistes du marxisme, même celles d’Althusser et d’autres.
En conséquence, les idées sont devenues aussi puissantes que les conditions matérielles. Des gens se sont tournés vers Antonio Gramsci pour essayer de comprendre les efforts ratés des révolutionnaires du début du 20e siècle. D’autres penseurs ont été amenés à réexaminer la conception des idéologies de Karl Marx selon laquelle les conditions matérielles produisent un ensemble parallèle d’idées et les contradictions entre les idées et les conditions entraînent des luttes et des changements.
Cela étant dit, il y avait tout de même beaucoup de discussions aux États-Unis sur le rôle des idées, à tout le moins à l’époque de ma formation en science politique. Les idées sur la liberté, l’égalité ou la constitution étaient au moins tout aussi importantes, et probablement plus importantes, que les conditions matérielles. Particulièrement dans l’étude des jugements judiciaires, on portait plus d’attention aux idéologies qu’aux conditions matérielles. C’est d’ailleurs dans cette perspective que j’ai été formée pour faire ma thèse sur la protection du consommateur dans les années 1970. Toutefois, lorsque j’ai joint la Law & Society Association en 1980, les recherches étaient axées sur les conditions matérielles à l’origine des pratiques et des résultats de l’action juridique (la mobilisation du droit, sa mise en oeuvre, la réglementation, et même la rédaction des lois).
Le fossé entre les idées et les conditions matérielles — dont on est venu à parler comme d’une opposition entre l’agentivité et la structure — était en fait un fossé politique entre conservateurs et libéraux, puis entre libéraux et marxistes. Les libéraux oscillaient quelque part entre les deux. Se préoccuper des idées, des croyances et des valeurs était perçu comme étant beaucoup trop individualiste par celles et ceux qui se préoccupaient des contraintes institutionnelles et des configurations de l’histoire.
Avec la reconnaissance du pouvoir des idées, des représentations et des symboles, le tournant culturel a occulté pour un temps la question des conditions matérielles. Il faut toutefois convenir que celles-ci ne sauraient disparaître. Les idées qui circulent sont elles-mêmes créées pour dominer. Il ne peut alors simplement s’agir de créations individuelles. Elles sont institutionnellement sédimentées. On peut donc encore faire intervenir des arguments structurels à propos des idées.
En résumé, ce qui caractérise le tournant culturel, c’est la résurgence du rôle des idées en contrepoids à celui attribué aux conditions matérielles, ainsi que l’imbrication des idées avec les pratiques. En même temps, il y a eu une explosion des recherches sur les médias de communication et la culture populaire, ainsi que l’essor des études culturelles. Et toutes ces tendances participent du « tournant culturel » européen.
De quelle manière ce tournant culturel européen s’est-il frayé un chemin jusque dans le mouvement Law & Society aux États-Unis ?
En ce qui concerne l’introduction d’un tournant culturel dans le mouvement Law & Society, je crois que le séminaire d’Amherst sur les idéologies et les processus juridiques a eu une influence énorme. Je vais en donner une explication structuraliste.
La première réunion du séminaire a eu lieu en 1982 au Amherst College, dans l’ouest du Massachusetts. Tous les membres de notre petit groupe travaillaient en Nouvelle-Angleterre, du nord de la ville de New York jusqu’au New Hampshire[2]. Nous étions de jeunes universitaires, professeurs adjoints non titularisés pour la plupart, à l’exception de trois hommes (il y avait donc aussi une différence entre les sexes). Plusieurs d’entre nous étaient nouveaux dans le mouvement Law & Society. Quelques personnes avaient été formées à l’Université du Wisconsin, où ce mouvement avait prospéré. Les membres venaient de la science politique, de la sociologie et de l’anthropologie. Chacun avait quelque chose de différent à apporter. Par exemple, les anthropologues étaient tous ethnographes. Ils portaient donc attention au micro et à l’individuel, ainsi qu’à la culture et aux modèles d’interprétation. C’était attrayant pour les personnes issues de la science politique qui, plus habituées à la théorie et aux statistiques, n’avaient jamais été entraînées au travail de terrain et à l’analyse qualitative. Patricia Ewick et moi étions à cet égard des sociologues très bien formées (même si j’avais été et j’étais toujours officiellement une politologue). Egon Bittner m’avait initiée à l’ethnométhodologie, qui peut être conçue comme une forme particulière d’ethnographie. Patty, elle, avait été dirigée à Yale par Albert Reiss (1922-2006), un excellent sociologue qualitatif et quantitatif. L’interdisciplinarité était donc au coeur de notre groupe.
Bien que nous travaillions sur des projets de recherche différents, un objet nous réunissait : chacun d’entre nous étudiait la manière dont les différends [disputes] sont gérés et, éventuellement, réglés. Le règlement des différends était l’un des axes d’intérêt des chercheurs du mouvement Law & Society depuis le milieu des années 1970. Et c’était vraiment intéressant. J’ai écrit un article à ce sujet avec Austin Sarat dans la Denver Law Review. Nous y affirmions que cette manière de mettre l’accent sur le règlement des différends contribuait à doter l’approche Law & Society d’une unité d’analyse abstraite, voire même universelle, c’est-à-dire irréductible à une culture ou à une institution en particulier (voir Silbey et Sarat, 1989). Comment savoir ce que le droit fait (ou échoue à faire) si l’on commence par les institutions juridiques ? De nombreuses sociétés n’ont pas de tribunaux ni de palais de justice officiels. Notre attention s’est donc tournée vers les différends. Au fil du temps, nous avons généralisé notre approche à l’étude des idéologies et des processus juridiques.
Les membres du séminaire d’Amherst avaient le sentiment de faire quelque chose d’assez spécial. Et plusieurs d’entre nous essayaient d’obtenir leur titularisation. Nous voulions ainsi être remarqués et entendus, vus comme un collectif.
Afin de montrer ce que nous avions en commun, nous avons d’abord décidé de présenter un panel sur les idéologies et les processus juridiques à l’assemblée annuelle de la Law & Society Association qui s’est tenue à Boston en 1984. La petite revue Legal Studies Forum nous a ensuite permis de diriger un numéro spécial basé sur les textes de nos présentations (voir Brigham, 1985). Mon article portait sur l’idéalisme dans le courant Law & Society. J’y affirmais qu’il faut essayer de comprendre les pratiques (suivant Alasdair MacIntyre, 1981) plutôt que les idées, que les cas ne sont jamais jugés sur la seule base de la doctrine mais que les ressources influent aussi sur leur issue (Silbey, 1985).
Après cela, nous sommes parvenus à obtenir la direction d’un numéro spécial sur le thème « Droit et idéologie » dans la prestigieuse Law & Society Review (voir Brigham et al., 1988a). Nous voulions «ressusciter » et déterrer les idéologies qui étaient enfouies sous les conditions matérielles (voir aussi Silbey, 1998). Pour la petite histoire, je souhaitais que les responsables de ce numéro spécial soient identifiés collectivement comme « le séminaire d’Amherst ». J’ai parlé à mes collègues de « Nicolas Bourbaki », un pseudonyme collectif utilisé par un groupe de mathématiciens français. Ça n’a pas marché. Ils avaient besoin d’avoir leur nom imprimé, même si ce n’était qu’en note de bas de page. Ça m’a déçue.
Périodiquement, nous avons continué d’organiser des panels où nous formions un groupe reconnaissable. Le séminaire a existé durant une dizaine d’années, jusqu’à ce que nous nous séparions, comme cela se produit avec la plupart des groupes.
Concrètement, comment le séminaire d’Amherst a-t-il pris un tournant culturel ?
Pour ce qui est de l’origine du tournant culturel dans le séminaire d’Amherst, franchement, je crois qu’au départ, c’étaient seulement des idées empruntées ici et là. Les gens lisaient divers auteurs et rapportaient ce qu’ils avaient lu. Quelqu’un lisait Bourdieu et disait : « Nous devons lire Bourdieu. » Quelqu’un d’autre lisait Foucault et disait : « Nous devons lire Foucault. » Il faut se rappeler que les membres venaient de diverses disciplines. Ils partageaient des auteurs et des théories.
Je crois par ailleurs que deux choses ont vraiment donné une impulsion. En 1985, alors que nous étions déjà professeurs, Austin Sarat et moi sommes allés étudier le droit, lui à Yale et moi à Harvard (il a obtenu un vrai diplôme, alors que j’ai seulement suivi des cours). Le mouvement des Critical Legal Studies était alors à son plus fort chez les juristes et prenait lui aussi le tournant culturel européen. Nous avons rapporté au séminaire d’Amherst une partie de ce que nous avons appris lors de cette formation juridique. À mon avis, le premier événement qui témoigne de cette orientation a été ma participation à un panel lors de l’assemblée annuelle de la Law & Society Association qui s’est déroulée à Chicago en 1986. Ce fut un moment d’affirmation pour moi. J’y ai présenté un texte rédigé lors de ma première année à la faculté de droit de Harvard (et qui est ensuite devenu un article cosigné avec Austin Sart ; voir Silbey et Sarat, 1987). Je venais de suivre un séminaire sur la théorie juridique européenne animé par Gerald Frug et David Kennedy. Ceux-ci avaient dressé une liste de lectures pour notre groupe d’étudiants, dans laquelle figuraient le dernier volume de la Supreme Court Review ainsi que des textes de Baudrillard, Lyotard, Irigaray, Derrida, Foucault, Bourdieu, etc. Il fallait interpréter les arrêts à partir des concepts proposés par ces théoriciens. Nous lisions le premier arrêt dans l’optique d’un théoricien, le deuxième dans celle d’un autre théoricien, etc. C’est à cette occasion que je me suis familiarisée avec le poststructuralisme européen.
En second lieu, les moyens matériels auxquels a eu accès le séminaire d’Amherst furent également très importants. Austin Sarat pouvait puiser dans les ressources financières du Amherst College pour inviter des conférenciers. Lorsqu’un conférencier prononçait une conférence devant les étudiants d’Amherst, il venait ensuite discuter avec nous dans le séminaire. Nous avons ainsi accueilli plusieurs protagonistes des Critical Legal Studies. Une autre source d’argent provenait d’un fonds finançant la venue d’universitaires européens sur le campus. Ceci nous a permis d’inviter des Français et des Britanniques notamment. C’est ainsi, par exemple, que j’ai fait la connaissance de Peter Fitzpatrick (1941-2020), qui est devenu un ami.
Pendant plus d’une décennie, nous nous sommes donc immergés dans les théories sociales et culturelles européennes et celles-ci ont infiltré notre travail. C’est ainsi que le séminaire d’Amherst en est venu, au gré de divers chemins, à prendre le tournant culturel.
4. conscience du droit, culture juridique et légalité
L’une de vos contributions à ce tournant culturel peut être résumée par le concept de « conscience du droit ». Pourquoi avoir choisi ce concept pour réaliser une analyse culturelle du droit ?
J’ai longtemps hésité à considérer les paroles et les déclarations des gens comme un sujet sérieux. Dans mes travaux sur la protection du consommateur, tout tournait autour de la cause, des faits et du résultat. Il n’était pas question de ce que les gens disent, sauf comme preuve des faits exposés dans les litiges. Mais les anthropologues du séminaire d’Amherst partageaient avec les autres membres de merveilleuses descriptions et citations de gens qui disaient des choses d’une manière pathétique ou expressive. Tant et si bien que même les politologues du séminaire ont adhéré à cette tendance. Par exemple, Austin Sarat a écrit un article à partir d’observations qu’il a effectuées auprès d’avocats dans un bureau d’aide juridique et de clients de l’aide sociale. Une des personnes lui avait dit : « L’État est partout. Il est partout. » Il a décidé d’intituler son article « Le droit est partout » [The law is all over] (Sarat, 1990).
Quand Patricia Ewick et moi avons commencé à travailler sur le projet de recherche qui allait mener à la publication de The Common Place of Law (Ewick et Silbey, 1998), je lui ai littéralement dit : « Je veux écrire un article avec des citations savoureuses. » Et pour en tirer du sens, nous avons décidé de recourir au concept de « conscience du droit » (voir Silbey, 2005a). Nous pensions qu’en parlant de conscience du droit, nous ferions ressortir quelque chose qui, sans être individuel, serait en lien avec le phénomène de la représentation. Comment représentons-nous les phénomènes qui se produisent dans nos vies ? Cela devait être une contribution majeure au dépassement de l’impulsion individualiste et typiquement américaine à se concentrer sur les idées et les valeurs de la personne en considérant plutôt les phénomènes collectifs. Nous croyions que c’était un acte radical que de montrer, comme l’avaient fait Marx avec la fausse conscience et Gramsci avec l’hégémonie culturelle, que la conscience est un phénomène collectif.
Permettez-moi donc d’insister sur une chose : une analyse culturelle n’est pas un simple compte-rendu de micro-interprétations, mais bien davantage un effort pour trouver une configuration [a pattern]. Cela dit, je crois que l’innovation particulière de The Common Place of Law a été de trouver et de décrire la configuration des représentations qui soutiennent l’institution du droit. Patty et moi avons identifié trois postures : « Devant le droit » (Before the Law), « Avec le droit » (With the Law) et « Contre le droit » (Against the Law). Et, comme nous le disons et le redisons dans le livre, tout le monde a trois postures et les exprime. Celles-ci permettent de résoudre les contradictions du droit libéral. Le droit est un système complexe. Il est désintéressé et transcende les situations. Mais c’est aussi un jeu dans lequel les ressources comptent, un jeu auquel ceux qui ont les ressources peuvent jouer différemment (comme je l’ai décrit dans mon article sur les idéaux et les pratiques ; Silbey, 1985). Parfois, les gens reconnaissent qu’ils ne peuvent pas jouer. Ils se heurtent à la loi. Ils ne sont pas des criminels. Ils essaient de s’en sortir. Ils font ce qu’ils peuvent dans les circonstances. Et, je le répète, chaque individu peut adopter ces trois postures qui forment une configuration.
Mais la plupart des lecteurs de nos travaux comprennent mal cet aspect. Ils sont toujours à la recherche d’une personne « devant le droit », d’une personne « avec le droit » et d’une personne « contre le droit ». Ils passent complètement à côté de l’essentiel. Cela est dû en partie à la manière dont le livre est organisé. Nos éditeurs aux Presses de l’Université de Chicago ont insisté pour insérer les récits d’individus dans les chapitres « Devant le droit » (chapitre quatre), « Avec le droit » (chapitre cinq) et « Contre le droit » (chapitre six). Les chapitres décrivant ces postures comprenaient donc les petites histoires de différentes personnes (Rita Michaels, Charles Reed, Bess Sherman, etc.). Nous nous sommes opposées à cela. Nous voulions que les récits de ces personnes soient présentés ailleurs, entre les chapitres par exemple. Apparemment, nos éditeurs ne savaient pas comment inscrire cela dans la table des matières ou quelque chose du genre. Mais Patty et moi avons également notre part de responsabilité face à ce malentendu. Même certains de nos proches amis ont de la difficulté à bien saisir ce que nous voulons dire. Manifestement, nous avons échoué à nous faire comprendre. Après toutes ces années, et par frustration, nous avons écrit un nouvel article où nous essayons à nouveau d’expliquer ce qu’est la conscience du droit (Ewick et Silbey, 2020).
En discutant de « conscience du droit », vous évoquez parfois la « culture juridique ». Comment articulez-vous ces deux concepts ?
Avec du recul, je crois que le concept de « conscience du droit » n’était pas adéquat dans le contexte des États-Unis, où il a été interprété comme se trouvant dans la tête des gens. C’est là tout le problème. J’ai fait de telles erreurs de terminologie à diverses reprises dans ma vie, choisissant un terme parce qu’il a un certain sens dans le contexte savant, mais négligeant sa définition commune. Je n’ai pas de talent pour créer des étiquettes.
Il est vrai que j’utilise parfois le concept de « culture juridique » (voir par exemple Silbey, 2001 ; 2005b ; 2010a). J’ai été persuadée de le faire par William Sewell, un grand spécialiste de la Révolution française. Il a essayé de penser la culture comme un système de signes et de pratiques (Sewell, 1992). En parlant de « système », il cherche à montrer que la culture n’est pas aléatoire, désorganisée ou personnelle. Il y a en quelque sorte des configurations reconnaissables. Il revient à l’analyste de trouver ces configurations que la plupart des gens comprennent intuitivement, mais sans en articuler les composantes et leur organisation. Prenons le cas d’une personne qui entre dans un ascenseur. Elle va s’avancer vers l’intérieur, puis se retourner pour faire face aux portes. Elle ne reste pas dos aux portes, à regarder le mur du fond. Les gens la trouveraient un peu bizarre d’agir ainsi. Si vous deviez accueillir un visiteur d’une autre planète, lui diriez-vous : « Entrez dans l’ascenseur et faites un demi-tour » ? Vous vous contenteriez probablement plutôt de lui dire : « Entrez dans l’ascenseur. » Sans l’exprimer, nous nous attendons à ce que les gens se retournent vers la porte. Il s’agit là d’une configuration culturelle. Et notre tâche de chercheur consiste précisément à trouver de telles configurations dans la culture. Les individus apprennent ces configurations dès l’enfance et tout au long de leur développement. Celles-ci varient bien sûr selon les classes sociales, les métiers, l’ethnicité, la religion, les quartiers, etc. Il s’agit cependant de rechercher des régularités, c’est-à-dire des choses liées qui se répètent, puis de cartographier ces liens. C’est ainsi qu’on procède à une analyse culturelle.
J’évoque principalement la « culture juridique » pour identifier une configuration de ou dans la « conscience du droit ». J’ai ainsi forgé la notion de « cultures de la légalité », qui fusionnent en quelque sorte ces deux concepts (Silbey, 2010a).
Le titre provisoire de The Common Place of Law, pendant environ cinq ans, fut Between Desire and the Law. Ça venait d’Hegel, selon qui l’histoire est une lutte entre le désir et la loi. Je crois que, pour lui, le désir était individuel et la loi était collective. J’interprétais du moins le rapport entre le désir et la loi de cette façon, à la manière de l’agentivité et de la structure. Et je croyais que c’était ce que nous montrions à propos de la culture juridique. Les dimensions des récits « devant », « avec » et « contre » sont spécifiées par quelques concepts sociologiques de base : la normativité (ce qui est valorisé) ; les contraintes (la structure) ; la capacité (l’agentivité, ce qui permet l’action) ; et les positions dans l’espace et le temps. Les récits peuvent être analysés avec ces dimensions ou ces concepts pour illustrer les configurations dans et entre les formes de la conscience du droit.
Donc, si nous vous avons bien comprise, le titre de votre prochain livre pourrait être The Patterns of Legality ?
Si j’écrivais un nouveau livre sur le droit ou sur les institutions juridiques, oui, ce serait un très bon titre.
Il y a cependant une configuration culturelle plus vaste entre les formes de la conscience du droit, qui peut servir de fondement à une théorie générale des institutions. Dans un article publié au sein d’un ouvrage collectif offert en hommage à Philip Selznick, Patricia Ewick et moi suggérons en effet que cette configuration caractérise aussi d’autres institutions que le droit, comme la médecine, la religion, le sport et la science (Ewick et Silbey, 2002). Cette configuration culturelle plus générale va comme suit. Un premier récit est celui d’un idéal institutionnel anhistorique et généralisé (« devant »). Le deuxième récit est une adaptation pragmatique, qui ramène l’idéal à la réalité (« avec »). Le troisième récit reconnaît les contradictions entre l’idéal et la réalité et trouve des modes de résistance ou de contournement (« contre »).
Vous avez proposé une distinction entre le « droit » et la « légalité ». Est-ce là une autre façon de concevoir la culture juridique ?
En effet. L’une des critiques que les gens nous adressaient toujours était la suivante : « Ce que vous analysez, ce n’est pas le droit, ce sont les normes. » Je répondais alors : « Mais le phénomène que vous appelez “norme” fait partie du droit. » C’est pour cette raison que Patty et moi avons opéré une distinction entre le « droit » [Law] et la « légalité » [Legality]. Cette distinction permet de nommer des phénomènes qui renvoient au droit, mais pas nécessairement au droit officiel. Quand les gens sortent dans la rue et disent : « J’ai le droit » ou encore « Le gouvernement doit faire ceci », ils font référence à une aspiration normative qui n’est pas du droit formel. Mais cette normativité est tout de même rattachée aux lois, aux règlements et aux causes judiciaires qui font du droit une partie du monde social. Elle en constitue la mise en oeuvre dans la vie de tous les jours. Le fait de dire « ce sont leurs aspirations » n’est évidemment pas la même chose que de dire « c’est écrit dans les textes de droit ». Afin que les gens ne pensent pas que nous ignorons qu’une loi est une loi, qu’une cause est une cause, et qu’un tribunal est un tribunal, nous avons donc distingué le « droit » et la « légalité ».
En ce sens, nous nous demandions si le concept de légalité correspondait à une forme de « pluralisme juridique ». L’exemple fascinant du déneigement des places de stationnement dans les rues par les résidents, que vous évoquez souvent, semble bien pointer dans cette direction. Il y a d’ailleurs une photo très intrigante à ce sujet sur la couverture du livre The Common Place of Law.
Les « rues enneigées » (snowy streets) est mon exemple préféré pour expliquer la culture juridique (voir Silbey, 2010b ; et aussi Silbey, 2007 ; Silbey et Cavicchi, 2005 ; Ewick et Silbey, 1998 : 21). Dans les villes du nord des États-Unis, divers objets relativement visibles, comme des chaises, apparaissent après une tempête de neige pour faire valoir le « droit » de certaines personnes de se réserver les places de stationnement qu’elles ont déneigées dans la rue. Les gens parlent et agissent comme s’ils avaient des droits sur ces places de stationnement. J’ai eu recours à plusieurs traités de doctrine juridique pour expliquer ce que signifient la propriété et l’intrusion. Puis j’ai montré ce qui se produisait dans les rues enneigées, en illustrant comment la légalité se constitue à partir de symboles et de pratiques dans la vie de tous les jours. De manière plutôt intéressante, il existe un lien direct entre le travail, la propriété et le droit pour ces personnes qui déneigent une place de stationnement. Il s’agit là d’un exemple d’analyse des configurations de la culture juridique dans l’espace urbain. Ces univers et ces cultures juridiques varient et, en ce sens, ils expriment une sorte de pluralisme juridique.
Mais quelque chose me préoccupe cependant avec le pluralisme juridique à strictement parler. Il s’agit de l’accent mis sur les normes. Chez certains anthropologues par exemple, il y a un mélange d’officiel et d’officieux, de droit et de légalité. Ils regroupent tout ça sous le terme de « pluralisme juridique ». Une telle indifférenciation me dérange. Ils semblent ignorer comment fonctionne le raisonnement juridique, comment interpréter la jurisprudence ou comment comprendre des processus formels. Je crois qu’il peut y avoir un pluralisme juridique, tout en reconnaissant que les choses dont on parle relèvent parfois du droit officiel et parfois de la légalité. Mais il faut faire attention. Toutes les normes ne relèvent pas du droit, sinon nous serions incapables de dire sur quoi porte le droit. Et je veux que l’on soit claires à ce sujet. C’est pourquoi je fais une distinction entre l’ordre normatif et l’ordre juridique. L’ordre normatif, ce sont les normes et la culture ; ce n’est pas le droit ni la culture juridique. Il y a beaucoup de normes dans la vie sociale. Mais s’il n’y a pas de régulations ni de sanctions, il n’y a pas d’ordre juridique et il ne s’agit pas de droit. Le droit est un ensemble de règles qui régulent l’usage de la force (Bobbio, 1965).
Parties annexes
Notes
-
[1]
Susan S. Silbey est titulaire de la Leon and Anne Goldberg Chair of Humanities, Anthropology and Sociology, et professeure à la Sloan School of Management, au Massachusetts Institute of Technology. Parmi ses nombreuses publications, on compte le livre phare The Common Place of Law : Stories from Everyday Life (coécrit avec Patricia Ewick ; Chicago, The University of Chicago Press, 1998). Courriel : ssilbey@mit.edu
-
[2]
Parmi les membres du séminaire d’Amherst, on retrouve principalement John Brigham, Kristin Bumiller, Sara Cobb, Patricia Ewick, Christine Harrington, Lynn Mather, Sally Merry, Brinkley Messick, Ron Pitkin, Austin Sarat, Susan S. Silbey, Adelaide Villmoare, Barbara Yngvesson et Larry Zacharias (voir notamment Silbey et Sarat, 1987 : 166 ; Brigham, Ewick et al., 1988b : 629 ; Ewick et Silbey, 1998 : xiv).
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