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introduction : le droit et la société au détour de la culture
Le « droit » a-t-il vocation à devenir un objet privilégié pour notre connaissance du monde social ? L’omniprésence du droit et son emprise grandissante, particulièrement sous ses formes législative et judiciaire, rendent manifeste la centralité des phénomènes juridiques dans les sociétés contemporaines. Quelques événements marquants survenus au Québec et au Canada au cours de la dernière décennie laissent entrevoir la teneur, la dynamique et la portée de ces phénomènes.
La pérennité du droit comme forme de régulation du lien social demeure impressionnante (Noreau, 2016). De nombreuses lois sont adoptées ou réformées chaque année. Certaines galvanisent des débats passionnés au sein de l’arène parlementaire et dans l’espace public, avant, pendant et après leur adoption (Rocher, 2004) : laïcité de l’État (Lampron, 2020), aide médicale à mourir (Clouet, 2021), légalisation du cannabis (Beauchesne, 2020), décriminalisation de la prostitution (Robert et Bernatchez, 2017), etc. La disponibilité du droit comme mécanisme de sécurisation des relations entre diverses populations reflète une tendance lourde (Lamoureux et Dupuis-Déri, 2016). La juridicisation et la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance dans les centres urbains, comme Montréal, Ottawa, Toronto ou Vancouver, représentent un fait particulièrement révélateur (Sylvestre, Bellot et Chesnay, 2012). L’attractivité du droit comme ressource dans les luttes identitaires pour la reconnaissance législative et judiciaire connaît une progression fulgurante depuis l’adoption des chartes des droits et libertés (Clément, 2018) : droits des Autochtones, droits des minorités, droits des femmes, droits des patient·e·s, etc. La durabilité du droit comme mode de résolution des conflits publics et privés, entre des acteurs individuels et/ou collectifs, ne se dément pas (Noreau, Sénéchal et Roberge, 2020). Les tribunaux judiciaires et administratifs sont le lieu d’un activisme continu, ce qui les expose épisodiquement aux feux de la critique, comme dans les causes où des intimé·e·s sont déclaré·e·s non criminellement responsables pour des raisons de santé mentale (tel l’ex-cardiologue Guy Turcotte lors de son premier procès ; Duval, 2016), ou encore les propulse sur le devant de la scène médiatique (ce qu’illustre l’affaire Éric c. Lola ; Biland et Schütz, 2015). L’existence de tendances aussi importantes est d’ailleurs révélée par la visibilité du droit dans les médias traditionnels (Giasson, Sauvageau et Brin, 2018) et dans les nouveaux médias (Bahary-Dionne, 2018). Épisodiquement, les réseaux numériques se transforment même en « tribunaux populaires », que ce soit en matière de consommation (Vermeys, 2018) ou d’agression sexuelle (Paquette, 2018).
Certains événements de grande ampleur révèlent l’enchevêtrement de ces tendances. Le conflit étudiant de 2012 au Québec est symptomatique à cet égard (Lemonde et al., 2014) : revendication pour le droit à une éducation gratuite et pour la reconnaissance du droit de grève des étudiant·e·s, demandes d’injonction devant les tribunaux, adoption d’une loi spéciale par l’Assemblée nationale et de réglementations ad hoc par des administrations municipales, arrestation, emprisonnement et poursuite de manifestant·e·s, mobilisation d’avocat·e·s offrant, pro bono, des services juridiques aux étudiant·e·s, couverture continue dans les médias traditionnels et nouveaux, etc.
Toutes ces dynamiques, dont l’inventaire se complexifierait à la seule évocation de la pandémie de COVID-19 (Piché, 2020), se déploient alors que « l’accès au droit et à la justice » émerge en tant que forme d’action publique (voir en particulier Noreau et al., 2020 ; Farrow et Jacobs, 2020) : programmation de cours d’éducation juridique en milieu scolaire, lisibilité des textes législatifs, participation citoyenne à la production des lois, protection du droit à la diversité, diffusion des modes privés de résolution des différends, bonification de l’aide juridique, accompagnement des personnes autoreprésentées, encadrement des recours collectifs, intelligibilité des registres judiciaires tenus par les greffes, réduction des délais de comparution, instauration d’une instance de production, d’analyse et d’exploitation des statistiques judiciaires, autonomisation des juridictions autochtones, etc.
À la lumière des tendances observables au Québec et au Canada, et dans plusieurs autres juridictions, le « droit » apparaît comme un phénomène fondamental de la réalité sociale, un analyseur inestimable pour connaître les sociétés contemporaines, et un révélateur incontournable des changements sociaux (Commaille, 2015). C’est d’ailleurs ce pour quoi la sociologie a érigé les phénomènes juridiques en objet d’analyse dès la fin du 19e siècle. Quelques fondateurs de la discipline ont jadis conçu le droit comme un objet sociologique de première importance pour comprendre comment les sociétés se constituent, se maintiennent et se transforment. Une division bidisciplinaire du travail entre sociologues et juristes a cependant polarisé l’édification du champ de la sociologie du droit au 20e siècle (Commaille et Perrin, 1985 ; Arnaud et al., 1993 ; Serverin, 2000), les sociologues se retrouvant en marge en regard des juristes, dont le droit et la justice constituent ipso facto à la fois l’objet et le champ d’action. Alors que les juristes s’activent de manière continue dans le domaine, la sociologie et les sciences sociales ne le réinvestissent qu’à la fin du 20e siècle (Arnaud, 1981 ; Lochack, 1989 ; Chazel et Commaille, 1991 ; Ferrari, 1990 ; Sarat, 2004 ; Israël et al., 2005 ; Clark, 2007 ; Cowan et al., 2014 ; Sarat et Ewick, 2015 ; Creutzfeldt et al., 2020 ; Priban, 2020 ; Valverde et al., 2021)[1].
La prolifération des recherches autour de la dialectique « droit et société », de même que la multiplication des revues savantes, la formation d’associations savantes et le développement de programmes d’enseignement, corroborent l’hypothèse d’un « tournant juridique dans les sciences sociales » (Calafat et al., 2014 : 7). Celui-ci dénote un changement d’attitude chez plusieurs sociologues qui prennent de nouveau le droit comme un objet privilégié de la « sociologie générale » (Commaille, 1991 ; Seron et Silbey, 2004 ; Delpeuch et al., 2014 : 21). Cette ambition de renouveler la connaissance de la société par le prisme du droit s’est accompagnée d’une pluralisation de théories susceptibles de rendre intelligible cet objet : fonctionnalisme, systémisme, structuralisme, marxisme, féminisme, postmodernisme, postcolonialisme, etc. (Banakar et Travers, 2013).
En portant un regard transversal sur le pluralisme théorique qui caractérise les sciences sociales du droit, force est de constater, depuis les années 1980, l’émergence d’un « tournant culturel » (Sarat et Simon, 2001 : 8 ; Saguy et Stuart, 2008 : 149 ; Silbey, 2010 : 473 ; Moran, 2012). Les approches hétéroclites qui s’inscrivent sur cet horizon ont comme dénominateur commun de contribuer à une meilleure connaissance des rapports entre droit « et » société par l’introduction de la « culture » comme tertium comparationis. Elles invitent notamment à reconsidérer les normes, les pratiques et les institutions juridiques en insistant sur la diversité des valeurs, des idéologies, des savoirs et des expériences au carrefour des normativités juridiques, politiques, civiques, morales, scientifiques, éthiques, religieuses, artistiques, médiatiques, etc.
Pour exaltante qu’elle paraisse pour le renouvellement de la recherche multidisciplinaire, l’étude du droit à partir de la « culture » n’est pourtant pas exempte de risque. Les sociologues et les juristes sont déjà bien embêté·e·s par l’irréductible polysémie qui caractérise le « droit » (Rials, 1989 ; 1990 ; cf. Mockle, 1991). Les choses se compliquent encore davantage lorsque certain·e·s de ces spécialistes imbriquent le « droit positif » dans le paradigme du « pluralisme positif » (Tamanaha, 2021). Georges Gurvitch avait d’ailleurs élaboré une typologie distinguant pas moins de « 162 formes de droit » pouvant coexister au sein d’une même société (Gurvitch, 1942 : 230). Un détour par la « culture » laisse présager pour sa part la répétition des nombreuses controverses qui talonnent ce concept en sciences humaines et sociales. Il n’est pas superflu de rappeler dans cette perspective, parallèlement au travail déjà réalisé par l’anthropologie juridique (Maine, 2012 [1861] ; Nader, 1969 ; Bracey, 2006 ; Adonon et al., 2009), le résultat de l’inventaire canonique mené par Alfred Kroeber et Clyde Kluckhohn au milieu du siècle dernier. Ceux-ci avaient en effet dénombré plus de 150 définitions de la culture dans les sciences sociales (Kroeber et Kluckhohn, 1952 : 149).
Le concept de « culture(s) juridique(s) », au singulier et au pluriel, donne-t-il prise à la problématisation sociologique des rapports entre droit et culture ? La question mérite considération, d’autant plus qu’elle demeure la plupart du temps un angle mort dans les approches culturelles contemporaines. Pourtant, comme il sera possible de le constater plus loin, de nombreuses publications témoignent d’un véritable engouement pour ce concept depuis les travaux pionniers de Lawrence Friedman (pour un aperçu du domaine, voir Friedman, 2006 ; Silbey, 2010 ; Nelken, 2020 ; sur l’histoire intellectuelle de cette notion, voir Mankowski, 2016).
Ce texte introductif s’appuie sur l’effervescence des approches culturelles dans la recherche interdisciplinaire sur le droit afin d’élaborer des prolégomènes à une sociologie des « cultures juridiques ». Il expose d’abord quelques-uns des aspects du « tournant culturel » des sciences sociales du droit, tels que la « mort du social » dans la gouvernance des sociétés contemporaines, de même que le rôle joué par un noyau de chercheurs et chercheuses issu·e·s du mouvement Law & Society aux États-Unis. Il explore ensuite les principales typologies élaborées récemment pour circonscrire la dialectique entre droit et culture, comme celle qui tend à s’imposer en distinguant le droit « dans » la culture, la culture « dans » le droit et le droit « comme » culture. Il entend par la suite contribuer à l’intelligence du concept de « culture(s) juridique(s) » à travers la conceptualisation qu’en a proposé Lawrence Friedman, conception qui anime les débats théoriques aujourd’hui, en donnant un aperçu de l’essor scientifique de ce syntagme et en relevant certaines des stratégies sous-jacentes associées à son usage. Il présente enfin les articles rassemblés dans ce numéro thématique. Chaque contribution met à l’épreuve le concept de culture juridique et fait ressortir les perspectives théoriques sur lesquelles elle s’appuie, les thèmes qui ont retenu l’attention des auteurs et autrices, les terrains d’enquête sur lesquels ces recherches ont été fondées, les méthodes qui y ont été mobilisées et les enjeux nouveaux soulevés par leurs conclusions.
1. le « tournant culturel » de la recherche sur le droit
Il demeure difficile, encore aujourd’hui, de dégager un portrait d’ensemble du « tournant culturel » en sociologie du droit à partir de la francophonie. Du reste, les travaux publiés en allemand, en italien et en espagnol peinent encore à franchir les frontières des familles linguistiques anglophones et francophones. Malgré de nombreux angles morts de ce type, un article programmatique publié au début du 21e siècle par Austin Sarat et Jonathan Simon (2001) représente encore la meilleure introduction qui soit pour éclairer contextuellement et intellectuellement ce « tournant ». Prenant les États-Unis comme terrain d’enquête, les auteurs proposent d’expliquer cette dynamique par la transformation des modes de gouvernance dans les sociétés contemporaines, le renouveau des approches culturelles dans les sciences humaines et sociales et la progression de la recherche interdisciplinaire sur le droit.
1.1 De la gouvernance sociale à la gouvernance culturelle
Selon Sarat et Simon, le « tournant vers la culture » serait tout d’abord lié à un « déclin parallèle du “social”» (2001 : 5). Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’avènement de l’État-providence a concordé avec une régulation accrue des « problèmes sociaux », qui s’appuya abondamment sur le savoir juridique et les connaissances des sciences sociales. Le « social » a ainsi été circonscrit en secteur d’intervention disposant de spécialistes, d’institutions et d’administrations spécialisés dans la protection des travailleurs et travailleuses, l’assistance aux personnes sans emploi, la réduction des inégalités, la prévention de la violence, etc.
Au cours des deux dernières décennies du 20e siècle, ce « libéralisme social » a été freiné par l’arrivée du néolibéralisme dans le domaine politique. Jugé dispendieux et inefficace, l’interventionnisme de l’État fut en conséquence sensiblement réorienté, sinon résolument réduit, pour justifier de nouvelles formes de gouvernance des relations sociales, telles que la reconnaissance identitaire de groupes ethnicisés et racisés ou l’atténuation symbolique de la « peur du crime ».
Tout se serait alors déroulé comme si le « social » avait été progressivement remplacé par le « culturel » dans les politiques publiques, ce que d’aucuns interprétèrent ni plus ni moins comme la « mort du social » (Rose, 1996) ou la « fin de la société » (Simon, 1999).
1.2 Le renouveau des approches culturelles dans les sciences humaines et sociales
Pour Sarat et Simon, le référent culturel serait présent dans de nombreuses autres sphères d’activité. Mais par un étrange concours de circonstances, constatent-ils, cet « essor du culturel survient paradoxalement au moment où les chercheurs et chercheuses ont progressivement commencé à contester le concept de culture et à reconnaître sa troublante imprécision » (2001 : 15). La remise en question de la « culture » atteint vraisemblablement son paroxysme dans les années 1980, bien que la définition classique formulée par l’anthropologue britannique Edward Tylor — qui « dans son sens ethnographique large » comprenait déjà le « droit »[2] — ait davantage servi de boussole que de carte aux générations subséquentes et qu’en conséquence, le consensus à l’égard du concept semble avoir été exagéré. Selon certaines critiques, les usages de ce concept induiraient une ontologie de la « culture » comme un tout extérieur aux êtres humains vivant en société, réifiant les pratiques sociales, essentialisant les groupes sociaux et hiérarchisant les types de civilisations.
Cette remise en question du concept de culture, qu’enveloppe imparfaitement le terme « culturalisme » (Delas et Milly, 2015), coexiste cependant avec des espaces d’innovation qui rassemblent des chercheurs et chercheuses essayant de concevoir de nouvelles « approches culturelles ». Deux d’entre elles sont particulièrement importantes selon Sarat et Simon : l’« analyse culturelle » (Cultural Analysis) d’une part, et d’autre part les « études culturelles » (Cultural Studies). La première approche correspond à un courant diffus qui s’inspire de l’anthropologie et/ou de la critique littéraire pour interpréter les croyances, les valeurs et, plus globalement, l’ensemble des processus symboliques à l’oeuvre dans le monde social. Clifford Geertz est souvent identifié comme le chef de file de l’analyse culturelle des phénomènes juridiques, lui qui interprète le « droit » non pas d’abord comme un cadre normatif, mais plutôt comme une « manière particulière d’imaginer le réel » (Geertz, 1983 : 173).
La seconde approche se place sous l’étendard des Cultural Studies, dont le pluriel agit comme un rappel permanent de la diversité des perspectives qu’elles réunissent. Celles-ci émergent en Angleterre dans les années 1950 et prennent leur essor dans les années 1980 (voir Mattelart et Neveu, 2018). Fortement pénétrées par le marxisme, et diversement influencées par des auteurs tels que Lacan, Derrida et Foucault, les « études culturelles » tentent d’appréhender la contiguïté de la subjectivité avec le pouvoir et ses manifestations quotidiennes tant dans les rapports de classe que dans les rapports de race et de sexe. En s’intéressant particulièrement aux « conditions matérielles » de la médiatisation des images et des discours, elles ont porté leur attention sur les artefacts méprisés de la « culture populaire » (publicité, musique commerciale, etc.). Toutes choses qui font dire à Sarat et Simon que les Cultural Studies ont donné « une nouvelle énergie et une nouvelle vie à l’étude de la culture, la libérant de ses tendances homogénéisantes et réifiantes » (2001 : 17).
1.3 La recherche interdisciplinaire sur les vies culturelles du droit
Si le diagnostic concomitant de la déliquescence du « social » (entendu dans une perspective structuro-fonctionnaliste) et de la résurgence des approches culturelles (plutôt appuyées sur l’étude des croyances et des représentations) est fondé, une conclusion s’impose logiquement pour Sarat et Simon : « la recherche juridique elle-même devrait également se détourner de la société pour se retourner vers la culture et s’ouvrir davantage à l’analyse culturelle et aux études culturelles » (2001 : 7). Cette réorientation est d’autant plus nécessaire, selon eux, qu’il s’agit de parvenir à déterminer des objets et à utiliser des méthodes qui permettront aux chercheurs et chercheuses de concevoir autrement, sinon de mieux circonscrire, les phénomènes juridiques dans les sociétés contemporaines en transformation.
Cela dit, les auteurs reconnaissent tout de même que la recherche multidisciplinaire sur le droit aux États-Unis a en fait connu un premier « tournant culturel » dès les années 1970 (Sarat et Simon, 2001 : 13). Ils attribuent cette orientation aux mouvements Critical Legal Studies, Law & Literature et Law & Society. Ce dernier mouvement, au déploiement duquel contribue la sociologie, a donné une impulsion essentielle à l’analyse des vies culturelles du droit. Le postulat d’une réciprocité entre les dimensions symboliques et les conditions matérielles des pratiques sociales du droit a servi de fil conducteur à des recherches qui ont notamment porté sur les « croyances » des juristes (Kahn, 1999) et la « conscience de la légalité » chez les profanes (Ewick et Silbey, 1998).
Somme toute, se demandent Sarat et Simon, de quelle manière « une approche culturelle du droit élargit-elle et modifie-t-elle notre conception de la manière dont le droit vit dans et par nos identités, nos interprétations et nos imaginations ? » (2001 : 21). Selon eux, une telle approche possède sûrement le potentiel de renouveler la connaissance du droit, en inspirant de nouvelles manières de le penser et en indiquant de nouveaux terrains d’enquête pour l’observer. Elle dispose en particulier de toute la latitude nécessaire pour faire éclater la conception positiviste du droit habituellement restreinte à des normes, à des professions et à des institutions entées sur l’État. La prise en compte du rôle actif que peuvent jouer les profanes dans la vie du droit représente ici une contribution importante des analyses culturelles. Pour leur part, les Cultural Studies démontrent notamment que la circulation continuelle du droit dans les médias d’information, de communication et d’expression transforme les frontières symboliques et matérielles du monde juridique.
Il convient en passant d’ajouter au portrait proposé par Sarat et Simon en notant que le tournant culturel de la recherche multidisciplinaire sur le droit est accentué par le développement des Cultural Legal Studies autour des rapports inégaux de pouvoir associés aux discours, aux représentations et aux pratiques concernant le droit et la justice dans la « culture populaire » ou les industries culturelles, aux régulations juridiques des productions culturelles et aux significations culturelles imbriquées dans les processus juridiques (Post, 1991 ; Leonard, 1995 ; Redhead, 1995 ; Sarat et Kearns, 1998 ; Coombe, 1998 ; Kahn, 1999 ; Sarat et Simon, 2003 ; Pugliese, 2005 ; Sarat et Scheingold, 2008 ; Engel et McCann, 2009 ; Davies et Knox, 2014 ; Sharp et Leiboff, 2015 ; Asksikas et Johnson Andrews, 2016 ; Branco et Nitrato Izzo, 2017 ; Olson, 2017 ; Erni, 2019 ; Crawler et al., à paraître)[3].
Pour Sarat et Simon, toute « la question est de savoir si, au milieu de ce tournant culturel, la recherche juridique interdisciplinaire peut faire de l’instance du culturel un problème théorique en soi, et si une telle entreprise est essentielle pour parvenir à une compréhension “empirique” de la vie juridique dans la modernité avancée » (2001 : 15).
2. la problématisation des rapports entre droit « et » culture
L’exploration interdisciplinaire de la « culture » comme médiation entre le « droit » et la « société » fait écho, sous certains aspects, à quelques oeuvres classiques de la philosophie politique, comme De l’esprit des lois de Montesquieu (1995 [1748-1758]), ou encore de la philosophie juridique, telle que La culture et la vie du droit de Wilhelm Arnold (1865). Sous d’autres aspects, les approches qui contribuent à cette exploration semblent également renouer avec certaines des préoccupations premières de la sociologie fondatrice. En effet, Weber concevait le droit moins comme un « cosmos de normes » impératives que comme un « complexe de motifs » supplétifs dont pouvaient s’inspirer les êtres humains pour orienter significativement leurs actions et leurs interactions (Weber, 1995 [1922] : 12). Durkheim pour sa part envisageait le droit comme un phénomène social porté par « des manières d’agir, de penser et de sentir » (Durkheim, 2013 [1895] : 3-7) ou encore comme le « symbole visible » de la solidarité entre les individus dans une société (Durkheim, 2013 [1893] : 28).
Si ces oeuvres et ces fondateurs préfigurent en quelque sorte le tournant culturel des sciences sociales du droit, l’originalité de celui-ci réside pourtant dans une démarche plus explicite de problématisation des rapports entre droit et culture. Cette problématisation se caractérisant par une panoplie d’orientations, quelques chercheurs et chercheuses ont récemment tenté d’en dresser le panorama (Saguy et Stuart, 2008 ; Mautner, 2011 ; voir également Gisler et al., 2012 ; Yazdiha, 2017).
2.1 Une cartographie en trois approches
Soulignant l’importance du « tournant culturel » et l’effervescence des Cultural Studies dans la recherche juridique interdisciplinaire, le juriste Menachem Mautner (2011) propose une cartographie préliminaire de ce qu’il considère être les principales approches pour penser les liens entre le droit et la culture.
La première approche juge que la culture est au fondement du droit. Selon celle-ci, les normes juridiques devraient être ancrées dans la culture nationale d’un pays. Armée de ses propres ressources, la raison humaine ne peut en fabriquer que de manière artificielle. Seules les habitudes traditionnelles et les pratiques communautaires, qui sont enracinées dans la réalité sociale, peuvent les vivifier. Il en va ainsi du droit comme du langage, qui émane spontanément de l’Esprit du peuple (Volksgeist) ; son existence relève d’une évolution séculaire et d’un apprentissage décantatoire plutôt que d’un acte décisoire. Cette lutte juridique entre l’histoire et le présent, l’esprit et la raison, le Romantisme et les Lumières a été portée par l’École historique du droit en Allemagne. Son fondateur, Friedrich Carl von Savigny, défendait la reconnaissance des normes coutumières contre l’adoption de normes légiférées à l’image du Code civil de 1804 en France (Savigny, 2006 [1814]).
Inspirée de diverses disciplines des sciences sociales, une seconde approche propose un point de vue inverse en envisageant que le droit est au fondement de la culture. Selon l’anthropologue Clifford Geertz, le droit est moins l’expression d’un système de résolution des conflits distinct des problèmes de la vie quotidienne qu’un complexe symbolique à la disposition des êtres humains pour attribuer des significations à leur expérience et pour donner un sens à leur existence (Geertz, 1983). Dans cet horizon, la légalité n’est pas d’abord un reflet de l’état des relations sociales, mais bien davantage, selon les sociologues Patricia Ewick et Susan Silbey, un ensemble de schèmes et de ressources endogène à ces relations et qui, pour cette raison, contribue à les façonner (Ewick et Silbey, 1998).
La troisième approche se situe à un autre niveau d’analyse. Les appartenances disciplinaires disparates se focalisent sur les tribunaux et conçoivent le droit comme système culturel. L’un des protagonistes du « réalisme juridique » a critiqué l’idéologie formaliste suivant laquelle les juges appliqueraient des règles pour décider les cas qui leur sont soumis. Selon Karl Llewellyn, l’adjudication est plutôt une activité pratique médiatisée par la personnalité des juges et l’expérience acquise au gré de l’internalisation des normes, des rationalités et des usages du monde judiciaire. Cette culture professionnelle et organisationnelle, caractéristique selon lui de la tradition de la common law, structure le travail des juges et cadre leurs décisions (voir notamment Llewellyn, 1960). Cette orientation peut être prolongée par les travaux de James Boyd White qui a fondé le mouvement Law & Literature aux États-Unis. Pour lui, l’adjudication suppose un ensemble de ressources discursives à la disposition des juristes dont la rhétorique contribue à confronter les options normatives qui s’offrent aux acteurs et actrices de la communauté judiciaire (White, 1985). Toutes choses que le théoricien de la littérature Stanley Fish analyse en termes de « communauté interprétative » (Fish, 1980).
2.2 Une typologie en trois perspectives
Les sociologues Abigail Saguy et Forrest Stuart prennent également acte du « tournant culturel dans la recherche sociojuridique » (Saguy et Stuart, 2008 : 149). De façon toutefois plus « opérationnelle » que Mautner, ces sociologues ont construit une typologie des principales manières de concevoir les rapports entre droit et culture. Cet outil heuristique leur permet de distinguer, analytiquement à tout le moins, trois grandes perspectives concomitantes.
Selon la première perspective, le droit est dans la culture. Plus précisément, celle-ci représente une « variable indépendante » servant à expliquer la conformation des phénomènes juridiques. Les valeurs sociales et les contextes nationaux sont parmi les principaux « facteurs culturels » utilisés par les chercheurs et chercheuses pour éclairer la malléabilité des normes, des pratiques et des institutions juridiques. Mona Lynch a ainsi observé une influence des attitudes culturelles à propos de la sexualité sur l’adoption des lois contre les violences sexuelles aux États-Unis. Obnubilé·e·s par des considérations à propos de la pureté et de la souillure, les élu·e·s ont focalisé la législation sur les responsables des agressions aux dépens des victimes et privilégié l’emprisonnement au détriment de la réhabilitation (Lynch, 2002). Savelsberg et King (2005) ont montré quant à eux que des différences nationales expliquent l’institutionnalisation différentielle des lois contre les crimes haineux. Alors que les États-Unis adoptent une approche résolument individuelle de ces crimes, l’Allemagne les aborde de manière plus collective, allant même jusqu’à brimer des droits fondamentaux, en raison d’événements historiques qui, comme le régime nazi, ont marqué ce pays. Cette stratégie doit ainsi permettre d’isoler les facteurs culturels d’autres facteurs (politiques, économiques, etc.) qui influencent les phénomènes juridiques ou de déterminer comment les spécificités d’une culture nationale engendrent des particularités dans le domaine du droit en vigueur dans ce pays.
Suivant la deuxième perspective, la culture est dans le droit. La culture devient ici une « variable dépendante », sous l’influence des phénomènes juridiques. Les recherches accentuent cette fois l’ascendant des processus et des catégories juridiques sur les identités sociales et les représentations collectives. L’analyse de la construction juridique des identités « asiatiques » aux États-Unis menée par Deenesh Sohoni (2007) est particulièrement éclairante à cet égard. Jusqu’à la fin du 19e siècle, trois catégories juridiques étaient principalement usitées dans les lois pour distinguer ethniquement et physiologiquement les membres de la population : les « Blanc·he·s », les « Noir·e·s » et les « Mongol·e·s » (Chinois·es et Japonais·es). Cette dernière catégorie s’est graduellement révélée inadéquate pour inclure les nouvelles vagues d’immigration en provenance de la Corée, des Philippines, de la Malaisie, etc. Elle fut alors remplacée par celle d’« Asiatiques ». En retour, cette identité attribuée peut avoir des effets sur la mobilisation collective des groupes hétérogènes qui y sont assignés, certains membres pouvant se réapproprier cette catégorie lorsque, par exemple, l’un·e des leurs a été victime d’un crime à caractère raciste. Cette orientation éclaire alors le processus de diffusion des concepts juridiques dans les catégories culturelles.
Quant à elle, la troisième perspective pense le droit comme culture. Elle abandonne la rationalité causale pour concevoir la culture et le droit comme deux dimensions consubstantielles, c’est-à-dire « mutuellement constitutives ». Les savoirs, les pratiques et les expériences retiennent ainsi particulièrement l’attention des chercheurs et chercheuses dans la mesure où le droit est, en lui-même, un faisceau de schèmes culturels d’interprétation du monde social et d’action dans la vie quotidienne. L’influence du courant des Legal Consciousness Studies est ici prépondérante. L’anthropologue Sally Engle Merry (1990) ou les sociologues Patricia Ewick et Susan Silbey (1998), pour ne nommer que celles-ci, se sont détournées des professionnel·le·s de la justice (avocat·e·s, juges, etc.) pour concentrer leurs analyses sur les profanes afin de débusquer chez ces individus la présence du droit comme vecteur de significations au sein même de leurs relations sociales. Sous cet angle, l’invocation de la « liberté » ou la revendication de l’« égalité » par les profanes fait référence autant à des catégories culturelles qu’à des catégories juridiques. Cette perspective implique dès lors un changement quant à la manière de penser ces deux entités. Il n’y a pas le « droit » d’un côté et de l’autre la « culture ».
Pour le dire autrement, le juridique est culturel de part en part, comme l’ont suggéré divers autres travaux (par exemple ceux de Rosen, 2006 ; ou encore ceux de Gephart, 2006 ; mais voir déjà Treves, 1947). Plusieurs professionnel·le·s du droit, aussi bien praticien·ne·s que savant·e·s, ont d’ailleurs pensé le monde juridique lui-même comme une « culture » (Audren et Halpérin ; 2013). Le grand juriste américain Oliver Wendell Holmes estimait, au tournant du siècle dernier, qu’« il est tout à fait approprié de considérer et d’étudier le droit simplement comme un grand document anthropologique » (1899 : 444).
3. au détour du concept de « culture(s) juridique(s) »
À la lumière du tournant culturel, il apparaît limitatif de lier immédiatement le « droit » avec la « société ». C’est pourquoi les approches culturelles invitent plutôt à penser le droit comme étant relié à la société par la culture, qui en constitue comme l’« épissure » (sur cette notion, voir Forest, 2009 : 24). Une telle hypothèse semble suffisamment heuristique pour raviver l’idée classique de « droit vivant », tout autant que celle de « droit en action » (voir respectivement Ehrlich, 1936 [1913] ; Pound, 1910 ; voir également Nelken, 1984).
Malgré la gamme étendue des approches recensées, il subsiste un important angle mort dans ce tournant culturel des sciences sociales du droit : les recherches sur la « culture juridique ». Il est étonnant en effet de constater l’absence de référence à ces recherches dans la fresque de Sarat et Simon (2001). Et ce syntagme est étrangement minoré dans la typologie des relations entre droit et culture de Saguy et Stuart (2008 : 151), alors qu’il n’est bizarrement l’objet que d’une brève allusion dans la cartographie de Mautner (2011 : 842). Tout se passe comme si le concept de culture juridique existait dans un univers parallèle au tournant culturel dans les sciences sociales du droit. L’inverse est également vrai. Les recherches sur la culture juridique ne se réfèrent habituellement guère au tournant culturel (Čehulić, 2021), et elles ne le font qu’exceptionnellement en ce qui a trait aux approches culturelles (Nelken, 2020 : 145). Il y a là un impensé qui interroge. Les recherches sur la culture juridique seraient-elles incompatibles avec les approches culturelles du droit ?
Pourtant, les astucieux rapprochements opérés par Susan Silbey (2001 ; 2005 ; 2010 ; voir également Ewick et Silbey, 1998), auxquels fait écho David Nelken (2020 : 145), de même que certaines affinités évoquées par divers autres travaux encore trop peu nombreux (voir par exemple Chambost, 2020 ; voir également Delpeuch, Dumoulin et de Galembert, 2014 : 54-73), portent à penser que les approches culturelles du droit découvriraient de nouveaux terrains d’expérimentation et de comparaison grâce aux recherches sur la culture juridique, de même que, réciproquement, ces dernières trouveraient dans les premières une nouvelle pertinence, plus générale du point de vue de la connaissance. Il y a déjà là prétexte et matière à élaborer un certain « programme fort » pour les sciences sociales du droit.
De façon plus heuristique que programmatique, il semble plus réaliste pour l’heure d’explorer elliptiquement le domaine des recherches sur la culture juridique, en parcourant brièvement la conceptualisation qui lui tient lieu de balise, sinon de phare, en prenant la mesure de l’essor scientifique du concept et en soulignant les principales stratégies d’usage auxquelles ce syntagme a donné lieu.
3.1 En passant par Lawrence Friedman
Lawrence Friedman est historien du droit, spécialiste du droit comparé et sociologue du droit (voir Gordon et Horwitz, 2014). Bien qu’il n’ait pas inventé le syntagme « culture juridique », ce juriste américain est conventionnellement reconnu pour en avoir forgé l’une des premières conceptualisations. Qu’il suffise pour les fins du présent numéro thématique d’en souligner deux dimensions.
Souhaitant contribuer à la compréhension des relations entre le droit et la société à l’échelle d’un pays, Friedman a introduit le concept de « système juridique » lors de la publication d’un article en 1969. Pour lui, un tel système doit être envisagé comme un « processus » permettant de décrire les dynamiques juridiques : « Le système juridique dans son ensemble est constitué de l’univers des demandes adressées aux institutions juridiques — pas seulement aux tribunaux, bien sûr — ainsi que des réponses et des effets de ces réponses » (1969 : 34). Ce système juridique processuel, qui réalise « le droit vivant d’une société », est doté de trois types de composantes : (1) des composantes « structurales » : les institutions, leurs formes et leurs dynamiques (présence d’une constitution, nombre de tribunaux, etc.) ; (2) des composantes « substantielles » : les lois de toutes sortes (statuts, décrets, etc.) ; (3) des composantes « culturelles » : les valeurs et les attitudes qui ont cours dans une société (opinions à propos du droit, respect à l’égard des institutions, etc.).
Ce sont précisément ces composantes culturelles que Friedman désigne par le terme de « culture juridique » qui constitue « le concept clé » d’un système juridique processuel (1969 : 34). Les institutions juridiques et le droit substantiel qui le composent prennent vie grâce à la culture juridique à laquelle ils sont liés. Celle-ci est la principale source des demandes adressées au système juridique et constitue par conséquent un vecteur essentiel de transformations juridiques et plus généralement de changement social. Or, s’étonne Friedman, les connaissances sur la culture juridique font défaut : « Ce qui manque le plus, même pour les pays occidentaux, ce sont les informations à propos de ce que nous avons appelé la culture juridique » (1969 : 40).
Friedman développera et approfondira cette perspective dans son ouvrage The Legal System, paru en 1975. À l’occasion de cette publication, il proposera diverses acceptions pour définir le concept de culture juridique, dont celle-ci, souvent reprise par les commentateurs et commentatrices de son oeuvre : « La culture juridique désigne donc les éléments de la culture générale — coutumes, opinions, façons de faire et de penser — qui orientent les forces sociales vers le droit ou l’en éloignent de manières spécifiques » (1975 : 15). Il opérera également une distinction, assez commentée par les chercheurs et chercheuses mais peu utilisée par la suite (voir néanmoins Rocher, 2007), entre culture juridique « externe » et culture juridique « interne » (1975 : 223). La première se rapporte à la population générale d’une société, alors que la seconde concerne exclusivement les professionnel·le·s du droit (les avocat·e·s, les juges, etc.). Les processus juridiques sont mis en mouvement par les interactions entre la culture juridique externe et la culture juridique interne.
Bref, selon Friedman, la culture juridique est au carrefour des rapports entre droit et société. Elle désigne les attitudes, les connaissances et les comportements des individus, des groupes et même des sociétés à l’égard du droit. Il faut reconnaître par ailleurs une culture juridique aux membres de la société, distincte de celle des professionnel·le·s du droit. En somme, la conceptualisation de Friedman est une invitation à dépasser, outrepasser, voire transgresser le « droit positif » et ses « sources » (lois, jugements, etc.), du moins du point de vue de la science, pour étudier la vie du droit dans le monde social.
La conception de la culture juridique proposée par Friedman ne fait évidemment pas consensus. Les critiques lui reprochent habituellement la difficulté d’opérationnalisation de son concept, de même que son faible ancrage empirique (voir notamment Cotterrell, 1997). Si la littérature propose une grande diversité de conceptualisations alternatives, elles sont toutes définies de près ou de loin par rapport à celle proposée par Friedman (voir par exemple Merry, 2010). D’autres critiques portent sur la distinction entre les cultures juridiques « interne » et « externe » : pour certain·e·s, l’accent mis sur la culture juridique externe minimise l’importance des institutions juridiques qui façonnent la culture juridique interne (Blankenburg, 1997 : 63-65) ; pour d’autres, cette distinction ne correspond pas à des catégories analytiques neutres, puisqu’elle reproduit l’idéologie moderne de la différenciation de l’économie, de la politique et du droit, ainsi que l’autorité de ce dernier sur celles-là (Engel, 2010).
Malgré toutes les critiques adressées au concept de la culture juridique (critiques auxquelles s’ajoutent de nombreuses remises en question de la notion de « culture »), Friedman réaffirmait encore il y a peu l’importance de ce concept pour la recherche sociojuridique, tout en plaidant qu’un plus grand effort de recherches soit investi dans le développement de cette perspective (2006 : 199). Son appel semble avoir été entendu, puisque ce concept, inspiré ou non par ses travaux, est maintenant abondamment mobilisé par les sciences sociales du droit.
3.2 L’essor scientifique du concept de culture juridique
Depuis sa conception — sinon son invention — par Lawrence Friedman en 1969, le concept de « culture juridique » a connu une prodigieuse diffusion et suscité une prolifique discussion. S’il a fait l’objet d’une réappropriation continue et a été le sujet d’une application étendue, il a essuyé son lot de critiques, tant en regard du recours à la notion de culture qu’en regard de la théorisation et de l’opérationnalisation du concept. On a ainsi exigé que soit précisée sa méthodologie, explicitée son épistémologie, voire élucidée son ontologie.
Les chercheurs et chercheuses concerné·e·s par l’histoire et l’actualité du concept de culture juridique disposent généralement de bilans partiels. Il est quand même possible d’établir, en survolant la littérature, que plusieurs monographies, numéros thématiques et ouvrages collectifs — sans compter d’innombrables articles et chapitres — sont parus de façon continue depuis les années 1990. De telles publications ont porté, de manière non exhaustive, sur des phénomènes aussi variés que la connaissance du droit chez les profanes et les pratiques discursives des professionnel·le·s (Macaulay, 1989 ; Munger, 1992 ; Ewick et Silbey, 1998 ; Haudiquet, 2005 ; Chambost, 2020), l’éducation universitaire des juristes (Cownie, 2004 ; Deo et al., 2019), le travail dans les cabinets d’avocat·e·s (Baumle, 2009 ; Sarat, 2010), les conflits entre le droit positif et les droits de la personne (Friedman, 2011 ; Vézina et Gay, 2020), les dynamiques juridiques dans diverses nations en Amérique et/ou en Europe (Blankenburg et Bruinsma, 1991 ; Friedman et Schneider, 1996 ; Melkevik, 1998 ; Bell, 2001 ; Friedman et Pérez Perdomo, 2003 ; Audren et Halpérin, 2013 ; Febbrajo, 2019), les divergences et les convergences entre certains systèmes juridiques nationaux (Blankenburg et Rottleuthner, 1985 ; Varga, 1992 ; Nelken, 1995a ; Gessner et al., 1996 ; Nelken, 1997a ; Nelken et Feest, 2001 ; Garapon et Papadopoulos, 2003 ; Nelken, 2010a ; Varga, 2012 ; Gephart et al., 2015 ; Koch et Oyrehaben Sunde, 2020), l’internationalisation ou la transnationalisation des professions, des institutions et des juridictions (Herdegen, 2016 ; Marissal et Reveillere, 2020) et la pluralité des ordres juridiques en Occident et ailleurs dans le monde (Sack et al., 1991 ; Capeller et Kitamura, 1998 ; Chiba, 2002 ; Otis, 2013 ; Provost, 2017 ; Sénéchal et Noreau, 2019).
Même si de tels exercices demeurent instructifs, pour tracer à gros traits quelques lignes de force, il faut reconnaître que l’état des connaissances concernant la recherche sur la culture juridique a récemment fait un saut qualitatif et un bond quantitatif grâce aux travaux de la sociologue croate Mateja Čehulić. À partir de bases de données multidisciplinaires regroupées par Web of Science et Scopus, celle-ci a en effet produit ce qui s’avère la revue de littérature la plus systématique réalisée à ce jour (Čehulić, 2021). Avec cette recherche, elle est parvenue à découvrir que, entre 1955 et 2019, environ 2650 documents avaient été publiés en anglais autour du syntagme « Legal Culture » (dans le titre, dans le résumé et/ou dans les mots clés). Ce repérage initial lui a permis de constater « l’essor scientifique majeur » qu’a connu la notion de culture juridique depuis 20 ans (Čehulić, 2021 : 259 ; voir Figure 1).
Čehulić a prolongé sa recherche en analysant les 199 articles scientifiques publiés en anglais depuis 1955 et indexés dans Web of Science et Scopus. Bien que comportant des limites évidentes — omission des articles pourtant nombreux publiés dans d’autres langues, telles que l’allemand, l’italien ou le français, exclusion des monographies et des volumes collectifs, etc. —, cette analyse n’en fournit pas moins le portait-robot de la recherche sur la culture juridique au cours des cinq dernières décennies, en recensant les thèmes abordés, les conceptualisations proposées, les méthodes utilisées et les aires géographiques investies par la recherche.
La sociologue tire plusieurs tendances de cette bibliographie extensive. Elle constate d’abord la diversité indéniable des thèmes traités : analyses conceptuelles, démarches empiriques, professions juridiques, instances judiciaires, éducation juridique, culture populaire, États-nations, systèmes juridiques internationaux, histoire du droit, dynamiques juridiques, sphère politique, etc. Ensuite, ces thématiques concernent aussi bien des personnes et des institutions que des processus. De même, une seule thématique est souvent abordée à partir de perspectives très différentes. Cela étant, le concept de culture juridique lui-même fait rarement l’objet de développements théoriques approfondis. La méthodologie privilégiée par la recherche oscille entre les démarches quantitatives et les démarches qualitatives. Si on y constate la prépondérance de l’approche statistique, notamment dans le domaine du droit comparé, une approche plus descriptive peut être observée dans le domaine de l’histoire du droit. Les aires géographiques couvertes concernent majoritairement les institutions judiciaires américaines et divers systèmes juridiques nationaux à travers le monde.
Cette prolifération d’articles scientifiques a-t-elle permis de fixer la signification, de fortifier la cohérence et d’accroître l’intelligibilité du concept de culture juridique ? Tout au contraire, conclut Čehulić, « le concept devient de plus en plus flou » (2021 : 273). Considérant que ce constat « ne signifie pas que le terme est inutile et inutilisable » (2021 : 275), elle formule en définitive un plaidoyer plutôt optimiste en faveur de l’opportunité de poursuivre le projet d’une épure conceptuelle.
3.3 Un panorama des stratégies d’usage du concept de culture juridique
Le sociojuriste anglais David Nelken concourt depuis près de trois décennies à la problématisation du concept de culture juridique (Nelken, 1995b ; 1997b ; 2004 ; 2006 ; 2010b ; 2014 ; 2016). Ses travaux l’ont conduit à développer un angle qui ne cadre pas dans l’inventaire extensif réalisé par Mateja Čehulić. De fait, Nelken en est venu progressivement à s’intéresser tout particulièrement aux stratégies sous-jacentes à l’usage du concept, « controversé » selon lui, de culture juridique. Il a tout récemment brossé un panorama analytique des trois principales stratégies mobilisées par les chercheurs et chercheuses (Nelken, 2020).
Une première stratégie consiste à utiliser le concept de culture juridique pour circonscrire l’objet d’une recherche. Une recherche sur la culture juridique peut porter sur des individus, des groupes, des institutions, des organisations, des États, etc. Selon l’unité d’analyse, le concept aura une signification particulière et sera spécifiquement opérationnalisé : « Parle-t-on d’attitudes et/ou de comportements ? La culture juridique désigne-t-elle ce qu’un individu ou un groupe tient pour le plus précieux ou leurs suppositions implicites les plus profondes ? Devons-nous réserver le terme à l’action irrationnelle ou à celle fondée sur des valeurs par opposition à l’action purement instrumentale ? D’un autre côté, si nous prenons la culture juridique comme un modèle ou une structure globale, comment se rapporte-t-elle aux institutions, à la structure sociale et à la culture en général ? Peut-elle être plausiblement séparée de la culture politique, économique ou religieuse ? Quelle sorte et quel degré de cohérence entre les composantes d’une unité donnée sont présupposés ? » (Nelken, 2020 : 137). Dans le domaine du droit comparé, les recherches sociojuridiques ont tendance à recourir à une conception holiste de la culture juridique qui spécifie divers éléments à prendre en compte pour étudier les États-nations, tels que la France, les États-Unis ou le Japon. Elles présupposent ainsi l’existence de cultures juridiques nationales distinctives, dont les spécificités correspondent plus ou moins aux frontières politiques des États. L’analyse des ressemblances et des différences peut prendre pour objet des sources du droit (lois, règlements, etc.), des domaines en droit (droit privé, droit public, etc.), des institutions judiciaires (cours constitutionnelles, tribunaux administratifs, etc.), des processus juridiques (réformes législatives, mobilisations judiciaires, etc.), des professionnel·le·s du droit (avocat·e·s, juges, etc.), des justiciables (victimes, criminel·le·s, etc.), et ainsi de suite.
Une deuxième stratégie de recours au concept de culture juridique vise plutôt à spécifier une perspective d’étude. Les recherches qui s’inscrivent dans cette approche se focalisent habituellement sur la manière dont les phénomènes juridiques (des lois, des jugements, etc.) sont influencés par des phénomènes non juridiques (des valeurs sociales, des politiques publiques, etc.). Dans une visée bien plus compréhensive qu’explicative, elles ont tendance à privilégier la culture juridique des profanes par rapport à celle des professionnel·le·s du droit. En s’inspirant de perspectives interprétatives, comme celles de Clifford Geertz (1983) ou de Ewick et Silbey (1998), elles prolongent l’étude des comportements et des attitudes par l’analyse de la formation et de la diffusion des discours. Même la signification des mots dans une société peut avoir une incidence sur la manière dont les individus se rapportent au monde juridique, comme c’est le cas de la notion des « droits de la personne » qui peut revêtir un sens soit individuel soit collectif. « De telles investigations herméneutiques, analyse Nelken, révèlent comment certains aspects des pratiques liées au droit entrent en résonance avec d’autres caractéristiques qui se situent aussi bien à l’intérieur du système juridique qu’à l’extérieur de ses limites conventionnelles » (Nelken, 2020 : 141).
Une troisième stratégie consiste à poser des questions normatives en recourant au concept de culture juridique. Il peut s’agir de s’interroger sur l’opportunité de réformer un droit inspiré par une culture juridique plus traditionnelle ou bien d’opposer une conception plus communautariste du droit à une autre, plus individualiste. Il peut également être question de valoriser les cultures juridiques qui promeuvent une « culture de la légalité », plus axée sur l’État de droit que sur la simple autorité de la loi. Il appert ainsi crucial de repérer les présupposés culturels, explicites et implicites, qui orientent les prises de position des chercheurs et chercheuses : « Peut-on théoriser la culture juridique, interroge Nelken, autrement qu’à partir d’un ancrage culturel donné ? » (2020 : 145).
L’analyse de ces diverses stratégies d’usage ouvre une autre fenêtre sur le potentiel heuristique du concept de culture juridique. « Mais il y a encore beaucoup à apprendre sur chacun de ces usages, conclut Nelken, et sur les nombreuses façons dont le droit et la culture s’entrecroisent » (2020 : 145).
4. le maelström des cultures juridiques actuelles
Ce numéro thématique s’inscrit dans l’essor contemporain des approches culturelles dans les sciences sociales du droit, en exposant des perspectives et en explorant des terrains qui illustrent l’étendue de la recherche actuelle sur les cultures juridiques au carrefour du droit et de la société.
4.1 Les cultures juridiques en conception
Les deux premiers textes proposent, à partir de perspectives différentes, une conception sociologique des cultures juridiques. Ils introduisent ainsi deux manières possibles de travailler sociologiquement le concept de culture juridique, soit latéralement ou frontalement. Tous deux axés sur l’horizon de la sociologie générale, ils témoignent chacun à sa manière du potentiel heuristique des approches culturelles pour appréhender dynamiquement la vie du droit en société et ses liens avec le changement social.
Dans un entretien auquel elle a généreusement accepté de se prêter, Susan Silbey relate sa « découverte » du droit comme objet de recherche, alors qu’elle était doctorante en science politique à l’Université de Chicago, tout en s’initiant de manière extracurriculaire aux rudiments de l’enquête sociologique avec l’ethnométhodologue Egon Bittner, qui enseignait à l’Université Brandeis dans la région de Boston… Ce qui la conduisit ensuite à retracer le « tournant culturel » qu’a connu le mouvement Law & Society aux États-Unis à partir des années 1980, en y situant les Legal Consciousness Studies, auxquelles ses propres travaux ont donné un nouvel essor. La sociologue américaine en profite pour évoquer une certaine convergence, qui passe souvent inaperçue, entre le concept de « conscience du droit », dont elle fait habituellement usage, et celui de « culture juridique », auquel elle se réfère occasionnellement.
C’est précisément ce concept de « culture juridique » que Guy Rocher mobilise dans un texte méconnu republié intégralement dans ces pages. Celui-ci estime que la différenciation des cultures juridiques dans les sociétés modernes est un objet de recherche primordial à mieux circonscrire. Le sociologue québécois propose pour sa part de distinguer la culture juridique « professionnelle » et la culture juridique « profane », puis de subdiviser chacune d’elles en sous-cultures, voire même en sous-sous-cultures ; les notaires et les avocat·e·s, pour ne prendre qu’un exemple, conçoivent et pratiquent généralement le droit de manière très différente, bien que ces personnes reçoivent une formation universitaire comparable. Rocher invite en outre les sociologues à analyser les multiples interactions entre les diverses cultures juridiques (entre professionnel·le·s et profanes, entre professionnel·le·s et professionnel·le·s, entre profanes et profanes), qui sont d’ordinaire empreintes d’inégalités sociales, particulièrement lorsque des profanes interagissent avec des juristes, ce qui soulève à ses yeux des enjeux du point de vue de l’accès au droit et de la participation citoyenne au système juridique dans les sociétés démocratiques.
4.2 Les cultures juridiques en tension
Appuyés sur des recherches empiriques, les deux articles suivants explorent les tensions qui traversent les cultures juridiques, aussi bien celle des profanes que celle des professionnel·le·s du droit. Ils analysent des cultures juridiques dans divers contextes organisationnels, à partir de deux angles fort différents : le maintien en milieu de travail pour l’un et le départ du lieu de travail pour l’autre.
Dans son article portant sur les droits à l’adaptation du travail reconnus aux personnes en situation de handicap, Aude Lejeune analyse les rapports qu’entretiennent ces salarié·e·s avec le droit. Elle détermine quatre stratégies que ces individus sont susceptibles de mettre en oeuvre : s’abstenir de faire valoir leurs droits, s’ajuster sans revendiquer leurs droits, négocier la considération de leurs droits ou réclamer l’application de leurs droits. En même temps, Lejeune révèle que le recours à ces stratégies est tributaire des ressources inégalement accessibles dont disposent ces personnes. Les résistances interprétatives que leur employeur impose, sur la base de normativités concurrentes (horaire, productivité, etc.), représentent une seconde source d’inégalité qui diffère selon l’emploi, le genre et le handicap de ces salarié·e·s.
Cette mise sous tension de la culture juridique touche également les avocat·e·s travaillant au sein de cabinets dans le secteur privé. Fiona Kay et Martine Rondeau analysent la culture des cabinets juridiques comme un vecteur incontournable de la socialisation professionnelle (apprentissage, perfectionnement, etc.). Les valeurs, les normes et/ou les structures qui y prévalent influencent tout particulièrement la satisfaction au travail et la trajectoire des carrières. Le type de collégialité offert, les heures facturables exigées ou le nombre d’employé·e·s embauché·e·s figurent parmi les variables à prendre en compte pour expliquer pourquoi les juristes quittent définitivement les cabinets privés pour exercer leur profession dans d’autres secteurs (entreprises, gouvernements, etc.). À l’aide d’une enquête longitudinale, les deux sociologues ontariennes déchiffrent cette bifurcation, qui touche généralement les jeunes, affecte majoritairement les parents, afflige davantage et plus tôt les femmes.
4.3 Les cultures juridiques en interaction
Deux articles subséquents mettent l’accent sur le rôle des interactions dans le façonnage des cultures juridiques. En scrutant les relations qu’entretiennent les profanes avec les juristes ou les relations qu’établissent les juristes entre eux, ils décrivent des processus qui orientent les formes profanes par lesquelles le droit est mobilisé ou les modalités professionnelles de le pratiquer.
Le droit est souvent abordé comme un secteur professionnel où prédominent la raison et le discours. Sur la base d’une enquête ethnographique, Julie Colemans a toutefois découvert que les émotions jouaient un rôle central dans la coordination du travail des juristes lors des procès en droit de la famille. La sociologue belge a remarqué en particulier que les avocat·e·s apprenaient à repérer, à décoder et à prévoir les expressions émotives des juges (soupirs, sourires, etc.), en regard desquelles ils et elles conformaient leurs agissements et adaptaient leur plaidoirie. Ces professionnel·le·s exhibent un véritable savoir pratique en acte, qui demeure pourtant imperceptible aux yeux de leurs client·e·s.
Les interactions contribuent de même à moduler le rapport des profanes au droit. Une équipe multidisciplinaire du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les pratiques alternatives de citoyenneté (CRÉMIS) s’est penchée sur le cas de bénéficiaires de l’Aide sociale confronté·e·s à des professionnel·le·s de la santé, à des intervenant·e·s communautaires et à des avocat·e·s du secteur public dans le contexte de démarches médicales, administratives ou juridiques. Nadia Giguère, Stéphane Handfield, Emmanuelle Bernheim et Joël Borduas constatent que le rapport des personnes bénéficiaires au droit varie souvent, et parfois en sens inverse de ce qui pouvait être envisagé, compte tenu de l’interposition des stratégies juridiques de ces personnes-ressources qui sont ou bien des profanes du droit ou bien des juristes. Aussi, une professionnelle de la santé qui favorise le retour à l’emploi d’un bénéficiaire peut entraîner chez celui-ci une défense de ses droits en milieu de travail plutôt que le dépôt d’une demande de révision de son dossier auprès du programme d’aide financière. Une intervenante communautaire qui transforme un cas individuel en cause collective peut pousser quelqu’un à s’engager dans une mobilisation pour la défense des droits au lieu de se replier sur soi. Un juriste qui privilégie un recours juridique peut ouvrir la voie à la dénonciation d’injustices autrement vécues individuellement par une personne.
4.4 Les cultures juridiques en transformation
Les deux derniers articles jettent un éclairage sur des cultures juridiques en transformation. Ils permettent d’observer les obstacles qu’opposent des systèmes judiciaires bien institutionnalisés à des pratiques juridiques émergentes : l’un confirme qu’il n’est pas toujours aisé de pénétrer dans l’arène judiciaire, tandis que l’autre constate qu’il n’est pas si simple d’en sortir…
L’émergence et le déploiement des droits économiques, sociaux et culturels sur la scène internationale figurent parmi les transformations notoires qui ont touché le droit depuis la Deuxième Guerre mondiale. Leur reconnaissance par les systèmes juridiques nationaux demeure un véritable enjeu aujourd’hui. Christine Vézina et Hélène Zimmermann se sont penchées sur le statut des droits sociaux au Québec et au Canada. Elles ont cherché à expliquer pourquoi il est si difficile de justiciabiliser ces droits devant les tribunaux. À l’aide d’entretiens semi-dirigés menés auprès d’avocat·e·s oeuvrant au sein de l’Aide juridique et de porte-paroles d’ONG, elles montrent que les pratiques de ces juristes et de ces activistes convergent en raison de leur culture juridique à l’égard des droits de la personne. Ces intermédiaires internes et externes au droit se rejoignent en effet dans les soucis d’argent, de temps, de savoir et d’effectivité qu’ils et elles affichent dès lors qu’il s’agit d’entreprendre la composition d’un argumentaire suffisamment convaincant pour qu’un·e juge sanctionne des atteintes en matière de santé, de pauvreté, de logement ou d’éducation. Envisageant ces droits surtout par rapport à leur finalité, interprétée en termes politiques plutôt que judiciaires, il revient, selon ces individus, moins à la magistrature qu’au législateur d’en consolider la mise en oeuvre.
Des tendances inverses caractérisent pourtant la transformation des cultures juridiques. Alors que la propension à judiciariser les problèmes sociaux est toujours observable, des mouvements vers la déjudiciarisation apparaissent. Ceux-ci ne rencontrent pas moins d’obstacles. Nicolas Amadio se penche sur l’introduction récente de la justice restaurative dans la justice pénale en France. Très répandue dans les cultures juridiques anglo-saxonnes, cette institution entraîne des changements dans la mise en relation de la personne ayant commis l’infraction et de la victime, la place attribuée aux groupes sociaux touchés par la criminalité et le répertoire des compétences des juristes. Le sociologue montre alors que ces changements entrent en confrontation avec des valeurs sociales, des normes procédurales et des pratiques professionnelles emblématiques de la culture judiciaire française. Celles-ci constituent par le fait même un frein au renouvellement de cette institution.
Les articles du numéro thématique investissent le concept de culture juridique sous divers aspects : la multiplicité de ses formes d’incarnation (profanes et professionnelles), la diversité de ses modes d’activation (expériences, pratiques, institutions), la variété de ses niveaux d’opération (micro, méso, macro). Cet ensemble contribue ainsi à circonscrire davantage le maelström des cultures juridiques actuelles. Il fait voir de quelle façon la recherche dans ce domaine participe du tournant culturel des sciences sociales du droit.
Parties annexes
Notes
-
[1]
En plus des chercheurs et chercheuses qui abordent le « droit » de manière frontale, il y en a davantage encore qui le traitent incidemment à travers d’autres objets : la famille, le travail, la consommation, l’économie, la politique, l’administration, les sciences, les arts, la religion, les mouvements sociaux, les inégalités, la déviance, etc.
-
[2]
« Culture or Civilization, taken in its wide ethnographic sense, is that complex whole which includes knowledge, belief, art, morals, law, custom, and any other capabilities and habits acquired by man as a member of society » (Tylor, 2010 [1871] : 1 ; italique ajouté).
-
[3]
À cet égard, il est intéressant de noter les propositions formulées au milieu du 20e siècle par Jerome Hall, un professeur de droit privilégiant une approche interdisciplinaire, pour créer aux États-Unis une « School of Cultural Legal Studies » (Hall, 1951) ou encore « a national institution devoted to the philosophical and cultural study of law » (Hall, 1966 : 197).
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