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Le cosmopolitisme est une idée dont la formulation première est redevable aux cyniques et aux stoïciens. Être citoyen du monde « cosmopolitês » signifiait pour ces philosophes de l’Antiquité à la fois une volonté de s’élever au-delà de la vie politique ordinaire et une attitude de surplomb universel pour juger les affaires humaines.

Pour certains aujourd’hui le cosmopolitisme est devenu une réalité empirique, il s’est réalisé, il aurait imprégné nos vies tant dans ses dimensions individuelles, sociétales que politiques. C’est pourquoi la sociologie doit s’y intéresser. Certains sociologues, Ulrich Beck (2006) en tête, défendent l’idée selon laquelle le cosmopolitisme serait la forme sociétale d’une deuxième modernité où le l’État-nation serait amené à jouer un rôle moins central que précédemment. Quels sont les liens entre le cosmopolitisme et d’autres phénomènes contemporains, tels la mondialisation, l’intégration régionale, le développement du droit international, l’hégémonie américaine, la société en réseaux, l’individualisation de nos sociétés, le multiculturalisme ? Comment la sociologie a-t-elle, doit-elle, appréhender ces phénomènes ? Telles sont les questions à la source de ce numéro portant sur la « sociologie du cosmopolitisme ».

Cosmopolitisme et modernité

Comment cette vieille idée philosophique s’est-elle actualisée ? Quelles formes empiriques revêt-elle aujourd’hui ? Comment la sociologie peut-elle en être le témoin, en prendre la mesure ou en interpréter les manifestations ? Pour répondre à ces questions, une des avenues proposées est de revenir à la genèse de « la modernité », en dégageant certaines interprétations du cosmopolitisme qui s’y sont développées. Selon Pierre Manent (2006), le monde chrétien n’était pas propice au cosmopolitisme. Si l’univers était effectivement divisé entre le mépris d’une vie politique terrestre et le surplomb de la cité céleste (Saint-Augustin), cette dernière n’était pas inscrite dans le monde d’ici-bas, le monde terrestre. Il n’en demeure pas moins que l’Europe médiévale inspira plusieurs agencements institutionnels qui inspirèrent à leur tour des conceptions cosmopolites organisées autour du principe de subsidiarité, mais il faudra attendre la Renaissance et les Lumières pour que l’idée grecque d’une cité et d’un citoyen-monde réunis refleurisse.

On ne peut dès lors dissocier la réappropriation moderne du cosmopolitisme, du déploiement de l’un des volets de la société des individus, celui de l’individu être de raison — à distinguer de l’individu propriétaire qui n’a pas la même propension à l’universel. Cette « raison », au fondement de la légitimité moderne, était postulée appartenir à l’Homme par son universalité, dans sa nudité, en dehors de toute appartenance à une classe, à un sexe, à une ethnie, à une religion, à une langue…par le fait d’appartenir à l’humanité. S’il y a un fondement indépassable à la légitimité du pouvoir dans le monde moderne, il se trouve là, dans l’individu abstrait, dans ce « citoyen du monde » qui est souverain parce qu’il n’appartient à aucun maître et à aucun monde particulier.

Une autre dimension, en contradiction presque avec la première, inscrira le cosmopolitisme des modernes dans la contingence du monde vécu, c’est la découverte de la pluralité humaine. « Comment peut-on être Persan ? » se demandait Montesquieu. Comment, autrement dit, l’appartenance à une même humanité peut-elle se réconcilier avec les découvertes récentes — l’ère moderne en Europe est contemporaine de la « découverte » de continents et d’humanités qui ne se connaissaient pas — d’une humanité aussi diversifiée dans ses moeurs ? Le cosmopolitisme moderne ne saura jamais se départir de cet attrait pour l’autre, pour l’étranger. Est cosmopolite alors celui qui se plaît à être en contact avec l’étranger, qui aime la diversité. C’est dans cette tension, entre l’universel des modernes et la pluralité du genre humain, que naîtra l’interrogation de la sociologie, mais aussi l’affirmation cosmopolitique moderne.

On attribue à Emmanuel Kant, dans deux petits opuscules, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784) et Le projet de paix perpétuelle (1795), d’avoir défini l’idée moderne du cosmopolitisme. Kant s’appuie effectivement sur les deux éléments que nous venons de rappeler : l’universel-individu et l’établissement d’institutions politiques globales réceptacles d’une « hospitalité universelle ». La « paix perpétuelle » naîtra d’une fédération universelle des républiques (une cosmopolitique), car les républiques, à l’encontre des monarchies fondées sur des intérêts particuliers, ont l’harmonie universelle comme horizon. Il propose l’établissement d’un troisième étage de droits, aux droits civils et aux droits des gens (le droit des peuples), le droit cosmopolitique — ou droit des citoyens —, qui prend appui directement sur l’individu et surplombe les deux autres. Kant ne croit toutefois pas à un véritable État mondial, la nature a créé des peuples différents, l’union des républiques n’a qu’un objectif, assurer la paix perpétuelle et, le droit cosmopolitique, celui de garantir un « droit de visite » à tout étranger ou encore d’inscrire « l’hospitalité universelle » au fronton d’une cosmopolitique. C’est donc davantage à une confédération mondiale de républiques qu’aspirait Kant.

Le recouvrement du cosmopolitisme par la nation

Le cosmopolitisme des lumières restera l’horizon indépassable des modernes mais aura peine, dans un premier temps, à s’inscrire dans le réel. À l’encontre de la prime version de la politique moderne, ce ne sera pas le « monde », ni encore la « Fédération universelle des républiques », qui formera la communauté politique privilégiée par la « première modernité », mais bien la « nation » qui deviendra une représentation collective de plus en plus hégémonique à partir de la fin du xixe siècle (Beck, 2006 ; Manent, 2006). La nation apparaîtra plus comme une nécessité sociohistorique qu’un impératif de la raison, elle était en effet absente des premières théories politiques de la modernité. Elle s’imposera, pour pallier, dira Jürgen Habermas (1998), les insuffisances d’un État de droit universaliste dans sa capacité de motiver les citoyens à former une communauté politique. Certains, comme Marcel Gauchet (2004), interpréteront la nation comme le véhicule culturel qui manquait à une civilisation, la civilisation moderne, qui s’appuie essentiellement sur des attributs universaux a-culturels — la science rationnelle et les droits de l’Homme. Le cosmopolitisme fut donc largement recouvert par le nationalisme et les régimes fascistes, de la première partie du xixe jusqu’à la deuxième partie du xxe siècle. L’histoire réelle, que ce soit celle des bourgeoises nationales ou de la classe ouvrière était, elle, largement définie par le chauvinisme des intérêts nationaux.

L’attitude cosmopolite perdura, notamment avec le développement du droit international d’après-guerre, mais sera néanmoins critiquée — à gauche comme à droite — comme l’apanage de quelques dandys mondains incapables d’un véritable amour pour leur patrie. Elle sera aussi présente dans les restants d’empires qui résisteront au développement de l’État-national moderne, du moins jusqu’à la Première Guerre mondiale (Empire austro-hongrois, Empire russe). Certains de ses détracteurs contemporains soutiennent que la conquête, l’impérialisme ou le colonialisme ne sont jamais étrangers à un certain cosmopolitisme réel (Hardt et Negri, 2000 ; Kagan, 1998).

Mondialisation et retour du cosmopolitisme

En dépit du fait que la forme d’organisation politique qu’est l’État national continua de se répandre, notamment à travers les nombreuses luttes de libération nationale qui mirent fin aux Empires européens durant les années 1950 et 1960 ; puis, avec l’effondrement du bloc de l’Est, plusieurs analystes de la mondialisation diagnostiquèrent une crise de l’État national notamment à partir de la dernière décennie du xxe siècle. L’idée d’une communauté politique aux frontières définies, souveraine, sur son territoire, tant dans les domaines administratif (fiscal), économique, politique, que culturel est aujourd’hui considérée obsolète par plusieurs analystes (Habermas, 1998). Dans une « société du risque », affirme Ulrich Beck (1986), il n’y a plus de possibilité d’appréhender le monde, ni méthodologiquement — le « nationalisme méthodologique » — ni politiquement, par le prisme national, seule une approche cosmopolitique — « le cosmopolitisme méthodologique » — est envisageable.

Si l’idée du cosmopolitisme est redevenue importante, elle se décline aujourd’hui dans la littérature de plusieurs façons. On réduira, pour le bien de l’exposé, sa configuration contemporaine à quatre grands constats qui ne sont pas tous de nature empirique mais qui permettent de jeter les assises d’une sociologie du cosmopolitisme : 1) le cosmopolitisme comme idée morale ; 2) le cosmopolitisme comme réalité socio-culturelle ; 3) le cosmopolitisme comme processus d’individuation ; 4) le cosmopolitisme comme projet politique.

Le cosmopolitisme comme idée morale : Selon cette première lecture, l’horizon normatif des modernes serait cosmopolitique, c’est-à-dire qu’il reposerait sur l’affirmation que la souveraineté ultime est dorénavant fondée sur l’égalité universelle des individus, êtres de raison. Dans une telle perspective la diffusion de l’État national, comme organisation politique hégémonique durant les deux derniers siècles, aurait été une sorte de parenthèse, nécessaire diront certains, mais aujourd’hui dépassée. Nous pourrions retourner à l’idéal des Lumières, « achever le projet de la modernité », pour reprendre l’expression d’Habermas (1981). Le cosmopolitisme, dira Ulrich Beck (2006), « c’est la dialectique positive des Lumières » autrement dit, la possibilité de poursuivre, après l’éclipse de la première modernité fondée sur le paradigme national, le grand projet émancipateur des modernes. Le plaidoyer de Martha Nussbaum (1996), aux États-Unis, en faveur d’une éducation humaniste débarrassée des « canons » nationaux va dans ce sens, un cosmopolitisme qui renouerait avec la culture humaniste des modernes.

Le cosmopolitisme comme réalité sociale et culturelle : Sous cet angle plus empirique, l’idéal cosmopolite renaît parce qu’il correspondrait à une transformation profonde des mécanismes de régulation sociale. À la logique « nationale » dont nous avons parlé, à la régulation « fordiste » de l’économie, se substituerait un monde dorénavant régi par la logique de « réseaux », de « fluidité communicationnelle », d’« horizontalité » (Castells 1998). Certains iront même jusqu’à parler de la « fin de la société », c’est- à-dire la fin d’un principe instituant — comme le fut la société industrielle ou le fait national — extérieur à l’action réflexive de l’acteur (Touraine, 2005 ; Giddens, 2000).

Cette logique sociétale serait particulièrement présente dans la question de l’identité culturelle au coeur des enjeux sociopolitiques des décennies qui marquent le passage au présent siècle. Un vaste débat, notamment autour des travaux de Nancy Fraser et Axel Honneth, pose la question de l’adéquation, de la juxtaposition ou de la concurrence entre les revendications politiques, ou luttes sociales, prenant une forme plus culturelle ou identitaire, et les revendications, ou luttes sociales, davantage axées sur les formes de redistribution économique qui étaient propres aux États-providence. Aux identités de classes, comme aux identités nationales, s’imposeraient dorénavant des identités hybrides, transfrontalières, plurielles, fluides, culturellement définies. Ce n’est pas l’universel prolétarien qu’annonce le cosmopolitisme de Arjun Appadurai (2005) par exemple, mais bien un monde de plasticité où s’interpénètrent des « ethno-scapes ».

Le cosmopolitisme et les processus d’individuation : Dans la mesure où le cosmopolitisme est associé, du moins depuis l’Antiquité grecque, à une certaine déliaison d’avec une communauté d’appartenance, les sociologues s’intéresseront à son arrimage aux processus d’individuation généralement associés à la transition entre les communautés traditionnelles et les sociétés modernes. Certains associent le cosmopolitisme avec la dynamique individualiste — libérale — de la modernité. Que ce soit l’individualisation de nos vies (Lipovetsky, 1983) ou la personnalisation des identités (Appiah, 2008 ; Hollinger, 1995), il y a lieu de questionner les liens sociologiques entre le développement des institutions libérales, les pratiques cosmopolites et les nouvelles formes de sociabilité.

Le cosmopolitisme comme projet politique : peu de personnes aujourd’hui se réclameraient d’une « cosmopolitique », c’est-à-dire d’une communauté politique mondiale, si ce n’est dans un sens critique comme le proposera Étienne Tassin ou, sur un autre registre, Fuyuki Kurasawa dans le présent numéro. Les partisans aujourd’hui du cosmopolitisme (Held, 2005 ; Archibugi, 2009) défendent plutôt une démocratisation des instances internationales et une pluralisation des lieux de la démocratie, une démocratie multiscalaire comme l’a récemment repris Geneviève Nootens (2004). Ils contestent l’association historique qui s’est imposée entre ce que certains qualifient de « démocratie des modernes » et la « forme politique nationale ». La question qui se pose alors est celle des défis que doivent relever les organisations et processus démocratiques traditionnels, les processus que les sociologues analysent aujourd’hui sous le vocable de complexification, de réseautage, de diversification, d’horizontalité, d’hybridation et de pluralisation des identités et des subjectivités.

Sociologie du cosmopolitisme

Les textes du présent numéro n’ont pas la prétention de couvrir l’ensemble de ces grandes dimensions. Nous avons surtout voulu présenter des points de vue sociologique, ou sociopolitique, sur une question largement débattue aujourd’hui du point de vue de la philosophie politique, de la science politique ou du droit. Certes, l’interrogation sur le cosmopolitisme ne peut se dégager des considérations philosophiques et normatives qui ont jalonné l’histoire du concept. Mais la question à laquelle nous avons demandé à nos collaborateurs de répondre est celle du lien à établir, ou pas, entre le cosmopolitisme comme idée morale ou projet politique et le cosmopolitisme comme fait social. Nous avons rassemblé la réponse à cette question autour de quatre grandes thématiques : 1) Cosmopolitisme et nouvelles formes sociales ; 2) Cosmopolitisme et sociologie ; 3) Cosmopolitisme et politique de la mondialisation ; 4) Le cosmopolitisme en tension.

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Cosmopolitisme et nouvelles formes sociales. Dans un premier texte, « Au-delà du multiculturalisme : le cosmopolitisme ? », Joseph Yvon Thériault met à l’épreuve l’idée, issue de certains milieux libéraux américains, selon laquelle le cosmopolitisme serait la nouvelle forme sociale se substituant au multiculturalisme. Une telle hypothèse, estime Thériault, renoue avec une définition purement civique ou procédurale de la nation, elle renoue surtout avec le récit national américain selon lequel l’Amérique étatsunienne est exceptionnelle en étant la première forme « nationale » dont le fondement est cosmopolite. Le cosmopolitisme, conclut Thériault, a besoin d’une terre d’élection.

Jean-François Côté et Afef Benessaieh dans « La reconnaissance des formes d’un cosmopolitisme pratique au sein des Amériques : transnationalité et transculturalité » proposent pour ainsi dire la thèse inverse. Les sociétés d’Amérique, ce qui ne se limite pas aux États-Unis mais embrasse l’ensemble des sociétés du continent américain, en raison du caractère pluriel de leurs origines — sociétés d’immigration, présence amérindienne, population issue de l’esclavage — inaugurent une forme de société transnationale et transculturelle. Le cosmopolitisme, depuis sa genèse, y serait inscrit dans leur trame sociale d’une manière « banale » ou « pratique ». C’est pourquoi d’ailleurs le cosmopolitisme ferait moins l’objet, qu’en Europe par exemple, d’une discussion intellectuelle sur sa portée normative.

Pour Jonathan Roberge, « De la critique culturelle dans la société civile globale. La part des mouvements sociaux, des médiacultures et des crises humanitaires », il va aussi de soi que le cosmopolitisme désigne une forme sociale, nouvelle, particulièrement visible dans le développement récent d’une société civile globale. « Ce monde, notre monde, est résolument cosmopolitique, globalisé ou transnationalisé. » C’est en rappelant comment les champs des mouvements sociaux, des médiacultures et des crises humanitaires sont le lieu, à l’échelle globale, d’invention d’un espace critique, largement autoréflexif, se déplaçant comme s’il n’existait plus aucune frontière culturelle et politique, que Roberge tend à confirmer l’idée, qu’avant d’être une création de la philosophie politique, le cosmopolitisme est avant tout une réalité sociologique empirique.

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Cosmopolitisme et sociologie. La question au coeur de ce numéro, le cosmopolitisme est-il une simple proposition normative ?, relevant alors plutôt du champ de la philosophie, ou un concept décrivant une forme sociale particulière, n’est pas absente de la sociologie, même celle de ses fondateurs. C’est ce que nous rappellent les trois contributions suivantes.

Jean-Marc Larouche, avec « Le cosmopolitisme chez Émile Durkheim. Une idée morale, un fait social », rappelle la place qu’occupait l’idée chez Émile Durkheim. Le cosmopolitisme n’est pas chez ce dernier une idée régulatrice, comme chez Kant, mais un fait social, qui est le lieu à la fois d’effet et de cause de la moralité moderne. La modernité a pour ainsi dire inscrit l’idée morale du cosmopolitisme comme fondement du lien social. C’est en plaçant l’individu au centre de l’idée de société que le cosmopolitisme se serait ainsi réalisé. Là s’arrête toutefois le cosmopolitisme de Durkheim. Celui-ci ne croit pas que le cosmopolitisme, comme fait social, conduise à une cosmopolitique. Dans des accents très près du « patriotisme constitutionnel » d’Habermas, Durkheim pense que la société des individus a besoin d’un État pour assurer sa cohérence et que cet État est celui d’un peuple particulier. La France républicaine serait l’exemple par excellence pour Durkheim d’une « patrie du cosmopolitisme », un lieu où le cosmopolitisme des modernes s’est lové de manière à assurer son développement.

Pour Marx aussi le cosmopolitisme, comme le démontre Frédérick Guillaume Dufour dans « Marx et la tradition cosmopolite : l’actualité d’une tension », est une vieille idée qui se concrétise avec l’avènement du capitalisme. Marx insiste, sans nostalgie, sur la nature destructrice du capitalisme en regard des réalités sociales, culturelles et politiques particulières. Cette destruction des traditions est nécessaire à la formation d’une véritable humanité universelle. Une telle conception du cosmopolitisme, comme tout l’humanisme évolutionniste des Lumières d’ailleurs, rappelle Dufour, n’est pas sans rapport avec le projet colonialiste. C’est pourquoi la reprise contemporaine, dans la tradition critique, du cosmopolitisme doit éviter certains pièges dans lesquels il est souvent tombé.

C’est chez Ulrich Beck, comme le confirmeront de nombreuses références dans ce numéro, que plusieurs voient aujourd’hui la tentative la plus audacieuse de faire du cosmopolitisme un concept décrivant la réalité sociologique de notre époque. Pour Stéphane Vibert, « Une démocratie sans société ? Critique de Beck et de l’idéologie cosmopolitique en sociologie », cette tentative est un échec. Elle est un échec car Beck destitue ainsi le concept de société de sa consistance historique et culturelle. Il n’y a plus chez lui de lieu de médiations-société permettant de comprendre la tension entre l’individu et l’universel. Il ne reste qu’une multitude de groupes ne constituant jamais un véritable être-ensemble. Pour Vibert, une telle position est une sorte de régression pré-durkheimienne, un retour à une ontologie individualiste. Si le cosmopolitisme de la deuxième modernité doit être appréhendé sociologiquement, c’est en réinscrivant son existence dans l’idée que l’individu cosmopolite serait devenu la nouvelle transcendance — idéologie — des temps modernes.

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Cosmopolitisme et politique de la mondialisation. Il est indéniable que l’actualité du cosmopolitisme doit beaucoup au phénomène de la mondialisation. Doit-on assimiler mondialisation et cosmopolitisation du monde ? La proposition cosmopolite est-elle la face politique de la mondialisation économique ou, au contraire, serait-elle son versant critique ?

Étienne Tassin, dans « La mondialisation contre la globalisation : un point de vue cosmopolitique », rappelle, en s’appuyant largement sur l’oeuvre d’Hannah Arendt, la distinction, fondamentale à son avis, entre globalisation et mondialisation. Si la globalisation renvoie à un procès acosmique, c’est-à-dire à une réalité destructrice du monde construit par les hommes, la mondialisation rappelle la particularité humaine de construire un monde culturel et politique. Dès lors, la globalisation s’oppose à une véritable cosmopolitique, cosmopolitique qui nécessite l’existence d’une pluralité de mondes communs pour persister. Le cosmopolitisme ne saurait être alors qu’une critique d’un procès de globalisation qui nie aux humains la possibilité de construire des mondes culturels et politiques ?

Pour leur part, David Held et Kevin L. Young pensent, dans « Conceptualiser les faiblesses de la gouvernance mondiale : au-delà de la crise financière », qu’il est possible, voire urgent, dans le contexte de la mondialisation économique — globalisation dans le sens de Tassin —, de démocratiser les instances internationales. Si s’est mis en place au cours des dernières années un système de normes collectives et de mécanismes de coopération internationale que l’on peut regrouper sous le vocable de gouvernance mondiale, on serait toutefois encore loin d’une cosmopolitique, c’est-à-dire d’une gouvernance mondiale démocratique. L’analyse qu’ils effectuent de l’évolution contemporaine de la gouvernance dans les domaines de la finance, de la sécurité et de l’environnement international démontre que sa démocratisation a encore des défis à relever face à des intérêts, tant mondiaux qu’étatiques.

Un pareil scepticisme se retrouve aussi dans l’analyse de Frantz Gheller portant sur le mouvement réticulaire de l’altermondialisme : « L’altermondialisme et la revalorisation de la politique extra-parlementaire ». S’appuyant sur la sociologie historique, Gheller démontre comment cette mouvance se coule trop facilement dans le vieux piège visant à dissocier le politique de l’économique. L’altermondialisme est un amalgame hétérogène de mouvements sociaux sans « théorie » unifiée, sans « manifeste ». D’où les hésitations du mouvement à (re)politiser la question de la nature du travail et des relations sociales. D’où l’éloignement de ces mouvements de la vieille politique social-démocrate et de la démocratie représentative. Cet éloignement du politique a toutefois comme conséquence de dévoiler les insuffisances de la démocratie parlementaire.

Pour Fuyuki Kurasawa, dans « L’humanitaire, manifestation du cosmopolitisme ? », il y a loin de la coupe aux lèvres, il y a loin de l’idéal d’un cosmopolitisme critique de justice universelle à la réalité de l’humanitaire contemporain. S’intéressant aux discours et aux images des associations caritatives mondiales, Kurasawa démontre comment l’humanitaire s’abreuve encore de l’individualisme moral sentimental et du chauvinisme de la civilisation chrétienne, aristocratique, ou de l’expressivisme moderne occidental. Il reste encore beaucoup de chemin à faire pour que l’humanitaire en arrive à se transformer en un cosmopolitisme qui aurait coupé ses liens avec la politique de la pitié, porteuse d’une hiérarchie civilisationnelle, pour prendre le chemin de la reconnaissance de la pluralité et de la différence socioculturelles.

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Le cosmopolitisme en tension. Trois textes terminent ce numéro. Tous trois sont des études de cas qui démontrent bien la tension entre le cosmopolitisme comme idéal politique et moral et le cosmopolitisme réellement vécu.

Un premier, de Francis Dupuis-Déri, « L’anarchisme entre nationalisme et cosmopolitisme : L’expérience des Juifs israéliens du groupe Anarchists Against the Wall », étudie le paradoxe d’un groupe anarchiste israélien appuyant les revendications d’un État national pour les Palestiniens. En principe, l’anarchisme, et sa vieille tradition internationaliste, est cosmopolite et antinationaliste. C’est par une lecture politique, anti-hégémonique — de leur appui à la lutte d’une petite nation contre l’oppression — que les anarchistes israéliens en viennent à concilier nationalisme et cosmopolitisme.

C’est la tension entre la mondialisation de la question de la santé, dans la lutte contre le sida, et la reconnaissance de la diversité culturelle qui intéresse Anaïs Bertrand-Dansereau dans « S’abstenir des preuves : influences globales et sélections locales dans l’éducation sexuelle au Malawi ». Le sida a provoqué une mondialisation sans précédent de la santé, tant dans le financement que dans la soumission des instances locales de santé aux normes universelles et scientifiques. Ces dernières ont peine à s’imposer face aux traditions sexuelles locales qui privilégient le silence ou l’abstinence aux pratiques de prévention préconisées par les organismes internationaux.

La tension semble mieux se résorber dans l’étude que propose Anahi Morales-Hudon, pour compléter ce numéro, des femmes autochtones mexicaines prises entre le droit positif universel et le droit autochtone : « La voix des femmes autochtones sur les débats entre droits individuels et droits collectifs au Mexique ». Celles-ci en effet utiliseraient la référence universelle pour pluraliser la tradition et le droit interne qui en émane. Le cosmopolitisme s’affirmerait ainsi comme un aiguillon d’émancipation, ce que n’aurait pas permis la structure politique et économique de l’État national mexicain.

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Ce numéro n’avait pas comme objectif de présenter une thèse sur le cosmopolitisme. Il se proposait plus simplement d’interroger l’idée à la lumière du regard sociologique. Il contribue ainsi à intégrer l’imagination sociologique au sein de ce dialogue sur le cosmopolitisme. Une sociologie du cosmopolitisme reste à faire mais le présent numéro décrit plusieurs chemins qu’elle pourrait prendre. Ces chemins convergeront sur le plan analytique s’ils parviennent à relever le défi d’intégrer des éléments relevant autant de l’histoire comparée, de l’économie politique internationale, de l’étude du nationalisme, du droit international à des thèmes plus classiques de l’analyse sociologique.