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La sociologie de la culture a connu de fortes mutations ces dernières décennies (voir notamment Fabiani, 1993). Des dernières décennies du xixe siècle — avec les fondateurs de la discipline, tels Georg Simmel ou Thorsten Weblen — à ces dernières années, nombreux sont ceux qui ont cherché à renouveler et mettre à l’épreuve les cadres théoriques, les dispositifs de cueillette, de qualification des données et les formes de leur interprétation en usage dans la discipline. La sociologie de la culture est donc plurielle et non cumulative, ses orientations théoriques sont multiples. Cette discipline éclatée n’offre aucun socle commun qui permettrait de supposer l’existence d’un savoir partagé. En conséquence, il me semblerait à la fois artificiel de commencer cet article par un résumé cursif de son histoire pour tisser une toile de fond servant à établir un cadre de référence nécessaire à mon propos et hasardeux de présupposer que ce dernier est connu et interprété de manière univoque ; je limiterai ainsi dans ces pages, pour les besoins de l’argumentation, le spectre des auteurs et des textes en débat, tout en m’appliquant à expliciter au mieux mon cadre de référence.

Je discuterai ici d’une tradition de recherche à laquelle je me rattache partiellement, non pour la considérer comme la seule intéressante aujourd’hui, mais par commodité, afin de réaliser un travail critique interne. Les apports toujours d’actualité d’auteurs plus anciens pourraient ainsi parfaitement être mobilisés pour construire de nouveaux terrains et de nouveaux cadres — je pense en particulier à l’École française de sociologie et aux travaux développés ou inspirés par Mauss, Halbwachs ou Max Weber[1].

J’ai donc choisi dans ces pages de m’en tenir aux analyses qui concernent exclusivement les dernières décennies, pour discuter les travaux de ceux qui ont fait travailler les schèmes explicatifs les mieux reçus en France, dans les années 1990, et notamment ceux hérités d’une tradition de recherche initiée dans les années 1960 et 1970 par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron et largement diffusés dans l’Hexagone notamment grâce à l’activité ininterrompue d’un observatoire des pratiques culturelles, le Département d’études et de prospectives du ministère de la Culture, sur une période de plus de trente ans[2].

La première exploration sur une grande échelle réalisée par Pierre Bourdieu, Alain Darbel et une équipe de chercheurs, dans le domaine de la culture et singulièrement en sociologie de l’art, concerne les publics des musées, étudiés pour la première fois à partir d’une comparaison internationale, grâce à une enquête par questionnaires menée en 1964-1965 dans plusieurs musées français et européens. Publiés dans un ouvrage intitulé L’Amour de l’art (Bourdieu et al., 1966 ; 1969), les résultats obtenus révélaient l’ampleur d’un phénomène aujourd’hui couramment reconnu, mais qui était très neuf à l’époque : à savoir l’extrême inégalité sociale d’accès aux oeuvres d’art par les musées et les expositions.

Interprétant ce constat, Pierre Bourdieu critique la croyance en l’innéité des « dispositions cultivées », pour mettre en évidence le rôle primordial de l’inculcation familiale. Une telle problématique avait déjà été examinée en collaboration avec Jean-Claude Passeron dans un autre ouvrage, Les Héritiers (Bourdieu et Passeron, 1964) et surtout dans la Reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970) où, sur la base d’un travail empirique similaire (voir notamment Rapport pédagogique et communication, 1965), avait été souligné le caractère socialement transmis des dispositions scolaires et, plus généralement, le rôle du capital symbolique, socialement transmis par les générations qui se succèdent dans le temps. La transparence du regard et la faculté également accordée à tout un chacun d’être sensible à l’art comme par une grâce, un don inné, sont ainsi discutées. Dès lors le caractère acquis et socialement transmis des prédispositions à l’art est posé.

[…] Panofsky montre que l’interprétation iconologique traite les propriétés sensibles de l’oeuvre d’art, avec les expériences affectives qu’elle suscite, comme de simples « symptômes culturels » qui ne livrent complètement leur sens qu’à une lecture armée du chiffre culturel que le créateur a engagé dans son oeuvre.

La « compréhension » immédiate suppose une opération inconsciente de déchiffrement qui n’est parfaitement adéquate que dans le cas où la compétence qu’engage dans sa pratique ou dans ses oeuvres l’un des agents ne fait qu’un avec la compétence qu’engage objectivement l’autre agent dans sa perception de cette conduite ou dans cette oeuvre […].

Bourdieu, 1972, 2000, p. 241-242

Au cryptage historique — pour les oeuvres anciennes — s’ajouterait ainsi un cryptage social :

Acte de déchiffrement qui s’ignore comme tel, la compréhension n’est possible et réellement effectuée que dans le cas particulier où le chiffre historiquement produit et reproduit qui rend possible l’acte de déchiffrement (inconscient) est immédiatement et complètement maîtrisé (au titre de disposition cultivée) par l’agent percevant et se confond avec le chiffre qui a rendu possible (au titre de disposition cultivée) la production de la conduite ou de l’oeuvre perçue.

ibid.

Et, point crucial pour notre propos, cet état de fait contribue à alimenter les malentendus :

Dans tous les autres cas, le malentendu partiel ou total est de règle, l’illusion de la compréhension immédiate conduisant à une compréhension illusoire, celle de l’ethnocentrisme comme erreur sur le chiffre ; bref, lorsqu’elle s’inspire d’une foi naïve en l’identité de l’humanité et qu’elle ne dispose d’aucun autre instrument de connaissance que le transfert intentionnel en autrui, comme dit Husserl, l’interprétation la plus compréhensive risque de n’être qu’une forme particulièrement irréprochable d’ethnocentrisme.

ibid.

Le chassé-croisé entre malentendus culturels et entendement musical : un point de départ pour l’élaboration d’une critique interne de la théorie de la légitimité

La définition des objets d’art, leur identification et leur classement, font ensuite dans l’oeuvre de Pierre Bourdieu l’objet d’une systématisation à partir de la transposition des cadres élaborés par lui-même et Jean-Claude Passeron dans le domaine de l’éducation, notamment à partir de la notion weberienne de légitimité. Le partage entre oeuvres ou pratiques légitimes et celles plus communes ou vulgaires est ainsi cadré de la manière suivante : le classement et la hiérarchisation des oeuvres ne tiendrait pas — ou pas seulement, selon que la théorie est appliquée mécaniquement ou non — à la nature propre des objets d’art mais à leur légitimation par des élites.

Laissons provisoirement de côté ce dernier volet développé plus tardivement par Pierre Bourdieu pour revenir sur quelques notions plus anciennes dans son oeuvre et dont nous venons de dire un mot.

Les objections sociologiques qui mettent à distance le don et la sensibilité innée pour l’art constituent incontestablement un point de départ crucial tant pour la sociologie de l’éducation que pour celle de la culture et de l’art. Pour autant ce point de départ, bien qu’indissociable de la problématisation des malentendus culturels, va rapidement l’éclipser pour devenir une notion pivot, dans La Distinction notamment (Bourdieu, 1979). Mais qu’entend-on par « malentendu culturel » ?

On peut d’abord se référer à la première formulation qu’en donnent Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Monique de Saint-Martin dans l’enquête qui a structuré La reproduction et qui portait sur la langue d’enseignement et les malentendus dans l’échange pédagogique (Bourdieu et al., 1965). D’autres chercheurs ont, depuis, utilisé et fait travailler ce concept. On peut penser en particulier à Véronique Servais qui le systématise dans une théorie anthropologique de la communication renouvelée, héritière pour partie des travaux élaborés par Yves Winkin (Servais, 1999). Pour autant cette notion n’a été, à ma connaissance, travaillée et développée dans le domaine de la sociologie de la culture qu’en une seule direction, celle dont L’Esquisse d’une théorie de la pratique que nous venons de citer donne les principaux contours.

Les recherches que j’ai menées autour de la réception des oeuvres plastiques et musicales depuis une dizaine d’années (Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler, 1991 ; Pedler 2002 ; notamment) me conduisent à poser comme hypothèse principale que les malentendus en matière culturelle et artistique sont massifs et s’étendent au-delà du périmètre limité à l’intérieur duquel se commettraient les erreurs caractérisées sur « le chiffre » des oeuvres savantes et patrimoniales, que Pierre Bourdieu caractérise socialement en parlant d’ethnocentrisme des populations ne possédant pas de dispositions cultivées. Si l’on trouve massivement les membres des groupes cultivés — que l’on peut agréger pour l’occasion aux groupes économiquement dominants — parmi les professionnels de la culture, rien n’indique qu’il existe une adéquation entre offres et réceptions cultivées, même si formellement une partie notable de ces groupes entre en contact avec ces offres.

Pour penser la notion de malentendu, trois précautions s’imposent immédiatement : (1) il ne s’agit pas d’une notion normative. Parler de malentendu signifie que l’orientation interprétative implicite et explicite des promoteurs d’une offre est en décalage avec celle de ceux qui sont en contact avec cette dernière. Ce point est particulièrement clair pour les malentendus pédagogiques (Bourdieu et al., 1965), mais aussi pour ceux qui affectent la situation de concert comme on le verra à la fin de ce texte, la confrontation que suscite une offre discographique ou encore une offre muséale. Il découle de ce point que ce ne sont pas les porte-à-faux entre un récepteur interprétant une oeuvre et cette dernière qui sont en cause, mais ceux qui affectent la relation entre un offreur et un récepteur ; (2) il importe donc, dans ce cadre, de privilégier d’abord les organismes culturels qui instituent et font circuler les objets d’art au lieu de mettre l’accent sur une sociologie des oeuvres. Dans cette perspective, les oeuvres sont des abstractions, des objets sortis de leur contexte, des constructions idéalistes qui ne sont pas concernés a priori par les malentendus relationnels et situationnels auxquels on se réfère ; (3) la « communauté imaginée » des publics saisis hors du périmètre des situations concrètes d’offre — que cette communauté soit celle visée par l’expression « pratiques culturelles des Français » ou celle indexant tel groupe particulier — constituent des constructions statistiques que l’on ne peut référer à la notion de malentendu. Ces remarques ont naturellement des conséquences méthodologiques et empiriques : les objets de recherche intéressants dans la perspective que je brosse ici se rencontrent avant tout auprès des diverses institutions culturelles — l’expression étant prise dans une acception ouverte, maussienne si l’on veut.

Peut-on pour autant généraliser et unifier la notion de malentendu dont on déclinerait les variantes selon les offres culturelles concernées ? On peut en douter.

En ce début de xxie siècle, deux formes d’accès aux oeuvres sont en concurrence : l’accès en face à face et l’accès grâce à leurs reproductions acoustiques et visuelles — dans la suite du texte, on parlera, pour faire court, de la forme acousmatique[3] des oeuvres lorsqu’il s’agira d’identifier cette forme d’accès. Nul doute que cette seconde voie est celle par laquelle passe la plus grande part des expériences de l’art. En opposant mécaniquement ces deux formes, Adorno a faussé durablement les perspectives en affirmant et valorisant l’authenticité de l’une et suscitant à terme la revalorisation corrélative de l’autre à partir de critères communs (Adorno, 1974, p. 82). Pour autant ce sont les points aveugles de l’une et de l’autre — ce ne sont pas les mêmes — qui sont les plus intéressants et cela est particulièrement vrai aujourd’hui. Autrement dit, s’il existe bien des formes variables d’entendement musical (Pedler, 2002), il existe également des manifestations diverses des malentendus culturels qui sont à leur principe.

Au total, les informations dont on dispose aujourd’hui à propos des pratiques culturelles et savantes conduisent à penser qu’il est hasardeux de postuler que les groupes sociaux dits dominants (élites économiques et culturelles confondues) développeraient un contrôle croisé — bien que non symétrique et non systématique (Bourdieu, 1994) — des domaines économiques et culturels. On peut poser à l’inverse que les offres savantes et patrimoniales sont des vaisseaux fantômes et que les malentendus chroniques qui affectent les différents types d’offre en font un domaine particulièrement perturbé, discontinu et impropre au développement de stratégies symboliques organisées ou organiques, conscientes ou non. Telle est la seconde hypothèse que je pose comme point de départ du raisonnement proposé dans ces pages.

C’est donc à partir d’un point très particulier de la théorie de la légitimité — pour faire court appelons ainsi l’analyse systémique bourdieusienne — que je propose d’engager la discussion. Pour autant cette discussion n’est pas externe puisqu’elle prend appui sur une série de notions, voire d’outils, développée par ce courant de recherche. Il me faut donc ajouter quelques mots ici sur le travail particulier que suppose l’élaboration d’une critique interne.

La théorie de la légitimité est devenue particulièrement influente en France et à l’étranger et a conduit les chercheurs à prendre position soit pour la rejeter, l’amender ou la contourner. Au plus général, ceux qui prennent explicitement position dans ce débat, en Europe, au Canada ou aux États-Unis, le font à partir d’angles particuliers et discutent rarement de l’ensemble de la construction. Ils sont donc loin de partager des références communes et ne visent pas forcément les mêmes articulations d’une oeuvre qui, s’étalant sur près de quarante ans, ne peut être homogène, d’autant qu’aux travaux empiriques précis des années 1960 ont succédé des enquêtes plus rares, voire des recherches sans aucun fondement empirique dans les années 1990.

Les débats méthodologiques qu’a suscités la théorie de la légitimité, quant à eux, ont été transversaux. Comme théorie holistique — Pierre Bourdieu envisage cette caractérisation comme dévaluative (Bourdieu, 1994) ; je ne prends évidemment pas ce terme dans ce sens, mais dans sa dimension clinique qui définit une approche comme allant des structures aux processus —, important tardivement les outils quantifiés en usage dans la sociologie américaine (Masson, 2001), cette théorie a eu à subir les débats qui ont affecté précédemment le parsonisme et que l’éthnométhodologie a porté de manière assez radicale. La critique jusqu’au-boutiste des outils statistiques a donc été reprise en France (Quéré, 1999). Pour autant, les critiques internes ont été peu nombreuses. Si l’on entend par critique interne l’approche qui reprend les termes mêmes d’une théorie sociologique pour la mettre à l’épreuve, on devrait placer le débat à un autre niveau pour discuter, par exemple, des effets en trompe-l’oeil d’une statistique tendancielle en usage dans les années 1960 et 1970 — qui conduisent à accréditer l’idée que si un groupe social a plus tendance qu’un autre à développer telle ou telle pratique, cette dernière peut faire partie des caractéristiques culturelles de son identité — ou des effets illusoirement globalisants des synthèses statistiques proposées grâce aux analyses factorielles des correspondances.

Dans les lignes qui suivent, je voudrais introduire à une critique interne de la théorie de la légitimité, m’inspirant de la démarche développée dans un domaine disciplinaire connexe — la sociologie politique et religieuse — par Dick Houtman (Houtman, 2003). Ses critiques constructives d’une lignée de recherche allant de Martin Saymour Lipset (Lispet, 1960) à Ronald Inglehart (Inglehart, 1977 et 1990 ; 1993), en passant par Melvin Kohn (Kohn, 1969 ; 1977), font apparaître qu’il existe d’autres voies critiques que celles qui pratiquent la politique de la terre brûlée ou administrent les demi-mesures d’un réformisme consensuel. Reprenant l’analyse proposée par Martin Saymour Lipset sur le vote populaire, Houtman reconstruit des grilles d’analyses qui prennent distance avec les catégories durcies qui opposent les classes sociales. Pour autant, ses travaux n’abandonnent pas une approche quantitative du vote et des valeurs politiques des groupes populaires. Parallèlement, Houtman ne se contente pas d’explorer à nouveaux frais les catégories sociologiques qu’il utilise, mais interroge les indicateurs de pratique dont il se sert pour constater que les valeurs politiques contradictoires dont les acteurs — populaires notamment — sont porteurs ne peuvent conduire à justifier une analyse systémique ; cette dernière pouvant être définie comme liant structurellement des acteurs sociaux inscrits dans un espace continu et hiérarchisé et des pratiques censées être univoques et socialement structurantes.

C’est précisément sur ce plan qu’il est intéressant d’élaborer une critique constructive et multiméthodologique de la théorie de la légitimité. En me fondant sur des enquêtes et observations directes anciennes ou récentes menées dans quelques institutions culturelles (Festival international de théâtre d’Avignon — enquêtes réalisées entre 1996 et 2002 ; théâtres — enquêtes réalisées entre 2001 et aujourd’hui ; théâtres lyriques régionaux en France — enquêtes réalisées à périodes régulières, 1991, 2001), je souhaite ainsi mettre en perspective des chantiers en cours, singulièrement pour discuter leur déploiement sur le plan européen.

Pour ce faire, je partirai d’un ensemble d’objections auxquelles, il va sans dire, il n’est possible de répondre que partiellement dans ces pages. On peut regrouper ces objections autour d’une question démultipliée : peut-on rendre compte dans un même mouvement de quatre ordres de fait que l’approche systémique dont nous discutons n’arrive ni à concilier, ni à traiter de manière séparée et de façon cohérente, à savoir (1) la présence de pratiques culturelles savantes qui ne touchent que des minorités ou des fractions minoritaires des classes moyennes supérieures dans nos sociétés contemporaines, bien qu’elles semblent concerner formellement des populations plus vastes (Pedler, 2002), (2) la difficulté de rendre compte des transmissions concrètes sans lesquelles ces pratiques et valeurs culturelles et esthétiques ne peuvent se maintenir — au quotidien, que les prescripteurs soient familiaux ou institutionnels — (Pedler, Djakouane, 2003), (3) le rôle central et complexe des instances et institutions auprès desquelles l’expérience culturelle ou l’expérience esthétique des amateurs ordinaires se construisent (Ethis, 2002, notamment chap. IV), (4) la présence de forces inertielles puissantes qui configurent profondément la vie culturelle et que les théories de l’action ont tendance à négliger.

Ainsi et au-delà de ces critiques qui portent sur des articulations particulières de la théorie de la légitimité, il me semble pertinent de pointer au plus général les ambiguïtés et les contradictions qui affectent la notion pivot de biens symboliques et plus particulièrement de pratiques culturelles. Traversées par des valeurs souvent en conflit, ces dernières masquent des expériences diverses pour les faire entrer de force dans un cadre préétabli. En proposant une analyse critique de cette notion, nous voulons mettre en évidence dans ce texte qu’il est possible de faire émerger des perspectives nouvelles concernant autant les cadres interprétatifs mobilisés par les chercheurs que les délimitations empiriques sur lesquelles ils choisissent de travailler.

Dans cet article, je me limiterai plutôt à la troisième critique qui réévalue le poids des institutions culturelles, faute de place pour développer les autres points. Il me faut ajouter que j’ai été amené à formuler l’analyse critique que je présente non à partir d’une prise de position théorique posée a priori, mais en réexaminant des résultats d’enquête anciens, produits à partir des cadres théoriques de la sociologie de la réception (Pedler et al., 1992), mais qui mettaient au jour des effets contradictoires avec la théorie censée en rendre compte. Cette révision m’a conduit à discuter quelques catégories sociologiques fréquemment utilisées par ce courant sociologique. Ce faisant, il ne s’agit pas seulement de pointer les limites des classifications articulant les variables d’état utilisées par les sociologues (milieux sociaux, hiérarchie des professions, etc.), mais de discuter le cadre d’interaction couramment admis et selon lequel un individu, formé par son milieu familial comme par son cursus scolaire et doté de dispositions particulières, se confronterait à une offre déjà constituée dans un face à face solitaire et délibératif.

J’aborderai d’abord le cas de l’entendement musical acousmatique et les malentendus qui l’affectent pour me concentrer sur la situation du concert auxquels ces résultats introduisent en creux afin de présenter ensuite une discussion d’enquêtes, déjà réalisées (2001) et en cours, qui mettent à l’épreuve les cadres d’analyse dont il aura été question précédemment.

De l’entendement musical acousmatique et de quelques malentendus culturels qui sont à son principe

Le résultat de l’enquête de 1991 repose sur le constat suivant : à formation scolaire et dispositions intériorisées égales (imputées à l’appartenance à un milieu social donné), les amateurs confrontés aux concerts développent un rapport particulier à la chose musicale. Ce résultat est à la fois inattendu et difficile à interpréter à partir des présupposés de la théorie de la légitimité. Ajoutons qu’il faut entendre « rapport particulier à la chose musicale » sans durcir le trait et naturaliser l’expérience du concert comme seule forme aboutie de l’expérience musicale, car comme Sophie Maisonneuve l’a montré sur un plan historique, la domestication de l’enregistrement est coextensive du développement d’un certain entendement musical (Maisonneuve, 2002).

Examinons rapidement les principaux résultats de l’enquête de 1991.

Cette enquête a été réalisée à partir d’un petit échantillon qui se décomposait en trois sous-populations et opposait un groupe de musiciens praticiens à deux catégories d’amateurs de musique (enquête reprise dans Pedler, 2002, chap. 6)[4]. Conformément à une partition établie dès le démarrage de l’enquête au sein de ces deux dernières catégories[5], la fraction non praticienne en contact fréquent avec la situation de concert était distinguée du reste des auditeurs — les auditeurs ayant développé une expérience exclusivement acousmatique de la musique. L’hypothèse était avancée selon laquelle ces deux groupes devaient s’opposer pour nombre de comportements d’écoute[6]. Les résultats obtenus ont confirmé l’existence de différences significatives entre ces trois populations.

Le corpus des pièces musicales soumises à l’enquête était constitué de 16 couples de transcriptions données dans des versions vocales ou instrumentales, orchestrales ou pianistiques. L’on trouvait ainsi au sein de ces extraits des séquences interprétées respectivement par des voix et des instruments solistes, ou encore par des voix et piano par opposition au piano seul, etc., en sorte que les différentes versions d’une même partition avaient la même chance d’apparaître sous une forme ou sous une autre.[7]

En raison du nombre des contraintes que pose ce type d’enquête, le choix des extraits ne pouvait aller de soi. Un rapide rappel de l’histoire de la transcription musicale montre que celle-ci, après une phase où elle n’existe pas en tant que telle (xvie au xviiie siècle), règne de façon ambiguë à travers les arrangements au xixe siècle, pour devenir un acte d’écriture autonome au xxe siècle, au moment où les compositeurs écrivent plusieurs versions, substituables l’une par rapport à l’autre, d’une même oeuvre. Il suit que notre sélection n’a pu que privilégier cette dernière période afin de garder le plus de neutralité possible au regard des intentions déclarées des compositeurs. Ajoutons que la nécessité de rester fidèle aux transcriptions signées par le compositeur et de disposer d’extraits suffisamment longs interdisait le choix de citations orchestrées ou réécrites par d’autres compositeurs. Enfin, cherchant à obtenir un corpus assez homogène, nous avons choisi plusieurs oeuvres d’un même compositeur, en l’occurrence de Falla et de Ravel.

En définitive, les performances inégales des catégories d’auditeurs de notre enquête — praticiens, auditeurs ayant l’expérience directe de concerts, auditeurs n’étant entrés en contact avec le répertoire savant que par le truchement des enregistrements — renvoient à des intercessions différentes dans l’un et l’autre cas. L’illusion produite par les plans d’enquête expérimentaux reproduit la construction imaginée d’un face à face solitaire avec une oeuvre ou un dispositif d’offre. L’analyse des résultats tente alors d’attribuer aux caractéristiques matérielles variables — en répondant à la question par laquelle on se demande ce qui change sémiotiquement entre l’écoute d’un enregistrement et l’écoute d’un orchestre symphonique, d’une soprano ou d’un baryton présents sur la scène[8] —, ce qui revient au travail social par lequel les interactions ordinaires ou extraordinaires comme les concerts, ou les sociabilités développées par la circulation des enregistrements, façonnent les individus, les conforment ou les confrontent. Nous avons souhaité éviter cette aporie en restituant un caractère purement indiciel aux différentes informations relevées grâce à l’enquête.

Le dispositif d’enquête, entièrement informatisé afin de démultiplier commodément les actes d’enquête, comprenait un premier écran donnant la directive suivante : « Marquez d’une croix les extraits que vous souhaiteriez réécouter.[9] » Une seconde écoute — deuxième écran — visait à amener les auditeurs à resserrer leurs choix en les limitant à quatre extraits à partir de la réécoute des incipits des pièces musicales (écoute brève, moins de 10 s)[10].

Le traitement des résultats obtenus s’est fondé sur le constat que seul un choix indifférent à la nature des réalisations instrumentales ou vocales devait sélectionner de façon équiprobable l’une ou l’autre forme ; les préférences visibles se réduisant alors au privilège accordé à l’une des huit partitions, mais non à leur réalisation. À l’inverse, un attrait marqué pour les versions vocales devait se traduire par la présence, plus que proportionnelle, de réalisations comprenant une voix chantée[11].

Les résultats enregistrés durant les deux écoutes font apparaître des différences significatives entre les groupes distingués par l’enquête.

Pour la première écoute, les musiciens praticiens et les deux groupes d’auditeurs négligent également la forme minimaliste des versions pianistiques, qui ne sont donc jamais préférées. Une préférence marquée pour les interprétations vocales apparaît nettement chez les sujets qui se rendent souvent au concert. En revanche, dans la seconde catégorie d’auditeurs, les préférences se révèlent très proches de la marge. Tout se passe comme si, au regard de ces variables de réalisation, les comportements de ce groupe étaient aléatoires.

La seconde écoute, par les contraintes qu’elle impose, radicalise les choix opérés dans un premier temps — on peut du reste noter qu’elle ne les contredit pas, ce qui est déjà un résultat en soi. Ainsi en contraignant les auditeurs à effectuer un choix plus resserré, on voit nettement émerger les principes oppositifs déjà fortement présents dans l’analyse de la première écoute. Les auditeurs qui ont l’expérience du concert privilégient plus nettement qu’à la première écoute les interprétations vocales. On observe cette même confirmation des choix initiaux chez les musiciens praticiens qui radicalisent leurs préférences marquées pour les versions orchestrales des oeuvres — ce privilège étant ici accordé au détriment des versions pianistiques. Je laisse de côté dans cet article le commentaire qu’appelle ce dernier résultat et qui ne concerne pas directement notre propos.

Ce dispositif visait à faire mieux comprendre les mécanismes grâce auxquels la voix chantée est perçue, acceptée et domestiquée. Le constat majeur de l’enquête est donc que le contact direct avec les scènes musicales corrèle une sensibilité manifeste à la voix chantée.

Il ne fait pas de doute qu’apprivoiser les voix chantées et singulièrement les voix d’opéra est dans tous les cas un préalable qui ne va pas de soi pour tout le monde, surtout pour le chant construit par la tradition européenne. Les voix travaillées sont même fortement réactives, provoquant bien souvent des rejets, comme cela a été le cas à l’égard de la version chantée de Après un rêve de Fauré (baryton et piano) — on a ainsi observé chez certains auditeurs des rejets liés à l’entrée de la voix chantée. Nous enregistrons ici l’existence d’étapes qui jalonnent la carrière de ces amateurs et que l’on ne peut relier à leurs seules dispositions sociales. Sur ce plan les résultats de l’enquête sont clairs : l’acceptation ou le rejet de la voix chantée ne sont liés ni à la formation scolaire et universitaire, ni aux statuts des individus (revenus, profession).

Il faut remarquer encore qu’entre l’évitement ou l’acceptation de la forme lyrique de la voix chantée et le goût pour ce type de voix existe une différence que l’on ne peut réduire sans discussion. Les retentissements affectifs liés à la voix humaine, à la manifestation sensible des différences sexuées donnent à penser que l’indifférence à l’égard de la voix humaine chantée est sans doute une posture affectivement et esthétiquement assez rare. Reconnaître et identifier les genres lyriques de la voix chantée revient ainsi à les accepter. On peut en tout cas interpréter ainsi les résultats de notre enquête.

Plus globalement, est-on en droit de dire que la salle de concert, en favorisant certains apprentissages, est un instrument permettant une médiation entre une oeuvre et un public ? Si tel était le cas, il faudrait admettre que l’oeuvre existe en dehors de son actualisation et qu’idéalement le face à face abstrait et solitaire avec une oeuvre — en dehors de toute intercession — devrait être considéré comme la forme normale du rapport aux oeuvres. Ce rapport idéaliste à l’oeuvre, voire solipsiste, est évidemment parfaitement spéculatif (Durham Peters, 1999). Toute réalisation musicale ou artistique est sous-tendue par l’activité humaine qui est à son principe, au point de donner sens à un grand nombre de ses composantes, parmi lesquelles il faut placer les registres instrumentaux et vocaux[12]. Ces derniers constituent les cadres élémentaires implicites sans lesquels aucune forme abstraite musicale — des notes, de leurs échelles et timbres — ne peut avoir un sens. De ce fait, la confrontation que permet la situation du concert déploie les conditions objectives d’un entendement particulier et est corrélativement propice à la multiplication de malentendus dès lors qu’on l’abstrait sous une forme purement sonore.

On peut donc considérer que l’expérience du concert conduit — pour l’identification des voix et des instruments notamment — à réaliser une prescription institutionnelle qui naturalise des actes et des pratiques très éloignés de l’expérience ordinaire des spectateurs (à moins qu’ils soient en contact régulier avec un baryton ou un haute-contre dans leur vie quotidienne). En ce sens, être placé physiquement dans un même lieu au contact d’un chanteur lyrique est profondément différent que d’en recevoir l’image sur un poste de télévision. En transformant l’étrangeté culturelle que constitue la présence physique d’un musicien en une évidence palpable, le concert déplace les cadres implicites sans lesquels une performance musicale n’a plus le même sens. Le concert met ainsi en contact de manière frontale et non préparée des expériences humaines et culturelles différenciées ; comme lieu de confrontation, il est loin d’être un espace pacifié et stabilisé, en dépit de l’image sociale qui lui est associée.

Pour autant, dans un élan adornien, on serait tenté de parler de malentendu acousmatique — une offre abstraite, presque exclusivement sonore, ne permettant pas l’identification des cadres élémentaires du jeu musical — en l’opposant à la confrontation authentique qu’offre le concert. Mais ce serait ignorer que ce dernier est sans doute à l’origine de malentendus plus radicaux, sur lesquels nous allons revenir dans la section suivante. Le face à face du concert produit de fait des juxtapositions ambiguës. Il est supposé transitif pour peu que l’adhésion apparente des publics vienne valider une offre. En s’appliquant à observer les situations de crise, de rupture et de tension intervenant dans l’espace a priori pacifié du concert, on fait rapidement apparaître que les conflits d’interprétation, mais surtout entre entendements musicaux différenciés, sont simplement masqués dans l’espace apparemment consensuel du concert. Cet espace, que la vision naïvement angélique de la notion de médiation pourrait faire apparaître comme transitionnel, est donc avant tout un lieu de confrontation où la musique ne semble pas adoucir les heurts et les violences symboliques provoqués par la circulation d’objets très hétérogènes.

Mais la notion de médiation pose un autre type de problème pour rendre compte de la situation du concert et que je ne fais qu’évoquer ici en passant. Pour le faire de manière approfondie, il faudrait de plus longs développements : les effets liés à l’expérience culturelle de dispositifs particuliers sont à la fois imputables à des acteurs particuliers, mais également à des configurations géographiques situées et, enfin, à l’existence de pratiques et de valeurs qui ne privilégient pas seulement l’action, mais les forces traditionnelles (au sens weberien) et inertielles. Dès lors, la notion d’habitus — et de l’éventuelle inadéquation d’un chiffre et d’un déchiffrement — n’est plus seulement en cause dans l’observation de la situation singulière du concert, il faut également prendre en compte la force de l’habitude (Camic, 1996). Ainsi, les données géographiques qui concentrent les effets liés à l’inégale répartition sur le territoire des institutions culturelles sont apparues comme beaucoup plus déterminantes que les caractéristiques sociodémographiques classiques dans l’étude des origines des festivaliers (pour le Festival international de théâtre d’Avignon, voir l’enquête de 2001 ; in Ethis, 2002, et en particulier le chapitre 4). Mais pour être honnête, il faut admettre que ces résultats ne sont pas tout à fait satisfaisants puisqu’on n’arrive pas dans de tels dispositifs d’enquête à ouvrir la boîte noire des relations causales et des emboîtements entre déterminants de la pratique et cette dernière. En conséquence, les indications que je relève ici ne doivent pas être négligées ; pour autant, elles demandent quelques compléments d’enquête que je m’attacherai à apporter dans les années qui viennent.

Pour bien comprendre sur quoi repose la sous-estimation du rôle structurant des institutions culturelles, il ne me semblait pas inutile de revenir sur une enquête ancienne et portant sur la réception des oeuvres musicales. Ce retour quelque peu archéologique sur une recherche visant à évaluer l’entendement musical en le rapportant à des situations différenciées — l’écoute acousmatique, la participation à des concerts, etc. — et à des catégories sociologiques renouvelées s’est d’autant plus imposé à moi qu’il ne m’était pas possible de disposer à ce jour d’enquêtes récentes de même nature.

Pour autant, les résultats présentés ici reposent sur une accumulation d’observations, de données générales, d’enquêtes très ciblées dont les résultats devraient être confirmés par de plus vastes explorations. Les résultats d’enquête très systématiques (sur le Festival d’Avignon par exemple) peuvent être sollicités mais ils ne portent pas sur le domaine musical, même s’ils font apparaître des fonctionnements comparables dans un domaine artistique connexe. Enfin, il serait trop long de revenir dans ces pages sur les liaisons étroites existant entre entendement lyrique et expérience du concert, d’autres résultats que ceux discutés ici vont dans le même sens et signalent que l’identification instrumentale ou vocale n’est pas une opération purement cognitive, simplement adossée à la reconnaissance de signaux musicaux (Pedler, 2002).

En définitive, si les travaux réalisés ces dernières années ont accumulé suffisamment d’indices pour justifier la réalisation d’enquêtes comparatives systématiques, ils ne sauraient suffire et ne constituent qu’une première étape dans ce travail de recherche qui appelle un cadre comparatif international et suppose une exploration musicologique allant au-delà des cadres élémentaires de l’entendement musical.

L’espace consensuel du concert : une complicité dans le malentendu ?

Les résultats d’enquête que nous discutons ici proviennent d’observations anciennes. J’ai cherché à les mettre à l’épreuve dans des enquêtes plus récentes en profilant les questions qui semblent s’imposer au regard des analyses qui précèdent, mais en privilégiant cette fois l’espace de confrontation symbolique que constitue le concert.

Il découle de ce qui précède que les enquêtes agrégées — sur une population nationale par exemple — posent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. En conséquence, l’accent doit être mis dans un premier temps sur les institutions culturelles et en particulier sur la relation qui se noue entre une situation acquise, géographiquement limitée, une offre et des publics diversement clivés.

En ce qui a trait à l’offre, il est d’abord intéressant de repérer les situations marginales, les cas limites, susceptibles de faire apparaître, mieux qu’ailleurs, des tensions et conflits de normes.

Si l’homogénéisation que produit la présence de marchés professionnels internationaux nous permet d’être assez sûrs qu’une offre lyrique produite dans les grandes institutions à Londres, Bruxelles, Genève ou Amsterdam a toutes les chances d’être de qualité assez comparable, des situations, plus atypiques, deviennent particulièrement intéressantes. Pour autant, rien n’assure que les malentendus et les décalages entre une offre et ses publics ne s’accroissent pas pour les configurations les plus normées. Les différences entre offres en région et offres nationales sont donc particulièrement intéressantes à explorer. D’où le privilège accordé dans un premier temps à une étude comparée entre deux pôles en région, Marseille et Rotterdam et, dans un deuxième temps aux deux pôles nationaux que sont Paris[13] et Amsterdam. S’ajoutent à nos observations d’autres situations comparables dont nous ne déclinons pas toutes les coordonnées afin de préserver la confidentialité des études de cas que nous présentons[14].

Les cadres traditionnels de l’enquête sur les pratiques culturelles ont tendance à produire des données très uniformes qu’il est dès lors presque possible de connaître par anticipation. Nous avons donc préféré relancer nos enquêtes sur les institutions lyriques (2001) par des observations privilégiant des situations pour lesquelles des conflits de normes étaient susceptibles d’être observés. Dans ce cadre, des entretiens permettent de prendre un contact régulier avec les musiciens de l’orchestre, des responsables de l’administration de l’opéra et un panel de spectateurs différenciés par les places régulièrement occupées dans l’espace hiérarchisé d’un théâtre à l’italienne. Le suivi des représentations et surtout des concerts a ensuite permis de déterminer les situations où des qualifications différentes des performances musicales avaient le plus de chance d’entrer en tension. D’une manière générale, la veille effectuée conjointement pour diverses institutions musicales s’est donné pour objectif d’identifier les crises, les ratés — visibles, mais surtout invisibles — susceptibles de révéler des déphasages marqués entre une offre et sa réception publique. Les observateurs et informateurs privilégiés sont, cela va sans dire, tous musiciens et donc capables d’une expertise fine des situations dont ils ont à rendre compte. Cette expertise va du repérage d’un accordage perçu comme inacceptable par un ensemble de musique de chambre qui doit néanmoins jouer, à l’évaluation de déséquilibres systématiques dans les performances d’un orchestre, en passant par l’analyse d’une oeuvre afin d’évaluer des formes repérables de malentendus musicaux, comme dans l’exemple que je prends dans le paragraphe suivant. Il ne s’agit pas tant de tenir un état chronologique de déphasages anecdotiques — à l’image des bêtisiers dont la télévision régale ses spectateurs en fin d’année — que d’identifier des points de rupture en les rapportant aux commentaires recueillis auprès des musiciens, des organisateurs et de segments significatifs du public. Ces points peuvent donc ne pas être accidentels et résulter de l’existence de perspectives différentes d’un côté et de l’autre du rideau de scène. Ainsi, le rapport au répertoire — souvent négocié par les musiciens — fait également partie des tensions peu visibles qui m’intéressent, même si elles sont plus difficiles à mettre formellement en évidence.

Dans ce sens, un concert présentant Le Boeuf sur le toit de Darius Milhaud nous[15] a donné une occasion de mesurer qu’une partie de l’orchestre jugeait sévèrement le concert : l’absence d’un chef permanent, la rareté des répétitions, l’existence d’une indiscipline perturbante lors de ces dernières, la présence de déséquilibres chroniques dans l’orchestre entre les contrebasses et violoncelles d’une part et les violons et altos d’autre part, le caractère incontrôlable de certains pupitres (trompettes, cors, etc.) ont été à l’origine d’une exécution très problématique. Aux yeux de plusieurs pupitres et pas seulement solistes, de nombreuses dimensions de cette oeuvre n’étaient pas, par suite, audibles. Étaient particulièrement incriminées les transitions polytonales entre les séquences principales — épisodes bien identifiés au reste par les publics —, les couleurs apportées par l’étagement dissonant de lignes mélodiques parallèles ainsi que la polyrythmie de la pièce. Pour autant, l’adhésion du public a été massive (quatre rappels dont deux bis). Enfin, les entretiens avec le panel des spectateurs n’ont pas laissé apparaître de différenciations fortes entre des fractions réputées les plus compétentes — à l’orchestre et dans les loges — par opposition aux autres[16]. Cette confrontation nous a permis de conclure que l’écoute majoritaire dans la salle — il s’agissait d’abord d’un public lyrique — se plaçait très loin d’un entendement musical savant. Loin de valoriser et de naturaliser ce dernier, nous pensons à l’inverse que coexistent des formes variables d’entendement musical qui sont confondues en présupposant que les publics sont ajustés aux répertoires qu’ils ont l’habitude d’entendre et qu’il existe une hiérarchie indiscutable entre ces entendements.

Il reste que la dimension la plus singulière du phénomène réside dans le statut quo qui permet à une telle situation de perdurer. Si l’on grossit à l’extrême l’interprétation de ces résultats, il faut admettre que coexistent au moins deux espèces d’entendement musical : une oreille lyrique d’un côté — illustrée clairement par notre exemple — qui tolère des déformations sensibles des constructions musicales savantes mais accède à d’autres dimensions plastiques de l’expression musicale, et de l’autre une oreille plus savante que l’on a souvent du mal à repérer, étant donné sa grande rareté.

D’une manière générale, la coprésence d’actions orientées par des attentes, des valeurs et des positions très contrastées — entre des offreurs eux-mêmes clivés, des publics très hétérogènes — fait apparaître des malentendus fondamentaux qui présentent un grand intérêt pour notre enquête. Le consensus autour des valeurs et des évaluations artistiques est donc dans ce cas une illusion qu’il faut dépasser pour mettre en évidence des « complicités dans le malentendu », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. On peut ajouter que de telles tensions peuvent tout autant advenir dans l’autre sens lorsqu’une offre surqualifiée rencontre des publics dont on ne peut présupposer qu’ils soient en parfaite adéquation avec ce qu’ils entendent.

Il s’agit donc de multiplier les observations cliniques de ce type pour passer ensuite à une évaluation quantifiée qui reproduit de manière systématique et à plus grande échelle de telles observations (par entretiens directifs) ensuite quantifiées avec les membres de l’orchestre et de l’administration de l’institution et avec un échantillonnage large des publics.

Au plus général, c’est l’identité singulière des institutions musicales étudiées qu’il est important d’évaluer. Si les prémisses de notre raisonnement sont valides, on doit s’attendreà la fois à de grandes variations d’un espace à un autre et à des tensions et des dissensions entre les valeurs qui sont mobilisées par les acteurs en présence. Si la grande homogénéité sociale des publics qui fréquentent les institutions savantes n’arrive pas à limiter ces frottements, il faut en conclure que le régime normal de la vie culturelle tient plus à une confrontation qu’à un échange. Si tel est le cas, il faudrait également conclure que les gratifications symboliques liées aux privilèges culturels sont d’un maniement beaucoup plus ambigu que ne le laisse croire la théorie de la légitimité.

Dans cette perspective, les carrières de spectateurs peuvent être évaluées à nouveaux frais puisque les ruptures et discontinuités — très fréquentes lorsqu’on les reconstitue dans le cas des arts plastiques par exemple — peuvent être dès lors rapportées à une difficulté à assumer le porte-à-faux dans lequel chaque spectateur est inévitablement placé. Ce porte-à-faux peut être négatif — comme dans l’exemple pris plus haut à propos du Boeuf sur le toit (ou positif) —, ce qui advient lorsque les propositions artistiques de l’offre sont trop souvent inassimilables parce trop régulièrement lestées par des marques d’excellence. On peut, pour conclure, remarquer que le confort intellectuel qu’offrent ces dernières situations atténue et anesthésie quelque peu la conscience des risques que prend tout spectateur lorsqu’il se confronte à un univers culturel qui lui reste en grande partie étranger, puisque, de fait, la certitude d’être confronté aux plus grands artistes et ensembles internationaux et donc à des offres d’une valeur réputée indiscutable évacue presque la possibilité logique pour un spectateur de se sentir mis en danger, le temps d’un concert.

Enfin, l’activité de médiation tentée par divers acteurs — dont le récent Journal de la culture de Arte, placé en période de grande écoute, donne une illustration très actuelle — se laisse lire à partir d’une grille plus inattendue que celle qui est couramment proposée : le mouvement incessant de la création et de la recréation artistiques — mais on pourrait user du même terme à propos de la recherche scientifique — peut être à l’origine d’une quête qui n’a pas de fin et qui vise à aplanir les tensions structurelles que cette dernière fait surgir, que les motifs invoqués soient référés à une volonté de démocratiser une activité perçue comme clivante socialement ou à d’autres impératifs éthiques.