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Petite histoire d’une étude

Tout comme les gens auprès desquels elles sont menées, les recherches ont une histoire. Celle-ci, consacrée aux jeunes hommes travailleurs du sexe[1], a de multiples origines. À court terme, elle est issue d’une subvention reçue de Santé Canada (1999-2002) afin de mieux connaître, ultimement, les stratégies des jeunes travailleurs du sexe face à la transmission du vih. À plus long terme, elle marque une continuité par rapport à l’ouvrage Les enfants de la prostitution (Dorais, 1987), publié il y a quinze ans déjà, étude dans laquelle mon collègue Denis Ménard et moi, alors travailleurs sociaux sur ce terrain, tentions de cerner un phénomène largement clandestin : la prostitution des enfants et des adolescents. Je reprends en quelque sorte l’histoire de ces jeunes où nous l’avions laissée : l’entrée dans la vie adulte et au-delà (l’âge moyen des répondants de la présente étude au moment de leur entrée à plein temps dans la prostitution se situant autour de 20 ans). J’ai aussi noté que la recherche et la documentation sur le thème demeuraient peu abondantes. La prostitution des garçons est un sujet peu traité et, quand tel est le cas, il s’agit surtout de prostitution d’enfants ou d’adolescents (Weisberg, 1985 ; Gauthier-Hamon et Teboul, 1988 ; West, 1993), et non pas de jeunes adultes, comme dans la présente étude.

Dans la présente enquête, nous nous sommes principalement intéressés à trois types de travail du sexe, sans doute les plus courants : la prostitution de rue (qui s’étend parfois dans les bars et les saunas à clientèle homosexuelle ou bisexuelle), la danse nue et le métier d’escorte, qui consiste en une prostitution de plus « haut niveau », si l’on peut dire, que la prostitution de rue, car plus sélective, plus payante et organisée. Nous nous sommes limités à interroger des jeunes hommes, d’une part parce que leur réalité est davantage méconnue que celle des femmes travailleuses du sexe, mais aussi parce que la façon dont ils composent avec les risques de transmission de mts ou du vih est particulièrement préoccupante, cela au dire même de ceux qui oeuvrent auprès d’eux (médecins, travailleurs sociaux et travailleurs de rue, en particulier).

Quelles que soient leurs activités, contacter des jeunes hommes travailleurs du sexe n’est pas chose facile. Précieuse fut la participation, surtout au démarrage de notre étude, du Projet intervention prostitution de Québec, l’un des plus anciens organismes communautaires oeuvrant auprès de ces jeunes. Les travailleurs de rue de cet organisme nous évitèrent bien des déconvenues en nous apprenant l’ABC du milieu. Nos intervieweurs, Ginette Paré et Olivier Charron à Québec, Patrick Berthiaume à Montréal, firent preuve de créativité, parfois de témérité, pour avoir accès à des milieux où règne la méfiance. Leurs efforts furent récompensés. Mais que de refus essuyés pour chaque entrevue réalisée ! Parfois, nous en perdions presque courage : le milieu de la prostitution ne se laisse pas facilement « infiltrer », fût-ce par des jeunes chercheurs les mieux préparés et les mieux intentionnés du monde.

Nous n’étions pas des clients, ni même des curieux très payants (un montant de 20 $ était remis à chaque répondant). Une heure à une heure et demie passée avec nous, en moyenne, rapportait moins que la plupart des activités usuelles de nos répondants. Sans compter que nous leur demandions de dévoiler une large part de leur intimité, de sortir un instant de cette clandestinité qui entoure le monde de la prostitution, bref de nous faire confiance comme cela demeure peu courant dans leur univers. En contrepartie, nous avons beaucoup appris des jeunes hommes qui ont accepté de nous parler de leur vie de travailleurs du sexe ; ils nous ont permis de percevoir des aspects insoupçonnés d’eux-mêmes, de leur métier et de leur perception de ce dernier.

Le préjugés et les stéréotypes concernant les garçons travailleurs du sexe abondent, hélas. Puisse notre petite étude contribuer à les remettre en cause, pour peu que l’on se donne la peine d’entendre ce que ces jeunes hommes ont à raconter et de considérer sans a priori l’analyse sommaire — il s’agit d’une recherche exploratoire — que nous proposons de ces récits. Donner une voix à ceux qui n’en ont guère, du moins publiquement, n’est-il pas un des premiers devoirs du chercheur ? On notera enfin que cet article présente une portion uniquement de nos résultats et analyses, dont l’ensemble a pris (depuis la rédaction initiale de cet article) la forme d’un ouvrage (Dorais, 2003). Les lecteurs et lectrices intéressés à connaître la totalité de cette étude pourront s’y référer.

Questions et méthode de recherche

Précisons d’emblée que nous avons défini le travail du sexe comme toute activité consistant à donner des services sexuels uniquement ou principalement contre rétribution. Plus spécifiquement, nous avons considéré la prostitution de rue (ou de bar, qui en est la continuité), la danse nue et le travail d’escorte sexuelle. C’est vers les jeunes hommes qui pratiquent ces activités de façon régulière, ou l’ont fait dans un passé récent, que se sont orientés nos efforts dans le recrutement de répondants.

À la suite d’une subvention reçue de Santé Canada, notre question initiale était de mieux connaître quelles étaient les stratégies des jeunes travailleurs du sexe en ce qui concerne la prévention de la transmission du vih. Nous nous sommes cependant vite aperçu que pour comprendre comment et dans quelles circonstances les garçons travailleurs du sexe se protègent ou non, il fallait connaître leurs antécédents personnels et familiaux, leurs modes d’entrée puis d’opération dans le travail du sexe, leurs pratiques amoureuses et sexuelles tant dans leur vie intime qu’avec leur clientèle, la perception qu’ils ont de leurs activités, de leurs clients et, bien sûr, leur faculté de négocier avec ces derniers (et ce qui peut altérer cette habileté, notamment l’usage de psychotropes). En d’autres mots, il importait d’abord de répondre à la question suivante : comment devient-on — et demeure-t-on — travailleur du sexe ? Aussi, notre projet a vite dépassé le cadre étroit de la question à l’origine de notre investigation : comment en effet appréhender des conduites, qu’elles soient « à risque » ou non, sans auparavant mieux connaître les motivations et les rationalités de ceux qui les adoptent ?

Comme le soulignent les méthodologues Miles et Huberman (1994), une étude scientifique de type qualitatif gagne en clarté en rendant son cadre conceptuel explicite. Prenons donc un petit moment pour préciser ce point. Notre cadre conceptuel est d’inspiration interactionniste symbolique. D’après les chercheurs américains Simon et Gagnon (1986), la conduite sexuelle (et ce qui l’entoure) est en effet modelée, actualisée et évaluée à l’intérieur d’interactions avec les autres, cela dans des contextes personnels, interpersonnels et sociaux qui lui donnent toute sa signification. Partant du principe que les actions humaines n’ont pas de finalités ou de significations prédéterminées et que, par exemple, aucun acte n’est en lui-même « sexuel », les interactionnistes soulignent le caractère contingent et complexe des conduites sexuelles. Toujours selon Simon et Gagnon (1986), les activités sexuelles adoptées par un individu répondent à trois niveaux de signification : un niveau social ou culturel (par exemple, quel sens la culture dans laquelle vit l’individu donne-t-elle à son comportement ?), un niveau interrelationnel (par exemple, quelle signification leur activité sexuelle prend-elle dans la relation entre partenaires ?), et un niveau biographique (par exemple, quel sens l’individu donne-t-il à tel ou tel geste en vertu de son histoire passée et de ses attentes ?).

Loin d’être immanentes, les significations ou rationalisations de sa conduite émergent de l’expérience de la personne, de ses antécédents, des circonstances en cause et des interprétations disponibles pour évaluer la situation. À l’encontre de tout déterminisme, les interactionnistes croient que c’est à travers les événements, sinon les aléas, de leur existence que les individus développent (plus ou moins consciemment) des scénarios qui les guideront dans leurs interactions. D’où l’importance de connaître et comprendre leurs récits de vie. À travers eux, on arrivera ici à identifier des profils ou scénarios de vie propres à des jeunes travailleurs de sexe, tout en essayant de comprendre comment ces patterns ont pris forme à partir de leurs expériences passées, en particulier les interactions que ces garçons ont vécues dans leurs milieux de vie.

Nous avons par conséquent utilisé une approche qualitative, avec comme matériel de base l’observation discrète des milieux concernés, mais surtout les récits de vie des répondants (en particulier ce qu’il est convenu d’appeler leur carrière sexuelle, c’est-à-dire la succession des événements, des pratiques et des relations qui ont jalonné leur expérience amoureuse et sexuelle). Ces récits ont été recueillis au moyen d’entrevues semi-dirigées. L’analyse de ce matériel a été effectuée à partir d’une méthode dite de théorisation ancrée et d’induction analytique[2]. Rappelons que la théorisation ancrée consiste à développer, à comparer et à confronter les hypothèses générées par l’analyse des données fournies par les répondants, cela au fur et à mesure que leurs récits sont recueillis. Cette méthode semble particulièrement indiquée dans le cas où il s’agit d’analyser des dynamiques ou des patterns dont l’état ou l’évolution sont peu connus, afin d’en faire ressortir des éléments déterminants. Ce patient bricolage ne vise pas à vérifier des théories existantes (et c’est pourquoi la méthode ne comporte aucune hypothèse de départ à vérifier), mais à générer de nouveaux concepts ou à étayer des hypothèses originales, cela à partir des données empiriques uniquement.

La méthode d’induction analytique, quant à elle, complète bien la théorisation ancrée en exigeant des chercheurs qu’ils remettent constamment en question, au fil des nouvelles données recueillies, les représentations de la réalité qu’ils se faisaient jusque-là. Autrement dit, une fois qu’une certaine saturation ou convergence de données émerge, on s’applique à les confronter grâce à l’analyse des nouveaux cas recueillis, examinant en particulier des « cas négatifs », qui contrediraient plus ou moins les analyses précédentes. Le but est de raffiner et de nuancer le travail de conceptualisation. Ainsi, nous avons ici analysé les entrevues recueillies de façon à faire émerger à la fois les ressemblances et les divergences entre les récits des répondants. Les ressemblances permettaient de circonscrire le phénomène étudié, alors que les divergences aidaient à identifier des profils ou scénarios de vie différents parmi les répondants, thème qui sera au coeur du présent article.

Des répondants difficiles à joindre

Recruter des répondants pour participer à une enquête sur le travail du sexe posait des défis que nous avions sous-estimés. Ainsi, la majorité des jeunes hommes approchés ont refusé de participer ou encore ne se sont jamais présentés à l’entrevue, même si l’heure et le lieu avaient été convenus clairement et d’un commun accord. Alors que la rue nous permettait un abord plus facile des répondants potentiels (cela, grâce à la collaboration de travailleurs de rue déjà familiers avec le milieu), les bars de danse nue et les agences d’escortes firent preuve de méfiance, pour dire le moins. Heureusement, après avoir bien compris le but de notre travail, le gérant d’un bar de danse nue se montra réceptif à notre présence et un tenancier d’agence d’escortes accepta de collaborer.

Nous aurions souhaité obtenir cinquante répondants, nous nous sommes arrêtés à quarante, faute de temps disponible pour atteindre le nombre initialement visé, vu la grande difficulté à convaincre des répondants, et du fait aussi que nous semblions déjà avoir atteint une certaine saturation dans nos données (c’est-à-dire une impression croissante de « déjà entendu » lors du recueil de nouveaux récits). Nous aurions aussi préféré n’interviewer que des travailleurs du sexe de la région de la ville de Québec ; l’échantillon final est composé au tiers de jeunes hommes de Montréal. Il faut dire que nous avons vite constaté que les jeunes travailleurs du sexe provenaient de partout en province et se déplaçaient volontiers d’une grande ville à une autre. Leurs allers-retours entre Québec et Montréal, les deux plus importantes villes du Québec, nous ont convaincus que le fait d’élargir notre bassin de répondants n’allait pas vraiment biaiser nos données, ni même l’homogénéité relative de notre échantillon.

Ont finalement accepté de dialoguer avec nous quarante jeunes hommes se reconnaissant comme travailleurs du sexe, c’est-à-dire travaillant ou ayant travaillé de façon régulière dans la prostitution de rue et de bar (presque trois quarts des répondants en ont fait), dans la danse nue (métier exercé par un peu plus d’un garçon sur quatre), dans l’escorte sexuelle (prostitution à domicile, chez l’escorte ou le client[3], dans un motel ou un hôtel, activité pratiquée par un peu plus du quart des répondants). En plus de participer à au moins une des activités précédentes (dans plusieurs récits de vie, on retrouve en effet plus d’un type de travail du sexe), un répondant s’est adonné au massage érotique et un autre a tourné dans des vidéos pornographiques homosexuelles.

La moyenne d’âge des répondants au moment de leur début dans le travail du sexe est de 20 ans. Au moment de l’entrevue, ils avaient en moyenne 27 ans. Dix-sept se disent homosexuels, treize se déclarent hétérosexuels et dix sont plus ou moins bisexuels. Leurs premières relations sexuelles volontaires sont survenues entre 13 et 15 ans. Au moins la moitié d’entre eux furent victimes d’abus sexuels (certains hésitent cependant à définir comme abusives des activités sexuelles imposées par un proche), généralement durant l’enfance.

Six seulement ont fréquenté l’école au-delà du cours secondaire, la majorité ayant laissé tomber leurs études au milieu de l’adolescence. Deux répondants seulement ont poursuivi, sans les terminer, des études universitaires. Beaucoup de répondants ont un ou une partenaire et presque le quart (neuf) ont un ou plusieurs enfants. La majorité travaillent ou ont travaillé « en garçon », tirant avantage dans certains cas d’une apparence jeune, voire androgyne, et dans d’autres cas de leur virilité physique ; quelques-uns seulement, et à certaines périodes de leur vie uniquement, ont travaillé en travestis[4].

Différents types de prostitution ; différentes façons de les pratiquer

Sommairement, la prostitution de rue (ou de bar, les deux étant la plupart du temps associées chez les répondants, surtout en hiver, alors que la rue se fait moins accueillante au Québec) se déroule, en un premier temps, dans un secteur urbain et plus précisément une section de rue (ou de bar) reconnus comme propices à la rencontre rapide entre clients et jeunes hommes prostitués. Ces endroits se trouvent très généralement à proximité de sites commerciaux à clientèle homosexuelle (restaurants, brasseries, etc.) ou de bars de danse nue (à l’exception notable de certains centres commerciaux qui, bien qu’achalandés par le grand public, sont reconnus comme des endroits propices à la prostitution masculine, surtout des plus jeunes). On note que ce type de travail du sexe est considéré par les répondants eux-mêmes comme « le bas de l’échelle », parque que, en général, moins payant et plus dangereux (risque de se faire arrêter par les policiers pour sollicitation, car si la prostitution n’est pas illégale au Canada, la sollicitation l’est ; mais aussi risque de se faire voler, violenter ou battre par un ou plusieurs clients ; risque aussi de se faire intimider par d’autres travailleurs du sexe pour le contrôle d’un territoire donné ou même par simple jalousie). Cela dit, plusieurs n’ambitionnent pas de faire autre chose que ce type de prostitution, malgré le fait que la compétition dans la prostitution de rue semble parfois féroce et le rapport avec le client souvent aussi expéditif que brutal. Un jeune raconte : « Au début, on était plusieurs, on était amis. Mais, moi, aussitôt sur la rue, je partais avec un client. Les autres gars n’aimaient pas ça : les clients couraient après moi. Je me suis fait menacer de me faire casser les deux jambes, de me faire défigurer, de me faire arracher la tête par d’autres gars de la rue... »

Un autre témoigne : « Les clients, surtout les plus costauds, ils sont durs avec moi des fois. Ils deviennent violents quand je les suce. Ils prennent ma tête de force et m’enfoncent le pénis dans la gorge jusqu’à ce que j’étouffe. Quand j’ai des relations anales, il y en a qui font exprès pour faire mal. »

Les jeunes se tiennent sur le trottoir pour attendre ou aguicher les clients potentiels. « Tout est dans le body, l’attitude, la posture, surtout le regard », déclare un répondant, en accord à ce sujet avec beaucoup de ses pairs. Pour d’autres, le vêtement ou ce qu’il suggère comptent aussi pour beaucoup. Les clients de prostitués de rue circulent le plus souvent en automobile, refaisant volontiers plusieurs fois le tour d’un pâté de maisons pour évaluer les occasions qui se présentent à eux et n’arrêtant que quelques instants pour négocier avec le jeune homme et le faire monter dans leur voiture, le cas échéant.

Comment reconnaître un jeune prostitué de rue ? C’est un jeune homme qui est là, à attendre, à un endroit reconnu pour y trouver des clients, du moins à certaines heures du jour ou de la nuit. Comment reconnaître un client ? C’est le plus souvent un automobiliste, plus rarement un homme à pied, qui passe et repasse, de plus en plus lentement jusqu’à ce qu’il ait fait son choix ou encore qu’il parte, n’ayant pas trouvé de jeune à son goût. Les sommes demandées par les travailleurs du sexe de la rue sont très variables, selon l’acte demandé, le temps requis, le moment de l’année, l’affluence de clients, les besoins immédiats du jeune. Ces tarifs sont en général sensiblement plus bas que leurs collègues danseurs ou escortes.

Le bar de danseurs nus est un lieu forcément clos. Un portier, un placier ou un gérant y contrôle discrètement les allées et venues de la clientèle, mais aussi des danseurs. Dans les bars de danse nue, deux types d’activités sont proposées par les danseurs (qui, soulignons-le, ne reçoivent généralement pas de salaire, sinon un montant très minime, pour leur présence). D’abord, leur spectacle individuel, présenté sur une petite scène centrale. Cette performance se déroule généralement en deux temps : d’abord en se déshabillant lentement, ne dénudant plus ou moins que le torse, cela sur une musique rythmée ; ensuite en effectuant une danse qui se veut plus lascive, sur une musique de circonstance, en se déshabillant complètement ou presque (à Québec, on nous a dit qu’un règlement municipal empêchait les danseurs de montrer leurs organes génitaux au public, ce qui n’est pas le cas à Montréal). Le client a toutefois le loisir d’inviter le danseur de son choix à s’exécuter pour lui uniquement, soit près de la table où il est déjà en train de consommer sa boisson, soit dans un isoloir prévu à cette fin (ce que fait la majorité). Il y a deux prix pour ces danses-là : 5 ou 6 $, pour celles qui ressemblent en tous points à celles faites sur la scène, mais vues de plus près, forcément, et 10 $ ou plus, pour celles qui impliquent certains contacts physiques (en général des caresses mutuelles) entre le client et le danseur, le tout étant laissé à la discrétion des deux, bien que la surveillance dans certains bars de danseurs soit vigilante afin d’éviter les « abus », c’est-à-dire, par exemple, une fellation ou une relation anale sur place (malgré que l’ajout récent d’isoloirs privés et clos rend inopérante, à toutes fins pratiques, cette surveillance).

Par ailleurs, plusieurs danseurs admettent qu’il leur arrive de faire du « temps supplémentaire », en accompagnant un client à l’hôtel à la toute fin de la soirée. La somme alors négociée va être fixée d’après la popularité du danseur, la richesse apparente du client, les actes sexuels demandés et le temps requis. Un jeune déclare : « Plus un danseur est beau, plus il est en “shape” [en forme physiquement], plus il va être exigeant, plus il peut charger cher pour des extras. » Quelques danseurs admettent que c’est « après les heures », quand ils rejoignent un client à l’hôtel, que c’est vraiment payant pour eux, malgré que ce sujet soit assez tabou chez les danseurs (aucun ne voulant aux yeux de ses pairs être comparé à un « vulgaire » prostitué ; c’est qu’ils tiennent à leur rang, les danseurs, dans la hiérarchie du travail du sexe !), a fortiori s’ils se déclarent hétérosexuels : « Faire des heures supplémentaires est un sujet tabou. Personne ne le dit à personne. Aucun danseur ne va dire qu’il fait des clients, même pas moi, qui en fais. Personne veut passer pour un prostitué. Les gars ont leur image de mâle à sauver. »

Les danseurs nus identifient d’emblée deux types de clients ; les « cochons », qui essaient de les tripoter au maximum en les payant le moins possible, et les « amicaux », qui « ont plus besoin de parler que de toucher, qui viennent nous raconter leurs problèmes ». En fait, il n’est pas exagéré de dire que les danseurs observent tout autant leurs clients que vice versa. Et la plupart affirment que leur charme repose au moins autant dans leur regard que dans leur physique. La plupart des danseurs nous ont expliqué que seule une observation très attentive des clients présents dans la salle leur permet de repérer ceux qui semblent s’intéresser à eux ou du moins à leur corps : « J’observe les clients. J’observe ceux qui me regardent. J’observe comment ils sont habillés, comment ils marchent, comment ils tiennent leur verre. Je les analyse de A à Z. J’essaie surtout de savoir s’ils sont intéressés par moi ou pas, s’ils ont de l’argent. Je me donne cinq minutes et je vais les voir. Il faut trouver un sujet pour parler avec eux autres... Il faut que tu lui parles de choses qui l’intéressent lui. Si au bout de cinq minutes le client a rien à dire, ça sert à rien de rester là. Si tu lui offre des danses en arrière dans un isoloir et qu’il ne veut pas, il n’est pas venu pour toi. [...] Il ne faut pas perdre de temps. Mon but est de faire de l’argent. »

Il existe tout de même des danseurs plus timides ou plus indépendants. L’un d’eux raconte : « J’approche pas vraiment les clients. J’attends qu’ils viennent me voir. Je danse et je me promène un peu autour de la salle, c’est tout. Si quelqu’un vient me parler ou m’offre un verre, je vais aller le voir, je vais vouloir danser pour lui, lui parler. Mais je vais rarement voir les clients de moi-même. »

Le travail d’escorte, quant à lui, consiste d’abord à annoncer, de façon plus ou moins explicite (certains décrivent leur anatomie dans le moindre détail, d’autres restent allusifs ; puis il y a toutes sortes de photos dans les grands journaux et surtout dans les magazines gais) ses services sexuels via une agence, qui prendra alors un pourcentage, ou par ses propres moyens. Ensuite, il s’agit de permettre aux clients potentiels d’entrer en contact avec soi via un numéro de téléphone (la plupart du temps un portable). Les escortes vont généralement rejoindre le client dans un hôtel, un motel ou un sauna. Quelques clients les invitent chez eux ; quelques rares escortes acceptent que le client (surtout si c’est un client assidu) aille les rencontrer à leur domicile. La plupart de ces jeunes hommes perçoivent leurs activités comme une « entreprise », qu’ils soient à leur compte ou qu’ils travaillent pour une agence (l’un n’excluant pas l’autre, par ailleurs, même si les agences défendent en principe à leurs protégés de travailler en plus à leur propre compte). Ce sont eux, les escortes, qui peuvent commander les tarifs les plus élevés dans la hiérarchie du travail du sexe.

Quatre scénarios de vie émergent

Au fil de l’analyse des quarante récits de vie recueillis, nous avons identifié quatre scénarios de vie chez les jeunes hommes travailleurs du sexe. Les voici décrits succinctement. Nous illustrerons par la suite chacun d’entre eux par un cas relativement typique de chacun de ces patterns.

Le scénario de vie le plus courant, rencontré chez un peu plus de la moitié des répondants (vingt-deux, précisément), est la dérive. Ces jeunes hommes vivent souvent dans la pauvreté, voire dans la misère, et se sentent « en survie ». Ce profil est caractérisé par une forte association entre toxicomanie et prostitution, au point qu’il est parfois difficile de distinguer laquelle a entraîné l’autre. Chez les jeunes de la dérive, les gains de la prostitution servent avant tout à financer leur (sur)consommation de drogues et d’alcool, voire leur toxicomanie : cocaïne, héroïne et, à vrai dire, tout ce qui peut leur tomber sous la main pour modifier leur état de conscience. À une exception près, c’est le seul groupe dans lequel on identifie des utilisateurs de drogues injectées par voie intraveineuse  — au moins la moitié de ces répondants s’en disent adeptes — et tous les cas de transmission du vih confirmés (notons que nombre de répondants ne connaissaient toutefois pas leur statut sérologique). C’est aussi dans ce groupe que l’on rencontre les jeunes qui ont débuté le plus tôt dans le travail du sexe de façon régulière (la moitié avant l’âge de 16 ans) : 11 ans pour le plus jeune, le tournant de la trentaine pour le plus âgé, cela pour une moyenne se situant autour de 18 ans.

L’estime d’eux-mêmes chez les jeunes de la dérive est très négative et leur désespoir tangible : « Mon corps c’est un objet, un morceau de viande. C’est très dur pour l’estime de soi » ; « Je me vois comme une poubelle, une poubelle qui a été souillée, qui a été lavée, qui a été blanchie à l’eau de Javel, mais qui est encore souillée, surtout que j’ai attrapé le vih là-dedans » ; « Avec les années, tes problèmes émotifs, psychologiques, sexuels s’accumulent. Parce que tu ne peux pas imaginer les bassesses que les clients peuvent te demander, peuvent te faire... »

La quasi-totalité des jeunes font ou ont fait régulièrement, souvent quotidiennement, de la prostitution de rue (20 sur 22), quelques-uns seulement de la danse nue ou de l’escorte. Certains ont fait de la prison pour avoir commis des vols. Presque tous présentent aussi la caractéristique d’avoir eu une enfance ou une adolescence difficiles : parents négligents, rejetants (en particulier dans le cas des jeunes qui se révèlent homosexuels), criminalisés, incestueux, alcooliques ou violents ne sont pas rares dans leurs histoires de vie. Aussi, l’abandon très tôt de l’école, la fugue et le fait de se retrouver tout jeune dans la rue en situation de survie furent souvent les éléments déclencheurs de leur prostitution. C’est, de loin, le groupe parmi lequel on retrouve le plus de victimes d’abus sexuels. Carencés sur plusieurs plans, certains de ces jeunes hommes évoquent une certaine recherche d’attention ou d’affection dans leurs activités prostitutionnelles, en dépit de ce que cela leur en coûte : « J’ai compris que pour aller chercher de l’affection, fallait donner du sexe. »

Les trois autres scénarios identifiés se retrouvent à parts égales (six répondants dans chaque catégorie) chez l’autre moitié des répondants. Bien sûr, tous ces scénarios ne sont pas exclusifs : un même jeune homme peut en avoir vécu plusieurs, mais il semble toujours y en avoir un qui prédomine.

Nous appelons l’appoint la dynamique de jeunes hommes qui optent pour le travail du sexe principalement parce que ce dernier peut occasionnellement leur permettre de « joindre les deux bouts », de payer des dettes (d’études, d’achat de biens, d’une automobile — la drogue n’étant ici que rarement impliquée et, le cas échéant, de façon secondaire), d’ajouter un revenu non déclaré à l’aide sociale ou à l’assurance emploi qu’ils reçoivent, ou encore de se payer le « luxe » que leurs revenus normaux d’emploi ne leur permettent pas. À noter que ce sont ceux qui débutent le plus tard dans le travail du sexe, soit entre 22 et 40 ans, pour une moyenne se situant autour de 28 ans. Ils comptent aussi parmi les plus scolarisés des répondants. Un répondant comparera sa situation à celle de n’importe quel travailleur autonome. Un seul de ces jeunes hommes fait de la prostitution de rue ; ils sont plutôt danseurs nus lorsque hétérosexuels ou escortes lorsque homosexuels. Une autre particularité de ces répondants est qu’ils s’identifient peu au travail du sexe, cette activité étant toujours perçue comme secondaire dans leur vie. Plusieurs sont mariés, ont des enfants. Pour toutes ces raisons, leurs activités dans le travail du sexe sont généralement discrètes, inconnues de leur famille et de leurs proches, cela même si ces jeunes hommes en tirent parfois une certaine valorisation personnelle (séduire, connaître des personnes d’un certain niveau social ou intellectuel, qu’ils ne rencontreraient pas autrement). Ils consomment peu ou pas de drogues ou d’alcool, a fortiori au travail, car ils se targuent de garder le plein contrôle lorsqu’ils sont « en service ».

L’appartenance désigne une situation dans laquelle un jeune a évolué dans le milieu du travail du sexe ou en périphérie de ce dernier au point où le fait de s’y engager lui a semblé la chose la plus naturelle du monde. L’encouragement vient parfois de son milieu familial (une mère prostituée, un père qui fut danseur nu) ou du fait que le jeune se cherche un milieu d’appartenance (un adolescent qui se fait mettre à la porte parce qu’on le découvre d’orientation homosexuelle par exemple). Ces garçons ont débuté tôt dans le travail du sexe, soit entre l’âge de 15 et 21 ans, pour une moyenne se situant autour de 17 ans. Mais leurs motivations sont tout autres que celles des répondants que nous avons identifiés à la dérive : le travail du sexe n’apparaît pas ici comme un pis-aller, mais au contraire comme quelque chose qui va de soi, comme un moyen honorable de gagner sa vie en dépit des aléas que cette occupation comporte. Très intégrés dans le milieu de la prostitution (« La rue, c’est le seul endroit que je connais, où je me sens à l’aise, tes amis qui sont là, ça devient comme une famille, on n’est jamais seul »), tous consomment, quoique à des niveaux divers, alcool et drogues. Ces jeunes paraissent plus socialisés que ceux de la dérive ; la plupart ont ou ont eu des relations amicales et amoureuses relativement stables. Dans ce sous-groupe, presque tous font ou ont fait de la prostitution de rue ; la moitié sont par la suite passés à la danse nue ou au travail d’escorte.

Enfin, le pattern de la libération est généralement celui du jeune homme homosexuel pour lequel la prostitution fut et demeure une façon de vivre ses fantasmes initiaux, de connaître de nouvelles expériences et de nouveaux partenaires tout en en tirant profit. Leur âge d’entrée dans le métier est fort variable : entre 16 et 30 ans, pour une moyenne se situant à 20 ans. Pour la majorité, ils n’ont pas vécu de problèmes particuliers durant leur enfance et conservent d’assez bons contacts — fussent-ils lointains — avec leur famille respective. Leur scolarité est en général supérieure à celle de leurs collègues. Contrairement aux jeunes de la dérive, ces jeunes hommes ont une bonne estime d’eux-mêmes et une vision positive de leurs activités. Ils aiment ce qu’ils font, ressentent un certain attachement pour des clients, même si leur vision est parfois ambiguë sur ce point (il est vrai qu’il y a toutes sortes de clients : de celui qui voit le jeune comme un objet à celui qui devient un ami). Tous affirment avoir choisi ce métier pour les nombreux avantages personnels et relationnels qu’il offre, notamment rencontrer des hommes plus âgés, ce qui correspond souvent à une attirance déjà présente chez eux. Bref, ils voient d’abord et avant tout leur travail du sexe comme une occasion d’affirmer leur orientation ou préférence sexuelle et de se développer comme individu, du moins pendant une certaine période de leur vie. S’ils consomment des drogues, ce sont des drogues dites douces, telle la marijuana, ou encore de l’alcool. Un bémol toutefois : cette vie apparemment « facile » rend la transition vers autre chose malaisée par la suite et peut même inciter un jeune homme à continuer le travail du sexe alors que cela ne l’intéresse plus vraiment, qu’il a l’impression d’avoir pris et appris tout ce qu’il avait à prendre et à apprendre. Ainsi, le sentiment initial de liberté peut parfois se changer en une certaine déception au fil des années (« On est payés pour du rêve ; on vit dans un monde de rêve finalement... »). Mais tous affirment que ce travail a présenté, au moins un temps, beaucoup d’aspects positifs pour eux.

Des garçons comme les autres : quatre récits typiques

Un garçon de la dérive : Christophe

Christophe, 21 ans, est né dans une famille de 10 enfants, d’un père alcoolique et violent avec sa progéniture et d’une mère handicapée devenue l’esclave de son mari. Sept enfants, les aînés en fait, furent placés en famille d’accueil, puis adoptés, ayant été enlevés à ces parents jugés négligents. Christophe, lui, a fugué du milieu familial à 11 ans, peu après qu’un oncle a abusé sexuellement de lui. Le garçon s’est retrouvé peu après dans la rue. Son seul mode possible de survie fut de se prostituer :

Pour moi, ç’a été comme un élément déclencheur. Mon oncle avait abusé de moi par la force puis me payait pour que je me ferme la gueule. C’est lui qui m’a fait découvrir le monde du sexe. Quand je me suis retrouvé en fugue, je savais où aller me cacher et je me suis dit : tant qu’à faire, tu vas le vendre ton cul !

Rapidement devenu toxicomane, Christophe faillit mourir d’une overdose à 16 ans. Sa vision de la prostitution est très négative, car il y a souffert beaucoup : « Au début, la prostitution, je voyais ça assez positivement, je pensais même trouver de l’amour là-dedans. Mais j’ai vite déchanté : faut pas s’aimer pour faire de la prostitution. »

Après avoir connu la prostitution de rue, Christophe a commencé vers 14 ans à flirter avec des clients potentiels dans les bars gais. Puis il se tourne vers le métier d’escorte et de danseur nu : « Vers 16 ou 17 ans j’ai été escorte, pour commencer à mon compte puis pour une agence, parce que je me sentais plus en sécurité comme ça : tu peux filtrer tes clients, puis t’as une certaine protection de l’agence, du chauffeur qui vient te reconduire. J’ai aussi été danseur nu vers le même moment. Quand tu te laisses toucher, tu peux faire pas mal d’argent. Puis bien plus encore si tu vas coucher avec le client après. »

Pour Christophe, comme pour la plupart des jeunes hommes interrogés, la prostitution de rue est « le bas de l’échelle », alors que la danse nue représente un « entre-deux » et l’escorte, « le top de l’échelle ». Même si, certaines semaines, il a fait beaucoup d’argent, Christophe admet qu’il a toujours dilapidé ce qu’il gagnait : « Du beau linge, de la coke, beaucoup de coke, des parfums, des esthéticiennes, des sessions de gym. C’est fou, mais j’entretenais au maximum le corps que je détruisais en même temps par le sexe et la drogue... »

Depuis peu, Christophe a un petit ami, ce qui lui donne quelque espoir d’améliorer sa qualité de vie. Quant à la protection face aux mts, Christophe adopte une attitude pour le moins ambiguë : « Normalement, j’avertis que sans condom c’est non, mais moyennant un bon supplément... J’ai été chanceux de ne jamais avoir de mts, seulement des morpions. Maudit que ça pique ces bebites-là ! Je passe des tests pour le sida quand j’ai fait des choses qui m’ont amené des craintes, comme aller avec des clients qui veulent rien savoir du condom. Tu sais, c’est pas facile d’aborder ça avec eux autres ; tu prends ton courage à deux mains... Surtout que pour aller avec un client, je prends toujours quelques verres avant. Puis, je l’avoue, je suis toujours gelé [drogué]. »

Un garçon de l’appoint : Billy

Billy vient d’une famille où le père avait de sérieux problèmes d’alcoolisme. Billy ne voit plus ses parents depuis l’âge de 16 ans, alors qu’il a décidé de partir seul en appartement, en ayant plus qu’assez des disputes entre ses parents. Depuis l’âge de 12 ans, il avait eu une vie sexuelle active, toujours avec des filles. Bien qu’il ait toujours vécu seul, il a eu jusqu’à présent quelques liaisons durables avec des filles ; l’une d’entre elles lui a donné un enfant alors qu’il avait 19 ans — il a la garde partagée de cet enfant. Il a commencé au début de la vingtaine à travailler comme danseur nu dans un bar gai. Il possède un autre métier, principal à ses dires, de travailleur en usine. Ce métier étant peu payant, en partie à cause d’interruptions régulières dans le travail, il en est venu petit à petit à considérer celui de danseur. En fait, l’idée de danser nu dans les bars a vraiment germé dans sa tête alors qu’il fréquentait une danseuse : « Je voyais bien l’argent qu’elle faisait, puis moi j’en avais des problèmes d’argent, de dettes surtout : mon auto, mon loyer... J’ai commencé en raison de ça. »

Billy n’a pas vécu aisément son intégration dans le monde de la danse nue pour hommes, dans lequel il s’est vite retrouvé : « Ce que j’ai trouvé le plus difficile c’est le côté homo. Moi, l’hétéro qui danse pour des hommes... Même si j’ai dansé d’abord pour des femmes, à Montréal, c’est toujours les hommes le plus gros du marché pour un danseur. Mais c’est pas la même ambiance, du moins pas pour moi. Avec les femmes, c’est plus facile, t’as qu’à jouer au séducteur ; tandis qu’avec les hommes ça va être plus sexe, plus provocateur. »

Même s’il doit se « mettre en condition », Billy ne consomme pas de drogues dures : le pot (marijuana) et l’alcool lui suffisent. Pourtant, il avoue avoir déjà éprouvé de gros problèmes de drogues à l’adolescence. Le principal mobile de Billy dans le travail du sexe est l’argent. Sa perception des clients est mitigée : « Il y en a qui sont corrects, qui vont te respecter. Mais pour d’autres t’es comme un morceau de viande, ils essaient de te toucher le sexe, même si je les avertis qu’ils vont trop loin là, ils arrêtent pas. Le mieux, c’est encore ceux qui parlent, qui te prennent quasiment pour un psychologue ; ils ont juste besoin d’une présence. Tu fais juste leur parler, sans danser ou presque. Mais c’est seulement 15 à 20 % des clients qui sont comme ça. »

Mince consolation dans ce métier de danseur qu’il considère difficile : le côté artistique de ses chorégraphies lui permettrait d’exprimer un côté de lui inexploré, qu’il aime bien. Billy admet qu’il lui est arrivé de partir passer la nuit avec des clientes lorsqu’il dansait pour des femmes, mais il les percevait alors davantage comme des amantes de passage que comme des clientes. II dit toujours avoir pris les précautions nécessaires face aux mts et aux grossesses non désirées, même si la partenaire prenait des pilules anticonceptionnelles. Aujourd’hui, il trouve à la fois comique et pathétique le fait que lui, homme hétérosexuel, danse pour des hommes qui, souvent, se disent aussi hétérosexuels...

Un garçon de l’appartenance : Jean-Loup

Jean-Loup est un jeune homme costaud et sportif de 19 ans. Il se prostitue depuis trois ans à plein temps. Il est né dans une famille monoparentale ; sa mère a déjà fait de la prostitution et éprouvé de graves problèmes de toxicomanie. Une partie de sa famille trempe dans le crime organisé. Jean-Loup a été très tôt enlevé à sa mère, jugée incapable de le garder et il fut placé presque sans interruption en centres et foyers d’accueil de l’âge de 2 mois à 18 ans. Il a à peine entamé un cours secondaire ; il adore pourtant la poésie et en écrit, surtout pour séduire ses partenaires féminines, affirme-t-il.

Lors de ses nombreux placements, il a souvent subi des attouchements sexuels de la part de garçons plus vieux, mais il est réticent à considérer cela comme des abus sexuels. L’idée de se prostituer lui a été suggérée par sa mère une fois qu’il était en visite chez elle : « On avait besoin d’argent. Elle a dit : “Je vais aller faire 2 ou 3 clients.” Je lui ai dit : “Je vais m’essayer moi aussi, maman.” J’ai mis mon manteau de cuir, je suis allé où il fallait et j’en ai fait avec des hommes. Au début j’étais sur le stress. Tu sais pas ce qui peut arriver. »

Cela dit, Jean-Loup se déclare hétérosexuel — en dépit d’une brève liaison homosexuelle — et croit même que son apparence très masculine est un frein pour certains clients qui n’osent pas trop l’approcher. Il s’adonne exclusivement à la prostitution de rue, bien qu’il ait fait une brève incursion dans le monde des escortes, activité vite abandonnée parce qu’il n’aimait pas redonner à quelqu’un d’autre une part de ses gains. Dans la rue, il a vite fait sa place, constate-t-il : « J’ai mon coin de rue et mon coin, y a personne qui s’assit là, même quand je suis pas là. »

Jean-Loup réalise que l’exemple de sa mère l’a vraiment beaucoup influencé, même si ses contacts avec cette dernière se font rares aujourd’hui : « Elle faisait ça pratiquement chaque jour. À un moment donné, t’as le goût toi aussi d’essayer de faire de l’argent avec ça. Elle revenait toujours avec de l’argent ; je voyais qu’il y en avait pas mal à faire là-dedans. »

Jean-Loup ajoute que, pour quelqu’un comme lui qui a peu d’instruction, la prostitution est un métier pratique et un milieu accueillant : « Si je voulais des emplois, il faudrait que je retourne à l’école et moi puis l’école ça ne va pas bien ensemble... Ma dernière journée d’école, j’avais lancé mes cahiers à la face du prof tellement j’étais écoeuré... Pourtant je serais super bon en informatique. [...] »

Jean-Loup a, un temps, travaillé comme messager pour un groupe criminalisé, mais après avoir essuyé des coups de revolver et eu des côtes cassées, il a abandonné sans regret. Bref, expérience à l’appui, Jean-Loup semble convaincu que le milieu de la prostitution est le seul endroit où il ait sa place. Sa vision des clients est toutefois sans illusion : « Un client, c’est un portefeuille sur deux pattes. Ils nous prennent tous pour des drogués ; pourtant, moi, la drogue, j’en prends pas vraiment, je me limite à l’alcool, mais ma consommation est variable, je peux pas en prendre des jours puis partir sur une brosse. »

Son argent, Jean-Loup le « gaspille » volontiers, selon ses propres dires. Son appartement ne lui coûte pas cher, mais il adore se payer du bon temps, dans les bistros, par exemple, et se paye de temps à autre du matériel informatique. Comme il reçoit une allocation d’aide sociale, il ne lui reste que 275 $ par mois pour vivre, officiellement du moins. Ses revenus de prostitution lui sont nécessaires pour améliorer son sort ; aussi, il ne voit pas pourquoi il arrêterait. Comme il est assez sûr de lui et de sa force physique, il n’hésite pas à inviter des clients chez lui, surtout s’ils n’ont pas d’endroit à suggérer pour avoir la relation sexuelle (en particulier les hommes mariés).

Côté vie sentimentale, Jean-Loup a été très éprouvé par la mort tragique de sa dernière petite amie, assassinée brutalement.. Il a depuis fréquenté un homme, mais pas longtemps : « Son ordinateur m’intéressait plus que le gars... Puis, il n’arrêtait pas de raconter à tout le monde qu’il m’avait trouvé sur la rue. C’était vrai, mais pourquoi le crier sur les toits ? »

Jean-Loup dit se limiter désormais aux « fuck friends », filles qu’il décrit comme étant des connaissances avec lesquelles il peut avoir des relations sexuelles sans autres engagements mutuels : « Une fuck friend, tu y donnes même pas à déjeuner. Tu la prends, c’est tout, et elle s’en va. » Comme il connaît peu ces filles-là, il se protège autant qu’avec ses clients, « parce que le sida, il fait partie de ma vie de tous les jours. J’en connais plusieurs, moi, qui ont le sida ! Je prends pas de chances ». Aussi, côté protection face aux mts et au sida, Jean-Loup est prudent : « Je traîne toujours des condoms à la menthe avec moi. Si je suce et qu’il y a des sécrétions ou si le gland du gars a l’air bizarre, je lui mets un condom et j’ai le goût de la menthe, pas celui du lubrifiant, dans la bouche. C’est simple avec mes clients : c’est le condom, sinon on fait rien et encore il me doit la moitié du montant si c’est déjà commencé. »

Un garçon de la libération : Sid

De style punk, Sid est le plus instruit de nos répondants, ayant fréquenté l’université (sans avoir toutefois obtenu de diplôme), « juste le temps d’amasser une belle grosse dette de prêts d’études de 21 000 $ », dira-t-il, amer. Il a commencé à faire le travail du sexe à 27 ans, Il en a aujourd’hui 30. Ses parents sont âgés et il les voit guère afin qu’ils ignorent tout de ses activités. Il les avait quittés à 17 ans, après une enfance qu’il dit sans histoires. Il a eu sa première relation sexuelle à 24 ans. Avec un homme plus âgé. Il avait bien eu une petite amie du même âge que lui vers 18 ans, un peu par conformisme ; faute de désir, il la laissa tomber : « J’ai pris du temps à vivre mes fantasmes, mais je me suis bien repris depuis... », conclut-il.

Sid a aujourd’hui un ami de coeur, de 15 ans son aîné, qui vit dans une ville très éloignée du lieu où habite Sid et dont l’état de santé est précaire du fait de sa séropositivité. Aussi, son amant ne voit aucun problème dans le métier de Sid et pas davantage dans le fait que celui-ci ait des aventures amoureuses ou sexuelles. Sid a toujours été attiré par les hommes plus vieux que lui, ce qui n’est pas sans relation avec son occupation actuelle et le plaisir qu’il arrive à y prendre. Pour Sid, l’apparence physique n’est pas primordiale dans l’attirance : le dialogue, les affinités, l’affectivité comptent pour beaucoup. C’est d’ailleurs le pilier de son amour pour cet homme qu’il estime comme quelqu’un d’assez extraordinaire sur le plan intellectuel.

Se prostituer, Sid a commencé à y songer lors d’un court séjour en prison à la suite de larcins, alors qu’un codétenu lui a demandé une relation sexuelle en retour de sa protection contre les autres détenus : « Je me suis dit que si je pouvais faire ça dans des conditions pareilles, pas idéales du tout, pourquoi que j’essayerais pas de le faire en dehors pour gagner ma vie honnêtement ? »

Sid considère son métier de travailleur du sexe de façon très rationnelle. Il a immédiatement débuté comme escorte, métier qu’il pratique toujours de façon autonome, grâce à des petites annonces passées un peu partout. Il n’a que des clients hommes, parce qu’il fait ce métier en partie pour le plaisir et qu’il n’est pas attiré par les femmes. Sur le plan des activités sexuelles, rien ne le rebute, apparemment, bien qu’il préfère projeter l’image du partenaire actif et refuse de jouer l’esclave sexuel afin de ne pas se sentir dominé. Hormis cela, ajoute-t-il, « ça peut aller aussi loin que l’imagination peut aller, d’un côté comme de l’autre ». Ses clients sont de tous les âges, de 18 à 75 ans (les jeunes étant plus rares) et de toutes les ethnies, ce qui lui fait dire : « J’ai couché avec du monde de presque partout sur la planète et de toutes les couleurs et religions. » Généralement, il se rend chez le client ou à l’endroit fixé par ce dernier (hôtel, sauna, etc.) et peut y passer de 5 minutes à 12 heures, « dépendant des moyens du client et de son excitation ».

Côté prévention des mts et du sida, il se protège activement, en affirmant ses besoins : condoms dans tous les cas (il en apporte de toutes les grosseurs, de même que son propre lubrifiant et son huile de massage), utilise des gants de latex quand cela lui semble requis et évite d’avaler le sperme de ses clients. Sid prend peu de drogues : alcool et cannabis, mais pas systématiquement et surtout pas de façon à nuire à son contrôle de lui-même lorsqu’il travaille. Aux clients réguliers, il parle de ses propres goûts sexuels parce que « si l’intimité est plus grande, ce sera meilleur, plus intense ». Sid croit qu’il est important « de pouvoir être moi-même, de pas me changer juste pour faire plaisir aux gens, de faire des choses que j’aime. Le plus difficile, c’est d’avoir des relations sexuelles actives avec quelqu’un qui ne me plaît pas beaucoup... Mais à qui la faute si le gars est dégueu ? La plupart des clients sont capables de voir la différence entre un prostitué qui fait ça pour le plaisir et celui qui le fait seulement pour l’argent, la drogue ou la boisson. C’est pour ça qu’ils m’apprécient. »

Sid économise son argent, tout en reconnaissant que cela est exceptionnel dans ce milieu. Il croit que le travail du sexe tel qu’il le pratique « est sûrement la façon de gagner ma vie la plus amusante, créative, celle sur laquelle j’ai le plus de contrôle. Plus la confiance en moi — mes clients trouvent mon corps plus beau que moi-même je peux l’imaginer — et de l’argent comme je n’en aurais pas tant gagné autrement et honnêtement. La liberté surtout. » Il admet toutefois qu’il faut être assez fort sur le plan psychologique pour faire face aux aléas et aux conséquences de ce métier. Il déplore que ce métier-là soit aussi mal vu, stigmatisé même, alors que pour lui : « C’est un métier aussi respectable et honorable qu’un autre. Partager deux solitudes, celle du client et celle du prostitué, c’est une relation humaine ; il y a des gens très attachants aussi, comme ce vieux monsieur pas beau, amputé, tout ridé, mais tellement sensible... il m’a fait pleurer, je n’étais plus capable de le quitter de la soirée, même pour le prix d’une heure ! Ce sont les projecteurs jetés sur la prostitution de rue, les toxicomanes, ceux qui volent les clients qui nous donnent une mauvaise image. Quand tu demandes et reçois un cachet honorable, tu n’as pas intérêt à perdre la confiance du client. Puis, moi, le sexe, j’aime ça, j’aime vraiment ça. J’aime faire l’amour autant que possible tous les jours, sinon je ne ferais plus ce métier-là. J’espère le faire longtemps. Je veux rester jeune longtemps. »

Les risques du métier : violence, drogues et vih

Même les garçons qui se plaisent relativement bien dans le travail du sexe l’admettent : il comporte des dangers et des pièges. C’est pourquoi tous s’entendent pour suggérer qu’il y a deux grandes décisions à prendre dans ce métier : le faire et y rester (ou, éventuellement, le quitter). Pour les prostitués de rue, surtout, la violence peut survenir au moindre détour. Par exemple, un garçon raconte s’être fait volé le peu qu’il avait par un client ; un autre s’est fait violer par un groupe de jeunes hommes ivres qui l’ont ensuite abandonné sur le bord d’une route de campagne. Sans compter les petits et gros règlements de comptes entre jeunes pour le contrôle d’un coin de rue, les altercations avec certains clients ou avec les fournisseurs de drogues, etc. Si les danseurs et les escortes semblent plus protégés, dès qu’ils se retrouvent seuls, isolés, avec un ou plusieurs clients, ils ne savent jamais comment cela va se terminer.

En ce qui concerne les risques face aux mts et au vih, le tableau dressé par les répondants est parfois rassurant, parfois inquiétant. Alors que beaucoup de travailleurs du sexe semblent se protéger adéquatement et tenir mordicus à cette protection, d’autres, en particulier les jeunes de la dérive, sont parfois prêts à tout pour se procurer l’argent nécessaire à leur surconsommation de drogues. Ils prennent des risques supplémentaires lorsqu’ils sont en plus utilisateurs, en manque, de drogues par voie intraveineuse. Certains garçons de l’appartenance présentent aussi certains risques lorsqu’ils sont sous l’effet de l’alcool ou de drogues (elles font partie de leur mode de vie), ce qui met leur vigilance à l’épreuve. Les garçons de l’appoint se montrent, quant à eux, d’autant plus prudents et organisés sur ce plan-là qu’ils ne veulent pas que leur travail du sexe, occasionnel, ait la moindre retombée sur leur vie privée, de couple ou familiale. « Tu ne vas pas risquer ta vie pour quelques dizaines de dollars de plus ! », nous ont, il est vrai, déclaré beaucoup de garçons, quel que soit par ailleurs leur type de travail du sexe. Enfin, les adeptes de la libération paraissent en fait plus à risque dans leur vie privée que dans leur vie professionnelle, les deux se recoupant parfois de manière à mettre en péril les réflexes de protection développés avec les clients.

Comment conclure ?

Le présent texte ne dévoile qu’une partie de notre étude et des analyses qui en découlent. Nous pouvons néanmoins déjà constater que le travail du sexe chez les jeunes hommes n’est pas un phénomène unitaire, mais véritablement pluriel. Les motivations et les scénarios de vie des jeunes hommes interrogés diffèrent en effet au point que nous sommes arrivés à les rassembler sous des scénarios de vie aux profils fort différents : entre le jeune toxicomane qui exerce ce métier pour subvenir à ses besoins pressants de drogues et celui qui se prostitue en éprouvant un sentiment de libération personnelle, il y a un monde ! Tout comme il y a toute une différence entre le jeune homme qui pratique ce métier clandestinement afin de combler les fins de mois de son budget familial et celui qui, faute généralement de mieux, a précisément fait du milieu de la prostitution sa famille.

En somme, tant la vision misérabiliste du travail du sexe que la perception de ce dernier comme un métier pareil à un autre trouvent dans notre étude matière à être tantôt confortée, tantôt confrontée. C’est que, manifestement, il n’y a pas une prostitution, et encore moins une seule façon d’y faire ses débuts, de l’envisager ou de la pratiquer, mais plusieurs. Encore que notre enquête rencontra des difficultés d’échantillonnage qui ont eu pour conséquence de limiter notre vision d’ensemble du phénomène étudié. Ainsi, nous avons remarqué que les prostitués de rue étaient plus faciles à rejoindre pour nous et aussi plus enclins à répondre à nos questions : les vingt dollars de compensation que nous donnions représentaient, plus ou moins, le montant qu’ils pouvaient perdre en nous consacrant une heure ou un peu plus de leur temps. Il en allait autrement des danseurs, habitués à des gains plus substantiels, et plus encore pour les escortes. Ce n’est donc pas un hasard si le nombre de prostitués de rue et de jeunes de la dérive se retrouve ici aussi élevé : leur disponibilité et leur motivation pouvaient être plus grandes. Sans doute aurions-nous pu avoir un tableau plus complet si nous avions eu davantage accès aux autres types de prostitution. Ce sera le défi de ceux et celles qui voudront continuer d’explorer le territoire que nous avons voulu défricher et analyser avec les moyens, le temps et les possibilités qui étaient les nôtres.

Comment, en terminant, ne pas souligner à quel point nous avons appris en écoutant et analysant les récits de ces travailleurs du sexe ? Si notre travail réussissait à faire tomber quelques tabous, stéréotypes et préjugés, desquels nos répondants se sont si souvent plaints, nous en serions des plus satisfaits. Car ce que l’on appelle encore le plus vieux métier du monde n’est pas forcément le mieux compris, a fortiori quand ce sont des hommes qui le pratiquent.