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Introduction

L’utilisation des téléphones intelligents ou « smartphones » est devenue omniprésente dans nos sociétés, amenant des opportunités et des risques pour la santé mentale et le bien-être. Ces défis conduisent de nombreux chercheurs à s’intéresser au domaine (Abdel-Baki et coll., 2017 ; Pennou et coll., 2023 ; Sablier et coll., 2012), et stimulent notamment des collaborations entre le Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal et la Suisse (Khazaal et coll., 2020 ; Pennou et coll., 2019 ; Pennou et coll., 2023 ; Rochat et coll., 2024 ; Zidani et coll., 2017).

La place et l’impact des téléphones intelligents ont été encore amplifiés par la COVID-19 (Elbarazi et coll., 2022 ; Sallie et coll., 2021 ; Stip et coll., 2021).

Une personne, en Amérique du Nord, passe en moyenne plus de 3 heures par jour sur son appareil (Aboujaoude et coll., 2022). Les adolescents et les jeunes adultes se distinguent des groupes plus âgés par une propension encore plus grande à utiliser les téléphones intelligents, y compris pour accéder aux services de santé mentale et de bien-être (Vera Cruz et coll., 2023a). Les téléphones intelligents et les services auxquels ils donnent accès (applications) favorisent notre autonomie en nous connectant à des personnes, à des contenus et à des services en tout temps et en tout lieu (Statista., 2022). À titre d’exemple, les réseaux sociaux ont permis aux personnes de rester en contact, en dépit du confinement durant la COVID-19 (Stip et coll., 2021). Certaines applications soutiennent la santé (Lecomte et coll., 2020 ; Stafylis et coll., 2022 ; Torous et Keshavan, 2021) alors que d’autres facilitent des rencontres (Vera Cruz et coll., 2023b), des transactions commerciales ou de l’apprentissage. Dans le même temps, les téléphones intelligents et les services qu’ils délivrent via les applications remettent en question notre autonomie.

En effet, les individus sont confrontés à de nouveaux défis liés au moment, à l’endroit, à la manière et à l’intensité avec lesquels ils décident de se connecter ou de se déconnecter des services fournis par les téléphones intelligents.

Cela peut conduire à une utilisation problématique du téléphone intelligent (une dépendance, ou un comportement addictif, pour reprendre la dénomination proposée par la 11e Classification Internationale des Maladies) (Brand et coll., 2020), qui pourrait être caractérisée par une difficulté à en contrôler l’utilisation, la priorisation de l’usage de ses services et une altération consécutive du fonctionnement.

L’utilisation problématique du téléphone intelligent est communément conceptualisée comme une « addiction au téléphone intelligent » (Csibi et coll., 2019), mais ceci est controversé. En effet, le téléphone intelligent véhicule de nombreux services. Une addiction pourrait ainsi être spécifique d’un service donné tel que la recherche compulsive (Arsenakis et coll., 2021 ; Khazaal et coll., 2021) d’informations sur la santé (sites ou applications apportant des informations sur les symptômes ou les traitements des maladies) (Van Singer et coll., 2015), la pornographie (Ben-Brahim et coll., 2024b) ou les réseaux sociaux (Rochat et coll., 2019). De surcroît, l’utilisation problématique du téléphone intelligent pourrait s’expliquer par différents mécanismes psychopathologiques tels que l’addiction, des mécanismes de réassurance (p. ex. vérification de la disponibilité d’un proche sur Whatsapp) (Billieux et coll., 2015), ou une recherche de régulation des émotions (Elhai et coll., 2019).

Les individus peuvent avoir plus de difficultés à maîtriser l’usage de certaines applications que d’autres. L’évaluation des comportements liés à l’utilisation des téléphones intelligents invite donc à tenir compte à la fois des caractéristiques technologiques des appareils que de celles des contenus des services digitaux (Flayelle et coll., 2023). Les personnes qui n’utilisent pas de téléphone intelligent et celles qui en font un usage intensif ont toutes deux des niveaux de santé mentale et de bien-être inférieurs à ceux des personnes qui utilisent modérément leur téléphone intelligent (Studer et coll., 2022), indiquant des liens étroits entre santé mentale, bien-être et usage des téléphones intelligents. Des études longitudinales prospectives seraient nécessaires pour mieux comprendre ces liens. Les observations relatives au groupe qui n’utilise pas ces technologies pourraient, possiblement, s’expliquer par d’autres difficultés d’inclusion sociale. Jamais auparavant la société n’a autant compté sur les technologies mobiles pour assurer la productivité, les activités sociales et la communication. Dans ce contexte, nous sommes confrontés à des défis sans précédent pour répondre aux besoins de la population générale en matière de bien-être numérique. Les objectifs de cet article sont, premièrement, d’introduire le concept de bien-être numérique avec un accent particulier sur le téléphone intelligent. Deuxièmement, cet article vise à explorer les ressources digitales qui pourraient contribuer au bien-être numérique dans la perspective du développement d’interventions spécifiques.

Bien-être, bien-être numérique et santé mentale

Le bien-être est un concept multidimensionnel qui va au-delà de l’absence de maladie. Il inclut « une expérience et un fonctionnement psychologiques optimaux » (Deci et Ryan, 2008). Le bien-être est à la fois un vecteur et un résultat d’une bonne santé physique et mentale, ainsi que d’un fonctionnement efficace dans différents domaines de la vie, y compris la vie numérique (les éléments de la vie d’une personne qui impliquent des interactions avec la technologie numérique). Les dimensions du concept de bien-être comprennent, notamment, l’acceptation de soi, un but dans la vie, le développement personnel, les relations positives, l’autonomie et la maîtrise de l’environnement (Ryff, 1989). Nombre de ces dimensions sont aujourd’hui, étroitement liées à la vie numérique, partie intégrante de notre environnement. La maîtrise des éléments numériques pourrait s’en trouver essentielle au bien-être général.

De fait, des corrélations négatives entre l’utilisation problématique du téléphone intelligent et le bien-être, en particulier sur les échelles d’autonomie et de maîtrise de l’environnement ont été décrites (Horwood et Anglim, 2019). Bien qu’on ne puisse pas établir de lien de causalité, l’usage problématique du téléphone intelligent, ou de ses services spécifiques (p. ex. réseaux sociaux) est également associé chez l’adulte et l’adolescent à des troubles de la santé mentale. Des associations sont ainsi décrites avec l’anxiété, la dépression et le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (Yang et coll., 2020). Une baisse de l’activité physique, des problèmes fonctionnels et psychologiques, une baisse de la productivité, un isolement social, de moins bons résultats scolaires, des troubles du sommeil, une moins bonne qualité de vie sont également décrits (Masaeli et Billieux, 2022). Une estime de soi basse, des actes autodommageables et des symptômes dépressifs ont été également rapportés chez les adolescents (Abi-Jaoude et coll., 2020 ; Barthorpe et coll., 2020).

Le bien-être numérique est une composante spécifique du bien-être. Il s’agit de l’expérience subjective et individuelle d’un équilibre optimal entre les avantages et les inconvénients associés à la connectivité mobile. Cet état expérientiel comprend les évaluations affectives et cognitives de l’intégration de la connectivité numérique dans les différents aspects de la vie quotidienne. Les personnes pourraient atteindre le bien-être numérique lorsqu’elles éprouvent « une satisfaction et un soutien fonctionnel maximaux, ainsi qu’une perte de contrôle et des difficultés fonctionnelles minimales » (Vanden Abeele, 2021). Le bien-être numérique consiste à équilibrer l’utilisation de la technologie numérique avec d’autres aspects essentiels d’un mode de vie et de relations sain. Il s’avère de plus en plus difficile d’atteindre ce bien-être en raison de la sophistication croissante des possibilités d’interactions numériques et de la faible efficacité des interventions correctives (Roffarello et De Russis, 2023).

Le téléphone intelligent, élément central de la vie numérique

La vie numérique comprend toutes les interactions avec les appareils numériques, tels que les téléphones intelligents, les tablettes, les ordinateurs, les jeux vidéo et les outils de réalité virtuelle.

Récemment, le téléphone intelligent est devenu l’élément central de la vie numérique. Il tient dans la main, est mobile, connecté à Internet et à une multitude de services, via les applications, y compris dans les domaines de la santé et du bien-être (Lecomte et coll., 2020 ; Vera Cruz et coll., 2023a), le soutien à l’école/au travail, l’éducation, l’information, la connectivité sociale et de multiples services (réservation d’hôtels, achats, etc.). Un certain nombre d’applications semblent présenter un risque accru de perturbation du bien-être numérique, telles que les applications de rencontres (Rochat et coll., 2019 ; Vera Cruz et coll., 2023b), la pornographie (Ben-Brahim et coll., 2024a ; Ben-Brahim et coll., 2024b ; Bothe et coll., 2024), les jeux (Huot-Lavoie et coll., 2022), les jeux d’argent (Bronnec et coll., 2022) et les réseaux sociaux (Tullett-Prado et coll., 2023). Face à cette évolution, les téléphones intelligents deviennent, eux-mêmes, des outils centraux pour la recherche sur le bien-être numérique. En effet, une grande partie des interactions digitales passent par ces outils qui offrent à la fois un observatoire des comportements et des opportunités d’intervention. Le téléphone intelligent est à la fois un sujet central à la recherche sur le bien-être numérique en raison des impacts de son contenu sur notre bien-être et un terrain propice au développement d’outils pour favoriser le bien-être numérique.

Outils technologiques de bien-être numérique : des interventions basées sur le contrôle

Les initiatives visant à résoudre les difficultés liées au bien-être numérique ont porté sur le renforcement du contrôle, principalement la réduction du temps d’écran sur les téléphones intelligents et les applications spécifiques. L’industrie des téléphones intelligents, probablement soucieuse de son image associée aux risques d’addiction, a récemment développé des applications et des outils qui permettent de suivre et de limiter leur propre utilisation (Aboujaoude et coll., 2022). Ces outils sont basés sur l’auto-observation du temps d’écran, le blocage et la suppression d’applications ou de notifications, le suivi d’objectifs (p. ex. limites de temps d’écran), et les procédures de récompense et de punition (p. ex. blocage de l’accès à une application à partir d’un certain temps d’utilisation). Une étude préliminaire portant sur un échantillon, d’environ 2000 personnes, représentatif d’une population d’adultes en Amérique du Nord, a montré que les outils de contrôle offerts par le téléphone intelligent sont fréquemment utilisés (par environ 50 % de l’échantillon), mais que la plupart (environ 80 %) des utilisateurs de ces outils ont fait état d’un manque d’efficacité perçue (Aboujaoude et coll., 2022). Cette étude sur un échantillon représentatif d’une population adulte montre à la fois l’attrait de tels outils et leurs limites. Une méta-analyse récente portant sur un petit nombre d’études a indiqué que ces outils étaient peut-être associés à une réduction de l’utilisation du téléphone intelligent (Roffarello et De Russis, 2023). Les auteurs signalent cependant que ces outils mettent l’accent sur la capacité de l’utilisateur à exercer un contrôle sur les appareils numériques sans tenir compte de l’importance du bien-être numérique pour aider les utilisateurs à tirer parti de cette technologie, une perspective qui peut favoriser une confusion entre la déconnexion et le bien-être numérique (Vanden Abeele et Nguyen, 2022).

La durée d’utilisation du téléphone intelligent ou d’une application donnée est une information utile, mais pas assez précise pour comprendre l’interaction du modèle d’utilisation avec les spécificités d’un appareil, un contenu donné, un contexte donné, les motivations d’usage d’une application, des états d’humeur spécifiques et un effet positif ou négatif sur le bien-être numérique (Roffarello et De Russis, 2023). Se concentrer uniquement sur le temps d’écran n’est probablement pas suffisant pour offrir une approche globale du bien-être numérique, en raison du manque d’informations sur les différents usages, objectifs et interactions qui se jouent entre la personne, son environnement et ces interfaces technologiques (Valasek, 2022). La personne manque d’une vision suffisamment précise de ces interactions avec le téléphone intelligent, ce qui diminue sa capacité à adapter son comportement. Cette lacune pourrait contribuer aux résultats mitigés des approches orientées sur le contrôle de l’usage et le temps d’écran.

Des approches plus globales apparaissent nécessaires pour aider l’utilisateur à repenser ses propres interactions avec son téléphone intelligent. Ces approches peuvent nécessiter la combinaison d’analyses approfondies des interactions dynamiques entre l’individu, le contenu et l’appareil, associées à un retour d’information approprié, complet et personnalisé (feedback). Un tel feedback pourrait accroître la prise de conscience et aider les gens à changer de comportement (Michie et coll., 2013).

Discussion

Utilisation du téléphone intelligent et bien-être numérique : processus dynamiques

L’utilisation du téléphone intelligent peut être influencée de manière dynamique par divers facteurs qualitatifs (p. ex. l’expérience subjective, cognitive et affective, lors de l’utilisation d’un contenu donné ; les normes sociales) et quantitatifs (p. ex. le temps) qui contribuent à la vie numérique et au bien-être numérique. L’hypothèse est que les facteurs liés à l’appareil, au contexte et à la personne interagissent dans des constellations dynamiques qui aident ou entravent des personnes spécifiques dans leur bien-être numérique (Vanden Abeele, 2021).

Il est ainsi suggéré que les expériences relatives aux médias sociaux (Schneider et coll., 2022) soient probablement évaluées selon leur degré de réponse aux besoins psychologiques fondamentaux. L’évaluation de l’expérience est influencée par le sentiment de cohérence ou un rapport au monde perçu comme compréhensible, gérable et significatif. La manière dont les expériences numériques sont faites, les récompenses perçues et leur évaluation contribue à maintenir des motivations spécifiques pour l’utilisation du téléphone intelligent, alors qu’une utilisation automatique du téléphone intelligent (sans but prédéfini) aurait un impact négatif sur la qualité de vie (Sela et coll., 2022).

Afin d’améliorer la compréhension du phénomène clinique des troubles liés à l’utilisation de l’Internet, le modèle (I-PACE) a été développé (Brand et coll., 2016). Ce modèle a suggéré l’importance des interactions dynamiques entre les facteurs prédisposants possibles tels que les constitutions neurobiologiques et psychologiques (c’est-à-dire les facteurs génétiques possibles, le traitement de la récompense et le contrôle de soi), les facteurs centrés sur la personne (l’impulsivité, le neuroticisme, les motifs personnels d’usage de services numériques spécifiques [jeux, pornographie, réseaux sociaux] et les cognitions sociales). Ces différents niveaux de facteurs liés à la personne interagissent de manière dynamique avec les stimuli du contenu numérique, via une réponse affective et cognitive et une évaluation personnelle de l’interaction (modérateurs proposés : styles d’adaptation et biais cognitifs liés à l’Internet, et médiateurs : réponses affectives et cognitives à des déclencheurs situationnels) qui déterminent le comportement de l’utilisateur (c’est-à-dire l’utilisation ou non d’un contenu spécifique). L’expérience peut conduire à des récompenses potentielles (gratification ou compensation) contribuant au maintien ou non d’un comportement donné. Pour répondre à la question de savoir comment les individus, et plus particulièrement les adolescents et les jeunes adultes, peuvent atteindre le bien-être numérique, nous devons donc comprendre comment les personnes, la communauté, les appareils et les contextes interagissent de manière dynamique. Ceci pourrait déboucher sur des interventions en mesure de promouvoir le bien-être numérique.

Conclusion

Au vu des défis liés à l’omniprésence des outils digitaux tels que les téléphones intelligents, les interfaces dynamiques humain-machine deviennent un défi majeur pour le bien-être et la santé mentale. Ce défi est encore plus marqué pour les adolescents et jeunes adultes (Holly et coll., 2023). La technologie pourrait y contribuer par le design d’outils en mesure d’améliorer nos capacités à appréhender ces interactions et à en tenir compte au service de notre bien-être.