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En mai 1947, l’infirmière Charlotte Tassé lors de sa conférence donnée à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu clamait haut et fort « Affirmons-nous » (Tassé, 1947). Si ses mots ont résonné dans l’enceinte de l’Institution pendant l’assemblée annuelle de l’Association des hôpitaux catholiques, c’est d’une tout autre manière que soeur Augustine, pendant un demi-siècle, a fait vibrer le coeur de Saint-Jean-de-Dieu. Malgré ses réalisations notables et sa détermination à développer des savoirs pour les enseigner à l’intérieur même des murs de Saint-Jean-Dieu, le parcours de cette femme reste peu connu. Heureusement, les Soeurs de la Providence ont créé de l’archive qui permet en cette année du 150e anniversaire de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM) non seulement de ne pas les oublier, mais de les raconter et de les sortir de l’angle mort de l’histoire des femmes et celle de la profession infirmière.

L’automne dernier, j’étais de retour aux Archives Providence de Montréal (APM) sur la rue Grenet. J’avais pris rendez-vous avec l’archiviste Marie-Claude Béland qui avait sélectionné des documents que j’étais curieuse de consulter dans le cadre d’une nouvelle recherche sur l’Institut médico-pédagogique du Mont-Providence[1]. Après nos salutations à l’accueil où je l’attendais, Mme Béland m’accompagne jusqu’aux archives. J’en profite pour mentionner que dans le cadre des festivités du 150e, j’avais participé à un panel d’experts sur l’histoire de l’Institution (29 septembre 2023) et je m’empresse de lui demander si elle avait été contactée pour collaborer, d’une façon ou d’une autre, aux activités soulignant cet anniversaire. Sa réponse monosyllabique et son hochement de tête de gauche à droite créent un malaise instantané que je tente de dissiper. J’atteste, malgré les maigres 10 minutes qui m’avaient été accordées, avoir mentionné le rôle incontournable des fondatrices et l’importante contribution de soeur Augustine. L’évolution de l’IUSMM repose largement sur près d’un siècle d’innovations réalisées par les Soeurs de la Providence. Cela, toutes les deux nous le savions.

Comme l’ont également observé Louise Bienvenue et François-Olivier Dorais, les religieuses aussi ont participé dans l’ombre à des oeuvres scientifiques (2023). Il n’était donc pas surprenant que le panel d’experts réunis pour le 150e anniversaire de l’IUSMM accueillait un psychiatre, fier de puiser son savoir à même une historiographie vieille de plus de 30 ans, racontant les exploits des psychiatres modernistes (Perreault et Thifault, 2012) en laissant dans l’ombre ceux des maîtresses d’oeuvres, les Soeurs de la Providence.

Cet article propose une histoire qui se veut non héroïsante, comme la définissent Bienvenue et Dorais (2023), d’une femme devenue religieuse qui a consacré sa vie à voir grand pour ses petits malades et qui a soutenu de vastes ambitions. La microhistoire culturelle, que nous avons choisie comme approche méthodologique, s’élabore, selon Ginzburg (1980), autour du « paradigme de l’indice » qui repose sur le repérage et l’interprétation de signes discrets et disséminés. C’est au niveau micro, celui des comportements minuscules, qu’il est possible d’identifier des trajectoires particulières d’individus ou de groupes. En fait, « la micro histoire s’assigne pour tâche d’intégrer, c’est-à-dire de prendre en compte et d’articuler le plus grand nombre possible de données ; d’“enrichir” en quelque sorte le matériel de l’historien » (Revel, 1999). Populaire depuis plus d’une vingtaine d’années au Canada, en Europe et aux États-Unis, la microhistoire délaisse l’étude des grandes structures des sociétés (familiales, symboliques, etc.), afin de privilégier la prise en compte de l’expérience vécue par les actrices et acteurs historiques (Thifault, 2016).

Soeur Augustine (1873-1963) participa, à sa façon, au mouvement en devenir et officiellement lancé par sa soeur d’armes, garde Charlotte Tassé (Klein, 2023), dont le mantra était « Affirmons-nous ». Elle contribua au développement de la profession infirmière et à la reconnaissance sociale des gardes-malades canadiennes-françaises. Elle s’affirma ainsi, selon moi, comme militante ou, comme l’aurait dit Micheline Dumont (1995) en référence aux actions des communautés religieuses, comme féministe. Malgré cela, l’histoire des femmes n’a pas retenu son nom et la littérature infirmière ignore le parcours de cette hospitalière qui a milité pour une formation infirmière scientifique et de meilleures conditions de travail. Divisé en 3 parties, cet article propose, premièrement, de revenir sur la période de la Révolution tranquille pour rappeler que les religieuses ont été dépossédées de leurs institutions (Larochelle, 2022) et l’impact que cette dite modernisation de la société a contribué à garder dans l’ombre le savoir infirmier des hospitalières. Deuxièmement, le parcours de soeur Augustine au sein de Saint-Jean-de-Dieu sera présenté pour illustrer son militantisme et suivi, troisièmement, d’une réflexion sur l’absence de son héritage dans la littérature infirmière, c’est-à-dire celle produite par les infirmières elles-mêmes.

Soeur Augustine et le pouvoir du voile

Longtemps analysé à la seule lumière de la Révolution tranquille, le rôle des Soeurs de la Providence au sein de l’Hôpital Saint-de-Dieu a, par conséquent, souvent été minoré, voire complètement ignoré. L’idée selon laquelle il fallait condamner le fait religieux, qui était alors perçu comme le principal frein à la mise en marche d’une société moderne, a conduit à renier, puis effacer ce qui était pourtant, selon Danielle Juteau et Nicole Laurin (1997) une fourmilière de talents féminins ayant innové dans le monde de l’éducation, des services sociaux, de la santé (Charles et Guérard, 2012 ; Cohen, 2002 ; Danylewicz, 1988 ; Lachance, 2009 ; McCready et Thifault, 2020) et de la santé mentale (Klein et Thifault, 2021 ; Perreault et Thifault, 2012 ; Porter et Ferretti, 2014). La conception d’un Québec en retard dans le domaine de la psychiatrie (Klein, 2017) a servi d’argument à un petit groupe de psychiatres, dits modernistes (Boudreau, 1984) pour déloger les religieuses de leurs fonctions en criant haut et fort à leur incompétence. En 2005, Denis Lazure, qui faisait partie dans les années 1960 de ces jeunes psychiatres modernistes, présentait encore cette vision étroite et erronée de l’histoire de la gestion des soins à Saint-Jean-de-Dieu avant 1962 : « L’absence de soins adéquats [était] flagrante : ainsi, à Saint-Jean-de-Dieu, on ne trouv[ait] qu’une dizaine de psychiatres, un psychologue, un travailleur social. Aucune clinique externe, aucun service de réadaptation digne de ce nom » (Lazure, 2005). N’accordant aucune compétence aux propriétaires de l’hôpital psychiatrique, et cela dans aucun domaine des soins, il réécrivait ainsi l’histoire à son profit, effaçant sans scrupule aucun près d’un siècle d’histoire hospitalière et féminine. Le fait qu’il se soit vu refuser son stage à Saint-Jean-de-Dieu[2] par une de ces femmes voilées a peut-être participé à la virulence de ses critiques à l’égard des religieuses infirmières formulées notamment dans le rapport Bédard (1962) qui engagea la nationalisation et la sécularisation des grands hôpitaux psychiatriques québécois. Nul ne sait. Mais là existe un noeud de tensions qui jalonnent un héritage dissimulé et qu’il convient aujourd’hui de remettre en lumière. Le parcours de soeur Augustine, reconstitué à partir d’une collection de données issues des APM[3], permet de lever le voile sur cette mémoire occultée tant par l’historiographie médicale et psychiatrique que par la littérature infirmière.

Le parcours de vie religieuse de soeur Augustine

Encore trop rares sont les études qui vont au-delà des préjugés afin de s’intéresser à celles qui orchestraient avec dynamisme les activités au sein de Saint-Jean-de-Dieu et qui tenaient l’institution à bout de bras : les religieuses propriétaires de l’hôpital. Le parcours de vie religieuse de soeur Augustine est pourtant un phare incontournable dans cette période longue qui s’étend de la première décennie du XXe siècle jusqu’à celle de la Grande Noirceur[4] et que l’on associe souvent à une inexistence des soins dans les hôpitaux psychiatriques (Lurie et Goldbloom, 2015 ; Duprey, 2007 ; Wallot, 1998). C’est en 1896 que Clémence-Amélie Filteau prononça ses voeux et c’est à l’âge de 23 ans qu’elle reçut son obédience pour l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Née la même année que la création de cet hôpital psychiatrique montréalais, elle y consacra toute sa vie et cela sans courber l’échine devant le dur labeur qu’était la cause de ces déshérités d’intelligence qu’elle affectionnait tout particulièrement. Mais avant de s’y dévouer pleinement, comme toutes les religieuses de la maison, elle acquit de l’expérience dans différents secteurs d’activités : à la procure, à la pharmacie, ou encore dans les salles de malades en tant qu’officière et hospitalière.

Il est intéressant de s’arrêter sur ce dernier rôle qui, à petite échelle, équivaut à celui d’une cheffe d’entreprise, assurant le bon fonctionnement de l’ensemble des unités de l’hôpital. L’hospitalière est en effet la personne responsable de l’administration d’une unité de service et elle fait partie, à ce titre, du personnel le plus important de l’institution. À ses fonctions administratives s’ajoutent 3 domaines d’activités, soit la direction et l’organisation de l’unité ainsi que la formation adéquate du personnel. L’hospitalière doit donc se tenir au courant des nouvelles techniques et des nouvelles médications pour assurer les meilleurs soins aux patients. L’hospitalière doit surtout avoir une âme de cheffe[5], ainsi que le rappellent les notes d’un cours intitulé Le rôle de l’hospitalière en psychiatrie retrouvées dans les APM. C’est elle qui dirige les activités de son département, organise le travail journalier, identifie les problèmes qui se présentent dans son service, assure les soins et informe la directrice des soins infirmiers des activités importantes sur l’unité. Une expérience riche d’enseignements et de savoir-faire sur laquelle soeur Augustine s’appuya pour concrétiser son projet de modernisation des soins infirmiers à Saint-Jean-de-Dieu en tant que directrice de l’École de gardes-malades.

L’éducation comme fil d’Ariane

Si c’est sa passion pour la botanique, développée dans le cadre de ses tâches à la pharmacie, qui anima d’abord soeur Augustine, rapidement l’éducation, comme elle l’a été pour plusieurs communautés religieuses (Dumont et Fahmy-Eid, 1986 ; Dumont et Malouin, 1983 ; Gauthier et Lord, 2021 ; Valcour et Lavallée, 2009), devint le véritable fil d’Ariane de sa trajectoire professionnelle. Cette dernière fut notamment marquée par sa volonté d’ouvrir, en 1912, l’École de gardes-malades de Saint-Jean-de-Dieu, la toute première école de gardes-malades dans un hôpital psychiatrique canadien-français (Thifault, 2010). Il lui revint en effet la création du programme d’études basé sur celui des hôpitaux généraux auquel elle ajouta un contenu novateur en neuropsychiatrie, en hygiène mentale et en psychothérapie. Cette formation fut reconnue en 1924 par l’Association des gardes-malades enregistrées de la province de Québec et l’année suivante, l’École fut affiliée à l’Université de Montréal (Perreault et Thifault, 2012). Cette affiliation donna des ailes à soeur Augustine et lui permit de mettre à profit son expertise en enseignement en développant un programme spécialisé en psychiatrie, incluant un stage en neuropsychiatrie de 3 mois, offert aux étudiantes des écoles de gardes-malades de la ville de Montréal[6]. Animée d’une énergie rare, elle a milité tant au sein de sa communauté que dans les associations prenant part au mouvement hospitalier du Québec pour faire reconnaître l’importance de la qualification des soignantes et les avantages d’une excellente formation. Selon elle, « […] la charité ne pouvait suffire à l’action sans la compétence technique et les qualifications requises ». Elle a d’ailleurs donné l’exemple en suivant « […] une série de cours en soins infirmiers à l’Université de Montréal, pour l’obtention du baccalauréat en sciences hospitalières, en enseignement supérieur, en sciences sociales et administratives »[7].

Malgré la complexité et l’exigence de ses tâches en tant que directrice de l’École de gardes-malades, soeur Augustine n’hésitait pas à s’impliquer partout où elle pouvait faire une différence tant pour la reconnaissance des compétences des infirmières que pour l’amélioration des soins des malades. Elle a notamment répondu positivement à l’appel de Charlotte Tassé en cosignant un article sur le statut du nursing au Québec dans la revue La Garde-malade canadienne-française (Soeur Augustine et coll., 1929), afin de participer au grand mouvement d’affirmation et de mobilisation des infirmières canadiennes-françaises lors du 6e congrès du Conseil international des gardes-malades tenu à Montréal en 1929. Un article qui a été repris dans les prestigieuses revues The American Journal of Nursing, The Canadian Nurse et L’Infirmière française (Klein et Larose-Dutil, 2023). Soeur Augustine a été membre de l’Amicale, l’Association des infirmières diplômées de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, au sein de laquelle elle vota, lors du conventum du 2 octobre 1937, en faveur du soutien aux infirmières motivées à rejoindre les rangs des associations professionnelles. Elle promit également de rapporter aux autorités le voeu du Conventum que toute infirmière appelée à faire du service actif en charge d’un département à Saint-Jean-de-Dieu, considérant qu’elle était spécialisée en psychiatrie et par conséquent mieux formée, devrait être mieux rémunérée, soit d’au moins 75 $ par mois en plus du gîte et de la pension. Le comité reconnaissait que le salaire d’alors, à seulement 25 $, équivalent à celui d’une aide-ménagère, était nettement insuffisant et qu’il n’était pas à la hauteur des responsabilités de l’infirmière auprès des malades mentaux et de la lourdeur de la tâche exigée pour de longues heures de travail[8].

La gestion de l’École de gardes-malades n’a pas suffi à épuiser l’ardeur de soeur Augustine à en faire encore davantage pour les malades. Ses visites répétées aux États-Unis lui ont permis d’acquérir une expérience pratique très utile pour se spécialiser dans l’éducation, comme on le disait à l’époque, des enfants arriérés mentaux. En 1930, elle a ainsi contribué à l’ouverture, au sein de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, de l’École Emmélie Tavernier dédiée à l’éducation des arriérés mentaux pour laquelle elle a également été invitée à créer, en 1935, un programme d’enseignement spécialisé pour les futures enseignantes qui a été approuvé par le Département de l’instruction publique en 1938 et reconnu sous le nom d’Institut Médico-Pédagogique Emmélie-Tavernier (Courteau, 1989 ; Malouin, 1996 ; Wallot, 2006). Soeur Augustine a, par la suite, embrassé le grand projet de sortir les enfants de 14 ans et moins de Saint-Jean-de-Dieu avec l’ambition de leur offrir un environnement plus favorable à leur situation incluant, bien sûr, une dimension éducative. Depuis 1946, ce projet pédagogique enchantait soeur Augustine qui fondait bien des espoirs dans la création de cet institut, nommé Mont-Providence, pour les enfants souffrants de déficience.

« Un grand nombre de ces enfants, par suite de l’immobilité, du silence ou de la réclusion dont ils sont le plus souvent victimes dans les familles, parviennent à l’âge de sept ou huit ans sans savoir se servir de leurs bras ou de leurs jambes et sans savoir tirer le moindre parti des organes des sens. Conséquemment, les premiers exercices qui s’imposent à leur entrée à l’école sont les exercices sensoriels[9]. »

Malgré l’enseignement difficile, fatigant et demandant une grande patience, soeur Augustine s’investit à appliquer la méthode montessorienne, les procédés de Froebel aussi bien de Pestolozzi et le grand principe de Fénélon : « instruire en amusant »[10]. Cet enseignement était dispendieux, car il exigeait de vastes salles, un personnel nombreux et un ameublement spécialisé. Ce sont quelques-unes des raisons pour lesquelles les ambitions de soeur Augustine ne faisaient pas l’unanimité et créaient du remous au sein même de l’Hôpital. Certaines de ses consoeurs voyaient d’un mauvais oeil ce branle-bas de combat pour les enfants dit « arriérés ».

« À l’Hôpital, l’École Emmélie Tavernier ne rencontre aucune sympathie auprès des autorités, c’est le moins qu’on peut dire. On nous tolère, parce que l’on ne peut faire autrement, on sait que le Conseil Général nous est favorable et nous approuve. Soeur Pierre-de-Vérone, en particulier, nous est antipathique ; elle nous répète à chaque occasion qu’il n’y a qu’elle qui s’intéresse aux malades […] Pour elle les enfants ne sont pas des malades, ils nuisent à l’oeuvre de l’hôpital[11]. »

Malgré les obstacles qui se multipliaient sous ses pas et qu’aucune étoile brillait à l’horizon, c’est avec ardeur et détermination que soeur Augustine persévéra à mener à terme son projet d’ériger une institution pour sortir son école des murs de Saint-Jean-de-Dieu. Elle fut d’ailleurs l’architecte de toutes les décisions concernant sa construction, depuis l’achat d’un immense terrain[12] qui s’étendait au-delà du boulevard Henri-Bourassa jusqu’à l’élaboration d’un programme de formation pour les futures enseignantes en passant par la réalisation des plans pour la construction d’un bâtiment de 4 étages et le transfert des jeunes malades.

En 1947, soeur Augustine fut finalement nommée membre de l’Ordre du Mérite scolaire au degré le plus méritant par le Département de l’Instruction publique en reconnaissance de ses 20 années d’enseignement supérieur[13]. Forte de cet honneur, elle devint la directrice du cours d’études de l’École normale de l’Institut médico-pédagogique. Elle prit alors la décision de se consacrer pleinement à cette passion et, pour ce faire, elle quitta ses fonctions de directrice de l’École de gardes-malades en 1949 pour se consacrer uniquement au Mont-Providence qui avait pour double vocation l’enseignement spécialisé aux enfants présentant une déficience mentale légère et la formation des pédagogues en enfance inadaptée (Shadley, 1986), dont elle devint en 1950 la toute première directrice. Malheureusement, 4 ans plus tard, une hémiplégie[14] l’obligea à délaisser son poste. Et comme un malheur ne vient jamais seul, en 1954, le gouvernement provincial força la communauté des Soeurs de la Providence à changer la mission du Mont-Providence pour finalement le transformer en hôpital psychiatrique en 1969 (Courteau, 1989 ; Malouin, 1996 ; Wallot, 2006). On prit dès lors soin d’effacer toutes les traces de ses fondatrices en le nommant Hôpital Rivière-des-Prairies et on sécularisa son administration avec l’arrivée à sa direction du docteur Denis Lazure (Wallot, 2006).

Une totale indifférence à l’héritage des pionnières

Un long silence témoigne de l’indifférence que la littérature infirmière produite par l’élite infirmière attribue aux pionnières des soins infirmiers québécois. Il est difficile de comprendre leur choix délibéré de ne pas intégrer à l’histoire de leur profession celles des hospitalières dont la vie a pourtant été animée, pendant plus d’un siècle, par leur double vocation religieuse et scientifique. Les infirmières sont en effet celles qui transmettent le plus à leurs larges cohortes d’étudiantes et d’étudiants la genèse de leur discipline. Le choix de rayer l’héritage des religieuses, comme le suggère Michel Nadot, est en partie justifié par le fait qu’il relèverait davantage de l’histoire de la religion et de celle des hôpitaux. Vraisemblablement, un passé qui ferait aujourd’hui obstacle à l’évolution de la discipline (Nadot, 2012). Cet effacement de traces religieuses associées au développement des savoirs infirmiers signale « un malaise flou en héritage » (Thifault, 2020).

L’apport des religieuses au monde du savoir infirmier repose en effet sur un profond malentendu difficile à déconstruire. On attribue aux hospitalières, pourtant maîtresses au sein de leurs hôpitaux jusque dans les années 1960, la faiblesse d’avoir été un frein à l’émancipation de la profession en associant l’univers religieux à la soumission des infirmières auprès des médecins (Klein, 2018a). De plus, le fait qu’elles aient été religieuses les discrédite de tout savoir scientifique et cela même s’il est reconnu qu’elles ont été parmi les premières cohortes de femmes à obtenir des diplômes universitaires et qu’elles ont été très impliquées dans le développement de programmes d’éducation supérieure (Charles et Guérard, 2012 ; Cohen et coll., 2002). Bien que les hospitalières logeaient au sommet de la hiérarchie de leurs institutions et ont démontré leur savoir-faire à titre de premières soignantes au pays (Perreault et Thifault, 2012 ; Thifault, 2011-2012), elles sont ignorées, dans la littérature dédiée aux étudiantes infirmières, à la faveur du modèle anglais laïc de Florence Nightingale (Dallaire, 2015) et cela malgré le fait qu’elle-même avait été inspirée par celui des communautés hospitalières catholiques (Cohen, 2008). La discipline infirmière, comme le disait Bourdieu à une autre époque à propos de la sociologie, a « le triste privilège d’être sans cesse affrontée à la question de sa scientificité » (Bourdieu, 1980). La discipline infirmière est ainsi animée par les débats de ses élites universitaires qui délibèrent sur la difficile relation des soins infirmiers avec le savoir (Dallaire, 2015). La tension autour de la reconnaissance scientifique du savoir infirmier et l’évolution de la profession soulèverait des enjeux disciplinaires trop importants pour attribuer aux religieuses les fondements de ce qui, apparemment, nécessite une clarification sur ce que sont les sciences infirmières. S’agit-il « D’une discipline professionnelle ? D’une discipline scientifique ? D’une discipline académique ? » (Lecordier, Cartron et Jovic, 2016). Ces discussions disciplinaires laissent entrevoir la perpétuelle détermination des infirmières à être reconnues par la vaste communauté scientifique. Ce dessein les conduit néanmoins à répéter ce qui était déjà très cher à soeur Augustine et à sa communauté : « la nécessaire participation des infirmières à mobiliser les repères théoriques et scientifiques proches des situations de soins rencontrées au quotidien » (Pepin, 2015).

La littérature infirmière, plus tournée donc vers l’évolution récente de la pensée infirmière tout en faisant reconnaître la scientificité des approches disciplinaires, n’a pas accordé plus d’intérêt à Charlotte Tassé (Klein, 2018b). Pourtant laïque, sa trajectoire impressionnante n’a pas su inspirer, entre autres, les auteures du populaire ouvrage La pensée infirmière (Pepin et coll., 2017). L’ascension étonnante de la Nightingale canadienne à la tête de l’Institut Albert-Prévost et son modèle de soins performant invitant les infirmières à « toujours monter plus haut » (Tassé, 1938) ne trouva pas preneur, après la Révolution tranquille, chez l’élite infirmière, témoin de la capitulation des infirmières religieuses et laïques à la direction jusque-là de leurs hôpitaux et instituts, qui a plutôt choisi de se replier en milieu universitaire. Ainsi, elles abandonnèrent les programmes de sciences hospitalières pour se consacrer aux sciences infirmières et, comme s’il s’agissait d’une nouvelle idée, se dédier à « l’instauration d’une formation universitaire et [à] une représentation crédible auprès d’instances politiques » (Pepin, 2015).

Conclusion

Les historiennes des soins infirmiers, au cours des 30 dernières années, ont clairement mis en évidence, à partir d’un travail d’archives et d’approches historiennes renouvelés, les importantes réalisations des hospitalières et des gardes-malades canadiennes-françaises dans l’histoire québécoise, comme les opportunités réelles de réalisation et d’épanouissement qu’ont offertes ces carrières aux femmes. Néanmoins, le sujet religieux porte ombrage à l’héritage des hospitalières. Le rejet de leurs apports au monde du savoir est fortement marqué dans la littérature produite par les infirmières. Les tentatives des historiennes Marta Danylewycz (1988) et Micheline Dumont (1995) de rectifier ce malentendu n’ont pas réussi, à l’orée du XXIe siècle, à convaincre tant les historiennes que les infirmières de la détermination de plus d’une génération d’infirmières religieuses émancipées dans des carrières inaccessibles aux femmes sans voile. L’incontournable étude des sociologues Juteau et Laurin souligne avec justesse les frontières de la sphère publique repoussées par les religieuses.

Les religieuses évoluent hors salariat dans une institution où elles sont mises sous surveillance, où sont enrégimentés tant leurs corps que leurs esprits ; les lectures, les loisirs, les pensées, les sorties, tout est contrôlé et épié. Enfermées, les religieuses sont néanmoins mobiles. Elles exercent des activités intéressantes : lire et écrire, étudier, former des esprits, soigner, organiser des services, gérer des institutions, prier, construire des édifices, investir des revenus ; on le constate, les possibilités sont multiples, et certaines d’entre les religieuses accèdent à des postes de commande. La vie religieuse offre, à l’intérieur du système, des espaces propices à la réalisation de soi-même, surtout quand on la compare à celle des autres femmes.

1997

Si la Révolution tranquille a marqué les esprits et surtout a été interprétée comme un tournant ayant été un tremplin exceptionnel pour moderniser le Québec, on oublie souvent le prix qu’on dut payer toutes les femmes fortes du premier demi-siècle qui ont été les ingénieures et les moteurs d’un système de santé global et efficient. Parmi elles, soeur Augustine a été la locomotive de grandes innovations à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Souvent freinée par sa propre communauté et par de nombreux obstacles qui se multipliaient sous ses pas, sa trajectoire professionnelle est inspirante et mérite de sortir de l’angle mort de l’histoire de l’IUSMM, de l’histoire des femmes ainsi que celle de la profession infirmière.