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Introduction

Depuis le début de la pandémie, plusieurs sont celles et ceux qui ont été sensibilisés aux questions liées à la santé mentale. La santé mentale des jeunes, en particulier, a fait couler beaucoup d’encre. Un autre sujet important a été la santé mentale de celles et ceux qui sont chargés de prendre soin de la population québécoise, dont les intervenant(e)s de première ligne (Maltais et coll., 2022). L’Observatoire de l’action communautaire autonome (2022) a d’ailleurs produit un rapport sur les impacts de la crise de la COVID-19, détaillant, entre autres, l’effet des conditions de travail sur la santé mentale des travailleur(-euse)s communautaires. Même avant la pandémie, la question des difficultés vécues par les intervenant(e)s avait été identifiée comme un enjeu majeur par les organismes dans le milieu communautaire au Québec. À titre d’exemple, Laliberté et Tremblay s’intéressaient déjà en 2007 aux risques psychosociaux pouvant générer des problèmes de santé mentale chez les employé(e)s au sein des organismes communautaires de la région de Québec. Elles ont conclu que les situations dites psychopathogènes vécues par les employé(e)s interrogé(e)s relevaient, entre autres, d’un manque d’autonomie décisionnelle et de demandes psychologiques élevées. Similairement, Ethier (2012) a également mis de l’avant que les intervenant(e)s pouvaient vivre de la souffrance au travail en raison de leur désillusion, d’un manque d’autonomie professionnelle, d’une marginalisation professionnelle ressentie ou d’un manque de soutien de la part de leur équipe de travail. Plus récemment, une recherche menée par Meunier et Giroux (2020) auprès de 851 intervenant(e)s communautaires de Montréal a aussi montré que l’épuisement professionnel est en constante augmentation et que le niveau de détresse émotionnelle vécu par leurs répondant(e)s s’avérait élevé.

Les résultats que nous présenterons ici émergent d’une recherche-action participative initiée par 3 organismes partenaires : le Regroupement pour l’aide aux itinérants et itinérantes de Québec (RAIIQ), l’Alliance des groupes d’intervention pour le rétablissement en santé mentale (AGIR) et le Regroupement des organismes de personnes handicapées de la région 03 (ROP 03). Financée par une subvention d’engagement partenarial du Conseil de recherches en sciences humaines, cette recherche vise à promouvoir des transformations concrètes dans le milieu de l’intervention. Ce partenariat a notamment mené à la création du projet Difficultés Émotionnelles et Pouvoir d’AgiR au Travail (DÉPART) au sein du volet action, qui vise à épauler les intervenant(e)s oeuvrant dans le milieu communautaire. Au niveau théorique, cette recherche nous a aussi permis de mieux définir la place et l’importance du travail émotionnel en contexte d’intervention, notamment au regard des prescriptions émotionnelles (Larose-Hébert et coll., 2024), des dissonances émotionnelles (Le Pain et coll., en évaluation) et des risques psychosociaux (Le Pain et Larose-Hébert, 2024) au travail dans le milieu de l’intervention communautaire.

Dans le présent article, nous venons complémenter les analyses qualitatives produites à ce jour pour documenter de manière concrète la prévalence de difficultés émotionnelles (DÉ) chez les intervenant(e)s et les gestionnaires dans le milieu communautaire pendant la pandémie. Cet article répond directement à un besoin formulé par les organismes partenaires et les intervenant(e)s du milieu, c’est-à-dire leur souhait de « prendre le pouls » des difficultés vécues par leurs pairs, sur le terrain. Documenter ces réalités leur est crucial, puisque cela leur apparaît influencer de manière directe la qualité et les possibilités de déploiement de leurs services. Nous entendons par DÉ l’ensemble des symptômes (anxiété, crainte, envahissement, nervosité, insomnie, stress, etc.), ayant fait ou non l’objet d’un diagnostic. Plus spécifiquement, nous avons choisi de nous concentrer sur le burnout, le stress traumatique secondaire et la détresse psychologique. Nos objectifs sont ainsi de (1) mieux documenter ces difficultés vécues par les intervenant(e)s du milieu communautaire à l’aide d’outils reconnus et de (2) comparer les résultats obtenus pour les personnes jouant un rôle de gestion ou non pour mieux évaluer les différences entre les personnes occupant ces 2 rôles. Compte tenu du contexte de pandémie, nous nous attendions à observer des niveaux élevés de burnout (BO), de stress traumatique secondaire (STS) et de détresse psychologique (DP). Notre hypothèse de départ était que les participant(e)s ayant un rôle de gestion obtiendraient des niveaux plus élevés de DÉ, puisqu’elles et ils semblaient confrontés plus directement aux conséquences de la pandémie sur l’organisation du travail dans les équipes.

Risques psychosociaux au travail

Nous savons que les intervenant(e)s sociaux(-ale)s sont confronté(e)s à plusieurs risques psychosociaux et que ceci a fait émerger la question des DÉ comme un enjeu important avant le début de la pandémie (Le Pain et coll., 2021 ; Singer et coll., 2020) et depuis (Le Pain et Larose-Hébert, 2024 ; Fu et coll., 2022 ; Holmes et coll., 2021). Les risques psychosociaux au travail sont définis comme étant des « risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental » (Gollac, 2012). Selon le RAIIQ, l’AGIR et le ROP 03, la pandémie liée à la COVID-19 est venue exacerber plusieurs des difficultés que vivaient déjà leurs intervenant(e)s dans le milieu communautaire. Nous savons que la majorité des organismes membres de ces 3 regroupements ont dû maintenir leurs services accessibles durant la crise sociosanitaire, puisque les populations desservies étaient particulièrement vulnérables aux mesures de confinement et au virus lui-même – que ce soit en raison de leur situation d’instabilité résidentielle, de pauvreté, de santé mentale, d’incapacité ou d’isolement. Lors d’une consultation effectuée dans le cadre de l’Assemblée générale des organismes membres du RAIIQ à l’été 2020, les intervenant(e)s ont d’ailleurs exprimé vivre beaucoup d’épuisement. La possibilité de vagues successives multipliait également leurs inquiétudes face à la situation. Les intervenant(e)s membres de l’AGIR et du ROP 03 ont aussi rapporté vivre des expériences similaires. Or, à ce jour, nous n’avons pas encore une mesure claire des difficultés vécues sur le terrain ou de leur prévalence au moment de la pandémie, dans un contexte où les conditions de travail semblaient s’être détériorées.

Comme le soulignent Richard et Laflamme (2016), « pires sont les conditions de travail, plus probable et plus grande est la souffrance psychique (et morale). » Il s’avère donc important de mieux comprendre les risques et les causes structurelles et organisationnelles de cette souffrance ainsi que la façon dont ces facteurs contribuent aux DÉ vécues par les intervenant(e)s. Au niveau des travailleur(-euse)s de la santé, certaines études établissent un lien entre les difficultés vécues et l’accroissement des attentes quant aux rôles que ces personnes jouent, à l’augmentation de leur charge de travail ou à la complexification des tâches liées à leur emploi (Diehl et coll., 2011 ; Kulkarni et coll., 2013 ; Clarke-Walper et coll., 2020 ; Feng et coll., 2017). D’autres études soulignent aussi les conditions difficiles dans lesquelles ces personnes travaillent, c’est-à-dire des environnements parfois marqués par une grande pression, où les employé(e)s doivent gérer des demandes contradictoires, où un haut niveau de fonctionnement continu peut être attendu, où des décisions rapides doivent être prises quant à la vie des personnes qu’elles et ils accompagnent et où les heures de travail sont longues (Illic et coll., 2017 ; Cicognani et coll., 2009 ; Thielman et Cacciatore, 2014 ; Kulkarni et coll., 2013 ; Zou et coll., 2016 ; Bentley et coll., 2021).

À cela s’ajoute la question des risques et des stratégies mises en place pour les mitiger. Effectivement, nous savons que le travail de certain(e)s professionnel(le)s comprend parfois des risques, les amenant à être dans des interactions conflictuelles avec des usager(-ère)s de service, avec leurs collègues ou avec leurs gestionnaires, ou encore à être témoin de situations difficiles, comme des situations de violence physique, psychologique ou émotionnelle (Toqueer et coll., 2021 ; Baka, 2021 ; Sadeghipor et coll., 2021 ; Itzhaki et coll. 2018 ; Clarke-Walper et coll., 2020). Or, plusieurs auteur(e)s notent un manque de stratégies, de ressources ou de support social et professionnel pour appuyer efficacement les travailleuses et les travailleurs qui font face à ces enjeux (Bentley et coll., 2021 ; Thieleman et Cacciatore, 2014 ; Wagaman et coll., 2015 ; Ashgar et coll., 2018). Mieux comprendre l’état de situation en regard des DÉ est donc important à la fois pour jauger les conséquences des défis, risques et enjeux liés au travail, mais aussi pour développer des approches et stratégies bien ajustées au besoin des personnes premières concernées. D’autant plus que régulièrement, ce sont essentiellement les stratégies d’interventions d’adaptation individuelle au stress qui sont proposées, puisqu’elles s’inscrivent dans l’approche du stress-coping (Le Pain et coll., 2021).

Au cours des dernières décennies, différents outils ont été développés pour tenter de mesurer l’effet des risques psychosociaux et l’incidence des enjeux en santé mentale liée directement au travail. À cet égard, le BO se retrouve parmi les concepts les plus connus du grand public. Bien que l’expression BO est couramment utilisée comme un synonyme de surmenage ou épuisement professionnel, cette première appellation est ici utilisée pour souligner la composante émotionnelle et pour distinguer ce concept d’autres formes d’épuisement, dont l’épuisement physique (Chapelle, 2016). Notons aussi qu’il existe plusieurs définitions du phénomène de burnout et que les modèles utilisés varient en fonction des facteurs et dimensions considérées pour différentes populations (Chapelle, 2016). Un modèle couramment utilisé est celui développé par Maslach et Leiter (1997 ; Collins et Long, 2003 ; Chapelle, 2016), qui intègre 3 dimensions, c’est-à-dire : 1) l’épuisement émotionnel ; 2) la déshumanisation de la relation à l’autre et la composante du cynisme ; et 3) la perte du sentiment d’accomplissement personnel, qui réfère aux sentiments d’incompétence, du manque de réussite et de la productivité au travail (Chapelle, 2016 ; Collins et Long, 2003).

Dans un deuxième temps, le modèle du processus d’induction et de réduction des traumatismes chez les intervenant(e)s développé par Figley (1995) émerge aussi des recherches sur le BO. S’inspirant des cadres théoriques sur le stress et l’adaptation de Maslach (1976) et de Maslach et Jackson (1981), Figley a développé un modèle de la fatigue de compassion où le STS et la fatigue de compassion se mesurent principalement par le niveau et la quantité des réactions au stress (Figley, 2005 ; Figley et Ludick, 2017). Plus spécifiquement, Ludick et Figley (2017) définissent les STS comme étant les conséquences qui découlent du travail auprès des personnes directement ou indirectement traumatisées, telles que mesurées par la prévalence de diverses réactions au stress partageant les mêmes caractéristiques que le trouble de stress posttraumatique (Figley, 2003). De son côté, la fatigue de compassion est définie comme la lassitude mentale qui résulte des efforts répétés et associés au fait d’assister à la douleur émotionnelle et physique de l’autre (Figley et Ludick, 2017). C’est ainsi que les difficultés vécues sont ici comprises comme émergeant chez l’intervenant(e) en raison de l’aide ou du désir d’aider une personne qui souffre ou qui vit un traumatisme.

Une troisième mesure servant souvent à évaluer l’état de santé mentale des individus, que nous utiliserons, est celle de la DP. Cette mesure peut être comprise comme le résultat « d’un ensemble d’émotions négatives ressenties par les individus », souvent associé à l’anxiété et la dépression dans la durée (Camirand et Nanhou, 2008). Sa particularité est en quelque sorte sa « non-spécificité », n’étant pas liée à une « psychopathologie » ou un trouble psychiatrique particulier (Dohrenwen et coll., 1980). Elle mesure ainsi différents phénomènes, comme la nervosité, la perte d’espoir, l’agitation, la perte de plaisir, le sentiment d’effort constant et le fait de se sentir sans valeur (Kessler et coll., 2010). La DP semble aussi être associée à plusieurs troubles de l’humeur et à l’anxiété, permettant d’obtenir des informations quant à l’état mental de différentes populations (Camirand et Nanhou, 2008).

Méthode

Mesures

Les analyses du volet quantitatif de ce projet à méthode mixte portent sur des données que nous avons recueillies à l’aide d’un questionnaire en ligne comportant 140 items. Ce questionnaire a été partagé à l’aide de la plateforme SurveyMonkey et a été divisé en 4 sections. En plus de questions sociodémographiques, les 3 outils suivants ont été utilisés :

  • Copenhagen Psychosocial Questionnaire (COPSOQ). La version que nous avons utilisée a été validée en français en grande partie, au Canada, par Burr et coll. (2019) et comporte 82 items principalement tirés des versions II et III de l’original. Les dimensions que nous avons considérées pour la présente analyse sont le stress, le stress cognitif, le stress somatique, les troubles de sommeil, les conflits liés à l’équilibre travail-famille, les demandes émotionnelles et l’état de santé générale perçu. Les items utilisés ont été mesurés à l’aide de 3 échelles de Likert à 5 niveaux allant de « Presque jamais/Jamais » (0) à « Toujours » (100), de « Dans une très faible mesure » (0) à « Dans une très grande mesure » (100) et de « Pauvre » (0) à « Excellente » (100).

  • Échelle de qualité de vie professionnelle (ProQOL). La version que nous avons utilisée provient de la traduction en français de la cinquième version, produite par Stamm (2009 ; 2010). Elle nous permet de mesurer à la fois les expériences de BO et de STS. Ce questionnaire comporte 30 questions qui évaluent ces 2 construits et la satisfaction de compassion à raison de 10 items chaque, mesurées à l’aide d’une échelle de Likert allant de « Jamais » (1) à « Très souvent » (5).

  • Échelle de détresse psychologique de Kessler (K6). Cet outil mesure spécifiquement la détresse psychologique à l’aide de 6 items, caractérisés par une échelle de Likert à 5 niveaux allant de « Jamais » (0) à « Tout le temps » (4).

Participant(e)s

Le questionnaire a été partagé au cours de l’été et de l’automne 2021 par les 3 regroupements partenaires et collaborateurs au projet – c’est-à-dire le RAIIQ, l’AGIR et le ROP 03. Ces regroupements représentent près d’une centaine d’organisations communautaires dans la région de la Capitale-Nationale. Au total, 370 participant(e)s (N) ont répondu au questionnaire, mais seulement entre 273 et 294 personnes ont répondu de manière complète aux items utilisés dans cet article.

Procédures

Les activités de recodage et les analyses ont été produites à l’aide du logiciel SPSS 28. Nous avons utilisé les procédures identifiées dans les directives associées au COPSOQ, au ProQOL et au K6 pour calculer le résultat de chaque participant(e) sur différents construits et différentes dimensions à l’aide des items pertinents. Certains items ont été inversés avant d’être additionnés. Pour le BO et le STS du ProQOL et la DP du K6, nous avons recodé les résultats en trois catégories allant de « Faible » à « Élevée » selon les normes usuelles. Pour le BO et le STS du ProQUOL, les valeurs associées à un score « Faible » allaient de 0 à 22, ensuite de 23 à 41 pour un score « Moyen » et de 42 et plus pour un score « Élevé ». Pour le K6, les valeurs allant de 0 à 7 étaient associées à un score « Faible », celles allant de 8 à 12 étaient associées à un score « Modéré » et celles allant de 13 à 24 étaient associées à un score « Élevé ». Un item de la section sociodémographique concernant le type de travail effectué a été utilisé pour comparer les réponses des participant(e)s qui occupaient aussi un rôle de gestion.

Au niveau des analyses, nous avons effectué des tests t de Student pour comparer les résultats pour le COPSOQ. Nous avons ensuite fait des tests de type khi carré pour vérifier si les différences observées entre les gestionnaires et les intervenant(e)s étaient statistiquement significatives pour les résultats sur le BO, le STS et la DP. Nous avons également fait un test V de Cramer et des rapports de chances pour mesurer les tailles d’effets. Finalement, nous présentons aussi les analyses de fréquences et des corrélations entre les différentes mesures pour documenter la prévalence de ces DÉ et clarifier la façon dont les construits se recoupent.

Résultats

Une majorité de participant(e)s se sont identifiées comme des femmes (n = 227, 76,7 %), comme ne faisant pas partie d’un groupe minorité visible (n = 286, 94,7 %) ou comme n’ayant pas de limitations fonctionnelles (n = 282, 94,0 %). La majorité des participant(e)s (n = 204, 66,9 %) ont aussi répondu ne pas avoir des enfants à la maison et ne pas être des proches aidant(e)s (n = 269, 88,2 %). Une majorité de participant(e)s ont répondu ne pas avoir un rôle de gestion (n = 229, 75,1 %). La moyenne d’âge était de 36,4 ans (s = 11,8) et la moyenne d’années passées à travailler en intervention communautaire était de 10 années (s = 8,6).

Dans le Tableau I, il est possible d’observer les résultats sur différentes mesures associées au domaine « Santé et bien-être » du COPSOQ. Peu de différences statistiquement significatives apparaissent entre les réponses des gestionnaires et des intervenant(e)s sur les différentes dimensions, sinon pour la variable de conflits liés à l’équilibre entre le travail et la famille (p = <0,001), où la moyenne obtenue par les gestionnaires (39,5) était plus élevée que celles des intervenant(e)s (22,9). Ceci nous indique que le travail semblait avoir davantage de conséquences adverses sur la vie privée des participant(e)s qui avaient un rôle de gestion.

Tableau I

Comparaison des moyennes obtenues sur différentes dimensions du COPSOQ

Comparaison des moyennes obtenues sur différentes dimensions du COPSOQ

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Dans le Tableau II, près de la moitié des répondant(e)s avait un niveau de BO moyen (44,7 %), contre environ une personne sur trois pour un niveau moyen de STS (35,9 %). Dans les deux cas, personne n’a obtenu un niveau élevé pour le BO et le STS. En ce qui a trait à la DP, plus de la moitié des répondant(e)s ont obtenu un résultat dit modéré (36,7 %) ou élevé (19,4 %).

La seule association statistiquement significative que nous avons pu identifier à l’aide de khi carrés entre les gestionnaires et les intervenant(e)s était une association faible entre le type de rôle et le BO (= 0,046 ; V de Cramer = 0,12). Cela nous indique que les gestionnaires étaient ici proportionnellement plus nombreux(-euse)s à avoir un niveau de BO plus élevé que les intervenant(e)s. Le fait d’être gestionnaire augmentait ainsi de 74,5 % les chances qu’une personne vive un BO moyen. Bien que les analyses de khi carré pour le STS et la DP n’étaient pas significatives, les rapports de chance nous amènent à voir qu’être intervenant(e) augmentait de 26,9 % les chances d’avoir un niveau de STS moyen et que le fait d’être gestionnaire augmentait aussi de 48,2 % les chances d’obtenir un niveau de DP élevé, comparativement aux intervenant(e)s.

Tableau II

Présence de BO, de STS et de DP chez les gestionnaires et les intervenant(e)s

Présence de BO, de STS et de DP chez les gestionnaires et les intervenant(e)s

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Notons que les phénomènes de BO, de STS et de DP ne sont pas mutuellement exclusifs. Ils se recoupent à différents niveaux. Pour notre échantillon, nous avons observé une relation modérée entre le BO et le STS (r = 0,54) et entre le STS et la DP (r = 0,51), ainsi qu’une relation forte entre le BO et la détresse psychologique (r = 0,66). En d’autres mots, il existe des associations entre ces trois variables et elles tendent à bouger « dans la même direction », puisque les coefficients sont positifs. Pour visualiser ces recoupements d’une autre façon, nous proposons de vous présenter les fréquences et pourcentages de participant(e)s qui avaient reçu un résultat faible, moyen/modéré ou élevé sur une ou plusieurs des mesures.

Tableau III

Concomitance du BO, du STS et de la DP

Concomitance du BO, du STS et de la DP

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Le Tableau III nous permet de répondre, en partie, à une question qui nous avait été partagée par les partenaires de la recherche : quel pourcentage des participant(e)s vivaient du BO, du STS et/ou de la DP ? En ce sens, nous pouvons dire qu’environ deux personnes sur trois (68,8 %) ont obtenu au moins un résultat moyen/modéré ou élevé sur le BO, le STS ou la DP. En revanche, c’est près d’une personne sur trois (31,2 %) qui a obtenu un niveau faible sur ces trois mesures. Ce tableau permet aussi de voir que 20,7 % des répondant(e)s avaient obtenu un niveau moyen/modéré ou élevé pour les trois mesures, c’est-à-dire le BO, le STS et la DP. Finalement, c’est 25,6 % des répondant(e)s avaient obtenu moyen/modéré ou élevé sur deux des construits et 22,6 % des répondant(e)s avaient obtenu un tel score sur un seul des construits.

Discussion et implications cliniques

Les résultats doivent être interprétés avec prudence, puisqu’ils ne sont qu’un portrait restreint et relativement isolé de la situation dans différents organismes communautaires de la Capitale-Nationale, en période pandémique. Cela dit, nous sommes d’avis que dresser un tel portrait est nécessaire pour permettre aux intervenant(e)s de ce milieu de mieux comprendre leur réalité collective et de répondre à ces enjeux. En ce sens, ces résultats ouvrent certaines pistes de réflexion et génèrent d’autant plus de questions. Puisque peu de recherches ont, à ce jour, chiffré les DÉ vécues par différentes populations professionnelles au Québec – et en particulier pendant la pandémie –, il est difficile d’évaluer et de comparer les résultats obtenus dans le cadre de notre étude à des études similaires.

D’un côté, nous pourrions dire que les pourcentages que nous avons obtenus sont plus faibles que ceux rapportés par Jauvin et coll. (2019) dans leur rapport sur le travail émotionnellement exigeant dans les centres jeunesse au Québec. Effectivement, 62,4 % des participant(e)s à leur étude ont obtenu en 2017 un niveau moyen pour la mesure de BO (comparativement à notre résultat de 44,7 %), tandis que 77,9 % de leur participant(e)sont obtenu un niveau moyen pour le STS (comparativement à notre résultat de 35,9 %) (Jauvin et coll., 2019 : 42-43). Les pourcentages qu’ils ont obtenus dans un contexte prépandémique étaient donc plus élevés que ceux que nous avons obtenus, dans un champ de l’intervention psychosociale bien connu pour ses nombreux défis. Dans un deuxième temps, les pourcentages que nous avons obtenus sont plus élevés que ceux obtenus par Maltais et coll. (2015) pour des intervenant(e)s membres d’équipes d’urgence, leur équipe ayant rapporté un niveau moyen de BO pour 38,6 % de leur répondant(e)s et un niveau moyen de STS pour 21 % de celles et ceux-ci (Maltais et coll., 2015 : 14). On voit ici que les pourcentages obtenus par Maltais et son équipe avant le début de la pandémie étaient inférieurs aux nôtres, signalant que nos participant(e)s étaient proportionnellement plus nombreux(ses) à vivre un niveau moyen de BO ou de STS, sans nécessairement obtenir des scores dits élevés.

En ce qui a trait aux études menées pendant la pandémie, les études hors du Canada publiées jusqu’à maintenant en lien au travail social montrent des pourcentages légèrement plus élevés sur les mesures de BO et de STS. Utilisant aussi le ProQOL pour évaluer l’expérience de travailleuses sociales en janvier 2021, Fu et coll. (2022) ont obtenu des niveaux moyens de BO, mais notent des niveaux élevés de STS chez leurs participant(e)s. Les pourcentages obtenus auprès de nos participant(e)s se trouvent aussi en deçà de ceux obtenus par Holmes et coll. (2021 : 500), qui ont obtenu des scores « moyens » de 63,7 % (comparativement à 44,7 %) pour le BO et de 49,6 % (comparativement à 35,9 %) pour le STS chez 124 intervenant(e)s en travail social sondé(e)s en avril et mai 2020, aux États-Unis. Or, comme pour les comparaisons faites avec les études de Jauvin et coll. (2019) et de Maltais et coll. (2015), les comparaisons avec ces études sont difficiles à interpréter. Même si ces recherches portent sur le contexte de la pandémie, il s’agit de contextes professionnels et culturels différents et les collectes de données se sont aussi déroulées durant des vagues antérieures de la pandémie.

Quelle est la contribution de nos résultats et que dire, au final, des DÉ vécues par les intervenant(e)s et gestionnaires sondé(e)s ? Comme on l’a noté, l’expérience des phénomènes de BO, de STS et de DP est relativement répandue dans notre échantillon, puisque deux personnes sur trois (68,9 %) ont obtenu un niveau moyen ou élevé sur une ou plusieurs de ces mesures. Ceci ne vient que confirmer ce que les représentant(e)s des organismes partenaires décriaient déjà : la situation est difficile pour plusieurs intervenant(e)s sur le terrain. En revanche, force est de constater que les participant(e)s n’ont pas obtenu de résultats élevés sur les mesures de BO et de STS – ce qui était contraire à nos attentes. Nous nous questionnons à savoir si l’explication de l’émergence des DÉ en raison d’une incapacité individuelle d’adaptation au stress demeure la meilleure explication. Effectivement, le volet qualitatif de notre recherche a permis d’identifier de nombreux facteurs organisationnels qui se transforment en facteurs de risques psychosociaux au travail, dont la surcharge de travail, les fortes exigences émotionnelles, les rapports sociaux au travail détériorés, ainsi que des conflits de valeurs (Le Pain et Larose-Hébert, 2024 ; Larose-Hébert et coll., 2024). Inversement, nous jugeons qu’il serait également intéressant d’explorer davantage les facteurs de protection qui ont contribué à diminuer les DÉ vécues par les intervenant(e)s au regard des mesures ici utilisées et à vérifier si certains de ces facteurs s’avèrent particuliers à l’organisation du travail dans ces organismes communautaires – dont l’approche horizontale ou participative qui caractérise les modes de gestion de plusieurs de ces organismes. Finalement, il serait également intéressant de comparer les résultats obtenus à ceux d’intervenant(e)s dans le secteur public au Québec durant la pandémie, dont la réalité a potentiellement été sensiblement différente.

Le fait qu’une portion non négligeable de notre échantillon vivait des enjeux multiples nous amène aussi à souligner l’importance de ne pas réduire les DÉ vécues à un seul construit ou à une seule échelle, puisque ces phénomènes se recoupent. Faire ainsi offre un portrait réducteur de la situation, et risque de mener à des solutions incomplètes. Effectivement, une personne sur deux (46,3 %) a obtenu un niveau moyen ou élevé sur deux des trois mesures, c’est-à-dire le BO, le STS et la DP. Un second constat est donc que les solutions qui devront être développées devront prendre en compte l’ensemble des DÉ vécues par les intervenant(e)s et s’organiser de manière collective. Il nous semble propice d’investir davantage la recherche sur les risques psychosociaux qui prolifèrent ou exacerbent l’expérience de DÉ – des pistes de solutions qui pourraient aussi soulager le poids placé sur les individus de « maîtriser » leur souffrance en donnant aux employeurs leur juste part de responsabilité dans la protection de la santé de leurs employé(e)s. En d’autres mots, de développer une vue d’ensemble des nombreux phénomènes rapportés par les intervenant(e)s dans le but d’adresser leurs causes communes et spécifiques de manière simultanée. La souffrance est un problème collectif qui requiert des réponses collectives, et continuer de reléguer la responsabilité aux individus ne saurait constituer une approche efficace à court, moyen ou long terme.

Le dernier constat que nous désirons poser concerne spécifiquement la question des demandes émotionnelles élevées identifiées par nos participant(e)s à travers l’échelle du COPSOQ. Force est de constater que la santé mentale des employé(e)s est souvent liée, au moins en partie, au bien-être des personnes qu’elles et ils ont le mandat d’accompagner – en particulier lorsque les intervenant(e)s ont le bien-être de ces personnes à coeur et qu’elles et ils sont appelés à gérer à la fois leurs propres émotions et celles de leur interlocuteur(-trice), selon les meilleures pratiques (Larose-Hébert et coll., 2024). Nous savons d’ailleurs que l’engagement émotionnel au coeur du travail effectué par les intervenant(e)s est souvent pris pour acquis, parfois compris comme une « vocation » qui devient aussi attendue ou encouragée d’elles et d’eux (Le Pain et Larose-Hébert, 2024 ; Lamoureux, 2007). Or, il serait important de se pencher davantage sur cette question des demandes émotionnelles vécues par les intervenant(e)s, pour étudier la façon dont l’engagement émotionnel peut-être lié à, par exemple, la dépersonnalisation ou l’épuisement émotionnel contenu dans les études à partir du modèle de Maslash et Leiter (1997) et du STS dans le modèle de Figley (1995).

Forces et limites

Dans le cadre de cette recherche-action participative menée en partenariat avec le RAIIQ, l’AGIR et le ROP 03, nous avons voulu documenter les DÉ vécues par les intervenant(e)s et les gestionnaires pour offrir un portrait de la situation dans le milieu communautaire pendant la pandémie. Selon nos partenaires qui oeuvrent dans le milieu communautaire, les intervenant(e)s se trouvent dans une situation difficile, qui a été exacerbée par la pandémie. Nos résultats confirment qu’une majorité d’intervenant(e)s vivent des DÉ, vivant parfois un niveau de BO, de STS ou de DP plus élevé ou une combinaison de 2 ou 3 difficultés de façon concomitante. Nous argumentons qu’il s’agit ici d’enjeux collectifs et non pas individuels, lesquels requièrent aussi une réponse collective. Une limite de notre analyse concerne la représentativité de l’échantillon, laquelle est difficile à vérifier – ayant peu de données accessibles quant à la composition sociodémographique de la population travaillant en intervention dans le milieu communautaire au Québec. De plus, nous ne savons pas à quel point ces résultats reflètent la réalité d’intervenant(e)s travaillant dans d’autres milieux, comme celui des centres intégrés de santé et de services sociaux au Québec ou ailleurs au Canada.

Puisqu’il s’agit d’un milieu particulier, nous croyons qu’il s’avère dès lors important de recueillir des données plus récentes sur les services de santé et les services sociaux en dehors du milieu communautaire, par exemple en première ligne. Ceci permettrait de mieux comprendre comment les conditions de travail propres à ces milieux influencent l’expérience des intervenant(e)s depuis le début de la pandémie. Du côté des organisations communautaires, nous croyons qu’il serait aussi important de suivre de près l’évolution de cette situation et d’identifier les facteurs pouvant expliquer les difficultés vécues par les intervenant(e)s, pour non seulement éviter une détérioration de la situation, mais aussi y remédier ou l’atténuer.