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Comment pouvons-nous être sûrs de ne pas être des imposteurs ?
Jacques Lacan
La psychiatrie est une imposture ; mais une imposture utile. Il n’est pas illégitime de se poser encore une fois la question, un peu pompeuse, de l’avenir de la psychiatrie. Ce n’est cependant pas nouveau et cette récurrence se voit désormais alimentée par ce que nos trois auteurs de l’argument de départ (Apollon, Bergeron et Cantin) appellent les limites de la psychiatrie biologique et des neurosciences. Ces trois auteurs que j’appellerai mon abécédaire de départ (ABC), illustre ce défi avec la psychose. Si on me demande mon opinion et que j’accepte de le livrer, c’est bien pour profiter d’une liberté : celle qui n’est pas contenue par la rigueur des écrits scientifiques à laquelle je suis restreint quand je porte le chapeau de chercheur, ni par la retenue de l’énoncé académique aseptisé et bien pensant quand je porte celui de l’enseignant, ni même par la politesse qu’impose l’éthique du clinicien, politically correct. En me libérant de ces petites chaînes, je n’en oublie pas moins mon credo fondamental : la psychiatrie, en tant que discipline, ne se définit pas par son noyau (elle n’en a pas), mais par ses limites ou ses franges. Autrement dit : ce n’est pas une science centrifuge mais bien plutôt centripète. Elle s’enrichit dans sa propre définition de domaines connexes et frontaliers : la médecine, la philosophie, l’anthropologie, la neurobiologie, la psychologie et ses avatars, l’imagerie, la pharmacologie, l’informatique, l’épidémiologie, la politique, la génétique, l’art et la psychanalyse, etc. En bref, la psychiatrie se définit par ses marges. Rien d’étonnant, dès lors, que les mutations et turbulences aux frontières forcent à questionner son avenir. J’organiserai bien volontiers la présentation de mon opinion en trois étapes mais en empruntant un style véritablement conforme au contenu énoncé : l’Evidence Based Medicine (EBM), l’environnement, et l’irrationnel. L’invitation des organisateurs de ce débat dans Santé mentale au Québec et leur consigne qu’il n’y a pas de censure quand on livre une opinion me fait penser, en les remerciant, que le style prend son importance : je vais en profiter ; surtout sur la fin : au moment où le monde dogmatique persiste à croire que l’irrationnel doit être expulsé de notre chère discipline. Henri Ey (je crois qu’il pensait surtout à la psychose) disait souvent que la maladie mentale est une pathologie de la Liberté. Alors saisissons cette liberté. Il faut être passionné si l’on est psychiatre. Alors qu’un des mes étudiants en médecine, déjà psychologue de métier, me demandait de préciser la différence entre la psychologie et la psychiatrie, je me suis surpris à lui parler de mon premier accouchement, de mon premier toucher rectal à un homme que je ne connaissais pas 10 minutes avant, de cette main tenue doucement un soir tard au moment où la vieille dame d’une chambre à six lits crachait son dernier souffle, de cette annonce faite à des amis que leur fille était leucémique bien qu’elle n’ait qu’une amygdalite, de cet accidenté de la route qui me fixait du seul oeil qui lui restait, de ce sein sanguinolent jeté dans un récipient dans le bloc opératoire où l’on me formait à devenir un médecin. Et je crois que ce sont ces souvenirs-là de notre formation qui nous ont façonnés d’une manière différente ; plus que les livres ou les cours. C’est ce rapport au corps et à la mort qui donne une facture spéciale à la psychiatrie. Je l’évoquerai dans le suicide de Deleuze, le philosophe. Et puis il y autre chose : quand on devient psychiatre à l’hôpital, on s’aperçoit vite que ce n’est plus le stéthoscope qui est utile pour travailler. Le nouvel outil indispensable, c’est un trousseau de clefs ! Dans ce propos en trois parties en apparence inarticulées, je fais face à trois serrures : les neurosciences et l’EBM, l’environnement prothétique et la création artistique. On ouvre ainsi la porte de trois modalités psychiatriques : la psychiatrie apodictique, écologique et transcendantale.
A. Psychiatrie apodictique
Tout ce que nous pouvons faire, c’est rechercher ce qu’ont de faux nos meilleures théories.
Karl Popper
Allongé sur le dos au creux de mon lit intensément ensoleillé, en même temps que j’examinais la forme arrondie de la fenêtre, je reposais les feuillets de ces trois articles sur mes draps : les enjeux de la psychiatrie actuelle et son avenir (Apollon et al.), la psychiatrie sous influence (Mallette, 2003), et Plaidoyer pour ceux qui écoutent autre chose que des données probantes (Adam, 2004). Ensemencé par leur propriété stimulante, je m’inondai de déjà vu : à plusieurs occasions déjà, j’ai eu à débattre des enjeux de l’Evidence Based Medicine (EBM) et de l’enrichissement des neurosciences sur notre discipline, y compris dans le monde des psychoses et des médicaments neuroleptiques. Stip, 2002, 2003 rappelant qu’une des fonctions du clinicien est de rassurer et d’informer le patient et en me basant sur l’EBM, j’avais conclu que le clinicien s’il demeure honnête, court le risque de ne pas être rassurant. Ainsi quand il essaie de répondre aux questions suivantes : les neuroleptiques sont-ils efficaces pour traiter la schizophrénie ? Existe-t-il une différence entre les neuroleptiques atypiques et les neuroleptiques traditionnels ? La réponse à ces questions simples, basée sur les méta-analyses, nous encourage à beaucoup d’humilité. La foi dans le médicament est chambranlée mais cet état dubitatif peut aisément s’étendre à l’ensemble des interventions en psychiatrie y compris la psychothérapie et ses avatars tantôt comportementaux tantôt psychodynamiques (Willick, 1993). ABC a raison de situer cela au niveau épistémologique (qu’il qualifie inutilement de scientifique) mais on aurait tort de négliger les avancées des neurosciences pour mieux comprendre, donc saisir la schizophrénie. La schizophrénie est une maladie propre à l’homo sapiens (porteur d’une asymétrie cérébrale), qui affecte le fonctionnement du cerveau et qui se caractérise par la présence d’hallucinations et de délire, d’une désorganisation mentale et d’affects émoussés ou inappropriés, symptômes se traduisant par un comportement bizarre ou inadapté. Le dysfonctionnement cognitif est fondamental et concerne différentes sphères : la mémoire, l’attention, les fonctions exécutives, le langage. Les techniques classiques d’analyse génétique n’ont pas permis d’identifier les facteurs génétiques suspectés. Des obstacles méthodologiques demeurent incontournables : l’établissement du phénotype, l’existence de phénocopie, l’hétérogénéité de la maladie, etc. De nouvelles approches, bien employées au Québec, permettent de nouveaux efforts louables en regard des anomalies chromosomiques (22q11, etc.), de l’anticipation, des endophénotypes et des facteurs de vulnérabilité (mouvements oculaires, prepulse inhibition, attention soutenue, etc.).
Les progrès se sont par contre réalisés dans d’autres domaines dont on ne peut plus faire l’économie de les ignorer. Ils aboutissent à des modèles de compréhension de la schizophrénie ou de la psychose qui s’appuient sur l’imagerie cérébrale, les maniements des psychotropes et des paradigmes expérimentaux cognitivistes. D’abord au niveau psychopharmacologique : les antipsychotiques qui bloquent les récepteurs de dopamine D2 sont généralement efficaces pour diminuer les symptômes florides de la maladie. Ce blocage D2 est continu pour les neuroleptiques traditionnels et en pointillé ou en mitraillette pour les atypiques (quétiapine et clozapine). La deuxième génération d’antipsychotiques, qui bloquent plusieurs autres types de neurotransmetteurs en plus des récepteurs D2, amoindrit (au moins partiellement) les anomalies résiduelles qui caractérisent la phase chronique de la maladie. De plus, les preuves s’accumulent à l’effet que ces médicaments peuvent atténuer les handicaps cognitifs chroniques. En se basant sur plusieurs études portant sur la structure du cerveau chez les personnes atteintes de schizophrénie, effectuées au cours des vingt-cinq dernières années, on peut en arriver aux conclusions suivantes : on remarque une réduction diffuse de la quantité de tissu du cerveau, spécialement la matière grise et cela dès l’âge de 13 ans. L’hypertrophie ventriculaire se retrouve dès le début de la maladie. Cependant, certaines observations démontrent que cette condition peut se propager tout au long de la maladie. Au niveau fonctionnel, les activations cérébrales sont modifiées dans la schizophrénie au cours de tâches perceptive, cognitive ou émotionnelle. Ainsi, Peter Liddle a pu mettre en évidence trois « sortes » de schizophrénie basées, en premier sur la clinique, ensuite sur la neuropsychologie et enfin sur l’imagerie fonctionnelle. Il s’agit du groupe de la Distorsion de la Réalité, du groupe de la Désorganisation et enfin du groupe de la Pauvreté Psychomotrice. C’est un avancement considérable en clinique. De plus il a été montré que parallèlement au traitement et à l’évolution des symptômes, le patron d’activation cérébrale se modifiait lui aussi. A titre d’exemple, nous avons dans un premier temps scanné des patients qui présentaient un émoussement affectif et constaté que par rapport à des patients sans émoussement affectif, l’activation dans la région frontale pendant que les sujets regardent un film avec un contenu émotionnel était absente. Au bout de quelques mois de traitement, concomitamment à l’amélioration de l’émoussement affectif, cette activation frontale se restaurait au cours d’un même visionnement passif émotionnel. Une autre étude de notre groupe conjuguait les sciences cognitives et l’imagerie fonctionnelle autour des hallucinations (Ait Bentaleb, 2000, 2003). En effet, l’hypothèse d’un discours intérieur non reconnu comme sien par le sujet halluciné et l’hypothèse d’une activité aberrante accédant à l’aire auditive primaire pour expliquer la genèse des hallucinations auditives demeurent les deux hypothèses les plus étudiées actuellement. Dans la plupart des cas, le contenu verbal des hallucinations auditives demeure le même d’un épisode psychotique à l’autre même si les deux épisodes sont séparés d’une longue période de rémission. Bentaleb a émis l’hypothèse que le contenu verbal des hallucinations auditives demeure présent à un niveau infraclinique y compris pendant les périodes de rémission totale des hallucinations et serait réactivé rapidement lors d’événements stressants pour le sujet. Nous avons alors utilisé une tâche de décision lexicale, pour vérifier cette hypothèse : le sujet doit reconnaître des mots présentés à l’écran le plus vite possible, les distinguer de faux mots (non mots), et les temps de réaction de la réponse sont enregistrés. Même en période de rémission totale, les patients reconnaissent plus rapidement les mots qu’ils entendaient lorsqu’ils étaient hallucinés que ceux qui n’ont jamais fait partie de leur hallucination. Ceci renforce l’idée d’un lexique spécifique aux mots hallucinés qui serait l’objet d’un traitement cognitif particulier lors d’épisodes stressants pour le sujet. Nous avons ensuite scanné ces patients alors qu’ils entendaient ces mots, appartenant à leur contenu halluciné idiosyncrasique, et comparé à des témoins en duo : les régions cérébrales activées par l’écoute chez les patients en rémission des mots qui ont déjà fait partie de leur contenu verbal halluciné, sont des régions habituellement impliquées dans le traitement des émotions. Ces deux domaines d’étude portant sur des symptômes fondamentaux de la schizophrénie, l’hallucination auditive et l’émoussement affectif, illustrent la possibilité de relier la psychopathologie aux neurosciences.
Ce souci d’intégration, ou de « faire lien » se retrouve également dans deux modèles intéressants de la schizophrénie : le modèle de la saillance de Kapur (2003) et celui de la théorie de l’Esprit (Georgieff, 2000). Le premier s’inspire du rôle de la dopamine cérébrale, le second de l’empathie. Ils illustrent bien cet enrichissement centripète de la psychiatrie, auquel je faisais allusion dans l’introduction. Comme le mentionnait Freud en 1927 dans L’avenir d’une illusion : « La science n’est pas une illusion. Mais ce serait une illusion de croire que nous puissions trouver ailleurs ce qu’elle ne peut pas nous donner ».
B. Psychiatrie écologique
La schizo-vie se moque éperdument du clavigraphe électronique.
Jean-Yves Roy, Être psychiatre
Allongé sur le dos au milieu de la pièce, je scrutais le filage du plafond d’un appartement intelligent tel que nous l’avions rêvé pour venir en aide aux handicapés de la cognition. Ce rêve s’appelle MERCIS (2003). L’idée de ce projet vient d’une expérience de contact prolongé avec une clientèle psychiatrique atteinte de déficits cognitifs. Ce contact vient soit de l’expérience clinique, soit de l’expérience de chercheur s’interrogeant sur les possibilités de rendre service à des patients atteints de psychose chronique comme la schizophrénie (Stip, 2004) ou de sujets âgés en perte d’autonomie intellectuelle. Dès lors que l’on travaille sur les déficits cognitifs des patients atteints de schizophrénie, on prend vite conscience qu’il faut travailler au niveau de l’environnement de ces personnes. Ceci est en fait le fruit d’un constat que la recherche piétine en raison du plafonnement des interventions pour améliorer les déficits cognitifs. Il y a une trentaine d’années, au Québec, on a assisté à un début de petite révolution en réalisant que l’environnement quotidien et public n’était pas adapté aux personnes handicapées au niveau moteur. Ainsi, on a vu l’environnement peu à peu se transformer avec des rampes de circulation, des toilettes plus spacieuses et modifiées en hauteur, des trottoirs abaissés pour permettre une circulation plus appropriée. Par contre, au niveau du handicap cognitif, la société n’a encore rien fait. Dans cette invitation à nous positionner sur l’avenir de la psychiatrie nous militons pour que la société opère une nouvelle mutation. Nous allons présenter ainsi deux éléments de cette mutation : la remédiation on-line et l’appartement intelligent. Dans les deux cas il s’agit d’une application de l’informatique au champ de la santé mentale.
En effet il demeure pertinent de considérer le fonctionnement cognitif des patients dans le cadre de leurs activités quotidiennes. En général, les seules données recueillies le sont soit dans le cadre des visites ponctuelles, soit dans le cadre d’environnements artificiels. Dans le premier cas, les données alors recueillies sont grandement incomplètes et souvent difficilement validées. Dans le second cas, le temps de prise de données est somme toute limité. Un des problèmes contemporains de recherche en cognition est en effet la validation écologique des relations entre les performances cognitives et le fonctionnement quotidien. Un champ important de travaux de recherche sur l’analyse écologique du fonctionnement cognitif des patients atteints de troubles psychotiques se développe. De façon opérationnelle, des chercheurs ont déjà précisément quantifié à travers diverses activités de vie quotidienne (AVQ) les désorganisations comportementales présentes dans les maladies telles que la schizophrénie ou des démences sous-corticales. La préparation réelle d’un repas est un prototype de cette AVQ. Ils ont par exemple su développer une échelle d’analyse du comportement qui pourra être utilisée par la suite en clinique (Semkowska, 2004). Les troubles des fonctions exécutives (planification, partage de l’attention, etc.) que rencontrent ces patients sont directement reliés à leurs difficultés de structurer et de réaliser un repas complet. Ces patients montrent une désorganisation comportementale assez sévère. La nature des troubles observés à l’échelle comportementale permet de savoir quelles sont les actions qui sont mal réalisées (omissions, répétitions, inversions, etc.) au cours de la préparation d’un repas. Ces troubles de l’action peuvent donc être utilisés pour développer un plan de remédiation cognitive ou comportementale. C’est pourquoi nous prévoyons dans l’avenir l’installation de studios où se réaliseront des tâches de la vie quotidienne filmées et analysées en fonction du repérage des comportements et du fonctionnement cognitif : il s’agit par exemple de studios qui comprennent une installation de cuisine et de salle de bains. Ces studios devraient désormais faire partie intégrante de la structure de soins et de réadaptation des services de psychiatrie. Mais ce n’est pas tout.
Remédiation-intervention « on-line »
Le développement technologique et la miniaturisation permettent désormais d’utiliser des pageurs pour la remédiation cognitive ou la substitution des déficits. Les pageurs permettent de transmettre des signaux aux patients concernant leurs activités quotidiennes, le temps d’une mesure particulière symptomatique, d’un rendez-vous, d’une séance ergothérapique, une prise de sang ou bien la prise d’un médicament, etc. Ainsi, par exemple, quand un psychiatre doit évaluer les hallucinations auditives d’un patient, il pose quelques questions dans son bureau en externe, extrapolant que cet interrogatoire va donner une idée du phénomène hallucinatoire dans les trois semaines qui ont précédé sa visite au bureau. Ce symptôme, l’hallucination, pourra désormais être considéré de façon plus précise dans la quotidienneté et dans le temps prolongé grâce au système de pageur. Cette approche révolutionne la pratique clinique habituelle basée sur un examen clinique avec un début et une fin. Nous aurions pu prendre d’autres variables que l’hallucination pour illustrer cette révolution clinique. Cette approche servira de support à un ensemble d’activités portant sur la réparation ou la remédiation cognitive. On sait en effet que parmi les stratégies compensatrices pour les personnes atteintes de troubles de mémoire des fonctions exécutives, les aides extérieures sont certainement les plus efficientes pour garantir ou maintenir leur autonomie. L’emploi d’une aide mnésique externe aide en soi la tâche de mémoire pour les personnes atteintes de déficit cognitif qui oublient souvent d’enregistrer de l’information et oublient aussi l’accès à cette information lorsqu’elle est enregistrée. Les agendas papier, même les aides électroniques sont souvent difficiles d’usage pour ces personnes. C’est dans cette optique qu’ont commencé à se développer les systèmes de radio-pageurs alphanumériques. Même dans le champ des études cliniques en thérapie cognitive telles qu’elles sont développées par O’Connor (troubles délirants, TOC), il sera possible de monitorer les pensées, les émotions et les convictions, les détresses et les réactions. Présentement par exemple, l’évaluation du système de pensée psychotique utilise un calepin personnalisé que le participant complète sur une base quotidienne. Si on a la possibilité de monitorer les pensées, les convictions et les différents niveaux de détresse et de réactions dans des situations de la vie quotidienne cela permettrait une validité écologique de l’impact clinique de l’intervention cognitive ou comportementale. Les participants seront enregistrés par pageur, avec une pré calibration des niveaux de présence de la conviction délirante à différents temps à travers la journée. De plus, les événements stressants durant une journée pourront être rapportés pour permettre une évaluation de la réaction aux différents types d’événements sur les plans cognitif, émotionnel et somatique. Le monitoring subjectif peut de plus de façon complémentaire être monitoré en parallèle aux variables physiologiques, telle que la pulsation cardiaque transmises par télémétrie.
Appartements intelligents
Il s’agit en fait d’appartements équipés avec une technologie moderne permettant l’interaction avec le patient dans le but de corriger ses déficits de mémoire, de planification, de mauvaise gestion de ses symptômes. Le concept de maisons intelligentes (domotique) nécessite la conception d’une architecture informatique et est le fruit de nombreuses recherches impliquant à la fois la cybernétique et l’architecture. Ces appartements permettent également un recueil d’informations et une interaction avec l’équipe traitante grâce à un support technologique en développement. La collaboration avec les ressources communautaires, CLSC et les intervenants-chercheurs dans le milieu est ici essentielle. L’intervention de l’environnement peut être divisée en deux modes : une action de l’environnement en présence de risques (exemple : le feu ou l’inondation à cause d’un oubli), une assistance cognitive pour corriger les déficits de mémoire, de planification, etc. Ces deux sections nécessitent : d’abord une architecture répartie afin de faire correspondre entre eux les différents composants de l’habitat intelligent, et aussi une modélisation cognitive afin de connaître les plans et d’apporter une aide appropriée.
Si l’on considère que l’habitat intelligent permet l’interaction avec le patient dans le but de corriger ses déficits de mémoire, de planification, de mauvaise gestion de ses symptômes, le traitement informatique au sein de l’habitat se décompose selon les trois étapes suivantes : 1. la prise de données, 2. la reconnaissance de plans, 3. l’intervention de l’environnement. Au niveau de la remédiation on peut réaliser une double intervention environnementale : La première est l’habitat agenda et la seconde l’assistance cognitive. Dans l’habitat agenda est inscrit tout ce que la personne doit réaliser dans sa semaine. La reconnaissance de plans est grandement facilitée. Il s’agit en effet de reconnaître si le plan exécuté actuellement par l’habitant correspond à l’agenda. Il s’agit donc d’une recherche sur les scripts (fonction exécutive) mais en beaucoup plus écologique. L’assistance cognitive ne connaît pas l’agenda, mais doit déduire le plan qu’exécute la personne à partir des données extraites de l’environnement. Les possibilités sont quasiment illimitées, mais peuvent être restreintes par les habitudes de la personne ou le moment de la journée. De même, une fois le plan reconnu, le système agit en conséquence. Les activités couvertes sont reliées aux AVQ : cuisine, toilette etc., et aux démarches thérapeutiques : distribution des médicaments, adhésion au traitement, effets secondaires, aide à la participation aux activités thérapeutiques (ergothérapie, rendez-vous santé, etc.).
Ce domaine apparaît peut-être pour certains comme un reliquat d’une série Loft Story orchestrée par un Doc Mailloux en amour avec la technologie. Pas du tout : le raisonnement est fondé sur des variables qui apportent chacune une part d’information utile à la détermination des événements ou séquences d’événements susceptibles d’attirer l’attention des cliniciens. Pour la clarté de la modélisation, ces variables doivent être réparties en deux grands ensembles : les variables physiques (VP) et les variables sémiotiques (VS). Les variables physiques VP émanent directement d’un matériel M particulier (capteurs, caméra…) et rendent compte de l’état de l’habitat à un instant donné. Les variables sémiotiques VS résultent d’un acte interprétatif sous la responsabilité du clinicien. Les valeurs d’une variable sémiotique sont attribuées cas par cas par le chercheur-clinicien, à la différence des valeurs d’une variable physique, qui elles sont attribuées par la machine, sans intermédiaire humain pour les interpréter. Elles permettent de définir (voir tableau I) :
Soit la manière d’interpréter les variables physiques. Nous trouvons dans cette catégorie la variable durée, permettant de reconnaître comme événement significatif un fait qui perdure suffisamment longtemps. Le fait « être aux toilettes » par exemple, observé sur une durée suffisamment longue, peut donner lieu à la reconnaissance de l’événement « malaise aux toilettes » selon le patient. Le caractère sémiotique de la variable vient de ce que sa valeur est attribuée par le soignant à partir de l’état clinique du patient ou de tout autre élément contextuel. Une variable comme la fréquence cardiaque peut être d’abord obtenue par un instrument de mesure, elle figure alors parmi les variables physiques, mais ne participe au raisonnement que sous sa forme interprétée en termes, par exemple, de valeurs « diminuées », « normales » ou « augmentées » par rapport à des seuils interprétatifs donnés ou reconnus par le médecin.
Soit l’état clinique du patient. Nous trouvons dans cette catégorie toutes les variables permettant de définir cliniquement une personne et dont les valeurs sont attribuées directement par le clinicien. Ce sont toutes les variables directement interprétatives, c’est-à-dire dont les valeurs ne sont pas « calculées » par la machine ; l’interprétation sémiotique étant une forme de calcul assumé par le clinicien et fondé sur les propres perceptions du malade. Citons, pour exemples de variables sémiotiques, un niveau estimé de risque d’incendie ou une crainte de récidive et d’arrêt médicamenteux. Les variables sémiotiques sont utilisées dans la construction des règles d’alarme, dont la fonction est d’adapter le système au type de patient et au contexte environnemental.
L’application des techniques d’intelligence artificielle est fondée sur la formalisation, par le médecin psychiatre et le personnel en charge des soins et de la sécurité, de leur expertise médicale et clinique. Cette formalisation conduit à l’expression de règles ou de procédures d’identification des situations d’urgence ou de la vie courante. La mise en oeuvre des techniques de l’intelligence artificielle permet de traduire cette expertise médicale en une base de connaissances d’un système expert. Pour l’élaboration d’une règle, le médecin peut, par exemple, considérer qu’une personne est tombée ou morte lorsque aucun mouvement n’est détecté au-dessus d’un mètre du sol. Le système expert ainsi construit à partir d’une expertise médicale est donc capable d’analyser les informations recueillies par différents capteurs (mouvement, pression, images, sons), pour répondre à une situation d’urgence. L’alerte consécutive à l’identification d’une urgence peut être transmise par le biais d’un des réseaux publics de télécommunication à un ordinateur distant placé dans un centre d’urgence ou chez toute personne habilitée à effectuer une tâche de surveillance médicale.
Ce type de projet s’inscrit dans une vision de fournir l’infrastructure nécessaire pour la désinstitutionalisation des personnes souffrant de troubles cognitifs induisant des dysfonctionnements dans l’organisation de la vie quotidienne. Par la nature même de la clientèle et des troubles dont elle souffre, cette désinstitutionalisation doit être adaptée à chaque cas. Cela suppose donc une analyse en profondeur des problèmes aussi bien pour en dégager une généricité intrinsèque à la désinstitutionalisation que pour en étudier l’étendue de sa versatilité. Dans cette vision les idées novatrices en hébergement se couplent avec le secteur de la recherche afin de générer des alternatives de désinstitutionalisation permettant de diviser l’organisation de la vie quotidienne entre la part que peut assumer tout individu en fonction de ses capacités cognitives et l’autre part assumée par une aide technologique supervisée par les intervenants. Les soins pour les personnes souffrant de troubles mentaux graves, dont la schizophrénie, se sont déplacés de l’hôpital psychiatrique à la communauté au cours des quarante dernières années. La grande majorité des personnes souffrant de troubles mentaux graves vivent maintenant dans la communauté avec soutien d’intensité variable. La poursuite de la désinstitutionalisation correspond à la fois aux valeurs sociétales : la grande majorité des personnes souffrant de troubles mentaux graves devraient vivre une existence digne avec plein accès à la citoyenneté dans un milieu aussi normal que possible. C’est le sens de l’ensemble du mouvement actuel de réadaptation psychosociale, des meilleures pratiques dans la réforme des services de santé mentale et des innovations mises en place pour favoriser le niveau résidentiel et occupationnel. La mise en place de ressources résidentielles supervisées au cours des quarante dernières années a vu éclore des résidences d’accueil et des pavillons, puis des ressources de type maisons de transition et foyers de groupe puis appartements supervisés et plus récemment de soutien au logement et de soutien au développement de logement social. Même si l’ensemble de ces types de ressources demeure justifié, le développement de logements autonomes supervisés s’affirme comme le choix préférentiel des usagers (Lesage et al., 2003).
Sous la pression d’un vent de technologie a priori non réversible, l’habitat privé se destine comme dans certains cas de conditions psychiatriques handicapantes, à devenir sinon une extension de l’hôpital, du moins un lieu médicalisé pouvant permettre à une personne de rester chez elle plutôt que d’être institutionnalisée. Comme on le voit bien dans cette vision, la personne en difficulté est en lien « on line » avec les intervenants et son médecin. Cela devient alors une nouvelle modalité de pratique et d’intervention. Il ne s’agit pas de transformer l’appartement en laboratoire « high tech » ni la personne au domicile en objet de télésurveillance froide et impersonnelle aux accents carcéraux. L’objectif et l’esprit de l’aboutissement de cette vision comme le projet MERCIS sont d’ordre exclusivement socio médical. Il s’agit de rechercher des éléments de réponse à une série de problèmes aigus d’ordre médical, économique, psychologique et sociologique, qui constituent autant de défis aux structures d’organisation du système de santé qui sont les nôtres aujourd’hui. L’être humain dans ce réseau demeure au centre de la préoccupation des intervenants. Il demeure libre d’être en contact avec les professionnels qui ont la responsabilité de l’aider à vivre avec son handicap. L’éthique est réclamée en tout temps.
C. Psychiatrie transcendantale
Tant que l’homme sera mortel, je ne serai jamais complètement détendu.
Woody Allen
Allongé sur le dos au bas de l’immeuble intensément ensoleillé, en même temps que j’examinais la facture très blanche des fenêtres, je m’emparais de mon appareil photo jetable et le mouvement collectif des oiseaux rejoignit mon clin d’oeil et mon déclic. Le désarroi s’évanouit pour laisser place à un vertige composé en Images-mouvement en mémoire de mon professeur de philosophie, auteur de l’Anti-Oedipe et de Milles Plateaux.
Le samedi 5 novembre 1995 Gilles Deleuze s’est donné la mort en se jetant par la fenêtre de son appartement, avenue Niel, à Paris. Essoufflé, il a décidé : il a pris son envol, insoutenable légèreté de l’être, rejoignant sa Logique du sens : « la mort est à la fois ce qui est dans un rapport extrême ou définitif avec moi et avec mon corps, ce qui est fondé en moi, mais aussi ce qui est sans rapport avec moi, l’incorporel et l’infinitif, l’impersonnel, ce qui n’est fondé qu’en soi-même ». Il souffrait en effet depuis longtemps d’une insuffisance respiratoire qui adoucissait sa voix et donnait un rythme dont je me souviendrai toujours lorsque j’assistais fasciné à ses cours de philosophie à l’Université de Paris XVIII en 1984-85. J’aime à penser que la mort de Deleuze n’est pas celle du désarroi : elle est philosophique. Comme le rappelle de façon brillante et élancée Sherrer, elle n’a rien à voir avec le « désir de mort », rejeton d’un instinct de mort popularisée par la psychanalyse lui ayant toujours paru aberrante et contradictoire (2000). Dans Critique et Clinique, Deleuze propose comme précurseur de Heidegger, tenez-vous bien : Alfred Jarry. « Le dépassement de la métaphysique, fallacieusement accompli par le saut de page heideggerien à partir de l’an 1934-35, avait sa figure prémonitoire — dans la pataphysique » écrira Jean-Pierre Faye (1998). Quand je déambule dans les ateliers d’art brut des Impatients de Montréal, je ne peux me soustraire à cette nécessaire et naturelle influence calmante de la créativité artistique, pied de nez contemporain à l’EBM.
Tourmenté par ces contradictions, voici ma contribution inspirée de mes rapports avec un autre professeur (André Bourdais, non philosophe). Elle sert de conclusion à ce propos sur l’avenir de la psychiatrie. Elle montre le désarroi et la dernière manifestation des fils UBU ; je voulais clore cet article sur l’avenir de la psychiatrie par la description du combat du psychiatre : Il restait là, en ligne. À ces mots, le thorax de Gilgamesh résonna comme un vieux chaudron. Eux, qui refusaient aussi la civilisation agricole, ne perçurent pas le caractère inquiétant de cette résonance. Ils relevèrent pourtant des têtes interrogatives. En regardant de l’extérieur à travers leurs pauvres hublots, ce n’était qu’un vide sans émotion. Le premier fils UBU, celui qui était en position d’ailier gauche pivota sur lui-même. À cette heure-là, il s’en souvenait brusquement, les femmes de ménage finissaient de lessiver un beau mur blanc. Il allait conquérir la fabuleuse tomate, la seule qui s’adaptât au décor devenu tentateur. Il n’alla pas plus loin : le décollage était vertical : il s’élevait dans les airs, les membres bien groupés. Ainsi, quand l’enfant grandit, il pousse parfois ses jouets dans l’escalier. Le chauffeur en ferraille de la petite voiture quitte son banc et vole un instant dans les terres, les bras arrondis, en souvenir du volant. De même, le fils UBU retombait toujours aussi vertical. Il éclata sur le sol. La flaque était fangeuse. Gilgamesh reposait son pied droit à terre. Il y avait de l’épopée dans l’air. L’oeil droit de Gilgamesh tournait dans son orbite. Le sens était celui des aiguilles d’une montre. Dans son orbite, l’oeil gauche aussi tournait et le sens était celui des rotations terrestres. L’éclat des yeux augmentait avec la vitesse. Le second fils UBU pris soudain de dialogue, fit un pas en avant. Gilgamesh tenait un vilebrequin, le poing droit étreignant la manivelle, la paume gauche soutenant le talon de bois. Il adapta la mèche à 3 pointes de l’ombilic du fils UBU et donna un tour à droite. Le ventre du fils UBU se tendit, la peau dure et sonore comme une caisse de jazz. Gilgamesh, très sec, donna encore un coup à droite : la peau du fils UBU produisit en surface des rides concentriques : une vraie cible. Il y eut un troisième tour à droite — l’habitude donnait déjà au moment une périodicité mécanique — le ventre du fils UBU se déchira soudain en forme de cercle et s’enroula autour de la mèche. Un dernier tour à droite en fit une sanglante boulette.
Dans la poigne gauche de Gilgamesh s’allongeait le menton du troisième fils UBU. Un pétrissement. Une molle boulangerie. Après tout, ce n’était qu’une viscosité de cartilage et la déception de Gilgamesh fut évidente. La nausée lui montait à la gorge. Il voulait desserrer son étreinte, mais la face entière du fils UBU restait collée à ses doigts, comme une chantilly poisseuse. Il lui fallut les torcher sur le sol. Il est vrai que la glèbe valait tellement mieux.
Écrire dans les « ouatères… trognon dans l’escalier… nouilles sur les murs ». Voilà tes rêveries moroses, au dernier des fils UBU. Il aurait voulu crier : « Libérer nos camarades ! » mais un reste de complexe grammatical lui faisait trouver intempestif l’emploi possessif et pluriel de la première personne car il restait seul. Gilgamesh pointait un index vers le front plantureux du dernier fils UBU. L’herbe y poussait. Assurément, le terrain n’était pas volcanique. Or, l’intervention de Gilgamesh, héros para biblique, avait modifié l’équilibre des pressions. La dernière tête du fils UBU n’avait jamais eu la perfection merveilleuse d’une sphère. Ce fut un petit fracas, une foirade triste. Le citron du dernier fils UBU implosait, en chaîne, ses frontières gastriques et viscérales s’écoulèrent aussi à l’intérieur d’elles-mêmes. Il implosait, implosait éperdument. Implosèrent ses rotules, implosèrent ses chevilles, aux noix qu’on récolte. Dans la dépression accoururent les vents, tout joyeux. Disparue toute la pourriture. Ce récit est un champ d’espérance. L’esprit se mit à flotter sur quelques cuillerées de boue humide.
Parties annexes
Remerciements
L’auteur remercie les collaborateurs du projet MERCIS en particulier Sylvain Giroux, Vincent Rialle, Hélène Pigot, Garry Savage et Alain Lesage.
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