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Chers collègues, chers amis,

En lisant vos textes, j’ai retrouvé l’ambiance chaleureuse et intense de cette rencontre organisée à l’UQAM à l’initiative de Joël Madore. De tels moments sont rares et précieux pour quelqu’un qui se risque à écrire sur un sujet aussi insolite pour un philosophe français que Moïse. Je dis bien français, car mon pays a une relation ambiguë à la tradition religieuse dont nous sommes issus, ce qui fait que mon livre, avant même d’être traduit dans des langues étrangères, a suscité des débats plus nombreux et plus riches hors de France. Celui qui s’est tenu à Montréal en mai 2023 est le plus fécond. À vous écouter questionner Moïse l’insurgé, j’ai eu l’impression que, pour reprendre une formule célèbre, vous m’avez mieux compris que je ne me suis compris moi-même.

Vous avez ressaisi ce qui constitue l’enjeu principal de mon livre : dégager la figure de Moïse des traditions sédimentées qui la recouvrent afin de l’inscrire dans la visée de l’émancipation humaine. Joël Madore souligne très justement que, tout en me donnant un nouvel objet, je suis resté « fidèle à (mon) horizon de pensée : la liberté comme dépassement de ce qui assujettit l’homme » puisque « la haine, l’exclusion et l’oppression sont autant de ligatures de vie qui nous retiennent captifs ». C’est le fil conducteur de mon travail depuis plus de vingt ans. Une nouvelle dimension s’y ajoute dans ce livre. En effet, la perspective de l’émancipation met en jeu un certain mode d’universalité, bien qu’elle trouve à chaque fois son site dans un expérience singulière : ici, celle de Moïse et des asservis hébreux. Leur expérience présente une figure tout à fait nouvelle du divin : un dieu qui entend la plainte des opprimés et leur promet de les libérer de leur servitude. Comme le montre le message des prophètes, cette bonne nouvelle ne s’adresse pas seulement à un peuple asservi, mais à tous les opprimés de l’histoire humaine. À l›encontre d›une ancienne et pesante tradition qui assigne le judaïsme à une particularité refermée sur elle-même, j’ai tenté de dégager la dimension universelle de ce que j’appelle la « révolution israélite ». Car le dieu de Moïse partage son souffle avec tous les asservis et en fin de compte avec toute chair. Georges Leroux a raison d’insister sur l’importance dans le récit biblique de ce « partage du souffle » divin.

Venons-en aux questions de méthode, en particulier à celles que soulève notre ami Jean-Jacques Lavoie. Je veux bien reconnaître que mon approche puisse sembler déconcertante à un historien spécialiste de la Bible. Et pourtant, même si j’entre en dialogue avec l’histoire des religions, l’exégèse, la théologie, l’anthropologie ou la psychanalyse, je ne pense pas que ma démarche soit « éclectique ». Ce qu’il qualifie ainsi, c’est simplement l’exercice de la liberté dans une recherche qui déjoue les cloisonnements universitaires. Faut-il préciser que je ne mets pas ces théories sur le même plan (comme l’aurait fait un véritable « éclectique ») ? Maxime Allard a su repérer le « fil derridien fondamental » qui traverse ce livre et lui donne sa cohérence, celui d’une « déconstruction du judaïsme ». Il s’agit d’un désassemblage, d’une dé-sédimentation qui s’efforce de dé-crypter le récit biblique, de découvrir ses cryptes, ses motifs clandestins, ses lignes de fracture cachées. Une déconstruction donne sa chance à ce qu’elle déconstruit : elle permet de reconstruire ses motifs sous une forme nouvelle. Toutefois, comme Maxime Allard le rappelle, Derrida récuse la possibilité d’une césure, d’une rupture décisive qui ne se réinscrirait pas inévitablement dans un ancien tissu. C’est pour cette raison que je fais aussi appel à Foucault parce que, à la différence de Derrida, il nous aide à repérer des discontinuités historiques. Georges Leroux n’a pas tort de définir ma démarche comme une « généalogie du dispositif mosaïque » au sens foucaldien de ces termes. Ce n’est pas seulement l’approche généalogique que j’ai empruntée à Foucault, mais aussi le concept de dispositif que j’ai élargi en y incluant les dispositifs de croyance – ce que l’on nomme les religions et les idéologies – et en cherchant à chaque fois à déterminer si un dispositif opère dans le sens de l’exclusion et de l’assujettissement, ou bien de l’émancipation.

Les critiques sont plus utiles que les éloges parce qu’elles permettent de repérer les questions qui demandent d’être approfondies. Jean-Jacques Lavoie me reproche de prôner une « exégèse sans préjugés », ce qui lui paraît contraire à la démarche herméneutique. Sans doute parce que nous n’accordons pas le même sens à la notion de « préjugé ». Il entend par là les pré-compréhensions qui orientent toute interprétation, alors que je désigne par ce terme les opinions communes qui obstruent l’accès à ce qu’il s’agit de penser. Dans le domaine des études bibliques, le préjugé dominant est aujourd’hui l’approche minimaliste qui, en insistant sur la date tardive de la rédaction de la Torah, en conclut abusivement que les événements qu’elle relate sont purement fictifs. J’ai tenté de le déconstruire en retournant contre les minimalistes les savoirs auxquels ils se réfèrent : l’histoire et l’archéologie. Cela m’a permis de dégager ce que Freud désigne comme le « noyau de vérité historique » du récit de l’Exode. Je m’écarte cependant de lui en déterminant l’événement qui constitue ce noyau : au lieu de postuler un Moïse égyptien et son hypothétique assassinat par son peuple, je pense que l’événement fondateur est un soulèvement victorieux des opprimés de Canaan. Alors que Jean-Jacques Lavoie estime que ma reconstruction est « irréaliste », Joël Madore me trouve trop « réaliste » puisqu’il plaide pour la fiction, pour une vérité qui ne serait pas historique, mais poétique ; qui ne renverrait pas à des événements réels, mais à la puissance créatrice de l’imagination. Comme rien ne nous permet de savoir avec certitude ce qui s’est réellement passé, ma reconstruction accorde une certaine part à la fiction et c’est pourquoi j’ai désigné cette partie de mon travail comme un « roman historique ». Je pense néanmoins que le récit biblique met en scène, tout en le déformant, un événement passé dont les découvertes des archéologues prouvent qu’il a réellement eu lieu. C’est une erreur de croire qu’il n’existe aucune trace archéologique d’une révolution israélite. Je me réfère notamment aux fouilles effectuées sur les sites de Hatsor et de Megiddo. Il me semble légitime d’en conclure qu’un homme a été l’initiateur de cette révolution. Je ne vois pas pourquoi nous refuserions de lui donner ce nom que lui attribue la tradition, celui de Moïse. Bien entendu, de telles découvertes peuvent être interprétées autrement et des découvertes ultérieures pourraient infirmer cette hypothèse : on a bien affaire à un roman historique.

J’en viens à une objection que m’adressent Georges Leroux et Joël Madore. Elle porte sur le concept de « théo-démocratie » que j’emploie pour caractériser le régime issu de la révolution israélite. Je me suis appuyé sur Spinoza qui déclare que l’Alliance du Sinaï s’est effectuée « comme dans une démocratie ». Je ne soutiens pas pour autant que cette « République des Hébreux » aurait été « plus démocratique qu’Athènes » comme me le fait dire Joël Madore. Je considère qu’elle a été démocratique autrement. Car il y a eu dans l’histoire une multiplicité d’expériences démocratiques qui n’obéissent pas forcément au paradigme grec. Certes, Georges Leroux a raison de souligner que l’Alliance mosaïque ne fonde aucune institution politique qui pourrait faire des Hébreux des citoyens. Cela dit, si on définit la dynamique de la démocratie à la manière de mon maître Claude Lefort, comme un processus de désincorporation permettant l’ouverture d’un « lieu vide » du pouvoir, on peut déjà reconnaître ces traits fondamentaux dans la société issue de la révolution israélite. Une société qui s’est instituée contre l’État, comme celles que des anthropologues, à la suite de Clastres, ont découvertes dans d’autres régions du monde. Je tiens à rassurer Joël Madore : je suis moi aussi favorable à l’État de droit ; mais les États avec lesquels les insurgés de Canaan étaient aux prises n’avaient rien à voir avec nos démocraties modernes. C’étaient des États despotiques fondés sur la sacralisation du pouvoir monarchique. La notion paradoxale de théo-démocratie suppose-t-elle une « réconciliation impossible » entre l’autonomie démocratique et l’hétéronomie théologique ? Peut-être, mais elle permet de soulever une question décisive : l’existence d’une démocratie est-elle possible sans un horizon de croyance ?

Ce qui nous amène à la question la plus redoutable, celle que j’ai abordée en tremblant dans la dernière partie : « Qui est le dieu de Moïse ? ». J’ai essayé de lui donner une réponse historique en examinant sa relation avec El, le dieu suprême de l’antique religion cananéenne ; et aussi de proposer une approche phénoménologique centrée sur le phénomène de l’invocation. Il s’agit de l’appel d’un ou de plusieurs hommes qui, comme la plainte des asservis hébreux, suscite la réponse d’un dieu. Maxime Allard a bien vu que mon approche s’oppose à la conception théologique traditionnelle qui accorde la primauté à la convocation par Dieu. Ce que j’appelle à la suite de Ricoeur l’invocation est un performatif radical qui fait advenir le dieu qu’elle invoque. En affirmant cela, je ne pense pas que je retombe dans l’illusion transcendantale critiquée par Kant, car le dieu invoqué se présente à celui qui l’invoque comme un phénomène de croyance. Comme le dit un personnage de Gogol, « si tu crois en Lui, Il existe. Si tu n’y crois pas, Il n’existe pas ». De quel(s) dieu(x) est-il ici question ? Jean-Jacques Lavoie me fait grief de ne pas voir que le Dieu libérateur de l’Exode est « indissociable du Dieu de la conquête ». Quant à Joël Madore, il se demande si je n’ « oscille » pas entre la conception hégélienne d’un Dieu « dévoilé au fil de l’histoire » et la conception lévinassienne d’un Dieu éthique interdisant le meurtre. C’est possible, mais cette « oscillation » appartient au phénomène lui-même. Le terme hébraïque panim qui désigne la « face » de Dieu est toujours au pluriel. Car le dieu de Moïse, comme celui de Jésus ou de Mahomet, a plusieurs visages : il est à la fois le Libérateur des opprimés et le despote sanguinaire dont se réclament conquérants et fanatiques. Il ne peut en être autrement, s’il est vrai que l’invocation des hommes fait surgir l’Invoqué tel qu’il a été invoqué, en révélant à chaque fois l’un de ses innombrables visages. La question la plus difficile serait alors la suivante : parmi tous ces visages, y en a-t-il qui soient plus vrais que les autres ? Que veut dire le dieu de Moïse quand il interdit de l’invoquer « pour le faux » ? Comment déterminer ce qui fait la vérité d’une invocation ?

Ces questions, je vous remercie de m’avoir permis de les re-formuler grâce à vos propres questions. C’est ainsi, en allant de la question à la question, que s’ouvre l’espace d’un véritable dialogue.