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En août 2020, à Montréal, la statue représentant l’ancien premier ministre John A. Macdonald (1815-1891) était déboulonnée « au terme d’une manifestation qui réclamait de réduire le budget de la police de Montréal pour réinvestir l’argent dans les communautés discriminées »[1]. Cette action aura surpris jusqu’aux organisateurs de la protestation, mais la figure de Macdonald était en réalité critiquée depuis plusieurs années pour son rôle et l’héritage laissé quant à la question indigène[2]. Dans la foulée du mouvement Black Lives Matter déclenché aux États-Unis en juillet 2013, le Canada était ainsi touché par ce large mouvement d’ostracisation baptisé « cancel culture » qui, depuis le milieu des années 2010, exprime en Occident un refus de l’histoire telle qu’elle est enseignée et représentée dans la sphère publique, qu’elle soit virtuelle ou physique.

Culture de dénonciation, critiquée comme nouvelle censure car prenant souvent l’aspect violent de déboulonnage de statues et de lynchage public, le cancel culture manifesterait le refus obstiné de tout héritage qui pourrait entretenir un passé colonial et patriarcal. En réaction, des actes de vandalisme peuvent faire tout autant preuve de manque de jugement. Pour rester dans le contexte canadien, mentionnons le « blanchiment » anonyme de la statue représentant Notre-Dame d’Afrique en novembre 2022, à l’entrée du Parc Richelieu, ancien emplacement du séminaire des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) à Ottawa, et qui reflète ici aussi un manque de compréhension d’une symbolique déployée par cette congrégation missionnaire[3]. Entre illumination et éblouissement, attisés par des vents technologiques, les feux mémoriels ne seraient-ils pas en train d’orienter nos sociétés vers une impasse ?

Nous n’avons pas ici la prétention d’étudier l’ensemble des aspects d’une question qui recoupe des contextes extrêmement variés, qui invoque de manière plus ou moins heureuse des théories déconstructionnistes et qui nous entraînerait facilement aux confins des sciences politiques et du journalisme. Nous pourrions faire aussi volontiers l’hypothèse que l’un des enjeux majeurs de cette question se situe au niveau d’une culture de la transmission qui, en Occident, s’illustre de manière la plus criante et la plus spectaculaire au niveau religieux. Transformé par la « Révolution tranquille », le Québec pourrait être ici un champ d’investigation particulièrement circonstancié. Et parce qu’elles illustrent souvent une culture patriarcale et qu’elles ont généralement été associées à l’oeuvre coloniale, les Églises traditionnelles pourraient et devraient sans doute se sentir aussi interpellées par le cancel culture. Néanmoins, aussi nécessaires que soient ces recherches, nous aimerions affronter ici le problème posé par ce mouvement contemporain du point de vue de la philosophie de l’histoire elle-même.

Or, sur les relations entre l’histoire et la mémoire, Paul Ricoeur apparaît comme une référence majeure. Son oeuvre a cependant déjà été abondamment commentée en contexte francophone. En revanche, un chapitre consacré à « La condition historique » dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricoeur mentionne un auteur britannique qui reste plus énigmatique pour un lectorat de langue française : Robin George Collingwood. Ce dernier est l’auteur d’un concept intrigant, le « re-enactment », que nous traduirons à la suite de Ricoeur par “ré-effectuation”[4]. Ricoeur lui avait en fait consacré un des paragraphes de sa somme précédente Temps et récit. « Le passé est-il intelligible autrement que comme persistant dans le présent ? » s’interrogeait ainsi Ricoeur dans un chapitre sur « La réalité du passé historique »[5]. Dans cette perspective ricoeurienne, l’oeuvre de Collingwood nous invite donc à questionner la relation entre passé et présent et à suivre une piste d’écriture de l’histoire qui n’est pas sans intérêt aujourd’hui. Parce que Collingwood est peu connu en contexte francophone, il nous paraît ici important d’en présenter quelques grandes lignes biographiques avant d’aborder son « idée de l’histoire » et d’analyser le concept central de ré-effectuation.

1. Un philosophe entre éclectisme et histoire

La ressaisie intellectuelle de Collingwood par Ricoeur n’est pas fortuite ou, du moins, il serait dommage de la limiter à une dimension proprement conceptuelle et de ne pas souligner au début de cet article quelques « sympathies » entre les deux philosophes[6]. Bien sûr, entre les deux hommes coulent non pas la Seine ni le Saint-Laurent mais la Manche, sans parler de l’écart d’une bonne génération. Collingwood est né en 1889 en Angleterre et y meurt en 1943, tandis que Ricoeur voit le jour à Valence, dans la vallée du Rhône en 1913 et meurt dans sa maison de Châtenay-Malabry, au sud-ouest de Paris en 2005. Mais tous les deux ont bénéficié d’une postérité encore importante dont témoignent les publications continues des textes de Ricoeur par les éditions du Seuil d’un côté[7] et des études collingwoodiennes par l’Université du Pays-de-Galles et de Cardiff de l’autre[8]. Presque vingt ans après sa disparition, Ricoeur fait encore l’objet de nombreuses recherches et colloques[9]. De même, grâce notamment aux travaux de William H. Dray, la philosophie de l’histoire de Collingwood a occupé une place centrale durant les années 1950-1960 dans le débat sur la nature de l’explication en sciences sociales[10] et Collingwood continue d’inspirer des travaux dans le domaine de l’art et de la métaphysique[11]. Paradoxalement cette postérité est peut-être plus importante que la notoriété dont Ricoeur comme Collingwood ont tous deux bénéficié de leur vivant, du moins dans leur pays respectif. Ricoeur a presque dû fuir aux États-Unis pour échapper au climat post-68 français dominé par de nouveaux courants de pensée. Et si Collingwood n’a pas fui l’Angleterre, il avait la réputation, parmi les philosophes d’Oxford de ces années 1920 et 1930, d’ « un loup solitaire » selon l’expression employée par Stephen Toulmin dans son introduction à l’autobiographie de Collingwood[12]. William M. Johnston parle de son côté de l’« isolement » de Collingwood dans la pensée du vingtième siècle[13]. Ces relations orageuses avec les collègues universitaires sont le signe d’un non-conformisme qui trouve certainement ses racines dans une enfance stimulée par des lectures amples et multiples[14].

Chez Collingwood, cette ouverture n’est pas sans lien avec l’influence de l’historien de l’art et savant britannique John Ruskin (1819-1900), dont le père de Collingwood était proche[15]. Or, comme l’explique Johnston, « là où d’autres divisaient les problèmes en compartiments, Ruskin voyait des liens entre eux, interprétant toute activité humaine comme l’expression d’un esprit commun »[16]. Plongé donc très tôt dans une « catholicité d’intérêts » recouvrant des domaines aussi variés que la pratique artistique, la lecture de l’histoire, les fouilles archéologiques[17], l’apprentissage des langues, et prenant la forme de l’étude, d’échanges et de voyages, le jeune philosophe Robin George cultive cette curiosité savante dans le cadre du programme Literae Humaniores à Oxford[18]. Cet éclectisme, tout en laissant de côté les sciences naturelles, consolide chez lui une compréhension de la philosophie par la relation sujet-objet, comme en témoigne son premier ouvrage intitulé Religion and Philosophy publié en 1916[19].

Collingwood termine ses études quand l’université anglaise est déjà devenue le terrain d’un combat en passe de victoire contre l’influence de la « school of Green », en bref une toute petite galaxie de professeurs britanniques, lecteurs de Hegel, critiques de l’utilitarisme de John Stuart Mill et plus tard de l’évolutionnisme de Herbert Spencer. À la fin du dix-neuvième siècle, cette « école » regroupait, autour de Thomas Hill Green, Bernard Bosanquet, William Wallace, Robert Lewis Nettleship et surtout Francis Herbert Bradley (1846-1924) qui reste la figure majeure de ce courant. Mais si les feux de cette « école »” étaient encore rayonnants en plusieurs endroits de la société britannique et vivaient encore à Oxford grâce aux enseignements de John A. Smith et Harold H. Joachim, l’université anglaise lui était devenue plutôt hostile au début du vingtième siècle. Promoteurs d’un « Nouveau réalisme », leurs opposants accusent alors un peu facilement ces « Idéalistes » d’avoir importé une philosophie allemande en terre anglaise. Dans ce contexte académique certainement pesant, l’entrée en guerre en 1914 favorise chez Collingwood un moment cartésien. Ses « méditations » sur le Albert Memorial lui permettent de prendre une distance critique à l’égard du courant réaliste et de l’approche réaliste du savoir qui insistait sur une théorie « intuitioniste » comme il l’explique dans son Autobiography[20]. Si la réflexion de Collingwood se positionne alors au niveau logique et métaphysique, les implications pour sa pensée relative à l’histoire sont déjà en germe : question et réponse sont ainsi conçues chez lui comme « strictement corrélatives », la question devant ainsi être aussi détaillée et particulière que la réponse, à l’instar d’une recherche de solution face à une panne de voiture[21].

Philosophe, historien, homme de la question, Collingwood est amené ensuite à s’interroger sur la validité, la vérité des propositions, sur le sens de la contradiction. Et finalement ses méditations le conduisent à la rédaction de Truth and Contradiction, annonce peut-être de publications plus importantes dans le domaine métaphysique : An Essay on Philosophical Method (1933), et An Essay on Metaphysics (1940). Mais retenons que, autour de 1917, Collingwood en vient donc à penser l’histoire sous l’angle du problème, en contradiction avec les représentants du courant dit réaliste qui, parce qu’ils pensaient que les problèmes de la philosophie restaient inchangés, réfutaient toute possibilité d’une histoire de la philosophie.

They thought that Plato, Aristotle, the Epicureans, the Stoics, the Schoolmen, the Cartesians, etc. had all asked themselves the same set of questions and had given different answers to them[22].

Ses méditations sur le Albert Memorial pendant la guerre ont donc été pour Collingwood le kairos, le moment propice le poussant à reconsidérer une conception réaliste de la philosophie de l’histoire.

By degrees, I found that there was no recognised branch of philosophy to which the principle did not apply that its problems, as well as the solutions proposed to them, had their own history[23].

L’histoire de la philosophie s’ouvre ainsi devant lui : elle n’est plus simplement cet ensemble de faits qu’un homme, seulement parce qu’il sera très savant, pourra connaître mais devient dès lors « une source intarissable de problèmes, d’anciens problèmes rouverts et de nouveaux problèmes formulés qui n’avaient pas été formulés jusqu’à présent »[24]. Débarrassé de « ce cadavre en putréfaction de la pensée historique », Collingwood retourne donc à Oxford chargé d’une nouvelle conception sur la façon de penser l’histoire, désireux aussi de créer des ponts, un « rapprochement » entre la philosophie et l’histoire[25].

Mais, à la différence d’un Paul Ricoeur par exemple qui a toujours su se tenir en face de l’histoire comme philosophe, Collingwood n’a pas su choisir entre les deux disciplines. Aussi, comme l’illustre son ouvrage Roman Britain publié en 1923, Collingwood écrit-il sur l’histoire en tant que philosophe mais également en tant qu’historien, voire archéologue. Sa philosophie de l’histoire apparaît donc peu dissociable de ses recherches historiques et de ses fouilles archéologiques. Or ce mélange des genres a alimenté les reproches qui lui ont été adressés dans les couloirs des facultés de philosophie, ses collègues universitaires n’hésitant pas à penser que Collingwood « avait erré dans la philosophie sous un malentendu » selon le mot de Stephen Toulmin[26]. En réaction, Collingwood n’a pas toujours été tendre avec ses critiques, ce qui contribua à faire de la deuxième partie des années 1930 une période plutôt difficile pour lui sur le plan relationnel alors qu’il se trouvait comme pris dans un étau entre les Néo-réalistes d’une part et les premiers Analytiques de l’autre. Surtout, Collingwood en vient à défendre l’idée selon laquelle « l’histoire était le seul type de connaissance », niant progressivement la distinction traditionnelle entre théorie et pratique et abolissant de fait toute idée de rapprochement avec la philosophie…[27] De manière plus constructive cependant, sa réaction au réalisme l’a aussi conduit à déployer sa propre idée de l’histoire sous la forme d’un long exposé écrit et de plusieurs conférences données à Oxford en 1936 après sa nomination à la chaire de philosophie métaphysique. Ces textes ont été regroupés dans l’ouvrage posthume publié en 1946 et intitulé The Idea of History.

2. Une certaine idée de l’histoire

Ouvrage édité par Thomas Malcolm Knox (1900-1980), ancien étudiant de Collingwood devenu plus tard Principal de l’Université Saint Andrews, qui en rédigea l’introduction, The Idea of History (IH)[28] est divisé en cinq grandes parties. Dans une introduction qui les précède, Collingwood propose une définition de l’histoire comme « scientifique, humaniste, rationnelle auto-révélatrice » (IH, p. 18). Pour Collingwood il s’agit d’écrire sur la « philosophie de l’histoire » selon une conception quelque peu différente de ses précédentes occurrences chez Voltaire, Hegel ou bien encore chez les penseurs positivistes : plus qu’une pensée indépendante et critique par exemple, la philosophie de l’histoire a à voir, pour Collingwood, avec l’émergence de la recherche historique en tant que système organisé et avec une conception de la philosophie qui lui est propre. « Réflexive », la philosophie devrait même, selon Collingwood, être appelée « pensée de deuxième degré » ou « pensée de la pensée »[29]. À l’inverse de la psychologie cependant, la philosophie ne se concentre pas sur la pensée elle-même, mais sur la relation entre cette pensée et son objet. Or ce désintéressement la distingue aussi de l’histoire :

It is the historian’s business, not the philosopher’s, to apprehend the past as a thing in itself, to say for example that so many years ago such-and-such events actually happened. The philosopher is concerned with these events not as things in themselves but as things known to the historian, and to ask, not what kind of events they were and where they took place, but what it is about them that makes it possible for historians to know them

IH, p. 3

À la fois une épistémologie de la subjectivité de l’historien et une métaphysique du passé, comme le suggère Collingwood, la philosophie ne peut pas séparer l’étude de la connaissance de celle de ce qui est connu. Selon lui, une philosophie de l’histoire s’est en revanche progressivement distinguée d’une théorie générale du savoir aux alentours du dix-huitième siècle, dans la mesure où les théories dominantes se sont révélées insatisfaisantes au regard des problèmes posés au cours de l’histoire (IH, p. 5). La question s’est cependant posée au dix-neuvième siècle avec d’autant plus d’acuité que la connaissance historique commençait à s’imposer à la conscience des philosophes tandis que les théories de la connaissance restaient orientées vers les problèmes particuliers de la science. Introuvable, la constitution d’une nouvelle technique historique nécessitait donc une enquête spéciale dont la tâche serait l’étude des problèmes philosophiques posés par l’existence d’une recherche historique organisée et systématisée. Collingwood s’inscrit dans ce sillage : son ambition, immense, vise en fait à produire une nouvelle philosophie qui serait entièrement conçue d’un point de vue historique. À ses yeux, The Idea of History représente une première étape dans la constitution de cette nouvelle philosophie, à savoir une enquête philosophique sur la nature de l’histoire regardée comme une forme spécifique de savoir, avec un type particulier de connaissance.

L’une des grandes originalités de Collingwood est donc d’insister sur l’importance de la pratique historienne dans la poursuite d’une telle enquête philosophique : pour lui, « il est important de se rappeler que les expériences viennent en premier, et la réflexion sur cette expérience en second » (IH, p. 8). D’une certaine manière, Collingwood applique encore ici ce qu’il a reçu de Ruskin dans le domaine de l’art, à savoir qu’il est important d’être praticien pour théoriser. Pour Collingwood, qui met ainsi en relief les idées de recherche et d’enquête, l’histoire est une science dans la mesure où elle « découvre des choses », choses qui correspondent selon lui à des « actions d’être humains qui ont été faites dans le passé » (IH, p. 9). « Science des res gestae », l’histoire cherche à répondre à des questions concernant des actions humaines produites dans le passé, en interprétant des indices ou autres traces témoignant de ces actions passées. Le terme anglais « evidence » ouvre en effet à une série de traductions possibles, étant « un nom collectif pour des choses qui singulièrement sont appelées documents, et un document est une chose existant ici et maintenant, de telle sorte que l’historien, en y réfléchissant, peut obtenir des réponses aux questions qu’il pose sur les événements passés » (IH, p. 10). Pour Collingwood, ces questions ne sont d’ailleurs posées que pour satisfaire une meilleure connaissance de soi (IH, p. 5).

Or, comme en témoignent les études sumériennes des années 1930 dont Collingwood se fait l’écho, cette idée de l’histoire comme une science humaniste, rationnelle et faite pour la connaissance de soi n’a pas toujours été présente. Dans les quatre premières parties de The Idea of History, Collingwood s’attache donc à retracer la naissance de « l’idée moderne européenne de l’histoire » à partir du cadre antique méditerranéen[30]. Suivant ce qu’il appelle les crises successives qui ont traversé l’historiographie occidentale, il retrace ainsi, en des pages souvent passionnantes, les étapes par lesquelles s’exprime le concept d’histoire : depuis l’apparition de l’idée d’une histoire comme forme de recherche au cinquième siècle avant notre ère, en passant par l’essor du christianisme jusqu’à l’avènement du positivisme au dix-neuvième siècle.

Or, selon Collingwood, cette perspective positiviste empêcha non seulement les historiens de discuter de manière appropriée et méthodique certaines questions éthiques, mais aussi de partager ou de critiquer les jugements portés par des personnes du passé sur des événements ou des institutions contemporaines d’elles-mêmes. Face à la montée du nationalisme, l’histoire avait manqué au débat public : « Le refus de juger les faits en vint à signifier que l’histoire ne pouvait être que l’histoire d’événements extérieurs, non l’histoire de la pensée à partir de laquelle ces événements naissaient. » (IH, p. 132) Plus encore l’idée même du fait historique s’était retrouvée piégée par l’analogie avec les faits scientifiques. Comment un historien peut-il alors connaître des faits qui, désormais hors de portée de toute répétition, ne peuvent pas être pour lui des objets de perception ? Chez Collingwood, cette interrogation prend la forme d’un combat et qui n’est pas sans souligner un rapprochement avec la figure de Giambattista Vico (1668-1744). Car comme Vico avait senti la nécessité de se lever en face du cartésianisme ambiant au dix-huitième siècle, de même Collingwood sent-il le besoin d’une « révolte » contre le positivisme dominant (IH, p. 134). Collingwood décrit en fait ici l’avènement forcément complexe et tendu de ce qu’il appelle l’« histoire scientifique » et qui constitue à ses yeux la dernière grande crise de l’historiographie européenne.

Dans la quatrième partie de The Idea of History, il en expose les développements et surtout les voies alternatives à partir des quatre pays européens qu’il fréquente. Dans le cas de l’Angleterre par exemple, Collingwood met en valeur l’oeuvre de Bradley avec lequel il partage l’idée selon laquelle l’historien, étant un homme vivant dans un certain environnement, ne peut être seulement un « miroir tranquille » reflétant ce que les témoins du passé lui racontent. De sa propre expérience, l’historien retire ainsi sa capacité de jugement en regard du témoignage qui lui est livré. Le « noeud » se resserre donc quand aucune analogie n’est possible entre ce témoignage et l’expérience propre à l’historien et, pour Collingwood, Bradley affirme avec raison qu’accepter un témoignage revient à faire sienne la pensée du témoin en question, en bref « reconstituer, ré-effectuer cette pensée dans son propre esprit » :

For example, if a witness says that Caesar was murdered, and I accept that statement, my own statement “this man was right to say that Caesar was murdered”, implies a statement of my own, “Caesar was murdered”, and this is the original statement of the witness

IH, p. 138

Collingwood étudie aussi les deux grands pays où fut pensée l’histoire : l’Allemagne, « foyer de la critique historique », et la France, « pays du positivisme » et patrie de Bergson. Mais il consacre surtout son dernier paragraphe à l’Italie, signe d’une amitié intellectuelle avec les néo-idéalistes italiens dont Benedetto Croce (1866-1952) qui n’est pas sans affinités avec l’oeuvre de Collingwood en plusieurs endroits[31]. Croce reprend par exemple l’idée de Vico selon laquelle la philosophie est mieux étudiée comme une branche de l’histoire, soit une expression de l’esprit des époques passées. Si histoire et philosophie ne s’opposent donc plus, reste cependant la distinction entre appréhension et analyse. Pour Croce, l’historien, à l’inverse de l’ethnologue ou de l’archéologue par exemple, doit « entrer dans l’esprit » de l’homme du passé et « faire de ses pensées les siennes » pour écrire son histoire. Sans être « un disciple de l’Italien », Collingwood « poursuivait une entreprise similaire »[32] dont les grandes lignes sont exposées dans la cinquième et dernière partie de The Idea of History.

3. La ré-effectuation au coeur de l’histoire

Intitulée Epilegomena, « choses choisies », comme pour souligner le caractère si peu dernier de ces arguments placés en fin d’ouvrage, cette cinquième partie est composée de sept chapitres ou « paragraphes » pour reprendre la terminologie utilisée par Ricoeur dans Temps et récit[33]. Au fil de ces quelques 150 pages ressort ainsi l’idée déjà mise en relief au cours de l’exposé chronologique précédent selon laquelle le métier d’historien est bien singulier, par rapport à la science notamment. En écho avec sa critique du positivisme, l’une des grandes thèses de Collingwood correspond à son insistance sur la singularité du savoir historique par rapport au savoir dans le domaine des sciences naturelles : l’historien travaille sur des processus de pensées, dont seul l’homme, comme seul animal pensant, est capable. Or comme le remarque Jan van der Dussen, pour Collingwood « tous les processus ne sont pas des processus historiques, les processus historiques étant rationnels et les processus naturels irrationnels […]. L’essence de cette différence réside dans le fait que la nature ne retient pas son propre passé dans son développement, contrairement à l’esprit : le passé de la nature est mort, mais le passé de l’esprit est vivant »[34]. Et comme Ricoeur le précise, chez Collingwood « le terme de “pensée” doit être pris dans une extension plus large que la pensée rationnelle ; il couvre tout le champ des intentions et des motivations »[35]. Aussi, entre nature et histoire, Collingwood peut-il affirmer que « toute l’histoire est l’histoire de la pensée » (IH, p. 215).

La question qui se pose alors est celle des moyens dont dispose l’historien pour discerner les pensées qu’il essaie de découvrir. Pour Collingwood, il n’y en a qu’un seul : en re-pensant ces pensées dans son propre esprit. Pour illustrer son propos, Collingwood prend l’exemple d’une pensée de Platon :

The historian of philosophy, reading Plato, is trying to know what Plato thought when he expressed himself in certain words. The only way in which he can do this is by thinking it for himself. This, in fact, is what we mean when we speak of ‘understanding’ the words. So the historian of politics or warfare, presented with an account of certain actions done by Julius Caesar, tries to understand these actions, that is, to discover what thoughts in Caesar’s mind determined him to do them. This implies envisaging for himself the situation in which Caesar stood, and thinking for himself what Caesar thought about the situation and the possible ways of dealing with it. The history of thought, and therefore all history, is the re-enactment of past thought in the historian’s own mind.

IH, p. 215

Croce avait déjà insisté sur l’idée d’une histoire qui, contrairement aux sciences naturelles et sociales, travaille en vue d’une compréhension « interne ». Héritier de l’Idéalisme allemand, et sévère à l’égard des « chroniqueurs », il était même allé plus loin que ses pères en affirmant que toute histoire vraie est une histoire « contemporaine », suggérant par là que l’essence de la connaissance historique consiste d’abord et avant tout en une « saisie imaginative des grands problèmes du passé » tels que les historiens eux-mêmes les comprennent et tels qu’ils prennent de l’importance pour leur époque. Or, comme l’explique Henry Stuart Hughes, selon Croce, « ces deux aspects du problème se combinaient dans l’esprit de l’historien : on ne pouvait dire qu’il avait compris sa matière que lorsqu’il l’avait intégrée à sa propre conscience, lorsqu’il l’avait fondue dans sa propre pensée et l’avait fait “vibrer” dans sa propre “âme”. Ainsi toute histoire vraie doit être re-vécue ou ré-expériencée par l’historien : constater les faits et les interpréter ou les juger faisaient partie du même processus de recréation imaginative[36]. » Indéniablement, Collingwood s’inscrit dans cette perspective pour envisager une ré-effectuation du passé dans le présent qui ne soit pas une vision passive d’une pensée extérieure à l’historien. Dans la ligne de son exemple précédent, Collingwood ajoute :

This re-enactment is only accomplished, in the case of Plato and Caesar respectively, so far as the historian brings to bear on the problem all the powers of his own mind and all his knowledge of philosophy and politics. It is not a passive surrender to the spell of another’s mind ; it is a labour of active and therefore critical thinking. The historian not only re-enacts past thought, he re-enacts it in the context of his own knowledge and therefore, in re-enacting it, criticises it, forms his own judgement of its value, corrects whatever errors he can discern in it.

IH, p. 215

Ce travail critique n’est pas secondaire aux yeux de Collingwood. Au contraire il est indispensable à la connaissance historique. Toute pensée est une pensée critique : « la pensée qui ré-effectue les pensées passées les critique donc en les ré-effectuant » (IH, p. 216). Les paragraphes suivants, dont « Human Nature and Human History » ne font que re-déployer cette définition de la ré-effectuation en abordant diverses « phases » de la construction du savoir historique selon l’expression de Ricoeur. Dans « The Historical Imagination », Collingwood développe par exemple l’idée de « sélection », assimilant l’historien à un peintre-paysagiste. Collingwood insiste donc sur l’autonomie de l’historien face à ses sources, son imagination constituant l’essentiel de son autorité. « Juge de ses sources et non l’inverse » comme le dit Ricoeur[37], l’historien fait donc preuve non pas d’intuition mais d’imagination. Mais plus encore que d’un peintre-paysagiste, Collingwood rapproche l’historien de la figure du romancier[38]. Outre le fait d’insister sur l’épreuve de la vérité dans la construction du savoir historique, la comparaison entre historien et romancier permet ainsi à Collingwood d’introduire une deuxième phase de construction du savoir centrée sur l’« evidence ». Dans « Historical Evidence », Collingwood insiste à nouveau sur l’idée que l’histoire est une science, mais une science d’un genre très particulier.

It is a science whose business is to study events not accessible to our observation, and to study these events inferentially, arguing to them from something else which is accessible to our observation, and which the historian calls ‘evidence’ for the events in which he is interested.

IH, p. 251-252

Selon Ricoeur, la preuve marque en réalité « la différence radicale entre l’histoire des affaires humaines et l’étude des changements naturels »[39]. De ces preuves documentaires peuvent découler un savoir historique, à plusieurs conditions cependant. Premièrement l’historien ne doit pas se contenter d’un « couper-coller », pour traduire l’expression « scissors and paste » qui fait l’objet d’une longue critique dans The Idea of History. Deuxièmement, l’historien doit être en mesure de se poser les bonnes questions.

D’une certaine façon, à la manière dont sont agencés les paragraphes dans The Idea of History, la ré-effectuation reprend et résume ces phases précédentes. « Comment ou à quelles conditions l’historien peut-il connaître le passé ? », s’interroge ainsi Collingwood tout au début de son quatrième chapitre, intitulé « History as Re-enactment of Past Experience », dans lequel il affronte plusieurs questions majeures quant à la définition de l’histoire (IH, p. 282). Par exemple, la question de savoir si la mémoire suffirait à combler un « fossé » entre un présent subjectif et un objet passé ; l’histoire dépasse le simple souvenir dans la mesure où elle cherche à reconstruire une activité de pensée, non comme un simple « écho » mais comme une véritable ré-effectuation de celle-ci (IH, p. 293). La possibilité de l’histoire ne saurait cependant se réduire à un niveau personnel (IH, p. 295), la preuve documentaire élargissant ici les horizons. En fait, plus qu’une contradiction, la ré-effectuation vient affirmer une combinaison entre subjectivité et objectivité (IH, p. 292). D’autre part, ce serait oublier, selon Collingwood, que la nature de la pensée implique que seule la pensée elle-même peut être recréée, à l’exclusion de tout ce qui l’entoure, donc : son contexte, les sensations, les sentiments, etc., bref tout ce que Collingwood appelle son « immédiateté » et qui la différencie d’un événement (IH, p. 297). Définir le savoir historique revient donc à délimiter ce qui peut être ré-effectué dans l’esprit de l’historien. Au début de son cinquième chapitre intitulé « The Subject-matter of History », Collingwood précise qu’il ne peut s’agir que d’une « expérience » (IH, p. 302).

Quelques décennies après sa disparition, la doctrine de la ré-effectuation « est sans aucun doute l’aspect le plus discuté de la philosophie de l’histoire de Collingwood »[40]. Dans son ouvrage History as a Science, van der Dussen reprend quelques-uns des arguments principaux de ce débat qui, encore au début des années 1980, opposait quelques-uns des commentateurs de Collingwood[41]. Comme le souligne Ricoeur dans Temps et récit, le risque est alors de transformer la ré-effectuation en une simple méthode. Mais pour Ricoeur, il y a plus : car « le pas décisif » de Collingwood – à savoir quand il déclare « la réeffectuation numériquement identique au premier penser », quand repenser devient « une manière d’annuler la distance temporelle » –, cela constitue un faux pas. Selon Ricoeur « l’idée de ré-effectuation tend ainsi à se substituer à celle de témoignage, dont la force est de maintenir l’altérité et du témoin et de ce dont il témoigne ». Et c’est bien dans cette dé-distanciation que réside la faiblesse de l’idée de ré-effectuation aux yeux de Ricoeur : « Au terme de l’analyse, on en vient à dire que l’historien ne connaît pas du tout le passé, mais seulement sa propre pensée sur le passé ; l’histoire, pourtant, n’a de sens que si l’historien sait qu’il ré-effectue un acte qui n’est pas le sien[42]. » En bref, ce commentaire permet à Ricoeur de souligner l’importance des « médiations » « qui font du temps historique un mixte : la survivance du passé qui rend possible la trace, la tradition qui nous fait héritiers, la préservation qui permet la possession nouvelle »[43]. Il y a là l’essentiel du message ricoeurien : à savoir que le présent, en réinvestissant un passé détaché de lui, « transforme la distance temporelle morte en “transmission génératrice de sens” »[44], ou, pour en élargir la portée, qu’en passant par l’autre on revient à soi-même[45].

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Avec Ricoeur, il faudrait donc conclure en affirmant le caractère d’impasse de la piste collingwoodienne et du concept de ré-effectuation. Dans Temps et récit Ricoeur en ressort ainsi très vite : « si le passé ne peut être pensé sous le « grand genre » du Même, ne le serait-il pas mieux sous celui de l’Autre ? »[46] Passant du Même à l’Autre, d’une impasse à une autre, Ricoeur passe de Collingwood à Paul Veyne, avant d’aborder la philosophie de Hayden White « sous le signe de l’Analogue ». On ne saurait cependant réduire la rencontre de Ricoeur avec Collingwood à une impasse, ne serait-ce que parce qu’elle est le signe d’une attention nécessaire, en monde francophone, à un patrimoine philosophique étranger[47]. De même, pour faire preuve précisément d’une juste ré-effectuation, il faudrait noter que les faiblesses de l’équivalence proposée par Collingwood entre histoire et recherche ne sont pas sans refléter les lacunes de la recherche historiographique à l’époque où lui-même a vécu[48].

Ces limites étant posées dans le domaine de l’écriture de l’histoire, la piste Collingwood ne doit pas pour autant paraître complètement obstruée. Car son idée de l’histoire reste associée non seulement à une révolte contre les philosophies de l’histoire qui relèvent du positivisme mais aussi à des préoccupations métaphysiques plus larges[49]. Par exemple, au début d’une conférence intitulée plus tard par Knox « Progress as Created by Historical Thinking » et qui constitue le septième des « Morceaux choisis », Collingwood n’hésite pas à dissocier le progrès, au sens positiviste d’évolution, du « progrès historique »[50]. Si, dans le premier cas, l’évolution est associée à l’idée d’une « amélioration » qui devient très rapidement « loi », pour Collingwood, « la question de savoir si un changement historique particulier a été une amélioration doit […] être une question à laquelle il faut répondre en fonction de ses mérites dans chaque cas particulier » (IH, p. 323). L’amélioration dépend en fait du point de vue qui est souvent lié à la génération d’appartenance et surtout d’une capacité à regarder l’évolution avec la distance d’un historien (IH, p. 326). Le mot « distance » doit cependant être précisé ici : car distance ne signifie pas « détachement », mais correspond plus à l’idée d’un jugement intérieur qui ne renie pas non plus une certaine « sympathy » que l’on se risque ici à traduire par « bienveillance ». Comme le souligne Collingwood à propos de l’historien, « ce qui fait de lui un juge compétent, c’est donc justement le fait qu’il ne regarde pas son objet d’un point de vue détaché, mais qu’il le revit en lui-même » (IH, p. 327). Dans cette perspective, le découpage de l’histoire en périodes plus ou moins « bonnes », plus ou moins « brillantes », révèlera donc plus l’état d’esprit intérieur de l’historien que la réalité de la période étudiée. Disciple de Ruskin et de Vico, Collingwood creuse ici une critique de l’idée de l’histoire que se faisaient les philosophes des Lumières, dont Voltaire et « son incapacité à reconstruire une histoire authentique à partir des documents du monde antique et du Moyen Âge était la source de sa conviction que ces âges étaient sombres et barbares » (IH, p. 328). En d’autres termes, l’idée de progrès chez les Lumières ne peut qu’être limitée par leur compréhension elle-même limitée des sources. La disponibilité des sources ressurgit donc ici comme un obstacle, un défi majeur lancé à toute interprétation de l’histoire en termes de progrès. Mais au-delà des sources elles-mêmes, les paramètres de l’expérience humaine rendent toute comparaison hasardeuse voire illusoire aux yeux de Collingwood : « peut-on parler de progrès à propos du bonheur, du confort ou de la satisfaction ? Évidemment non. » (IH, p. 330) Ce constat n’est pourtant pas si évident comme le souligne van der Dussen[51]. Néanmoins, on admet volontiers que tout développement n’est pas forcément progrès. Pour Collingwood, il y a progrès, moral en particulier, quand l’homme s’écarte de « la satisfaction de ses désirs animaliers » pour affronter des problèmes qui sont eux-mêmes l’expression d’idéaux moraux. À l’inverse, comme s’en inquiète plus tard Pier Paolo Pasolini (1922-1975) dans l’« article des lucioles »[52], un développement modernisateur ne correspond donc pas toujours à un progrès civilisateur. Dans les Murs de Sanaa (1971), Pasolini osait aussi le parallèle entre la destruction des murs antiques de Sanaa et celle du paysage médiéval d’Orte, l’une des petites villes perchées au nord de Rome. Pour Pasolini, il ne fait guère de doute que la modernité détruit et saccage plus qu’elle ne construit, et qu’elle entre en contradiction avec la lente sédimentation qui fonde l’Humanité. Il y a là évidemment bien plus qu’une méthode historique : loin des lumières de la certitude, il nous faut peut-être accepter de suivre les pâles lueurs des lucioles pour sortir des sentiers de la haine. Collingwood affirmait ainsi tout à la fin de The Idea of History que « notre haine de la chose que nous détruisons peut nous empêcher de la comprendre ». Car le progrès revendiqué se réduit alors à un vulgaire changement : « nous aurons peut-être perdu notre emprise sur un groupe de problèmes dans notre souci de résoudre le suivant. Et nous devons maintenant réaliser qu’aucune loi naturelle bienveillante ne nous sauvera des fruits de notre ignorance[53] ».