Corps de l’article

La première quête du Jésus de l’histoire naît à la fin du 18e siècle déjà, dans une période intellectuelle foisonnante qui voit notamment la naissance d’une exégèse dite historico-critique. La question passionne les biblistes et bien au-delà, comme l’atteste le succès de La Vie de Jésus d’Ernest Renan, qui devient un best-seller dans la deuxième moitié du 19e siècle. Si les publications se multiplient ensuite, y compris en francophonie avec les contributions, entre autres, d’Étienne Trocmé (1972), Jacques Schlosser (1999) ou encore Daniel Marguerat (2019), force est de constater, avec Jean-Paul Michaud[1], que la quête « s’est un peu essoufflée récemment ». Or cette traduction montre que la thématique n’est pas épuisée et que la demande reste vive, y compris pour des publications dans la langue de Molière. Avec cette traduction de la 6e édition de la monographie de Jens Schröter sur le Jésus de l’histoire, Jesus von Nazaret, Jude aus Galiläa – Retter der Welt, parue en 2017[2], Labor et Fides offre un précieux présent au public francophone. Après la parution en 2017 de l’ouvrage collectif Jésus de Nazareth. Etudes contemporaines, dirigé par Andreas Dettwiler, et avant Vie et destin de Jésus de Nazareth de Daniel Marguerat (Paris, Seuil) paru en 2019, la maison d’édition genevoise étend ainsi le spectre de la littérature disponible à ce sujet. Elle montre, de surcroît, toute l’actualité de cette thématique classique et rend accessible le fruit de longues années de recherches par l’un des spécialistes les plus éminents de la question. La qualité prodigieuse de la traduction, élaborée par Marianne David-Bourion et Gilles Sosnowski, n’en rend la découverte que plus agréable.

Jésus de Nazareth. À la recherche de l’homme de Galilée est construit en trois parties majeures.

La première fixe le cadre de l’ouvrage et sa problématique. Elle présente un état de la question ainsi que les sources mobilisées et se compose de l’avant-propos à l’édition française, rédigé par Andreas Dettwiler, des préfaces à la première (2005), la deuxième (2009) et la sixième édition (2017) ainsi que d’une introduction (A).

La deuxième partie (B) se concentre sur « la voie et le ministère de Jésus » (p. 63), en distinguant la figure historique de l’homme de Galilée de son activité. Elle s’appuie principalement sur les évangiles synoptiques, tout en admettant que l’évangile de Jean « a aussi conservé des traditions intéressantes pour la recherche historique – notamment, des paroles de Jésus dont il donne sa propre version [Schröter renvoie ici à Michael Theobald, Herrenworte im Johannes-Evangelium, 2002] ou des détails sur les lieux et les événements de l’histoire de la Passion » (p. 51). Ainsi, le « Portrait de Jésus » (titre de la partie B, p. 67-270) part de la région d’origine de Jésus, la Galilée, pour s’achever aux événements de Jérusalem dont la résurrection exprime un point culminant. Schröter admet, néanmoins, que les « témoignages des premiers chrétiens sur sa Résurrection et son Exaltation » (p. 255) ne représentent pas des « faits historiquement vérifiables » (ibid.) dans la quête qu’il mène. Partant, il resitue néanmoins la résurrection dans la perspective des débuts de la foi chrétienne, « à la charnière entre le ministère de Jésus et l’histoire du premier christianisme » (ibid.). Partie médiane, ce « portrait de Jésus » représente le coeur de l’ouvrage, avec deux cents pages sur les trois cents qu’il compte. Ses différents chapitres sont ponctués de deux précieux excursus qui, à grand renfort de sources antiques et de données archéologiques, donnent vie à la figure du Nazaréen et tracent les contours de son activité.

Enfin, la troisième et dernière partie (C) est consacrée à l’histoire des effets – la fameuse Wirkungsgeschichte – de la personne et de l’action de Jésus sur « toute l’histoire occidentale des religions, des civilisations et des idées » (p. 65). Cette troisième partie représente sans doute la plus grande originalité de l’ouvrage qui pose un repère pour la quête du Jésus historique. Ces « effets » de l’oeuvre et de l’homme Jésus sur l’histoire sont ainsi revalorisés comme indices dans la quête du Nazaréen, en fonction des saisons où ils apparaissent au sein des deux mille ans d’histoire du christianisme. Plus courte – une trentaine de pages seulement –. cette dernière partie sert néanmoins de plaidoyer pour l’exégète allemand pour qui le contraste entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de la foi » – qui s’amenuise au fil des pages – tient lieu de fil rouge. Dans son argumentation, Schröter mêle cette opposition à celle qui met aux prises passé et présent, ou encore histoire et mémoire. Ce faisant, il dénoue la problématique de la « vérité » qui leste la quête historique de Jésus de Nazareth dès son origine, traditionnellement située au 18e siècle. L’auteur affirme ainsi : « [i]l serait illusoire de vouloir distinguer le “vrai” Jésus d’avec le Jésus interprété » (p. 254). En d’autres termes, pour Schröter, dans le périple qui conduit à trouver le Jésus de l’histoire, l’important n’est pas la destination – le « véritable » Jésus de Nazareth –. mais le voyage lui-même[3]. C’est-à-dire la réflexion qui révèle certaines facettes de cet homme. Le lecteur-aventurier, pour filer la métaphore, pourrait regretter de ne pas être escorté par Schröter au-delà des frontières du christianisme, dans les réceptions musulmanes du Galiléen par exemple[4]. Il se consolera néanmoins par l’exploration du sort qui lui a été réservé dans les contrées d’une spiritualité dite populaire et dans la culture occidentale contemporaine.

Dans l’oeuvre de l’exégète allemand, cette valorisation du voyage se traduit par une triple ouverture de la recherche : 1) ouverture méthodologique, 2) ouverture relative au corpus de textes choisis, et 3) ouverture plus fondamentale encore, avec le dépassement de la dichotomie classique entre foi et raison.

Premièrement, pour ce qui est de la méthode, le volume de Schröter a l’avantage d’être aussi rigoureux et classique que novateur. Il s’inscrit dans le débat exégétique et historique, avec un précieux état de la recherche, dans l’introduction (p. 28-39), qui offre au lecteur spécialisé un aperçu clair et précis des différentes « quêtes » du Jésus de l’histoire. De plus, dans les excursus de sa partie centrale et en mobilisant la Wirkungsgeschichte dans la dernière partie, Schröter fait valoir de nouveaux résultats à partir de ce qu’il décrit lui-même comme « une réflexion méthodologique et herméneutique sur l’appropriation, dans le présent, du ministère et du destin de Jésus » (p. 16). L’exégète allemand met en exergue le fruit de l’histoire des effets des différents portraits de Jésus au cours des siècles, jusqu’au produit de l’art contemporain. D’une part, Schröter évalue l’impact du Nazaréen dans la Judée du 1er siècle à l’aide de l’histoire du judaïsme antique et de l’archéologie, tout en mobilisant des savoirs plus inédits comme l’histoire de la médecine antique ; d’autre part, il explore également, à grands traits, la figure du Christ dans la littérature contemporaine, la peinture ou le cinéma. Mentionnons encore deux champs défrichés plus récemment : l’anthropologie culturelle et les approches sociales de la mémoire. Ce dernier, dans lequel Schröter est un pionnier et une référence[5], lui permet de nuancer le but de retrouver un Jésus historique, à l’aide de la notion de mémoire collective qui sous-tend de façon intrinsèque un travail de reconstruction. C’est ce qu’il pose, de façon problématique, comme la division entre un Jésus « historique » et un Jésus « remémoré » (p. 19-27). Et l’auteur de conclure que l’un ne s’oppose pas à l’autre, au contraire, « [l]e résultat d’une présentation historique de Jésus aujourd’hui est […] le Jésus remémoré, représenté sous l’angle spécifique du début du xxie siècle » (p. 27). Ainsi, Schröter s’ouvre à d’autres méthodes avec la conviction que la question de savoir « qui était Jésus ? » et celle qui consiste à se demander « qui est-il aujourd’hui ? », y compris dans l’art contemporain, sont intimement liées (cf. p. 28).

La deuxième ouverture concerne le corpus de textes étudiés. Comme la plupart des autres enquêteurs du Jésus de l’histoire, Schröter s’intéresse à ce que disent les sources non chrétiennes ainsi que les « écrits chrétiens extranéotestamentaires » d’un certain Jésus de Nazareth qui aurait vécu au Proche-Orient ancien, autour du 1er siècle de notre ère. Ce faisant, le professeur berlinois révèle l’étendue de ses champs de recherche et en particulier sa connaissance de certains textes dits apocryphes. Parmi les textes « chrétiens extranéotestamentaires » au sein desquels il glane plusieurs informations, Schröter mentionne les oeuvres des « Pères apostoliques », situées entre la fin du 1er siècle et la fin du 2e : les lettres de Clément et la Didachè (p. 51-52). Il présente en détail cinq apocryphes : l’« Apocryphe de Jean », l’évangile de Thomas, l’évangile de Pierre, l’évangile de Marie et le Protévangile de Jacques. Il mentionne plus brièvement le Dialogue du Sauveur, la Sagesse de Jésus Christ, « l’évangile dit “évangile apocryphe de Berlin” ou Évangile du Sauveur » et les Actes des Apôtres apocryphes dont il met en évidence le rôle dans la construction d’un « Jésus apocryphe » (p. 277-281). De ce parcours, Schröter conclut que les écrits « apocryphes » n’élargissent pas de manière substantielle notre connaissance du « Jésus historique ». Néanmoins, il fait de cette figure apocryphe de Jésus, qu’il situe « aux marges du christianisme officiel » (p. 277), un emblème de la troisième et dernière ouverture dont nous parlions ci-dessus, à savoir le dépassement d’une dichotomie entre foi et raison. Le titre en français de ce chapitre : « Jésus apocryphe » rappelle celui de l’ouvrage de Jean-Daniel Dubois, concentré précisément sur la réception de Jésus dans les traditions gnostiques chrétiennes, paru en 2011.

La présentation de cette ouverture à un corpus étendu renvoie au fil rouge du volume de Schröter, soit le contraste entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de la foi », et conduit à la troisième ouverture annoncée portant sur le dépassement d’une dichotomie classique entre foi et raison.

La rigueur de l’exégète allemand le contraint à soumettre son analyse à l’exigence des Lumières qui, selon ses propres termes, « ont fait de la raison humaine un critère d’analyse applicable également aux écrits bibliques » (p. 23). Dans le cas précis des quêtes du « Jésus de l’histoire », cela s’est manifesté par une distinction stricte entre les « récits vérifiables par la raison » et les « mythes » qui traduisent des événements du passé. Selon ces mythes, du côté de la foi, Jésus est unique en ce qu’il rassemble Dieu et l’homme « en sa personne » (p. 21). Du côté de la raison, cette unicité de Jésus est remise en cause. Seul ce qui concerne l’homme peut être appréhendé rationnellement, à travers un examen critique des sources historiques. Partant, le « Christ de la foi » s’opposerait au « Jésus historique ». C’est le postulat classique de la quête du Jésus de l’histoire. Schröter le remet en question en proposant une alternative. Avec sa maîtrise parfaite de l’état de la question, il concède que « la recherche historique ne rétablit pas le passé tel qu’il s’est déroulé, mais interroge les sources sans faire abstraction de sa propre époque » et « envisage le passé à la lumière de son propre présent » (p. 24-25). Pour Schröter, l’équilibre entre raison et foi dépend, d’une part, du fait que la recherche historique éprouve, littéralement, la foi chrétienne, et d’autre part, que l’histoire ne peut prétendre à une certitude immuable à propos des événements passés auxquels elle s’intéresse. Elle est soumise à sa propre contingence, aux sources dont elle dispose et à l’exigence éthique dans le traitement de ces sources (cf. p. 25). Plus précisément, il faut constater que la raison, pas plus que la foi, ne peut revendiquer un accès au « véritable » Jésus, selon Schröter. En ce sens, le « Christ de la foi » serait complémentaire de celui de l’histoire. Cette conviction sous-tend la revalorisation de textes ou de développements décrits comme légendaires, habituellement marginalisés sous prétexte qu’ils sont secondaires par rapport aux sources les plus anciennes. Schröter montre, a contrario, que bien que secondaires, ces textes témoignent de l’impact de la figure de Jésus aux différentes époques du christianisme. Selon lui, il convient néanmoins de faire preuve d’une rigueur scientifique et éthique des plus exigeantes pour distinguer, parmi les témoins, entre « la vraisemblance historique, les légendes ultérieures et les interprétations aberrantes » (p. 301). Cette condition étant considérée, il estime qu’il est du devoir de l’histoire de réconcilier ainsi le Jésus d’hier et d’aujourd’hui, celui de la raison et de la foi ou, pourrait-on dire, dans le contexte de cette revue, celui de la Science et de l’Esprit.