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Cet ouvrage est le résultat de plusieurs entretiens réalisés avec le sociologue du Canada français Joseph Yvon Thériault par François-Olivier Dorais et Jean-François Laniel. Ces entretiens permettent de suivre le parcours intellectuel et l’évolution de la pensée de Thériault en la mettant en contexte avec son milieu familial et social d’origine et l’environnement intellectuel de sa carrière universitaire. Le questionnement rigoureux et parfois serré de certains aspects de la pensée de Thériault permet de comprendre comment celle-ci se développe eu égard aux auteurs et auteures qui l’ont inspiré et aux grandes questions qui se posent à nos sociétés, principalement à la société francophone en terre d’Amérique. Car c’est bien dans cette terre que sa pensée prend racine et c’est cette société, de même que son ambition de « faire société », que sa pensée interroge.
Même si le milieu familial et social dans lequel il a grandi ne le prédisposait pas à la vie intellectuelle qu’il a connue, Thériault confie qu’il n’a pas vécu le passage de la culture première à la culture seconde comme une émigration, à l’instar de Fernand Dumont qui a lui aussi grandi dans une famille et un milieu ouvrier. Si sa carrière l’amène à quitter son Acadie natale, il conserve toujours un sentiment d’appartenance à l’Acadie. Il n’a d’ailleurs jamais senti l’étouffement de l’Acadie « Je ne suis pas non plus de ceux qui ont pu ressentir que l’Acadie les étouffait… » (p. 55). Il ne vit pas le départ de l’Acadie comme un exil. Celle-ci demeure le lieu d’où il parle; pas toujours de manière explicite, pas toujours l’Acadie comme telle, mais l’Acadie comme cas typique d’une petite société. Il semble important de retenir cet élément, car il sous-tend le développement de sa pensée. « Caraquet, ou plutôt l’Acadie, est longtemps resté le contexte en fonction duquel j’ai interprété le monde. » (p. 111) De fait, une préoccupation ressort de son interrogation des oeuvres théoriques sur la société : quelle place font ces dernières aux « petites sociétés ».
L’ouvrage présente le grand intérêt d’offrir une synthèse de l’oeuvre de Thériault tout en explicitant l’arrière-plan, de même que les motivations de certains de ses choix théoriques. Le titre de l’ouvrage souligne la volonté de Thériault de penser la modernité dans ses deux grandes intentions : comme projet rationnel et projet culturel. Dès sa thèse de doctorat, qui portait sur le rôle du modèle coopératif dans le développement de l’Acadie, Thériault propose d’expliquer ce développement en fonction de logiques économiques et culturelles : « Les coopératives serviront, en quelque sorte, d’agents de transformation et de réarticulation à la nouvelle économie qui se mettra en place, tout en conservant les caractéristiques socioculturelles de la communauté » (p. 79). Il refuse d’adopter une grille de lecture économiste qui marginaliserait la dimension culturelle ou identitaire.
S’il a des sympathies pour la pensée marxiste et la pensée autogestionnaire dans les années 1980, celles-ci s’estompent à mesure que sa réflexion sur la démocratie gagne en profondeur. Il réalise avec d’autres chercheurs et chercheuses que l’utopie autogestionnaire souffre d’un manque de réalisme politique. Comme il le précise, son ouvrage La société civile ou la chimère insaisissable paru en 1985 marque sa sortie du marxisme.
En approfondissant sa pensée politique sur la démocratie, il voit dans le libéralisme quelques avenues prometteuses pour penser les sociétés, car il met l’accent sur leur capacité à s’autodéterminer. Il conserve une perspective qu’il qualifie de sociologie historique, sans toutefois penser l’histoire à l’instar d’un certain déterminisme marxiste qui la conçoit comme le résultat des contradictions sociales ou des conflits entre acteurs. S’inspirant de Lefort, sans pour autant épouser sa vision qu’il juge trop agonistique du social, il pense la société dans son indétermination.
Son approche historique du social le conduit à se pencher sur la mémoire, la tradition et le récit national des communautés acadiennes et francophones au Canada, qui ne peuvent être écartés du projet de faire société en français. Ce projet même est issu d’une mémoire et d’une tradition : « [l]’idée de dire “nous”, de clamer notre intention de vivre en français en Amérique […] ça vient d’une tradition que l’on a cultivée et que l’on veut continuer de cultiver. » (p. 113). Cependant, cette tradition doit être mise à l’épreuve des exigences démocratiques, en étant retravaillée « de façon discursive, dialogique » (p. 115) : ce n’est qu’ainsi que l’intention de faire société en français peut se nourrir du sens que véhiculent ces traditions. La question qui se pose est de savoir comment les exigences démocratiques se conjuguent avec celles de la tradition et de la mémoire au sein d’une société.
Sur le thème de la mémoire, Thériault revient sur son ouvrage Critique de l’Américanité. Mémoire et démocratie au Québec où il discute les thèses des historiens et historiennes révisionnistes ou modernistes qui, dans leurs analyses du Québec contemporain, minimisent la mémoire du Canada français et son intention vitale, en mettant plutôt l’accent sur l’idée que le Québec forme une société neuve sur laquelle pèse peu le poids de la tradition (religieuse notamment) et qui peut ainsi se définir en se projetant dans un avenir ouvert à tous les possibles.
Cette lecture moderniste du Québec et, indirectement, de l’ensemble que forme la francophonie canadienne néglige, selon Thériault, cette autre moitié de la modernité : la tradition, le religieux, les appartenances nationales, de même que les dimensions subjective et symbolique de l’humain. Pour Thériault, il s’agit de penser la manière dont s’articulent les deux moitiés de la modernité, que traduit bien le passage suivant :
Dans nos sociétés, c’est la construction d’une communauté politique et d’un débat politique qui devrait être le lieu à partir duquel se fait cette synthèse-là [entre des sociétés individualistes et réflexives, d’une part, et des sociétés qui ont un fond historique commun, d’autre part], et cette synthèse ne devrait être ni purement juridique, ni purement substantielle ou historique.
p. 166
Sa position dans le débat sur la Charte des valeurs québécoises illustre sa pensée. Plutôt que de s’en remettre à une charte, relevant d’une vision contractualiste du fondement social, il propose plutôt de faire confiance à l’espace politique et public duquel émergeront de nouvelles normes collectives. Il nous invite à faire confiance au social en nous rappelant qu’une société ne s’organise pas à coup de lois ou de chartes. L’organisation par le politique (plutôt que par le formalisme juridique) permet d’opérer des changements qui respectent mieux la « mouvance sociale et historique » de la société (p. 176).
La position de Thériault cherche à préserver l’héritage historique, mémoriel et traditionnel de la société tout en pensant l’ouverture à la diversité. C’est une pensée qui peut parfois sembler ambivalente – « on peut être pour la laïcité et conserver le crucifix [à l’Assemblée nationale] » (p. 175) – mais qui se méfie des positions tranchées qui tendent à occulter certains aspects des dynamiques sociales. Il s’agit d’une caractéristique de la pensée de Thériault et l’une des qualités de l’ouvrage est d’en expliciter les raisons théoriques et celles parfois liées à son histoire personnelle.
Ainsi, derrière sa position sur la Charte et le crucifix, dont Dorais et Laniel relèvent la dissonance avec celles de la génération de Thériault, se profile la trajectoire personnelle de Thériault. Sa propre expérience du religieux en Acadie, à une période où la puissance de l’Église déclinait déjà, pourrait expliquer le fait qu’il n’a pas rejeté l’héritage de l’Église, contrairement à d’autres de sa génération. Il va plus loin en affirmant que « rejeter le religieux comme une fabulation, c’est presque rejeter l’humanité » (p. 178). Selon lui, les sociétés ont besoin de références qui ne soient pas seulement de purs reflets de ce qu’elles sont. C’est ce qu’apporte le religieux. Ici, il aurait été intéressant que Dorais et Laniel demandent à Thériault de préciser sa pensée concernant la référence religieuse dans la société.
L’ouvrage aborde les principaux concepts de la pensée de Thériault, notamment sur la manière qu’a la francophonie en situation minoritaire de faire société, sur l’ethnie et la nation, sur la judiciarisation du politique, sur le cosmopolitisme, et sur la forme que prend la solidarité dans nos sociétés modernes individualistes. Sur ce dernier point, Thériault mentionne que la solidarité se déploie au mieux dans des rapports de proximité qui s’étendent jusqu’à la nation, auprès de ceux et celles que nous reconnaissons comme appartenant au même groupe. Au-delà de l’horizon national, les rapports de solidarité s’amenuisent. Thériault souligne que la solidarité internationale est faible comparativement aux formes de solidarités infranationales. Cela l’amène à rappeler qu’il ne croit pas à une forme de gouvernement – à une cosmopolitique – mondial. Il reconnaît cependant que « [l]es sociétés modernes sont des sociétés en déficit de solidarité, donc des sociétés où l’anomie peut surgir à tout moment » (p. 204), d’où son intérêt accru récemment pour la notion d’anomie.
L’ouvrage offre donc l’occasion de revenir sur le concept de « faire société » qui est couramment repris dans les travaux des chercheurs et des chercheuses sur la francophonie en situation minoritaire. Pour Thériault, ce concept met en lumière la dimension créative, volontaire et mobilisatrice de la société. La dimension volontaire doit puiser dans une certaine mémoire nationale où la francophonie canadienne formait un certain ensemble. Ainsi, faire société, c’est faire nation : « la société dont je parle ce n’est pratiquement pas autre chose que la nation » (p. 219). Il plaide conséquemment pour un rapprochement, voire une « réconciliation mémorielle » (p. 234), entre les francophonies et le Québec.
Dans la foulée, il nous met en garde contre les définitions de la francophonie qui diluent l’identité à la seule compétence linguistique et contre une conception individualiste et réticulaire des communautés francophones. La francophonie a plus de chance de réussir là où des communautés forment des ensembles organisés, comportant des institutions, une histoire et une mémoire collective. Il nous rappelle que la francophonie forme une communauté de destin qui se définit par « l’héritage d’une histoire particulière, par le rappel de ce que nous avons combattu pour être ce que l’on est » (p. 241). Pour Thériault, il nous faut voir au-delà des données statistiques pour évaluer l’état des communautés francophones. Il nous invite également à penser par-delà le contexte juridique, qui apparaît souvent comme un rempart à l’assimilation des communautés, alors qu’il faudrait surtout développer des stratégies et consacrer des ressources pour renforcer les communautés existantes.
L’ouvrage revient sur ce qui caractérise les petites sociétés (ou les petites nations) que forment notamment les communautés francophones et acadienne : leur fragilité et leur crainte de disparaître. Thériault nous rappelle que dans l’expression « petite société », le terme société fait référence à la volonté des sociétés, si petites et fragiles soient-elles, de former une communauté, malgré un contexte individualiste, moderne, voire postmoderne ou cosmopolitique. Par leur désir de faire société, les petites sociétés révèlent la persistance de la facette nationale ou nationalitaire de la modernité.
De fait, cette préoccupation à l’égard des petites sociétés est un fil conducteur important de sa pensée comme le souligne fort pertinemment Stéphanie Chouinard dans la postface; fil conducteur qui conduit Thériault à interroger les grandes théories à prétention universelle eu égard à la reconnaissance qu’elles accordent aux petites sociétés. Ces dernières rappellent notamment l’autre face de la modernité, faite de sens, de culture et d’identité.
Le lectorat qui découvre la pensée de Thériault par ce livre aura tôt fait de comprendre que celle-ci ne se laisse pas facilement ranger dans une école théorique ou un courant idéologique. S’il retient des éléments théoriques des auteurs et des auteures qui l’influencent, il demeure toutefois attentif à ce qui y demeure impensé. En trame de fond se profile une démarche qui pense les relations entre des dimensions de la société qui semblent s’exclure, telles que la tradition et la modernité, la raison et le sujet, l’universel et le particulier. Il précise que « le principe articulatoire est au coeur de [sa] démarche » (p. 222).
La lecture de cet ouvrage permet de suivre la progression de la pensée de l’auteur et ses circonvolutions autour de noyaux interrogatifs durs au sujet de la modernité et des petites sociétés. La présentation de courts paragraphes de synthèse témoigne de la rigueur de la démarche de Dorais et Laniel. Cependant, il aurait été souhaitable que les auteurs accordent plus d’attention à l’ouvrage Évangéline : Contes d’Amérique, que Thériault présente comme son oeuvre la plus achevée. C’est Thériault qui mentionne cet ouvrage à quelques reprises dans la série d’entretiens, alors qu’il aurait mérité de faire l’objet d’un questionnement spécifique. Hormis cette absence, l’ouvrage couvre l’ensemble de l’oeuvre de Thériault en éclairant les ressorts de son évolution et plusieurs débats sociaux auxquels il a participé.
En outre, la préface d’E.-Martin Meunier offre une lecture éclairante du parcours intellectuel de Thériault. En ce sens, l’ouvrage est le fruit d’un véritable effort pédagogique qui sera grandement utile à celui ou celle qui veut s’initier à l’oeuvre de Thériault, ou qui veut mieux en comprendre le contexte et ce qui motive certaines de ses positions théoriques. Comme le précisent les auteurs en introduction, cet ouvrage constitue un effort d’explicitation d’une pensée complexe, qui m’apparaît réussi. On ressort de cette lecture avec l’impression d’une grande cohérence dans l’oeuvre de Thériault; et je ne crois pas que celle-ci soit un effet de la construction même de l’ouvrage. Cette cohérence est présente dans l’oeuvre de Thériault. Née d’un questionnement qui a interrogé les visées universelles de la modernité à la lumière de la singularité, l’oeuvre de Thériault a laissé une trace qui saura stimuler de nombreuses autres réflexions pour penser les petites sociétés.