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It seems to me that while in esthetic enjoyment we attend to the totality of Feeling — and especially to the total resultant Quality of Feeling presented in the work of art we are contemplating — yet it is a sort of intellectual sympathy, a sense that here is a Feeling that one can comprehend, a reasonable Feeling.[2]

Charles S. Peirce (5.112)

Introduction

Il est dorénavant banal de remarquer que nous vivons dans un monde où l’on doit faire face à une grande diversité culturelle et où l’accessibilité à une variété incroyable de ce qu’il est convenu d’appeler tantôt les produits de la culture, tantôt l’art, croît de façon exponentielle. Une des conséquence de cette situation est que peu de personnes, dorénavant, croient à la formation d’un goût commun, cimentant le tissu social, ce qui traditionnellement avait été considéré comme la visée de l’art et l’objet d’étude de l’esthétique[3].

Par ailleurs, dans la sphère sociale, les règles de la vie en société semblent aussi avoir perdu leur force. C’est ce qui pourrait transparaître des différents débats d’accommodements interculturels que l’on voit poindre dans les sociétés occidentales et qui se caractérisent souvent par un dualisme. À une tolérance exceptionnelle, jugée dangereuse par les uns, s’oppose un durcissement législatif jugé inefficace par les autress. Cette crainte s’exprime d’ailleurs de façon régulière et on aurait tort de croire que c’est seulement dans les médias populaires qu'elle se manifeste. C’est aussi le cas des revues théoriques spécialisées, des publications savantes[4]. La communauté est inquiète. L’opposition semble indépassable. Dans les domaines reliés à l’esthétique, on privilégie l’affect, les sens, le “savoir du corps” en les opposant aux règles, à la doxa et aux définitions prescriptives. D’autres demanderont une réaffirmation ferme des règles. On se tourne d’ailleurs souvent vers l’éthique appliquée qui semble connaître un nouvel essor et où se manifeste parfois une confiance illimitée dans l’application de la raison à la solution des problèmes humains. Ce ne serait qu’un paradoxe de plus si ce n’était que ce dualisme nous met face à une impasse qui se retrouve évidemment au coeur des études littéraires et de cinéma, de l’esthétique, des sciences humaines et influence la façon dont on oppose le sensible au rationnel, le subjectif à l’objectif, l’analogique au digital[5], la compréhension à l’explication[6]. Ce dualisme semble largement dominant sinon une constituante même des sciences humaines; il se retrouve aussi bien en philosophie qu’en études cinématographiques et est à la source de nombreuses confusions.

C’est là le contexte dans lequel j’aimerais comprendre un groupe de films que je n’hésiterais pas à qualifier de sous-genre et qu’on pourrait appeler “les récits de crimes sans châtiment” qui, sans aucun doute, témoignent de ce dualisme et sont interprétés comme des films postmodernes ou anomiques. Par exemple, dans Crimes and Misdemeanors (1989) et Match Point (2005) de Woody Allen, dans Mystic River (2003) de Clint Eastwood, jusqu’à un certain point dans 21 Grams (2003) d’Iñárritu, on retrouve des personnages qui ont commis un crime et attendent une sentence qui ne viendra pas. Ces personnages apprennent qu’ils peuvent poursuivre leur vie sans culpabilité et sans le châtiment impliqué par un principe transcendantal ou par un grand Autre. Ces récits semblent des révisions de Crime et Châtiment (1866). Alors que dans le chef-d’oeuvre de Dostoïevski, la sanction se traduisait de façon psychologique, par une culpabilité sans limite, rien ne semble pareil aujourd’hui. Dans le film hollywoodien classique, Bogart pour donner cet exemple, était le héros capable de faire maintenir l’ordre de façon infaillible il avait cet instinct et la clôture de ces récits semble exprimer une confiance dans cet état des choses et dans le fait que le héros saura faire respecter l’ordre requis d’une vie en communauté en phase avec ses valeurs[7].

Dans le cinéma classique, on pouvait semble-t-il encore réaliser l’union du bon, du beau et du vrai. Aujourd’hui, c’est là l’interprétation la plus facile des récits de crimes sans châtiment, il semble impossible de concevoir des règles en phase avec nos valeurs.

Dans cet article, nous voulons démontrer que le problème réside dans la façon dont nous posons la question et que les deux positions opposées se soutiennent mutuellement. Nous voulons aussi montrer que la philosophie pragmatiste permet d’éviter cette impasse du dualisme qui mine les sciences humaines en général. Par le fait même, elle nous permet une réinterprétation des récits contemporains de crimes sans châtiment. Les films de crimes sans châtiment comme les films policiers classiques sont souvent des façons d’évaluer le rapport entre notre instinct et notre rationalité, entre nos sentiments et nos règles.

Est-ce un cas pour lequel on peut dire que le film “fait” de la philosophie? Il existe un débat contemporain qui oppose ceux qui soutiennent que les films “font” de la philosophie et ceux pour qui ce sont plutôt les philosophes qui se servent du cinéma pour exemplifier leurs thèses. Pour les derniers, la philosophie est une discipline distincte dont la rigueur ne saurait être demandée aux cinéastes et pour les autres, la systématicité de la philosophie traditionnelle ne peut aucunement donner de réponses toutes faites aux problèmes humains et particulièrement ceux de nature éthiques ou esthétiques. Il s’agit sans doute d’une variante de l’opposition entre la philosophie ‘épistémologique’ et ‘édifiante’ dont Rorty (1990 : 352-4) se fit le défenseur et qui, comme le remarque Bouveresse (2004 : 69-99), n’est peut-être elle-même qu’une variante de l’opposition entre tradition et innovation. Nous n’aborderons qu’indirectement cette question mais nous montrerons que par une compréhension juste du rapport entre la sensibilité, les règles d’action et les règles de pensée, c’est-à-dire le rapport entre l’esthétique, l’éthique et la logique, le pragmatisme inspiré de C.S. Peirce nous permet de voir qu’il s’agit d’une question mal posée qui reconduit ce dualisme que nous voulons précisément dépasser. Il ne s’agit donc pas d’une simple illustration de la philosophie par le film car je crois mettre de l’avant une interprétation possible du Faucon maltais de John Huston qui a une autonomie indépendamment de la philosophie.

Dans ce qui suit j’introduirai d’abord succinctement l’apport de Peirce à l’esthétique pragmatiste. Nous verrons ensuite diverses interprétations du film de Huston, Le Faucon maltais (1941), pour montrer comment certaines parmi les plus convaincantes impliquent, sous une forme ou une autre, un dualisme. J’expliquerai ensuite comment nous pouvons concevoir, dans un cadre pragmatiste inspiré de Peirce, la relation de l’esthétique à l’éthique avant de proposer une nouvelle interprétation de ce film qui me semble, sur plusieurs points, exemplaire du classicisme hollywoodien. Cette interprétation pourra aussi nous suggérer une façon de comprendre les récits de crimes sans châtiment contemporains. Enfin, je conclurai en soulignant ce qui pourrait être l’apport général de Peirce à l’esthétique pragmatiste. Ce que nous proposons ici est donc une réinterprétation d’un film classique mais aussi, puisque cette réinterprétation est possible dans le cadre théorique du pragmatisme inspiré de C.S. Peirce, une contribution à l’esthétique pragmatiste.

Quelques éléments d’une esthétique pragmatiste

Une compréhension non dualiste de la relation entre les sentiments et les règles et de la relation entre les règles humaines et les lois de la nature s’inspire de la philosophie pragmatiste de Peirce. Nous nous devons de préciser que Peirce est un philosophe qui a peu ou pas écrit sur l’esthétique proprement dite. Pourtant plusieurs éléments de son pragmatisme et la transformation qu’il apporte à la philosophie traditionnelle ont un impact important sur l’esthétique. Dans cette mesure, nous pouvons en appeler d’une esthétique pragmatiste inspirée de Peirce même si on peut dire qu’elle se trouve aujourd’hui dans un état embryonnaire et qu’elle se doit d’être développée davantage. Du pragmatisme d’inspiration peircéenne, on peut dire que plusieurs de ses éléments sont déjà passés dans notre compréhension générale de la culture et dans des courants philosophiques variés. On n’a qu’à penser à cette tendance tout à fait générale de répudier une certaine forme de définition essentialiste de l’art en se réclamant du pragmatisme (D. N. Rodowick 2007, par exemple). Toutefois, ce ne sont pas toutes les subtilités de sa philosophie qui sont passées dans le sens commun.

Vers 1903 — c’est la partie mature de sa carrière —, Peirce développe la conception de ce qu’il appelle les sciences normatives, lesquelles comprennent l’esthétique, l’éthique et la logique. Il pose que la logique doit tirer ses principes premiers de l’éthique et qu’en retour, celle-ci doit chercher ses fondements dans l’esthétique. Comprise en tant que science normative, la logique répond à la question “comment devons-nous penser?” Il s’agit de la compréhension habituelle de la logique laquelle doit s’assurer de pouvoir rendre explicites les règles conséquentes de la pensée. Mais dans la mesure où la pensée est également une forme d’action, et que l’action implique toujours une logique implicite, la logique formelle doit d’abord tirer ses principes d’une réponse à la question “comment devons-nous agir?” ou “comment peut-on se donner des règles de comportement?” À cette idée de nécessaire imbrication des deux disciplines, Peirce ajoutera que : “Nous ne pouvons savoir comment nous serions délibérément prêts à aspirer à agir avant que nous ne sachions ce que nous admirons délibérément” (MS. 75, version D, 231-233. 9 140-142 [Ma traduction])[8]. Dans cette mesure, l’éthique doit demander l’aide de l’esthétique pour établir ses principes. Voilà qui revient à prendre l’esthétique, conçue comme l’étude de ce qui peut être délibérément admiré, de façon sérieuse et qui précise certainement l’apport que certains films peuvent avoir sur la philosophie. L’intérêt de la position peircienne en esthétique est qu’elle est conçue dans sa relation aux autres sciences normatives que sont l’éthique et la logique, et qu’ainsi pensée, elle participe pleinement de la rationalité.

Étant liées à l’action et à la pensée, les habitudes de sentiments qu’étudie l’esthétique, occupent une place importante dans la philosophie. La relation entre les habitudes de sentiments et d’actions est d’ailleurs un des noyaux de la narration (cela était déjà explicite dans La Poétique d’Aristote). C’est pourquoi étudier leur relation dans la philosophie permet de jeter un éclairage renouvelé sur les questions du récit et de la théorie du cinéma. Il vaut la peine, d’entrée de jeu, de préciser qu’il s’agit d’une conception de l’esthétique qui n’est pas d’abord sensualiste et qui n’est pas non plus subjective. L’esthétique de Peirce est réaliste et pragmatiste. Il s’agit d’une esthétique qui ne met pas l’accent sur ce qui l’oppose à la raison et aux règles d’action mais sur sa participation pleine et entière à la rationalité. Une telle conception de l’esthétique, qui met aussi l’accent sur la relation entre trois types de comportements (esthétique, éthique et logique), semble plus appropriée pour résoudre les problèmes d’une kyrielle de dualismes qui se rattachent à diverses positions philosophiques importantes en art et en études cinématographiques (la position vitaliste de Deleuze, la position fondamentalement nominaliste de Ricoeur[9], celle souvent fonctionnaliste de la psychologie cognitive, par exemple, sont toutes dualistes[10]). Il s’agit d’une esthétique dans laquelle vont se mêler certaines questions traditionnelles d’éthique et de logique. Une variété d’esthétique pragmatiste est surtout connue et développée de façon fort riche d’ailleurs, par les travaux de Richard Shusterman (1993) qui insiste sur les sens et le corps comme medium. Nous pensons qu’une esthétique pragmatiste inspirée de Peirce peut certes considérer le corps comme un medium de communication[11]. Toutefois, elle mettra sans doute moins l’accent sur les sens en tant que tels que sur les principes qui permettent de donner signification au corps et rendent possible la perfectibilité de la perception et l’autocritique des goûts, c’est-à-dire, grande nouvelle, le langage et les signes. Il faudra néanmoins se faire une idée du langage et des signes un peu moins rigide et peut-être moins systématique que ce qu’offrent les théories contemporaines inspirées de la sémiotique comme celles de Fontanille ou d'Eco. Voyons maintenant ce que le film de Huston nous offre de bon à penser.

Le Faucon maltais

Adapté du roman de Dashiell Hammett paru en 1930 et premier film de John Huston, le Faucon maltais est sorti sur les écrans en 1941. Il est parfois réputé être le premier film noir bien que l’on estime généralement que l’âge d’or du genre, qui dure dix ans, débute en mille neuf cent quarante-cinq (Reid & Walker 1993 : 88). Les interprétations du film ont généré une littérature substantielle. Je me limiterai personnellement à quatre interprétations et me contenterai de souligner que le film implique trois types de jugement ou de comportement. Sam Spade, le personnage de détective interprété par Humphrey Bogart, doit d’abord mettre au jour la véracité des faits (logique). Il devra aussi faire respecter les règles de la justice et envoyer les criminels en prison (éthique). Spade est un “privé” et cela signifie qu’il n’est pas le représentant officiel d’une communauté donnée et ne sera donc pas tenu d’utiliser les méthodes du corps policier. Il est également un héros romantique; une femme est impliquée. Au début, elle l’embauche pour qu'il lui apporte de l’aide; elle se révèlera être une traîtresse. Bien sûr, Spade l’aura deviné mais, entre temps semble-t-il, il en sera devenu amoureux. Les sentiments, dans lesquels il devra voir clair, seront alors impliqués dans ses décisions (esthétique). Selon la compréhension que l’on se fait de la relation entre les sentiments, les règles de l’agir et les règles de la pensée, on pourra comprendre le film — et le cinéma classique — différemment.

Dans la séquence analysée, Spade dit à Bridget O’Shaughnessy que, malgré le possible amour qu’il lui porte, il l’enverra tout de même en prison. Est-il besoin de mentionner les maintes manifestations d’hilarité qu’a provoqué cette séquence parmi les cohortes étudiantes à qui le film était projeté dans l’intention d’illustrer une tendance du cinéma classique? O’Shaughnessy s’étonne d’abord que Spade veuille la mettre en prison, puis se repend en quelque sorte et affirme qu’elle s’est découverte amoureuse et il apparaît qu’elle croit que cela la sauvera. Il peut d’ailleurs être intéressant de se demander si elle-même est sincère ou si elle agit ici encore par intérêt. Si je mentionne cela, c’est moins parce que je crois qu’il s’agit d’une nouvelle interprétation de la fable du garçon qui crie faussement au loup, que pour faire remarquer que le personnage ne sait peut-être plus ce qui motive ses propres gestes. Cette interprétation serait d’ailleurs tout à fait en consonance avec mon interprétation de ce qui motive Spade. Lors de la séquence, fortement ponctuée par les cordes de la trame sonore, le détective explique à O’Shaughnessy pourquoi il l’enverra néanmoins en prison. Je me contente de donner ici les grandes lignes de ce dialogue que je cite, par souci de fidelité, en langue originale :

O’Shaughnessy : You know in your heart that in spite of anything I’ve done, I love you.
Spade : I don’t care who loves who! I won’t play the sap! I won’t walk in Thursby’s, and I don’t know how many others’ footsteps! You killed Miles and you’re going over for it.
O’Shaughnessy : How can you do this to me, Sam? […]
Spade : Listen. This won’t do any good. You’ll never understand me, but I’ll try once and then give it up. When a man’s partner is killed, he’s supposed to do something. It makes no difference what you thought of him. He was your partner, and you’re supposed to do something about it... and it happens we’re in the detective business. Well, when one of your organization gets killed, it’s... it’s bad business to let the killer get away with it... bad all around, bad for every detective everywhere.
O’Shaughnessy : You don’t expect me to think that these are sufficient reasons for sending me...
Spade : Wait till I’m through. Then, you can talk. I’ve no earthly reason to think I can trust you. If I do this and get away with it, you’ll have something on me... that you can use whenever you want to. […] If all I’ve said doesn’t mean anything to you... then forget it and we’ll make it just this : I won’t, because all of me wants to regardless of consequences...

Pourquoi Spade envoie-t-il O’Shaughnessy en prison? Concentrons-nous sur ce point en convoquant quelques interprétations du film.

Pour Virginia Wright Wexman (1978 : 47), Spade est un névrosé vindicatif et arrogant qui recherche le contrôle pour masquer son insécurité. Spade refoule ses sentiments pour rester fidèle aux règles, à la doxa. Il est vrai que superficiellement, Spade semble favoriser le devoir plutôt que le sentiment. Favoriser le devoir aux dépends du plaisir est une définition de la position déontologique en éthique pour laquelle les règles de la communauté priment sur le plaisir individuel. Dans cette perspective, il apparaît parfois que plaisir et devoir s’opposent mutuellement ou du moins, que les règles d’une communauté cherchent précisément à contenir une expansion trop prononcée du plaisir individuel. C’est ce refoulement des désirs au nom de la règle que Wexman juge négativement, et à ce jugement réagiront ceux pour qui il faut justement prendre la règle au sérieux[12]. De cette idée, il n’y a qu’un pas à franchir, me semble-t-il, pour retrouver la définition de la culture américaine comme un individualisme tempéré par la communauté qui semble au coeur de la compréhension de la forme hollywoodienne classique comprise comme la combinaison de deux intrigues dont l’une est individuelle et l’autre met en jeu la communauté. Il s’agit de l’opposition qui me semble convenue entre l’individu et la société, que l’on accepte comme on accepte les vieilles habitudes et qui est sans doute limitée, dans la compréhension qu’elle peut apporter à notre présent social, par les termes mêmes avec lesquels elle se pose. Les règles données par l’éthique sont comprises comme ce qui contient une liberté individuelle plutôt que comme ce qui rend possible l’identité et le social.

Pour Keith Cohen (1994 : 136), le film illustre un matérialisme grossier (crass materialism). Pourquoi? Comme nous le savons, la statuette représentant le Faucon Maltais s’avère un faux. Spade, et ce sera le dernier morceau de dialogue du film, la désigne en utilisant les mots de Prospero dans La Tempête de Shakespeare : “Elle est l’étoffe dont les rêves sont faits”. Du coup, le propos du film impliquerait que les rêves ne sont que de fausses apparences et qu’au bout du compte, seule importe la vérité matérielle des faits. On retrouve là un dualisme plus classique, plus cartésien, entre le langage, les idées, les rêves et le monde des faits bruts.

Enfin, pour Lesley Brill (1997 : 143-154), dont l’interprétation est certainement plus sophistiquée, l’idée centrale du film est d’opposer le théâtre, comme métaphore du mensonge, à la réalité. Huston filmera Mary Astor (O’Shaughnessy) dans des décors évoquant le théâtre, devant les rideaux d’une fenêtre par exemple. Il la montrera comme quelqu’un qui joue un jeu. Précisément, le parcours de Spade sera celui par lequel il devra découvrir quels gestes sont faux, ou théâtraux et quels sont sincères ou vrais. Pourtant, loin de conclure comme on le fait souvent que tout est théâtre, selon Brill, Huston suggère que la réalité, en fin de compte, existe mais qu’elle est intersubjective. La fin du film met en scène un couple discutant de la nature des choses et qui cherche à savoir notamment si ce que O’Shaughnessy a fait, compte tenu des circonstances, mérite un emprisonnement. Discussion? Que le couple puisse être dit discuter n’a rien d’évident dans la séquence analysée; un simple coup d’oeil suffirait d’ailleurs à s’en convaincre. L’idée pourtant n’est pas innocente et semble en relation directe avec la compréhension qu’a Jürgen Habermas de communautés qui doivent vivre en l’absence de principes transcendantaux de la vérité, de la justice et du goût[13]. Selon Habermas, puisque que les règles morales ne peuvent plus être fixées de façon universelle, ce dont nous avons besoin est une éthique de la discussion intersubjective. La vision de Brill semble tout droit tirée de cette idée. C’est ce qu’il lui permet sans doute d’interpréter la séquence comme une discussion.

Chacune à sa façon, ces interprétations du Faucon maltais impliquent une forme de dualisme. Il ne s’agit pas simplement d’un dualisme entre le corps et l’esprit tel qu’on l’a reproché maintes fois à Descartes — s’il existe une unanimité en philosophie aujourd’hui, elle réside sans doute dans le rejet du dualisme corps-esprit —, mais bien plutôt d’un dualisme apparenté, plus insidieux, qui influencera les distinctions entre la valeur et les règles, entre les idées et le monde ou entre les règles humaines et les lois de la nature. Est-ce que les règles de la justice sont de simples conventions arbitraires décidées collectivement qui sont incommensurablement différentes des lois de la nature vérifiables objectivement? Mais qu’est-ce, exactement, qu’une convention? Est-ce que les conventions, parce que ce qui les caractérisent est qu’elles ne peuvent être établies par un seul individu, doivent être conçues comme artificielles? Voilà qui mène au problème apparenté de savoir comment la pensée humaine n’est pas un simple rêve chimérique parallèle au monde de la réalité extérieure des faits (et qui dit parallèle note bien l’impossibilité de la rencontre[14]). Il s’agit de problèmes que la conception de l’esthétique, de l’éthique et de la logique en tant que sciences normatives cherchent à résoudre en ordonnant les trois disciplines de façon précise.

Peirce et les sciences normatives

L’idée de considérer l’esthétique, l’éthique et la logique comme trois sciences normatives indissociables est une tentative faite par Peirce, dans la partie mature de sa carrière, d'offrir une nouvelle démonstration de son pragmatisme[15]; il s’agit d’une démonstration qui, à certains égards et contrairement à l’habitude de Peirce de procéder à de telles démonstrations en convoquant exclusivement la logique, comporte plusieurs similitudes avec la manière dont on pose traditionnellement les problèmes en philosophie. Peirce rejetait ouvertement le transcendantalisme de Kant, selon lequel il existe des principes de logique qui, s'ils rendent possible l’expérience, transcendent celle-ci et échappent du coup à la critique. En conséquence, il rejetait également l’idée qu’il existe un impératif catégorique qui universalise le jugement éthique en mettant ce dernier hors de portée de la critique. Peirce pensait que la logique n’est pas faite de principes distincts de l’expérience mais qu’elle est une généralisation de celle-ci et que, notamment, elle fait place à ce qu’il appelle les sentiments. Les catégories sur lesquelles repose sa logique (ou sémiotique) sont des “idées qui appartiennent à l’expérience ordinaire ou qui surgissent naturellement en connexion avec la vie ordinaire” (C.P. 8.328 : 1904). Il en sera de même pour l’éthique et l’esthétique. Enfin, du point de vue de l’esprit, il remarque que ses trois catégories phanéroscopiques (premièreté, deuxièmeté et troisièmeté) apparaissent comme “Sentiment ou Conscience Immédiate, comme Sens du Fait, et comme Conception ou Esprit strictement.” (MS. 75c :140-142 : 1902).

Il m’est souvent apparu utile lorsque j’ai présenté sa conception du signe à une assemblée de chercheurs en études cinématographiques, de remarquer, et il s’agit d’une façon que Peirce utilise lui-même, que les signes étaient des media[16].

D’un point de vue abstrait, un medium, tel que cela est suggéré par l’étymologie latine est un milieu. Si on laisse l’image faire son travail et qu’on l’analyse correctement, on conviendra qu’un milieu implique au minimum trois points. Deux premiers points sont posés dans une relation quelconque : c’est sur cette première relation qu’un milieu, une seconde relation, est logiquement possible; on pourra dire qu’un milieu est une relation qui s’établit sur une relation qui lui préexiste nécessairement. Ce que Peirce nomme une médiation est une relation de relation. Il s’agit d’une définition générale du medium et non pas simplement d’une description. Nous sommes habitués de penser aux media comme à des véhicules qui transportent des informations jusqu’à nous : cela, toutefois, semble réduire la riche idée de medium ou de moyen à celle de support physique, c’est-à-dire à une quelconque quincaillerie. Un simple support physique ne possède pas tous les éléments requis (du point de vue de la logique) pour assurer une authentique relation de relation. Nous savons tous que la télévision, bien qu’elle utilise aujourd’hui à peu près les mêmes équipements, n’est pas le cinéma : on ne pense pas au cinéma simplement en considérant ce que pourraient permettre l’utilisation d’une quincaillerie donnée ou pour le dire autrement, en regardant une caméra! Ce qui distingue la télévision du cinéma est une certaine idée de l’organisation des images ou d’une séquence d’actions, idée qui d’ailleurs est nécessairement plus riche que toutes ses occurrences; c’est cette idée qui assure la médiation entre deux plans ou deux parties d’action ou entre l’image en mouvement et le public. La conception du medium que je présente ici, laquelle est sans doute moins précise mais plus permissive, est celle du medium conçu comme milieu dans lequel une chose est dite ou faite. Il existe plusieurs types de media et il semble juste de penser, comme MacLuhan le faisait, que le soulier de course est un medium. Une conséquence importante est qu’une médiation n’est jamais réductible à un enchaînement causal ou de mécanique.

M’appuyer sur une chaise implique une telle relation causale faite d’actions et de réactions : si je pousse la chaise, le mouvement est l’idée médiatrice assurant la relation entre deux positions[17]. Un medium implique trois termes dont le dernier assure la médiation entre les deux premiers. Un exemple souvent cité est celui du don : l’action faite par Jean d’offrir un livre à Pierre n’est pas la même que que celle faite par Jean de laisser en un lieu quelconque un livre qui serait ensuite ramassé par Pierre; dans le premier cas, c’est l’idée de don qui assure la médiation et la compréhension du geste, lequel pourrait en certaines circonstances être compris comme purement mécanique. C’est pourquoi, comme le remarquait Wittgenstein dans les Investigations philosophiques, ma main droite ne peut, à juste titre, offrir une somme d’argent à ma main gauche : il existe une différence catégorielle entre un geste compris de façon purement mécanique et le même geste médiatisé par une habitude de comportement. Pour Peirce, la médiation est toujours de l’ordre de l’intelligence, de la coutume, des habitudes. Il s’agit de ce qu’il appelle un signe ou, parfois aussi, penser. C’est dans cette mesure qu’un medium est quelque chose, par ou à travers lequel, quelque chose d’autre est dit ou fait[18]. Le medium le plus général qui soit est la proposition et l’enchaînement de propositions en argument) ainsi qu’elle est définie par les logiciens.

Je vois quelqu’un sortir d’un édifice en gesticulant, en criant et en transpirant. Je me dit qu’elle se sauve; je mets le geste brut dans le milieu de l’action humaine; je désire faire remarquer qu’il s’agit précisément de la médiation assurée par une structure narrative ou le schème d’une habitude d’action. Un tel schème (ou le schema des cognitivistes) est une règle de compréhension de l’action et comme Aristote l’avait noté dans La Poétique, il s’agit d’un mode de pensée téléologique qui se comprend par sa fin et qui comporte une visée. La fin est deuxième et le moyen, ce qui assure la médiation entre les différentes séquences, ne peut qu’arriver en troisième. C’est d’ailleurs pour cette raison logique que Peirce croit que l’éthique doit d’abord se demander ‘comment logiquement peut-on se donner et suivre une règle de comportement ou d’action?’ avant de se poser la question de ce qui est bien ou mal. Il est certain que, comme Aristote, on aura spontanément tendance à évaluer le comportement comme bien ou mal. C’est d’ailleurs de cette tendance spontanée à juger spontanément que le philosophe cherche à démontrer la manière dont on doit composer la poésie en regard de ce qui devrait susciter l’émotion appropriée[19]. Mais comment procède un tel jugement? Aristote, comme nous le faisons souvent pour les récits contemporains, prend pour acquis que, par exemple, un individu sans reproche (ou noble) qui devient victime du mauvais sort, suscitera la pitié propice à la catharsis. Dans la perspective pragmatiste que nous développons, le jugement pourra se décliner de trois manières. D’abord, selon le point de vue logique. Il est clair par ailleurs qu’évaluer une action comportera également une dimension pratique. Enfin, il est évident, comme le suggèrent plusieurs auteurs ayant réagi aux propos d’Aristote, que la justesse de l’action et de sa représentation en poétique (au sens d’Aristote) est liée à ce qui est valorisé ou admiré spontanément dans une communauté donnée[20]. L’intérêt de la perspective peircienne, qui distingue logiquement trois sciences normatives pratiquement indissociables, est de montrer comment on peut discerner et ordonner dans l’action une visée esthétique, une visée éthique et une visée logique.

Je regarde la femme qui gesticule de nouveau et je dis “elle est effrayée”. J’insère alors son comportement dans le milieu de l’émotion humaine. Elle n’est plus simplement en train de se sauver, elle a peur. L’émotion pourra motiver son geste, posé spontanément, pour ainsi dire ‘sans penser’. Je colore aussi une action, dont la visée était d’abord essentiellement pratique, d’une certaine qualité. De cette idée, nous voulons faire remarquer deux choses : d’abord, parler ainsi des émotions revient à dire que l’émotion n’est pas un événement privé dans la vie d’un individu mais une manière de donner une signification à un geste qui pourrait n’être que purement mécanique et causal : il conviendrait alors de spécifier que l’émotion n’est pas tant ce qui, à proprement parler, cause le geste que ce qui l’explique[21], du point de vue de l’esprit, dans sa qualité spontanée, dans le sentiment (feeling) qu’elle procure; d’autre part, ce qu’on appelle un genre semble précisément un milieu qui permet la médiation entre des habitudes de sentiments et des habitudes d’actions. On pourrait dire qu’il s’agit, pour l’analyste du film comme pour l’analyste du comportement humain, de saisir, par l’interprétation, la dimension spontanée de l’agir, celles par laquelle peuvent s’inférer l’instinct propre à un organisme ou les habitudes motivationnelles d’un groupe, c’est-à-dire ce qu’il admire spontanément antérieurement (du moins lorsqu’on considère que logiquement cette dimension préexiste aux autres) à tout succès pratique rattaché à l’action ou à sa logique[22]. L’esthétique, en ce sens, n’est pas simplement l’étude de ce qui précède la pensée (parce qu’intérieur, subjectif, inférieur, sensuel et non pensé; produit de l’imagination et non de la ratiocination) mais de ce qui participe de la spontanéité. Elle est susceptible d’induire l’action et, si l’on considère celle-ci de façon suffisamment générale, comme incluant la contemplation et la pensée (deux formes d’actions), l’analyse du comportement spontané est susceptible d’inclure les deux premières façons de décrire l’esthétique. Lorsqu’on prend cette idée au sérieux, on pourrait dire que, du point de vue des formes d’art où le récit est impliqué[23], l’esthétique n’est pas l’étude du sentiment en ce qu’il est intérieur et subjectif mais en ce qu’il devient habitude de sentiment susceptible de conférer aux actions une motivation. Et sans cette motivation, l’action (comme l’analyse du récit ne tenant compte que de structures dramatiques) reste mécanique.

Telle que conçue par Peirce, l’esthétique répond à la question de ce qui est en général estimé, admiré en lui-même, sans référence aux issues pratiques ou logiques de l’action[24]. [Il vaut la peine de remarquer que, comme tout ce qui est premier, il n’y a de sens à parler de ce qui est admiré en lui-même parce qu’il existe un second et troisième terme desquels on peut abstraire un premier]. Néanmoins, l’esthétique aura pour tâche de fournir à l’éthique sa matière première ou les motivations qui devront être clarifiées selon le point de vue de l’action et de sa possibilité. Ces règles d’actions donneront à leur tour la matière première de la logique, ce qu’il convient d’être examiné selon le point de vue de la pensée sans mettre d’abord l’accent sur l’issue pratique de l’action. Dans cette perspective, et si l’éthique consiste en l’examen de ce qui rend l’action possible, un comportement éthiquement juste ne pourra être déterminé par un impératif catégorique qui reste fondamentalement acritique par ou celles des lois arbitraires imposées par une communauté[25] ou par une instance qui nous échappe parfois. Selon Peirce, si on ne peut désobéir à la conscience, toute maxime morale est vaine et d’ailleurs sans réelle conséquence pratique. Plutôt, Peirce pensera que si, par l’examen et la critique de nos habitudes de sentiments, nous arrivons à clarifier suffisamment ce qui est spontanément admiré, une règle de conduite se prononcera inévitablement pour ou contre cet élément. Il ne s’agit pas alors de nier nos sentiments spontanés mais de les parfaire et le seul moyen de le faire est par le biais d’un principe extérieur qui fixe le sentiment pour mémoire. Ce principe est de façon tout à fait générale nul autre que le langage. Il s’agit de penser le langage non pas comme ce qui réduirait ce donné de base mais plutôt comme ce qui le rend possible, le précise. Nous sommes alors aux prises avec une conception du langage comme medium ou comme signe qui inclut les formes plus vagues de médiation. C’est une conception dans laquelle l’esthétique, l’éthique, la logique ne font qu’un tout indissociable[26]. On pourrait dire, pour employer les mots de Baumgarten que l’esthétique étudie un mode de cognition inférieure, mais il serait alors nécessaire de préciser que dans un cadre pragmatiste, inférieur serait à prendre au sens logique et ne désigne pas un mode d’appréhension que l’on pourrait être tenté de qualifier d’animal.

Cherchant des fondements philosophiques autres que le transcendantalisme (ou le Kantisme[27]) Peirce découvre que nous pouvons nous fier au sens commun dans la mesure où l’on se dote de principes qui rendent possible l’auto — et l’hétéro — critique. Le sens commun dont il est question ici inclut l’instinct, les habitudes partagées de sentiments, les habitudes d’actions (que les règles fixent et qui reposent nécessairement sur une conception de ce qui est admirable), les habitudes de pensée dont la logique se fait la gardienne. Autant de choses qui participent d’une forme de vie qui, pour les humains que nous sommes, consiste à parler!

En ce sens, l’esthétique ne pourrait être ce que Jacques Rancière (1983) décrit comme l’utopie d’un nirvana joyeux. L’idéal, au sens que Peirce attache à ce mot implique justement l’existence d’une dimension normative qui empêche que l’on réduise l’esthétique à l’expression utopique et magique d’un accord sans expression et qui empêche aussi, pour les mêmes raisons, le débordement interprétatif. Plutôt, une esthétique pragmatiste établie sur les principes du pragmaticisme peircien nous engage à considérer à quel point il est rationnel de se fier à son instinct, à ses croyances et au sens commun. Ces habitudes partagées sont les gonds sur lesquels pivote la porte qu’est la logique. Et cela est l’expression que notre pensée est toujours inévitablement située.

Qu’on le veuille ou non nos pensées et nos expressions révèlent toujours d’une façon ou d’une autre une thèse concernant la relation entre l’esthétique, l’éthique ou la logique même si cette thèse reste souvent bien imparfaitement exprimée. Cette relation peut en être une d’assimilation ou de réduction. Par exemple, l’émotiviste en éthique croira que les règles de comportement se réduisent au bout du compte aux préférences individuelles : il s’agit d’un cas ou la relation en est une de réduction simple. Pour le déontologiste, l’application de principes logiques en éthique est potentiellement illimitée. Sans nier que les questions éthiques puissent donner lieu à des débats entièrement rationnels nous avons cru bon d’insister sur la dimension esthétique de l’éthique non seulement parce qu’il s’agit d’une dimension qui a été et est encore négligée par l’éthique et par l’épistémologie mais surtout parce qu’elle nous permet de comprendre de façon nouvelle ce qui apparaît en jeu dans le cinéma américain et que l’on n’a pas suffisamment remarqué.

Ce traitement fait par Peirce des trois disciplines philosophiques aussi importantes qu’indissociables supplante le dualisme, non pas seulement celui de Descartes sur lequel on a sans doute suffisamment insisté, mais aussi la kyrielle d’autres qu’il a sans doute suscité, notamment entre les règles humaines et les lois naturelles, entre les règles et le sentiment, etc.

Voilà qui est un résumé du pragmatisme peircéen qui me semble très court et, à dire vrai, ne touche que certains de ses aspects. Néanmoins, dans le contexte du présent article, où la visée est de présenter une lecture nouvelle du cinéma américain rendue possible par une méthode, nous pensons qu’il est suffisamment heuristique pour suggérer une interprétation alternative de la nature du propos que Spade adresse à O’Shaughnessy.

De nouveau, Le Faucon maltais

Contrairement à ce que nous avons vu avec les trois interprétations déjà mentionnées, il ne nous semble pas très intéressant, ou du moins sans grande portée intellectuelle de dire que Spade est un névrosé qui refoule ses sentiments au nom de la loi. D’une part, il s’agit d’une interprétation assez convenue et qui ménage aujourd’hui peu de surprise, mais surtout nous pensons qu’elle réduit la richesse du personnage de détective privé que Bogart a si souvent interprété[28]. Une telle interprétation mène à une compréhension du cinéma américain qui est toute aussi réductrice. Dans Le Faucon maltais, Bogart met sans doute un accent particulier sur l’importance de respecter les règles mais on n’ajouterait pas grand chose si cela voulait dire qu’un tel personnage suit les règles pour elles-mêmes, ou pour le dire autrement, s’il justifiait le fait de suivre une règle par une quelconque règle énonçant qu’on doit suivre des règles ou simplement en disant que les règles sont faites pour être suivies. D’une part une telle règle serait forcément vide et d’autre part, cela ne rendrait absolument pas justice à l’expérience que nous pouvons faire d’un personnage qui est aussi important pour la culture américaine et à traver lequel est représentée toute la finesse nécessaire à l’application du jugement et à son adaptation aux innombrables circonstances auxquelles la vie nous confronte. Spade n’est pas un déontologiste. Une telle explication demanderait que les arguments dont il use avec O’Shaughnessy fassent la démonstration de la nécessité logique de privilégier certaines valeurs au détriment des autres; Spade semble d’ailleurs s’y essayer lorsqu’il remarque que “tuer un partenaire de travail est mauvais pour l’ensemble du business”. Mais son commentaire est immédiatement suivi par cette réplique de O’Shaughnessy : “Tu ne t’attends tout de même pas à ce que je crois que c’est là un argument suffisant pour m’envoyer en prison”. La remarque de O’Shaughnessy a de quoi surprendre mais il faut savoir qu’antérieurement, dans le film, Spade fait explicitement mention du peu d’estime qu’il porte à son partenaire, lequel est coupable selon lui de trop se laisser mener par le désir qu’il éprouve pour les femmes. On a l’impression que Spade juge que par cette faiblesse, son collègue est lui-même un peu responsable de sa propre mort. Voilà, diront certains, qui serait prendre la règle (et en particulier celle qui proscrit le meurtre) à la légère. Mais précisément, ce qui fait le sel des personnages de détectives interprétés par Bogart est ce qui les sépare du policier normal, lequel apparaît parfois comme le simple instrument d’une institution.

Nous croyons tout aussi peu intéressant intellectuellement de réduire le film à une représentation d’un matérialisme grossier. On ne peut certes pas accuser un détective de se préoccuper des faits au-delà des tentations trompeuses que peut représenter une statuette de toc. Si cela veut dire qu’il n’utilise que la déduction pour résoudre le problème, l’interprétation passe sous silence toutes les ressources d’ingéniosité, d’imagination et de jugement que Spade doit déployer pour arriver à une de ses fins, celle qui consiste certes à identifier les faits mais aussi à agir conséquemment, en exerçant son jugement eu égard à ceux-ci.

Quant à l’argument habermasien de la discussion, il est peu plausible dans les circonstances, à moins que l'on tienne à considérer comme vraiment dialogiques certains échanges de type platonicien dans lesquels l’interlocuteur se contente de répondre : “oui, bien sûr!”. Si on retrouve, dans le film noir, une constante recherche de la vérité sous une apparence trompeuse et si cela s’avérait susceptible de montrer à quel point la recherche de la vérité est de ‘part en part’ un comportement, on ne peut pas dire qu’il y ait de réelle discussion entre Spade et O’Shaughnessy quant à la nature des choses matérielles ou celles de l’éthique. Tout au plus retrouve-t-on l’idée, suggérée par O’Shaughnessy, que si Spade l’aimait réellement il n’agirait pas ainsi. De façon intéressante, Spade rejette l’argument immédiatement, ne serait-ce que parce qu’il est difficile de départager les sentiments sincères des sentiments trompeurs sur la base de leur simple sensation. Ce serait un argument consonnant avec le rejet du privilège grammatical de la première personne quant au sentiment ou celui du rejet du sujet et de la psychologie comme fondement de la logique, principes ardemment défendus tant par Peirce que par Wittgenstein. Et si j’invoque un élément clé des principes de deux philosophes ce n’est pas pour prouver mon interprétation du film : il est tout aussi important pour moi que le film puisse les soutenir par sa propre logique et que le principe soit ainsi disponible dans le cadre d’une lecture qu’on pourrait appeler ordinaire. En parlant de l’ordinaire je ne veux pourtant pas me faire le défenseur de la position philosophique de la philosophie du langage ordinaire mais simplement souligner, et ce serait un principe central du pragmatisme peircien, que l’interprétant ultime d’une proposition est une habitude d’action et de sentiment et que, en conséquence, peu importe la conclusion logique d’un film donné, cette conclusion sera toujours potentiellement traduisible dans les termes du sens commun. Parler de sens commun, soumis à la critique appropriée, est justement le comprendre autrement que comme l’expression d’une doxa étroite et opposé à la raison ou comme le diktat des ragots ou de la rumeur.

Il faut aussi ajouter qu’il ne s’agit pas comme tel d’attribuer au réalisateur une quelconque intention, encore que cela puisse parfois être une motivation tout à fait louable pour l’analyste, mais plutôt de comprendre quelle est l’intention du film[29]. L’idée me semble qu’un bon réalisateur travaille moins dans l’espoir de traduire des idées qu’en tentant de respecter une vérité possible, compte tenu des circonstances du récit, et c’est pour cette raison d’ailleurs que, selon l’évolution de la pensée, on peut réinterpréter un film ancien qui conserve alors toute sa pertinence aujourd’hui.

Voici enfin mon interprétation du comportement de Spade à la fin du Faucon maltais. Le détective ne dit pas à l’aimée qu’elle a fait des choses qui méritent l’application des règles de façon aveugle. Il ne refoule pas entièrement ses sentiments, en tout cas pas de la manière dont la psychanalyse informe l’idée (nous avons tous à l’occasion à refouler ou à modifier certains sentiments sans que cela se traduise de façon pathologique). Je ne crois pas comme je l’ai mentionné que les deux protagonistes peuvent être perçus comme étant en train de discuter. Plutôt, je crois que Spade dit à O’Shaughnessy quelque chose que l’on pourrait exprimer par la paraphrase suivante : “si je fermais les yeux au nom de présumés sentiments, alors mes sentiments ne pourraient plus être les guides fidèles de la vérité des faits. Ma capacité de deviner et d’extirper des faits précis d’une foule de circonstances indéterminées serait perdue. Je perdrais alors la chose sans doute la plus importante pour un détective dans mon genre : l’instinct. Sans cette capacité de pouvoir faire confiance à mes réactions spontanées (ce que l’esthétique a pour tâche d’étudier), alors les règles de comportement qui guident l’agir perdraient leurs motivations. En conséquence, les règles de la logique perdraient (dans la mesure où penser est un comportement) leur motivation (dans la mesure où les règles de l’agir sont de part en part logiques) leur objet. Dit autrement : je serais esthétiquement perdu et je serais ainsi condamné à appliquer les règles de la justice de façon aveugle. D’un point de vue cinématographique, je perdrais d’ailleurs tout ce qui me distingue de nombreux policiers traditionnels!”

Conclusion

Sans vouloir prêter davantage de propos esthétiques à un personnage de film, nous pourrions remarquer que de nombreux récits contemporains impliquant des détectives soulèvent la question de la capacité spontanée et instinctive d’appréhension du monde. C’est d’ailleurs une façon de saisir les récits de crimes sans châtiment. Le problème soulevé par ces films n’est pas tant que les règles n’existent plus ou ont perdu de leur pouvoir magique mais qu’elles semblent avoir perdu contact avec l’évaluation qualitative et qu’on ne sache plus très bien surquoi on peut insister pour prescrire un comportement. Est-ce par nécessité logique, pratique? Le relativisme a-t-il rendu désuète la satisfaction de faire ce que l’on croit bon et bien?

La capacité de se relier au jugement spontané semble un problème soulevé par le récent film Match Point (2005) de Woody Allen. La question des règles et de leur pouvoir avait été abordée précédemment par le réalisateur dans Crimes and Misdeamenors (1989) [30] Dans Match Point, le détective chargé de l’enquête se réveille la nuit avec la conviction que le coupable est bien Chris Wilton (Jonathan Rhys Meyer). Fidèle à cette intuition nocturne, il explique à son collègue comment se sont déroulés les événements et son récit correspond à ce qu’a vu le spectateur. Le détective se fait alors répondre qu’un individu a déjà été inculpé et qu’ainsi le cas s’avère suffisamment clair pour clore le dossier. “Tes rêves sont néanmoins fascinants et tu pourrais voir ce qu’en dirait un jury” ajoute son interlocuteur. C’est sans doute lorsqu’on perd contact avec l’instinct ou le produit des inférences non démonstratives spontanées que l’on se condamne à appliquer mécaniquement les règles et à suivre la doxa de façon aveugle.

À la fin de Mystic River, Jimmy Markum (Sean Penn) réalise qu’il a commis une erreur mais ne sombre pas dans la culpabilité sans fond. La conclusion du film nous semble donnée par les dires et le comportement de sa femme Annabeth (Laura Linney) qui affirme à son mari : “J’ai dit aux filles que tu étais leur roi”. Elle l’enlace ensuite et son geste est sensuel, amoureux, à la limite érotique. Il s’agit peut-être d’une façon de lui dire que malgré son erreur, l’intention du comportement était, sinon au-delà de tout reproches, du moins entière et, en tant que tel, légitime.

Bien qu’il ne soit pas non plus à proprement parler un film de détective, 21 Grams fournit sans doute l’illustration la plus saisissante d’une forme d’égarement esthétique. Tout au long des événements présentés par le film, Jack Jordan (Benicio Del Toro) tient à croire en une force transcendantale sensée guider ses actions et tente de s’imposer de façon particulièrement vigoureuse, violente même, un impératif catégorique. Le problème est peut-être moins que, comme on l’a souvent dit, les dieux se sont tus mais que, et je concéderais que ce pourrait être une façon plus juste d’exprimer le même problème, Jack Jordan est esthétiquement perdu, contrairement à Sam Spade dans sa version hustonienne. C’est sur cet égarement esthétique que me semblent faire fond plusieurs films récents qui impliquent des crimes sans châtiment.

Enfin, je m’en voudrais de ne pas terminer un article destiné à identifier certains éléments clés d’une esthétique pragmatiste dans son application à certains problèmes d’interprétation filmique sans évoquer quelques idées sur l’esthétique pragmatiste telle que Richard Shusterman en fait la promotion. Dans ses travaux récents, Shusterman (1999 : 299-313) en appelle d’une discipline prenant le corps comme medium, la somaesthétique. Il définit la discipline comme l’étude critique, mélioriste de l’expérience et l’utilisation du corps comme le milieu de l’appréciation esthético-sensuelle et de la fabrication de soi[31]. Shusterman veut ainsi réintégrer le corps, longtemps négligé par la philosophie comme medium de la cognition. Shusterman suggère comment la connaissance du monde est améliorée non en niant le corps mais en le perfectionnant. Si la philosophie est affaire de connaissance de soi, la connaissance de la dimension corporelle ne peut plus être ignorée (Ibid. : 302). Cette connaissance passe par une conscience accrue de nos états corporels et de nos sentiments permettant une saisie plus perspicace de nos humeurs et de nos attitudes persistantes. Autant d’éléments susceptibles, selon Shusterman, d’être améliorés par la culture d’exercices appropriés. Dans cette mesure, la somaesthétique doit se donner les moyens d’évaluer les goûts et pratiques individuelles dans les termes de valeurs et normes somatiques (Ibid. : 300).

De la façon dont nous l’avons présentée ici, l’esthétique pragmatiste est certes une discipline qui implique la perfectibilité de nos habitudes de sentiments, une attention accrue aux signes du corps et surtout le développement de points de repères sans lesquels, croyons-nous, les signes que peuvent être nos réactions ‘corporelles’ spontanées resteraient muets et notre corps ne pourrait plus être le milieu, ou le medium, de la connaissance du monde. Parler du corps comme milieu de connaissances serait une façon de décrire les personnages qui comme Spade, comme le détective de Match Point ou la policière Marge dans Fargo, savent peindre une image définie des multiples indications de leur instinct. De la même façon que je ce que j’appelle rouge ne peut plus aujourd’hui être conçu comme une étiquette que j’apposerais sur une sensation qui serait par ailleurs conçue comme entièrement autonome, le savoir du corps passe par l’identification de points de repères minimaux indiquant la régularité d’une habitude. Lorsque les problèmes générés par le dualisme deviennent chose du passé, il apparaît que parler du corps ou des signes par lesquels on identifie et appelle ce que nous ressentons, n’est qu’une seule et même chose ou que, comme le dit Peirce, les hommes et les mots s’éduquent réciproquement (5.313). C’est certainement là-aussi le lien à faire entre la philosophie et le cinéma.