Résumés
Résumé
La prise de décision fondée sur les données est indispensable dans l’atteinte de l’efficacité des systèmes éducatifs. Les directions d’école doivent constamment adapter leurs pratiques et prendre des décisions concernant les élèves et les ressources à mobiliser dans leurs écoles à travers l’interprétation de données provenant de multiples sources telles que les tests de rendement, les enquêtes scolaires, l’expérience perçue par les employé⋅e⋅s, etc. Bien que les politiques éducatives encouragent le recours aux données dans la gestion scolaire, force est de constater que peu d’attention est accordée aux compétences requises pour une meilleure interprétation des données scolaires. Cette étude critique de nature ontologique, fondée sur l’analyse de 26 documents, vise à présenter l’état des connaissances actuelles sur les compétences en interprétation de données des directions d’école. Des recommandations pratiques sont également formulées aux conseils scolaires et aux universités, et des pistes de recherche futures sont dégagées sur des thématiques à explorer.
Mots-clés :
- données scolaires,
- littératie statistique,
- directions d’école,
- littératie des probabilités,
- prise de décision
Abstract
Evidence-based decision-making is critical to achieving effective education systems. School principals must constantly guide their practices and make the best decisions about students and resources in their schools through the interpretation of data from diverse sources such as achievement tests, school climate surveys, perceived employee experience, etc. Although educational policies encourage the use of data, little attention is paid to the skills required to better interpret them. Based on the analysis of 26 documents, this critical ontological study aims to present the current state of knowledge on school principals’ sensemaking of data. Practical recommendations are also made for school boards and universities, and avenues for further research are identified.
Keywords:
- school data,
- statistical literacy,
- school principals,
- probability literacy,
- decision-making
Resumen
La toma de decisiones basada en datos es indispensable para conseguir la eficiencia de los sistemas educativos. Las direcciones de escuela deben adaptar constantemente sus prácticas y tomar decisiones que conciernen a los alumnos y a los recursos a movilizar a través de la interpretación de datos provenientes de múltiples fuentes, como los tests de rendimiento, las encuestas escolares, la experiencia percibida por los empleados, etc. Aunque las políticas educativas fomentan el recurso a los datos en la gestión escolar, es preciso constatar que se otorga poca atención a las competencias necesarias para una mejor interpretación de los datos escolares. Este estudio crítico de naturaleza ontológica, basado en el análisis de 26 documentos, se propone presentar los conocimientos actuales sobre las competencias en interpretación de datos de las direcciones escolares. Igualmente, formulamos recomendaciones prácticas a los consejos escolares y universitarios y esbozamos pistas de investigación futura sobre temáticas a explorar.
Palabras clave:
- escolares,
- alfabetización estadística,
- direcciones escolares,
- alfabetización de las probabilidades,
- toma de decisiones
Corps de l’article
1. Introduction
Les cadres normatifs qui régissent la profession enseignante dans les différentes provinces canadiennes recommandent aux enseignant⋅e⋅s et aux directions d’école d’utiliser les données pour améliorer l’expérience d’apprentissage des élèves. Dans les salles de classe, dans les écoles, à l’échelle des conseils scolaires ou des ministères de l’Éducation, plusieurs données quantitatives ou qualitatives sont collectées systématiquement afin de permettre aux directions d’école et aux enseignant⋅e⋅s d’adapter leurs pratiques professionnelles et de soutenir l’efficacité du système éducatif. Toutefois, les types de données utilisées par chaque acteur⋅rice peuvent différer selon la position occupée. Les enseignant⋅e⋅s privilégient les données qui permettent d’améliorer l’enseignement et l’apprentissage et qui offrent des mécanismes permettant de rationaliser et de cibler la planification et les actions dans les salles de classe. Les directions d’école, en ce qui les concerne, s’intéressent à l’évaluation globale des performances de leurs écoles (Earl et Fullan, 2003). Elles ont recours aux données pour des fins de responsabilisation afin de mesurer l’efficacité de leurs établissements.
Bien que le concept de données soit courant dans le champ de la gestion éducative, plusieurs chercheur⋅se⋅s constatent que ce terme demeure ambigu pour les éducateur⋅rice⋅s. Jimerson (2014), à partir des sondages et des groupes de discussion réalisés auprès de 154 enseignant⋅e⋅s, directions d’école et responsables de conseils scolaires, note que ces dernier⋅ère⋅s considèrent les « données », les « preuves » et les « informations » de façon substantiellement similaire et n’adoptent pas un langage commun en pensant à leur utilisation. Certaines personnes interrogées déclarent que le terme « données » signifie uniquement les résultats des tests normalisés. D’autres prétendent qu’il s’agit des représentations numériques des informations qui peuvent améliorer l’enseignement et l’apprentissage des élèves. Jimerson (2014) définit alors le terme « donnée » comme étant toute information qui peut être codifiée d’une manière ou d’une autre et qui requiert une analyse systématique afin que les résultats puissent aider les éducateur⋅rice⋅s à mieux connaitre les besoins des élèves. Ce sont donc les interprétations de ces codes qui génèrent les informations, qui une fois cumulées constituent un ensemble d’arguments pour informer la prise de décision. Néanmoins, plusieurs études révèlent que les enseignant⋅e⋅s et les directions d’école font face à d’énormes défis durant ce processus d’interprétation (Earl et Fullan, 2003 ; Gal et Shilton, 2014). Mandinach et Schildkamp (2021) constatent que ces dernier⋅ère⋅s éprouvent des difficultés à transformer les données brutes en connaissances utilisables.
Dans la littérature, beaucoup d’auteur⋅e⋅s se sont intéressé⋅e⋅s à la manière dont les élèves, les enseignant⋅e⋅s en formation initiale ainsi que les enseignant⋅e⋅s expert⋅e⋅s raisonnent avec les données quantitatives (Karatoprak et coll., 2015 ; Ulusoy et Altay, 2017). Cependant, très peu d’attention a été accordée au raisonnement statistique des directions d’école, qui dans leurs pratiques reçoivent une panoplie de rapports contenant des tableaux et graphiques à interpréter. À en croire Gal et Shilton (2014) :
[…] nous savons peu de choses sur la façon dont les directions d’école comprennent les informations statistiques contenues dans ces rapports, sur les idées qu’ils tirent de l’analyse de ces rapports et sur la façon dont ces idées sont utilisées pour éclairer les décisions de gestion, notamment en ce qui concerne l’allocation des ressources, l’affectation des enseignant⋅e⋅s et des autres membres du personnel ou d’autres domaines du fonctionnement et de la gestion de l’école. [traduction libre]
p. 1
Partant de ce constat, cette étude vient répondre aux questions suivantes :
Comment les directions d’école interprètent-elles les données en éducation ?
Quelles sont les compétences qu’elles doivent mobiliser pour transformer les données scolaires en informations concrètes devant guider la prise de décision ?
2. Cadre théorique : la théorie de l’abduction
Le raisonnement abductif a pour repère épistémologique le pragmatisme de Charles Sanders Pierce (Catellin, 2004). Le pragmatisme en tant que « vérité et réalité, rompt avec le dualisme cartésien de la pensée et de l’action, conçu comme deux formes distinctes et séparées, pour adopter un processus de production de connaissance axé sur l’activité humaine et l’expérimentation » (Hallée et coll., 2017, p. 205). Cette vision philosophique du monde est une alternative entre le rationalisme, qui dans sa nature ontologique suggère l’objectivité et la construction de la connaissance à travers une démarche hypothético-déductive, et l’empirisme, qui propose une prédominance de l’observation et de la construction du savoir à travers une démarche inductive. À travers la méthode scientifique, Pierce propose « un troisième mode de raisonnement : l’abduction, et intègre les deux aspects que sont l’observation et le raisonnement au sein d’une démarche ni strictement hypothético-déductive, ni inductive, mais qui fédère ces trois éléments » (Angué, 2009, p. 70).
En tant qu’interprétante de données, une direction d’école doit s’engager dans les schémas de raisonnement de type déductif, inductif et abductif. La déduction est la méthode qui consiste à partir d’une idée générale (les prémisses) pour déduire des conditions d’observations pertinentes. Elle permet de déduire un résultat à partir d’une règle et d’un cas. L’induction, pour sa part, est « un mode d’inférence qui conclut du particulier au général, de façon probable » (Catellin, 2004, p. 180). Elle permet de généraliser des observations particulières pour générer une conclusion de portée générale. Enfin, l’abduction est la « méthode scientifique de construction d’une croyance plus adaptée par observations et inférences logiques » (Hallée et coll., 2017, p. 206). Elle se définit comme une méthode de raisonnement qui consiste à générer une hypothèse pour expliquer une observation. D’après Hallée (2013), cette méthode de raisonnement laisse plus de place à l’incertitude, parce qu’elle donne une « signification probable aux phénomènes » (p. 77). Alors que la déduction est utilisée pour expliquer des phénomènes et l’induction pour évaluer des propositions (Hunter, 2014), l’abduction apparait comme « le seul type de raisonnement capable de produire des idées nouvelles et donc de faire avancer la connaissance et de faire comprendre rationnellement la réalité » (Roudaut, 2017, p. 46).
L’abduction repose sur la recherche d’une explication des phénomènes et l’identification de leurs causes. Elle intègre la déduction et l’induction dans « un processus de circularité autocorrective qui rend possible l’expérimentation des hypothèses et la création de nouvelles, plus pertinentes et conformes à l’expérience observée » (Tool, 1994, cité dans Hallée, 2013, p. 77). Ainsi, les directions d’école, lorsqu’elles doivent, par exemple, interpréter un tableau ou un graphique résumant les résultats d’un test normalisé, vont recourir à l’abduction. Elles formuleront des hypothèses à partir de leurs expériences personnelles et/ou de l’interprétation d’autres données (sur le bienêtre en milieu scolaire, sur la présence scolaire, etc.) pour expliquer les causes probables de la performance de leurs élèves.
3. Méthodologie
Cette étude critique de nature ontologique s’appuie sur les méthodologies proposées par Randolph (2009), qui suggère de commencer le processus de collecte documentaire par une recherche électronique dans les bases de données universitaires et sur internet. En suivant cette approche, nous avons interrogé les bases de données ERIC, ProQuest, SAGE, JSTOR, EBSCOhost avec des mots-clés en français et leurs équivalents en anglais. La liste suivante a été retenue : probabilité, probability, statistiques, statistics, probabilité et raisonnement, probability and reasoning, prise de décision fondée sur les données et éducation, data driven decision making and education, probabilité et enseignants, probability and teachers, littératie statistique des adultes, adult statistical literacy, données probantes et directions d’école, evidence and principals, directions d’école et prise de décision, principals and decision making.
Nous avons ensuite appliqué la méthode en boule de neige, qui consiste à recenser dans la bibliographie des écrits ciblés antérieurement d’autres publications. La combinaison de ces deux techniques a permis de collecter 35 documents institutionnels et scientifiques. La dernière étape de notre démarche a consisté à trier parmi ces écrits et à ne retenir que les documents jugés les plus pertinents. Nous sommes ainsi parvenus à retenir 26 documents, dont 18 articles scientifiques, six chapitres d’ouvrage, une thèse de doctorat et un papier de recherche présenté à une conférence (tableau 1).
Durant la collecte documentaire, nous avons constaté que les chercheur⋅se⋅s francophones se sont très peu intéressé⋅e⋅s aux thématiques liées à l’interprétation des données scolaires. Nous n’avons identifié qu’une seule publication qui explore l’interprétation des statistiques et la compréhension des probabilités par des futur⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s francophones. Il s’agit de la recherche comparative de Nabbout-Cheiban (2017), qui a ciblé les conceptions sur les évènements indépendants et les biais cognitifs associés au raisonnement de deux groupes d’étudiant⋅e⋅s au baccalauréat en éducation (un groupe constitué de 14 Étatsunien⋅ne⋅s et un second de 15 Français⋅e⋅s). L’auteure a exploré le rôle de l’intuition dans le raisonnement probabiliste sur les évènements indépendants et les probabilités conditionnelles. Elle a trouvé que la confusion entre les évènements indépendants et les évènements mutuellement exclusifs était présente à la fois auprès de la plupart des étudiant⋅e⋅s étatsunien⋅ne⋅s et des étudiant⋅e⋅s française⋅s, même si les francophones ont plus tendance à connaitre les définitions exactes sur ces deux concepts que leurs homologues anglophones. De plus, l’étude n’a révélé aucune différence significative entre ces deux groupes en ce qui concerne le biais de représentativité (attribuer une plus grande probabilité à l’évènement qui semble le plus représentatif d’une situation donnée) et le phénomène Falk (erreur dans le raisonnement lorsque l’évènement dépendant précède l’évènement indépendant).
4. Résultats
L’analyse documentaire permet de dégager deux principaux thèmes relatifs aux compétences essentielles qui permettent de transformer les données scolaires en informations devant guider la prise de décision : a) les compétences en littératie statistique et b) les compétences en littératie des probabilités.
4.1. Thème 1 : la littératie statistique des directions d’école
La littératie statistique fait référence à la capacité d’un individu à interpréter et à évaluer des données statistiques provenant de divers contextes et à discuter des significations, des implications et des préoccupations afin d’en tirer des conclusions (Gal, 2002 ; Pierce et coll., 2014). C’est une compétence liée aux aptitudes et connaissances en statistique qui reflète la capacité des individus à travailler avec des représentations numériques.
Jones et coll. (2004) argumentent que, pour comprendre les compétences en littératie statistique des individus, il faut s’intéresser à la manière dont elle⋅il⋅s interprètent les données, parce que le processus d’interprétation constitue le coeur du raisonnement statistique. En se référant aux travaux émanant de la psychologie, ces chercheur⋅se⋅s ont développé un modèle cognitif du développement du raisonnement statistique chez les élèves, qui est aussi applicable aux personnes adultes (Ulusoy et Altay, 2017). Le « modèle cognitif de développement du raisonnement statistique », tel qu’elle⋅il⋅s l’ont mentionné, fait référence à une théorie suggérant différents niveaux ou schémas du raisonnement qui résulte d’effets maturatifs ou interactionnels dans des environnements d’apprentissage structurés et non structurés. Selon Jones et coll. (2004), le raisonnement statistique s’opère en quatre étapes : 1) la description des données, 2) l’organisation des données, 3) la représentation des données et 4) l’analyse et l’interprétation des données.
La description des données fait référence à la capacité à lire les données brutes ou les données présentées dans des tableaux ou sous formes graphiques. Elle comprend deux sous-processus : a) montrer une prise de conscience des présentations et b) déterminer les unités de valeur des données.
L’organisation des données consiste à pouvoir être capable d’arranger, de catégoriser ou de consolider les données sous une forme synthétique. Elle se subdivise en trois sous-processus : a) le regroupement des données pertinentes, b) le résumé des données à l’aide de mesures de tendance centrale et c) la description de la variation des données.
La représentation des données consiste à être en mesure de pouvoir faire une description des données sous leurs formes graphiques. Deux sous-processus sous-tendent cette étape : a) être capable de compléter ou de construire un affichage de données pour un ensemble de données et b) pouvoir évaluer l’efficacité des affichages de données utilisés pour représenter un ensemble de données.
Enfin, l’analyse et l’interprétation des données consistent à reconnaitre les modèles et les tendances et à faire des déductions et des prédictions. Cette étape intègre deux sous-processus : a) la lecture des données pour effectuer des comparaisons et b) la lecture au-delà des données pour réaliser des prédictions.
Jones et coll. (2004) associent quatre niveaux hiérarchiques de raisonnement (idiosyncratique, transitionnel, quantitatif et analytique) au processus d’analyse et d’interprétation. Le niveau idiosyncratique correspond à un niveau de raisonnement limité ou subjectif n’ayant aucun rapport avec les données fournies et souvent axé sur des expériences personnelles ou des croyances subjectives. Au niveau transitionnel, les individus commencent à reconnaitre l’importance de la logique dans leur raisonnement avec les statistiques, mais sont incohérents dans leur utilisation. Ils s’engagent de manière pertinente dans le raisonnement, mais sont incapables d’avoir une vue d’ensemble de la situation problématique, puisqu’elle⋅il⋅s se focalisent sur un seul aspect du problème à résoudre. En ce qui concerne les personnes se situant au niveau quantitatif, elles sont capables d’identifier les idées mathématiques d’une situation problématique et ne sont pas distraites ou induites en erreur par les aspects non pertinents. Néanmoins, elles n’intègrent pas nécessairement ces idées mathématiques pertinentes lorsqu’elles effectuent une tâche. Enfin, les individus se situant au niveau du raisonnement analytique peuvent établir des relations entre de multiples aspects d’un problème donné et faire des déductions et des prédictions valables à partir des informations quantitatives.
Plusieurs chercheur⋅se⋅s ont exploré les niveaux de raisonnement des enseignant⋅e⋅s en formation initiale ainsi que celui des enseignant⋅e⋅s expert⋅e⋅s en matière d’interprétation des données. Les travaux de Ulusoy et Altay (2017) réalisés en Turquie auprès d’un échantillon de 123 personnes réparti⋅e⋅s en 29 groupes montrent que la grande majorité des futur⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s n’intègrent pas les programmes d’éducation avec un niveau convenable en statistiques. Dans cette étude, outre le fait qu’aucun⋅e participant⋅e n’a pu être identifié⋅e comme ayant un niveau de raisonnement analytique, la plupart des répondant⋅e⋅s (20 groupes, soit 69 % des participant⋅e⋅s) se situaient aux alentours du niveau transitionnel, caractérisé par un raisonnement erroné ou limité lorsqu’on leur demande d’interpréter un ensemble de données regroupées dans un tableau. De plus, leurs croyances concernant la valeur qui permet de représenter un ensemble de données sont limitées à la moyenne arithmétique.
De façon similaire, Batanero et coll. (1997, cité dans Jacobbe et Carvalho, 2011, p. 202) ont montré à partir d’un échantillon de 273 enseignant⋅e⋅s en formation initiale en Espagne que 25 % des futur⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s ont un manque de compréhension du calcul de la moyenne et que 34 % ignorent la relation entre la moyenne, la médiane et le mode et ont une compréhension faible ou nulle de l’effet des valeurs aberrantes sur la moyenne. Hunter (2014) aboutit au même constat dans sa recherche réalisée auprès des directions d’école en Saskatchewan. À travers des activités de lecture et d’interprétation de graphiques, il a constaté que les directions d’école raisonnent de manière abductive avec la moyenne et la considère comme étant le centre d’équilibre d’une distribution.
Vu que, dans la pratique, les données sont présentées aux directions à travers des rapports, les chercheur⋅se⋅s tel⋅le⋅s que Pierce et Chick (2011) et Pierce et coll. (2014) soulignent que leur interprétation requiert, en plus des connaissances statistiques, une pensée critique et une familiarité avec la structure desdits rapports. Ces auteur⋅e⋅s suggèrent donc que le processus d’interprétation des données soit examiné suivant trois différents niveaux hiérarchiques et interdépendants devant être intégrés au contexte professionnel et local des écoles. Le premier niveau (niveau inférieur), qualifié de « lecture des valeurs », consiste à avoir la capacité de comprendre les types de graphiques, les échelles de mesure et l’aptitude à lire avec exactitude les points essentiels sur les graphiques et les tableaux. Le niveau intermédiaire « comparaison des valeurs » requiert une attention sur plusieurs facettes d’un graphique et implique une prise de conscience des différences relatives et absolues, une inférence informelle précoce et une mobilisation des connaissances basiques en statistiques. Enfin, le dernier niveau « analyse de l’ensemble des données » consiste à être capable de considérer les données comme une entité à part entière, à pouvoir observer et interpréter les variations, les tendances et les changements au fil du temps et à s’intéresser à la signification des résultats.
Dans un sondage réalisé auprès de 704 enseignant⋅e⋅s et directions d’école australien⋅ne⋅s, Pierce et coll. (2014) notent qu’en dépit du fait que les enseignant⋅e⋅s et directions d’école ne se sentent pas familier⋅ère⋅s avec certains graphiques (les diagrammes en boite) qui figurent dans les rapports des tests de rendement, elle⋅il⋅s éprouvent moins de difficultés avec la lecture et la comparaison des données prises de façon individuelle. Toutefois, leur plus grand défi consiste à faire une analyse approfondie de l’ensemble des données dans un contexte professionnel. De plus, les chercheur⋅se⋅s ont décelé l’existence d’un lien positif entre le perfectionnement professionnel des enseignant⋅e⋅s en statistiques ou leur apprentissage durant les études secondaires ou universitaires et les connaissances statistiques requises pour une meilleure utilisation des données scolaires. S’agissant de différences individuelles, outre le fait qu’aucune relation n’a pu être établie entre les compétences en littératie statistique des participant⋅e⋅s et leur niveau d’enseignement, les auteur⋅e⋅s ont trouvé que les personnes qui occupent des postes de gestion au sein de leurs écoles ont un niveau de raisonnement statistique plus avancé que leurs collègues enseignant⋅e⋅s.
Dans une recherche similaire, Gal et Shilton (2014) ont étudié la façon dont les directions d’école en Israël comprennent les informations statistiques des rapports d’évaluation nationaux et comment elles s’en servent pour améliorer la performance de leurs écoles. À partir d’entrevues semi-dirigées, 18 directions ont été invitées à interpréter un rapport d’évaluation national de 85 à 95 pages qui inclut plus de 30 tableaux et 20 graphiques concernant les résultats des élèves et le climat scolaire. Il ressort de cette recherche que certaines directions n’ont pas une compréhension suffisante des statistiques de base ou tirent des conclusions fragmentées sur la base de tableaux et de graphiques, alors qu’elles devraient être familières avec ceux-ci à la lumière de leur expérience antérieure. Gal et Shilton (2014) émettent les hypothèses que la capacité d’une direction d’école à lire, à comprendre et à utiliser les aspects statistiques d’un rapport dépend :
des facteurs liés à la tâche, c’est-à-dire les caractéristiques de l’information, les affichages et les textes dans le produit statistique ainsi que dans l’espace d’information dans lequel se trouvent les messages (par exemple, les notes explicatives) et des facteurs personnels comme ses connaissances en statistiques et en mathématiques, ses compétences linguistiques, ses expériences antérieures avec les données quantitatives, son habileté d’esprit, ainsi que ses attitudes et ses croyances ;
de sa familiarité avec les principes de l’évaluation formative ou sommative, les références normatives, les tests critériés ainsi qu’avec d’autres éléments liés à l’utilisation des données d’évaluation ;
de sa compréhension du fait qu’un processus transformationnel au sein de l’école peut être initié à partir des données.
Il convient de préciser qu’en milieu professionnel, l’interprétation des données est un processus qui s’effectue de façon collective. Les enseignant⋅e⋅s s’engagent dans des collaborations structurées avec d’autres enseignant⋅e⋅s du même niveau scolaire ou de la même matière d’enseignement, des accompagnateur⋅rice⋅s pédagogiques, des directions d’école et parfois des chercheur⋅se⋅s universitaires qui agissent comme facilitateur·rice·s (Datnow et Hubbard, 2016). Jimerson (2014) suggère, dans cette perspective, quatre facteurs pour favoriser le développement des modèles mentaux pour une meilleure utilisation des données au sein d’une école :
la formation du personnel en littératie statistique durant les études universitaires ou dans le cadre d’un perfectionnement professionnel (par exemple, les travaux de Kippers et coll. [2018] montrent que les enseignant⋅e⋅s et les directions d’école ont réussi à développer leurs compétences dans plusieurs composantes de la littératie statistique après avoir été soumis⋅e⋅s à un programme d’intervention intensif d’une année) ;
le coaching formel ou informel des directions d’école qui doivent accompagner et motiver le personnel à recourir aux données scolaires et aux données issues de la recherche scientifique pour adapter leurs pratiques ;
l’amélioration des interactions sociales entre les enseignant⋅e⋅s et les directions d’école afin de favoriser la collaboration professionnelle durant le processus d’interprétation ;
le niveau d’expérience professionnelle de chaque enseignant⋅e ou direction d’école et leur familiarité avec l’utilisation des données (par exemple, les travaux de Chen [2020] réalisés auprès de 220 dirigeant⋅e⋅s de collèges communautaires montrent une relation positive entre les compétences en littératie statistique des participant⋅e⋅s et le nombre d’années durant lesquelles elle⋅il⋅s ont occupé un poste de gestion au sein de leur établissement).
4.2. Thème 2 : les compétences en littératie des probabilités indispensables pour la prise de décision
Les données sont souvent interprétées en prélude à la prise de décision. Or, d’après Schildkamp (2019), « les mêmes données peuvent avoir des significations différentes selon les personnes et les décisions ne peuvent jamais être entièrement basées sur les données, car les gens filtrent les données à travers leurs propres expériences dans lesquelles l’intuition joue un rôle important » [traduction libre] (p. 264). De façon explicite, après qu’une direction d’école ait saisi le sens des informations statistiques présentées dans un tableau ou un graphique, elle doit se lancer dans un processus de jugement et d’évaluation de la fiabilité ou de la crédibilité de cette information. Ce processus, comme le souligne Gal (2005), nécessite de bonnes aptitudes en littératie des probabilités, puisque « les situations de prise de décision exigent que les personnes déterminent un plan d’action généralement en présence d’objectifs contradictoires, contraignants ou incertains » [traduction libre] (p. 48).
Lorsqu’on évoque le concept de probabilité, les gens ont tendance à penser instantanément aux formules mathématiques et aux évènements abstraits. Pourtant, c’est une théorie de la décision qui s’applique dans la vie réelle. Depuis son émergence aux alentours de 1660, période durant laquelle le raisonnement probabiliste fut appliqué à des problèmes du monde réel autres que les jeux de hasard, deux grandes approches (fréquentielle et épistémique) sont utilisées pour définir le concept de probabilité (Hacking, 2006). Il est important de mieux cerner la dualité et la complémentarité entre ces différentes approches puisqu’elles sont déterminantes pour « l’espace des théories possibles (inférence statistique, logique inductive) » (Allo, 1984, p. 78) qui sont applicables à des situations concrètes.
L’approche fréquentielle des probabilités est une conception statistique qui se rapporte aux lois stochastiques et aux processus aléatoires. Ce type de probabilité concerne les théories axées sur la tendance et repose sur des observations ou des arrangements expérimentaux à produire des fréquences stables à long terme lors d’essais répétés (Hacking, 2006). Cette approche, qualifiée de « probabilité expérimentale », définit la probabilité comme étant la fréquence relative attribuée à un évènement aléatoire répété à grande échelle sous des conditions identiques (Sharma, 2016 ; Swiatkowski et Carrier, 2020). On l’associe à l’objectivité, puisqu’elle existe dans le « monde », c’est-à-dire se détermine à partir d’une série d’expériences répétées sous les mêmes conditions. C’est une approche qui met l’accent sur un hasard observable qui peut être simulé (Lecoutre et coll., 2006) et se détermine en divisant le nombre de fois que le résultat attendu d’un évènement s’est réalisé par le nombre de fois où l’expérience a été répétée. Sa principale limite réside dans son caractère abstrait étant donné qu’elle ne s’applique pas aux problèmes de la vie réelle, qui généralement sont des évènements aléatoires singuliers, c’est-à-dire non répétitifs. En d’autres termes, il est impossible de faire usage des probabilités fréquentielles pour prévoir un évènement aléatoire qui ne peut être reproduit sur une longue fréquence.
Afin de remédier aux limites des probabilités fréquentielles, certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s suggèrent une estimation des probabilités suivant l’approche épistémique ou bayésienne. Ce type de probabilité se fonde sur la notion de preuves et se définit comme étant le degré de crédibilité d’une proposition à la lumière d’un jugement personnel (Hacking, 2006). Elle repose sur le principe selon lequel la probabilité n’existe pas « au-delà de notre esprit ». En fait, c’est un degré de croyance qui quantifie la force avec laquelle nous pensons que quelque chose est vrai sur la base des informations pertinentes dont nous disposons (Etz et Vandekerckhove, 2018). Cette probabilité est intrinsèquement subjective, puisqu’elle est déterminée à partir d’un jugement personnel ou sur la base des expériences personnelles passées. Elle dépend fortement de la quantité de connaissances ou d’informations dont nous disposons au moment de l’évaluation. Les probabilités bayésiennes acceptent le fait que la probabilité attribuée à un évènement puisse différer d’un individu à un autre (Dollard, 2011). Contrairement aux probabilités fréquentielles, les probabilités bayésiennes peuvent s’appliquer à n’importe quelle situation et de nombreux⋅ses chercheur⋅se⋅s les considèrent comme étant une extension de l’approche fréquentielle dans la mesure où les croyances sur lesquelles l’on se base pour estimer ces probabilités peuvent provenir des informations pertinentes sur les fréquences observées dans le monde réel. Lecoutre et coll. (2006) déclarent que :
[…] la probabilité bayésienne peut servir à décrire une « connaissance objective » notamment fondée sur des arguments de symétrie ou sur des données de fréquence. Elle peut également être utilisée pour exprimer une description personnelle d’un état de connaissance, en incorporant éventuellement des opinions subjectives, une notion que la conception fréquentielle rejette comme étant problématique. Avec l’approche bayésienne, il n’y a pas de problème conceptuel à attribuer une probabilité à un évènement unique. De plus, la définition bayésienne correspond à la signification du terme probabilité dans le langage courant et la théorie bayésienne des probabilités semble donc être beaucoup plus proche de la façon dont les gens raisonnent intuitivement en présence d’incertitude. [traduction libre]
p. 21
Raisonner en contexte d’incertitude suppose donc de comprendre et d’utiliser les idées d’aléatoire, de chance et de probabilité pour porter des jugements sur des évènements incertains et de savoir comment déterminer la probabilité de ces différents évènements à l’aide d’une méthode appropriée (Garfield et Chance, 2000). Ainsi, les probabilités fréquentielles permettent de prendre des décisions en acceptant ou en rejetant des hypothèses à partir des observations empiriques qui sont répétées (raisonnement inductif) tandis que les probabilités bayésiennes accordent plus de flexibilité dans l’estimation des probabilités en emmenant la personne engagée dans le raisonnement d’ajuster sa confiance à l’égard des hypothèses qui lui sont présentées ou à partir des aprioris qui nourrissent ses croyances personnelles. Ces aprioris peuvent émaner de son jugement personnel, des intuitions, des résultats issus des recherches scientifiques antérieures ou être calibrés sur la base des probabilités fréquentielles si ces dernières sont connues (Swiatkowski et Carrier, 2020). Les probabilités bayésiennes peuvent donc être catégorisées dans le raisonnement de type abductif, puisque le bayésien peut considérer simultanément plusieurs hypothèses pourvu que chacune reçoive une probabilité subjective à priori.
Durant le processus d’interprétation des données, il n’existe pas d’approche unique sur laquelle les directions d’école doivent se baser pour évaluer la fiabilité ou la crédibilité de l’information communiquée. Cependant, en matière de prise de décision fondée sur les données, elles sont plus enclines à faire usage d’un raisonnement de type bayésien puisqu’elles vont chercher à connaitre la valeur à posteriori de leurs différentes croyances tout en mettant à jour leur niveau de croyances. Gal (2005) abonde dans ce sens lorsqu’il soutient que, comparativement « aux situations d’interprétation, les réponses aux situations de prise de décision ont une composante subjective plus importante, puisqu’elles dépendent assez fortement des hypothèses des personnes sur les tendances futures, des préférences, des systèmes de valeurs et des jugements » [traduction libre] (p. 48).
Beaucoup d’auteur⋅e⋅s se sont intéressé⋅e⋅s à la manière dont les adultes raisonnent avec les concepts probabilistes. Une catégorie de chercheur⋅se⋅s émanant de la psychologie, à l’instar de Tversky et Kahneman (1982), ont exploré comment les gens raisonnent avec les probabilités subjectives. Elle⋅Il⋅s ont examiné les principes euristiques (opérations mentales rapides et intuitives visant à réduire les informations sur un sujet donné) et montré comment ces principes conduisent à des biais de jugement. Ces auteur⋅e⋅s rapportent que les raisonnements euristiques ne sont pas rationnels, parce que les individus qui les utilisent ont tendance à souvent ignorer les informations statistiques importantes au profit des informations personnelles stockées dans la cognition. Ainsi distinguent-elle⋅il⋅s :
l’euristique de la représentativité, qui intervient lorsqu’on attribue la probabilité d’un évènement A en fonction de sa similitude avec un évènement B (degré suivant lequel A appartient à la classe B). Selon Tversky et Kahneman (1982), l’approche de jugement par la représentativité peut engendrer des biais, puisque l’estimation de la probabilité de l’évènement A ne tient pas compte de certains facteurs tels que la taille de l’échantillon, les probabilités antérieures et la capacité prédictive de l’information disponible. Les personnes qui raisonnent avec l’euristique de représentativité ignorent souvent la variabilité des phénomènes aléatoires et ont de fausses conceptions sur le hasard ;
l’euristique sur la disponibilité, qui consiste à assigner une probabilité à un évènement en fonction des informations antérieures stockées dans la mémoire. Cette euristique « exprime l’idée suivant laquelle une information en mémoire est d’autant plus disponible qu’elle est facilement évocable » (Kahneman et Tversky, 1973, cité dans Lecoutre et Fischbein, 1998, p. 323) ;
l’euristique d’ancrage et d’ajustement, qui explique la manière dont certaines personnes lors de l’évaluation des probabilités subjectives font des estimations en partant d’une valeur initiale qui est ajustée pour obtenir une réponse finale (Tversky et Kahneman, 1982).
Bien que le recours aux euristiques s’effectue de façon intuitive, les recherches montrent qu’un enseignement efficace des probabilités permet d’entrainer l’esprit humain à se fier à un processus de raisonnement logique plutôt qu’aux intuitions (Kahneman, 2011 ; Nabbout-Cheiban, 2017). Dans ce sens, la théorie du développement de la pensée probabiliste élaborée par Fischbein (1975, cité dans Nabbout-Cheiban, 2017, p. 256) permet de distinguer les intuitions primaires qui sont antérieures et indépendantes à l’apprentissage des probabilités et les intuitions secondaires qui se développent après un processus d’instruction systématique et permettant à l’individu de transcender les acquisitions cognitives primaires. L’enseignement des probabilités doit donc viser un double objectif : a) sensibiliser les apprenant⋅e⋅s aux limites de l’intuition primaire qui évalue les probabilités subjectives en se basant sur les euristiques et b) développer les intuitions secondaires des individus ainsi que leurs capacités à reconnaitre les situations où il faut ignorer les intuitions primaires. Les travaux réalisés par Hokor (2020) auprès d’un échantillon d’enseignant⋅e⋅s en formation initiale montrent que l’amélioration du raisonnement probabiliste n’est pas associée à un enseignement des probabilités axé sur une mémorisation des définitions ou des formules mathématiques, mais plutôt à des approches constructivistes élaborées à partir des activités de la vie réelle qui ciblent les différents biais associés aux euristiques.
En sciences de l’éducation, des recherches ont également ciblé la compréhension du raisonnement probabiliste auprès des élèves et des personnes adultes. Ces écrits ont révélé que les enseignant⋅e⋅s et les directions d’école ont une mauvaise compréhension des concepts liés à la variabilité et aux évènements indépendants, raisonnent avec des biais d’échantillonnage (penser qu’un échantillon représentatif doit être uniquement proportionnel à la taille de la population), des biais d’équiprobabilité (croire que les probabilités des évènements aléatoires se distribuent de la même manière), des biais de représentativité (attribuer une plus grande probabilité à l’évènement qui semble le plus représentatif d’une situation donnée) et ne savent pas distinguer les conditions d’utilisation des différents types de probabilités (Dollard, 2011 ; Karatoprak et coll., 2015 ; Nabbout-Cheiban, 2017). Toutefois, selon Gal (2005), pour raisonner adéquatement en contexte d’incertitude, il ne se suffit pas seulement d’avoir de grandes idées sur la variabilité, les phénomènes aléatoires, les évènements indépendants et la prédictibilité. Il faut aussi savoir calculer avec exactitude les probabilités (connaitre les principes des probabilités fréquentielles et bayésiennes), comprendre le rôle et les implications des messages probabilistes dans divers contextes, savoir se poser des questions critiques lorsqu’on rencontre un énoncé de probabilité et comprendre le langage et les termes utilisés pour communiquer à propos du hasard.
Abordant l’importance du langage dans le raisonnement probabiliste, Sharma (2016) constate que l’utilisation de certaines expressions dans le domaine mathématique des probabilités telles que « impossible », « jamais », « improbable » diffère parfois de la manière dont elles sont utilisées dans la vie réelle. De plus, les termes tels que « vraisemblance », « variabilité », « caractère aléatoire », « indépendance », « (non-)prévisibilité », « (non-)certitude » utilisés dans le vocabulaire des probabilités demeurent des construits abstraits qui peuvent ne pas désigner des objets concrets ou être expliqués dans le langage courant (Gal, 2005). Par ailleurs, l’évaluation d’une probabilité subjective peut aussi ne pas avoir d’interprétation concrète dans le langage probabiliste. Prenons l’exemple d’un⋅e enseignant⋅e qui déclare qu’il y a de fortes chances que tou⋅te⋅s ses élèves réussissent à leur examen prochain. Cette phrase, bien qu’elle évalue la probabilité de réussite des élèves, ne s’exprime pas en termes de ratio, de pourcentage ou sur une échelle de 0 à 1 mais à travers une échelle verbale qui demeure imprécise. Il est donc loisible d’affirmer que la précision d’un raisonnement probabiliste peut différer d’un individu à l’autre puisqu’elle dépend du niveau de compréhension du vocabulaire associé au langage des concepts abstraits et à leur mobilisation dans les prises de décisions liées aux situations de la vie réelle.
5. Discussion et implications
Il est courant dans les discours de demander aux professionnel⋅le⋅s de l’éducation de toujours recourir aux données pour orienter leurs décisions. Cependant, on a tendance à ignorer que la capacité d’utilisation des données va de pair avec des habiletés et des compétences qui permettent de transformer les données brutes en informations utilisables. Les écrits consultés ont largement montré que plusieurs enseignant⋅e⋅s et directions d’école ne disposent pas des aptitudes adéquates en littératie statistique pour mieux interpréter les données scolaires. Cependant, l’aspect le plus souvent négligé dans la littérature demeure l’importance de la littératie des probabilités dans le processus de prise de décision. Cette étude vient repositionner le débat en l’ajoutant comme une compétence fondamentale et complémentaire à la littératie statistique lorsqu’il s’agit d’utiliser les données scolaires.
En effet, tout processus d’interprétation de données a pour finalité d’informer une prise de décision. En tant qu’interprétante, la direction d’école doit, d’une part, avoir la capacité de décoder l’information statistique communiquée à travers les représentations graphiques et être en mesure de juger, d’évaluer et de déterminer la crédibilité de cette information et sa pertinence ; d’autre part, elle doit prendre en considération le contexte de son école et puiser dans ses propres expériences. L’agencement de tous ces facteurs va l’amener à s’engager dans un raisonnement de type abductif en mobilisant simultanément ses compétences en littératie statistique et en littératie des probabilités afin de les intégrer dans un système de valeurs émanant des réalités de son école et/ou de ses expériences personnelles.
Notons que le processus de jugement et d’évaluation de l’information statistique nécessite un raisonnement abductif fondé sur l’inférence bayésienne. Cela consiste à formuler simultanément plusieurs hypothèses pourvu que chacune reçoive une probabilité subjective à priori. Néanmoins, les probabilités bayésiennes sont moins enseignées dans nos établissements scolaires, car les programmes d’études accordent trop d’importance à la perspective fréquentielle (Batanero et coll., 2016). Il serait donc pertinent que de futures recherches explorent les stratégies susceptibles de faciliter l’intégration des probabilités subjectives dans le curriculum afin de sensibiliser les futur·e·s enseignant⋅e⋅s et directions d’école sur leur importance dans la prise de décision.
Nonobstant, les travaux consultés nous permettent de recommander aux conseils scolaires un perfectionnement professionnel en littératie statistique et en littératie des probabilités aux professionnel⋅le⋅s de l’éducation. Dans les universités, une actualisation des programmes d’études s’impose afin d’intégrer des modules qui explorent les statistiques et les probabilités durant la formation initiale et les programmes menant à la certification en leadeurship scolaire. L’enseignement de ces modules doit être calibré suivant des approches constructivistes qui s’intègrent dans un contexte de situations significatives où les apprenant⋅e⋅s peuvent travailler sur des problèmes comprenant des données réelles émanant du milieu scolaire. Les formateur⋅rice⋅s se doivent de concevoir des activités qui mettent les apprenant⋅e⋅s en situation d’apprentissage réel afin de comprendre comment elle⋅il⋅s lisent et interprètent les graphiques et les tableaux. Tout au long de ces activités, il sera posé aux apprenant⋅e⋅s des questions critiques qui testent leurs propres croyances et idées fausses sur les concepts statistiques. Nous pensons que cette pratique peut s’avérer gagnante, parce que les apprenant⋅e⋅s auront la possibilité de discuter de différentes façons de résoudre les problèmes statistiques et de transférer leurs connaissances théoriques pour solutionner des problèmes du monde réel (Hokor, 2020 ; Ulusoy et Altay, 2017).
Enfin, il convient de rappeler que la littérature francophone semble s’être désengagée des thématiques ciblant les capacités de prise de décision des gestionnaires des systèmes éducatifs. Or, les directions d’école, afin de rendre leurs établissements efficaces, prennent de multiples décisions en se fondant sur des preuves ou évidences, et ces décisions se prennent souvent dans un contexte d’incertitude sur la base d’informations partielles ou obsolètes (Baba et HakemZadeh, 2012). Au Canada, un sondage réalisé en 2012 dans le cadre du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes et dont les résultats ont été publiés par Statistique Canada (2013) révèle que les compétences en numératie des populations de langue officielle minoritaire ont tendance à être moins bonnes que celles des populations de langue officielle majoritaire (à l’exception des anglophones au Québec). Néanmoins, il est impossible de généraliser cette trouvaille à la population enseignante, car nous ne savons pratiquement rien sur les compétences en numératie des enseignant⋅e⋅s et directions d’école francophones. Nous recommandons que de futures recherches comparatives puissent s’intéresser aux thématiques liées au raisonnement statistique des enseignant⋅e⋅s et directions d’école francophones et anglophones. Ces travaux pourront baliser la voie à une personnalisation des activités de perfectionnement professionnel en fonction des besoins opérationnels de ces deux groupes linguistiques.
6. Conclusion
L’objectif de cette recherche était de comprendre comment les directions d’école et les enseignant⋅e⋅s interprètent les statistiques et les compétences essentielles qu’elle⋅il⋅s doivent mobiliser pour une meilleure utilisation des données scolaires. Les écrits consultés font ressortir que plusieurs professionnel⋅le⋅s de l’éducation ont un niveau de raisonnement limité et ne se sentent pas confiant⋅e⋅s lorsqu’elle⋅il⋅s doivent interpréter des données regroupées sous forme de tableaux ou de graphiques. Nos analyses mettent en lumière le fait que la prise de décision fondée sur des données découle d’un raisonnement abductif qui nécessite une mobilisation des connaissances des probabilités subjectives pour évaluer la crédibilité de l’information statistique communiquée à travers les représentations graphiques.
Au-delà des chiffres, l’interprétant⋅e des données doit être en mesure d’avoir une vision systémique du contexte et de le prendre en considération durant le processus d’interprétation. Comprendre le contexte joue un rôle significatif dans la précision du raisonnement statistique des directions d’école, puisqu’en éducation, les données scolaires à elles seules ne fournissent pas toutes les informations pour expliquer le rendement des élèves (Murray, 2013). L’interprétation des données scolaires requiert une mobilisation et un équilibrage des compétences statistiques, ainsi que des connaissances contextuelles et des expériences professionnelles pour réfléchir de manière critique à divers aspects des représentations graphiques (Brown et coll., 2017 ; Cobb et Moore, 1997 ; González et coll., 2011).
Par ailleurs, nos analyses permettent d’émettre l’hypothèse selon laquelle plusieurs enseignant⋅e⋅s et directions d’école ont des lacunes en littératie statistique et en littératie des probabilités, qui sont des compétences essentielles pour une meilleure interprétation des données scolaires. Faisant abstention de tomber dans une généralisation, nous suggérons qu’une méta-analyse soit faite afin de déterminer si ces lacunes se manifestent auprès de la majorité de ces professionnel⋅le⋅s et que des comparaisons soient effectuées entre les compétences des personnes qui occupent des postes de direction et celles dont la responsabilité se limite à l’enseignement. Néanmoins, nous osons croire que la meilleure façon d’encourager les professionnel⋅le⋅s de l’éducation à utiliser les données scolaires est de renforcer leurs compétences en littératie statistique et en littératie des probabilités, soit durant leur formation universitaire, soit par le biais du perfectionnement professionnel.
Komla Essiomle
Agent de programme, Université d’Alberta
Samira ElAtia
Professeure, Université d’Alberta
Darryl Hunter
Professeur, Université d’Alberta
Glenn Borthistle
Assistant de recherche, Université d’Alberta
Parties annexes
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