Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Malgré la présence des Noir⋅e⋅s au Québec, qui date du 17e siècle (Trudel, 2004 ; Williams, 1998), elles⋅ils sont exclu⋅e⋅s dans les « différentes sphères de la société en raison, entre autres, de leur origine ethnique » (ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, 2005, p. 2). D’après les recherches, même si les Noir⋅e⋅s sont installé⋅e⋅s au Québec depuis plusieurs générations et s’expriment bien dans les deux langues nationales, elles⋅ils connaissent un traitement discriminatoire, dans tous les secteurs de la société québécoise (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [CDPDJ], 2011 ; Torczyner et Springer, 2001). Par exemple, l’étude de Eid (2012) pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ, 2011) présente les résultats d’un testing visant à mesurer l’ampleur de la discrimination à l’égard des personnes racisées lors de l’embauche dans certains secteurs du marché du travail à Montréal : les entreprises privées, les institutions publiques et les organismes sans but lucratif. Cette étude recense de nombreux travaux récents qui montrent une inégalité flagrante, affectant en particulier les Noir⋅e⋅s et les Arabes, qui, même après 10 à 15 ans d’installation au Québec, connaissent des taux de chômage plus élevés que le reste de la population (Eid, 2012).

Le système scolaire n’est pas en reste. Des études ont illustré les difficultés que les Noir⋅e⋅s affrontent dans le milieu scolaire (Labelle et coll., 2001 ; Pierre-Jacques, 1981). L’étude de Labelle et coll. (2001) a été effectuée auprès de jeunes âgé⋅e⋅s de 18 à 34 ans d’origine haïtienne et jamaïcaine. Elle a relevé que 92 % des interviewéּ⋅e⋅s disaient avoir subi du racisme dans le milieu scolaire, autant de la part d’enseignant⋅e⋅s que de camarades de classe. Le document de consultation gouvernementale sur la pleine participation à la société québécoise des communautés noires (ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, 2005) impute le taux élevé de décrochage scolaire des Noir⋅es et leur difficulté à réussir à l’école, entre autres, au racisme et à un manque de modèles positifs. Ce document insiste sur les conséquences des préjugés dans leur processus d’intégration. D’autres études, comme celle de Bessière (2012), jugent que les milieux scolaires québécois enseignent à peine l’histoire, la présence et la contribution positive des Noir⋅e⋅s à la société québécoise.

Nous avons donc mené une recherche pour comprendre dans quelle mesure et à travers quelles rhétoriques les manuels du programme d’« Histoire et éducation à la citoyenneté », destinés aux élèves du secondaire, contribuent à l’exclusion, à la production, à l’institutionnalisation et à la reproduction de rapports sociaux de domination par la représentation des Noir⋅e⋅s qu’ils véhiculent (Altidor, 2021). Il s’agissait d’abord de nous demander si les auteur⋅e⋅s et la maison d’édition qui chapeaute l’élaboration de ces manuels, en transcrivant la mémoire collective du groupe majoritaire, prennent en compte ou au contraire passent sous silence la mémoire identitaire des Noir⋅e⋅s. Il s’agissait ensuite de nous interroger sur la prise de parole des Noir⋅e⋅s : dans quelle mesure la voix des Noir⋅e⋅s est-elle prise en considération dans la transmission de leur propre histoire par les auteur⋅e⋅s ?

Cette recherche apporte un jalon nouveau, car nous établissons un lien entre les résultats d’enquête et la situation actuelle des Noir⋅es au Québec. Les résultats montrent que les rapports de domination et d’exclusion irriguent les manuels d’histoire, puis s’instituent dans la société par le biais, notamment, de ces manuels.

Dans cet article, nous présentons le contexte théorique de notre recherche qui s’articule autour de concepts permettant de proposer un schéma de la domination appliquée à la représentation des Noir⋅e⋅s dans les manuels scolaires. Ensuite, nous exposons une approche méthodologique permettant d’appréhender un corpus constitué de sept manuels du premier cycle du secondaire (tableau 1), car ils correspondent à nos thèmes (nous les expliquons au point 3.2). Notre recherche a analysé tous les manuels (annexe 1) du premier et du deuxième cycle du programme d’« Histoire et éducation à la citoyenneté », indiqués sur la liste officielle du matériel didactique approuvé entre 2007 et 2010, obtenue par une recherche sur la page Web du Bureau d’approbation du matériel didactique (ministère de l’Éducation [MEQ] et ministère de l’Enseignement supérieur [MES], 2017). Enfin, nous discutons des résultats qui exposent les rapports de domination qui traversent les manuels, puis la société québécoise. Cet article présente seulement une partie des résultats de la recherche.

Tableau 1

Les sept manuels du premier cycle (deuxième secondaire) présentés pour cet article

Les sept manuels du premier cycle (deuxième secondaire) présentés pour cet article

-> Voir la liste des tableaux

2. Contexte théorique

Plusieurs études au Canada ont analysé la représentation des Noir⋅e⋅s dans les manuels d’histoire. Elles reconnaissent l’exclusion et l’absence des Noir⋅e⋅s dans l’histoire canadienne et québécoise (Poole, 2012 ; Walker, 1980). Même si ces recherches ont permis d’identifier des éléments importants, notamment le silence sur l’esclavage des Noir⋅e⋅s au Québec (D’Almeida, 2010 ; Trudel, 2004) et l’omission de la présence et de la contribution des Noir⋅e⋅s au Canada et au Québec (Gay, 2004 ; Williams, 1998), ces études ne font pas de lien entre la représentation des Noir⋅e⋅s, les rapports de domination et l’absence ou l’exclusion des Noir⋅e⋅s dans les manuels d’« Histoire et éducation à la citoyenneté ». Nos choix théoriques proposent une autre lecture de la représentation des Noir⋅e⋅s dans les manuels d’histoire au regard des rapports de domination. Pour ce faire, deux concepts opératoires sont mobilisés : « domination » et « représentation des Noir⋅e⋅s ».

2.1 Domination et représentation des Noir·e·s

Selon Bourdieu (1972), la domination est tout pouvoir qui parvient à imposer des significations comme étant légitimes, en masquant les rapports de force qui les sous-tendent. La violence symbolique est le premier mécanisme de domination. Elle est invisible, subtile et renforce les inégalités au sein de la société. La violence symbolique réfère au pouvoir de dicter un système de pensée, à travers les médias ou l’éducation. L’État joue un rôle prépondérant dans l’établissement de la violence symbolique et Bourdieu (1997) s’intéresse au milieu scolaire pour expliquer comment cette institution légitime une hiérarchie sociale injuste.

DiAngelo (2020) et Ladson-Billings (1998) vont dans le même sens en affirmant que les représentations négatives et stéréotypées à l’endroit des Noir⋅es maintiennent la domination et la suprématie blanche. D’après DiAngelo (2020), la suprématie blanche correspond à un système de domination économique, politique et sociale. Elle énumère plusieurs exemples où les Blanc⋅hes dominent les institutions de la société, parmi lesquels « [l]es gens qui décident quels livres nous lisons : 90 % de Blancs […] ; Enseignants : 82 % de Blancs ; Professeurs d’université à temps plein : 84 % de Blancs, etc. » (p. 70). L’auteure explique que les Blanc⋅he⋅s contrôlent et dominent même le récit historique.

Nous l’avons vu, ce sont aussi les Blancs qui produisent et renforcent les récits sociétaux dominants. […] Ces récits nous permettent de nous autocongratuler pour nos succès dans les institutions de la société et d’imputer aux autres la responsabilité de leurs échecs.

p. 65

D’autres approches théoriques portent sur le discours dans un rapport de domination ; par exemple, van Dijk (1993) crée un lien entre le discours et la domination. Il utilise l’analyse critique du discours pour montrer comment l’accès au discours légitime joue un grand rôle dans la reproduction des rapports de domination. Cette méthode permet de dégager les rapports de domination qui masquent et passent sous silence la voix des Noir⋅e⋅s, leurs témoignages, leurs mémoires. Selon van Dijk (1993), ce processus peut impliquer plusieurs modes de discours parmi lesquels les justifications, le déni, la réduction et la négation. Dans tous ces cas, l’auteur soutient que le pouvoir et la domination sont le fait de contrôler par le discours le contexte, c’est-à-dire le temps, le lieu, le cadre, la présence et l’absence de participant⋅e⋅s dans certains évènements. L’analyse critique du discours met en évidence les différentes stratégies discursives adoptées dans les rapports de domination, soit la minimisation, la justification ou les silences sur certains évènements dramatiques.

Cheikh Anta Diop (1955) fait référence à l’aliénation culturelle comme arme de domination. Le racisme constitue une figure centrale et un élément structurant du colonialisme. L’auteur s’oppose à l’eurocentrisme qui impose une vision du monde où l’histoire et les valeurs européennes sont établies comme supérieures. Cette idéologie contribue à justifier la colonisation et masque toutes les violences issues de cette époque. La falsification, les absences, les omissions dans l’écriture de l’histoire ont un seul but, celui de dominer l’Autre. Chez Diop (1955), le poids du discours et de la représentation est fondamental dans la reproduction des rapports de domination. Cette aliénation culturelle prend plusieurs formes, parmi lesquelles la falsification de l’histoire et les silences ; et en ce qui concerne la représentation, l’aliénation culturelle comme arme de domination s’exprime par la suppression de tou⋅te⋅s acteur⋅trice qui prône l’émancipation d’un groupe opprimé.

Les auteurּ⋅e⋅s abordent de manière différente les rapports de domination. Pour les concevoir, certain⋅e⋅s accordent une attention particulière à la représentation de l’Autre en son absence (Guillaumin, 2002 ; Hall, 2007 ; Saïd, 1980). Pour Hall (2007), la représentation est le fait de rendre concrète une image, mais en l’absence de l’Autre. Guillaumin (2002) fait la même remarque. Selon l’auteure, le majoritaire prescrit les caractéristiques de l’Autre, « d’où son incapacité de s’engager dans d’autres voies que le meurtre ou l’assimilation qui sont les deux pôles de la négation de l’autre, et de la non-connaissance de son existence réelle » (p. 154). Ces auteur⋅e⋅s insistent sur le fait que, dans les rapports de domination, la représentation s’opère en l’absence de l’Autre.

Ainsi, à travers l’analyse des textes où les Noir⋅e⋅s sont concerné⋅e⋅s, ces théories mettent en exergue les voix par lesquelles le récit historique est balisé, selon certains paramètres narratifs qui fixent le contexte et l’époque du récit ; tout comme ses protagonistes. Ils révèlent par-là les mécanismes contribuant à la marginalisation, voire à la suppression de récits, d’acteur⋅rice⋅s et de voix alternatives. Les théories citées s’entendent pour dire que les représentations dominantes du groupe majoritaire sont en général préjudiciables à l’Autre racisé⋅e, ce qui souligne le pouvoir et l’influence du groupe dominant, dans l’acte de représenter.

2.2 Modèle d’analyse

Nous articulons les deux concepts, « domination » et « représentation des Noir⋅e⋅s », par le biais de notre modèle d’analyse. Ce modèle permet de comprendre les phénomènes de domination des Noire⋅s dans les manuels d’histoire ainsi qu’au sein de la société. Pour notre recherche, nous envisageons la domination comme un phénomène où les Noir⋅e⋅s n’existent pas dans le récit historique. Tout comme le souligne Guillaumin (2002) : « [c]e qui marque l’autre, c’est donc son absence ; […] L’inexistence de l’autre réel, [...] est l’un des fondements de la conduite raciste » (p. 63-64). Cette négation de l’Autre se traduit dans le cas présent par l’absence (ou l’exclusion) et l’inexistence des Noir⋅e⋅s au sein de la société québécoise et d’un récit européocentré.

Cette domination prend forme dans le récit historique et fait en sorte que les Noir⋅e⋅s sont inexistant⋅e⋅s dans leur propre histoire dramatique. La domination désigne la description de l’histoire des Noir⋅e⋅s, mais en leur absence : leur voix, leur témoignage et leur point de vue. Ainsi, les concepts de « domination » et de « représentation des Noir⋅e⋅s » interagissent entre eux. Le concept de « domination » façonne le concept de « représentation des Noir⋅e⋅s » de telle sorte que le groupe dominant se construit une image positive de lui-même. Le concept de « représentation des Noir⋅e⋅s », dans le cadre de cette recherche, désigne la majorité qui se représente. Ainsi, la « représentation des Noir⋅e⋅s » devient importante dans la mesure où elle permet au groupe dominant de se valoriser. Elle a donc un impact significatif sur la mémoire collective, le discours, le lexique utilisé pour expliquer des évènements historiques.

3. Méthodologie

L’analyse des représentations des minorités dans le contenu des manuels scolaires a donné lieu à diverses recherches qui se sont reposées sur différentes démarches méthodologiques (Hirsch, 2011 ; Oueslati et coll., 2010 ; Schocker et Woyshner, 2013).

Oueslati et coll. (2010) ont opté principalement pour une analyse qualitative poussée du contenu d’extraits sélectionnés des manuels de langue française, adoptés jusqu’à 2006. Ils l’ont combinée avec l’approche quantitative globale qui analyse le nombre total d’extraits, leur classification par matières et par thèmes. La recherche a abordé quatre thèmes : l’islam et les cultures musulmanes ; la représentation du monde musulman au plan international et à travers l’histoire ; la représentation des musulman⋅e⋅s dans l’étude de la population et de la diversité culturelle et linguistique au Québec ou au Canada ; l’image transmise des personnages fictifs d’enfants et d’adultes musulman⋅e⋅s retrouvé⋅e⋅s principalement dans les manuels de lecture.

Quant à Hirsch (2011), dans un premier temps, son étude adopte une approche quantitative en évaluant le nombre de pages et d’illustrations dédiées au thème de l’Holocauste. Puis, elle opte pour une approche qualitative d’analyse de contenu. Deux grilles d’analyse ont été élaborées. La première examine les repères culturels et la manière dont ils sont traités dans les manuels. La deuxième grille explore les extraits et les repères en prenant pour référence les évènements importants pour un bon enseignement de l’Holocauste. Ces grilles sont divisées en quatre grands groupes : caractéristiques générales de l’ouvrage ; description de l’extrait analysé ; repères culturels du programme d’« Histoire et éducation à la citoyenneté » ; enseignement de l’Holocauste : les absences, les besoins, les ajouts, etc.

Schocker et Woyshner (2013) ont analysé la représentation, principalement dans les textes et les images, des femmes noires dans les manuels d’histoire du secondaire, aux États-Unis. Les auteures ont examiné si ces femmes étaient davantage représentées dans les écoles à forte concentration d’étudiant⋅e⋅s noir⋅e⋅s ; ensuite, elles ont analysé si ces Afro-Américaines étaient mieux représentées dans les manuels d’histoire édités par des Afro-Américain⋅e⋅s. Pour ce faire, elles se sont appuyées sur cinq techniques euristiques décrites par Mattson (2010) : l’approvisionnement, à l’intérieur et à l’extérieur du cadre, l’intertextualité, la formulation des questions historiques et l’utilisation des codes visuels.

Notre recherche s’intéresse à l’analyse critique du discours dans un rapport de domination. Comme Hirsch (2011) et Oueslati et coll. (2010), nous avons recouru à l’approche qualitative (Mongeau, 2008), à un modèle inductif et à une analyse de contenu (Van Campenhoudt, 2011) à l’aide d’une grille thématique. Contrairement à une étude quantitative du nombre et de la fréquence d’un thème, cette approche ne quantifie pas. Elle aide au décodage du message implicite sous-tendant la lecture des évènements historiques que véhiculent ces manuels quand les Noir⋅e⋅s y sont représenté⋅e⋅s.

De plus, à l’instar de Schocker et Woyshner (2013), nous avons privilégié des indicateurs d’analyse et thématiques, car ils permettent d’étudier le contenu latent, c’est-à-dire les rapports de domination, les silences, les omissions et la façon dont les évènements historiques sont explorés dans ces manuels d’histoire. Nous avons sélectionné tous les manuels indiqués sur la liste officielle du Bureau d’approbation du matériel didactique entre 2007 et 2010 du programme d’« Histoire et éducation à la citoyenneté » enseigné au secondaire au Québec (MEQ et MES, 2017). Cependant, cet article se concentre sur sept d’entre eux (présentés dans l’introduction), car ils sont en lien avec les deux thématiques retenues (nous l’expliquons au point 3.2). Nous privilégions certaines dimensions et des indicateurs d’analyse qui seront détaillés dans les prochaines sous-sections.

3.1 Opérationnalisation des concepts

Le concept de « domination » réfère à l’absence des Noir⋅e⋅s, sur le plan du discours historique qui est raconté dans les manuels ou sur le plan de leur prise de parole directe dans celui-ci, de la participation de leurs voix dans le récit. Trois dimensions ont été retenues selon les attributs du concept de « domination » (van Dijk, 1993) : les points de vue, la présence des acteur⋅trice⋅s et le déni. Cet article s’intéresse uniquement à la dimension « points de vue », qui désigne l’angle à partir duquel est interprété l’évènement. Nous mesurerons la dimension « points de vue » et examinons ainsi qui prend la parole dans le récit historique, par l’intermédiaire de l’indicateur « Les acteur⋅rice⋅s, les spécialistes ou les témoins » au moyen desquels l’histoire est racontée quand les Noir⋅e⋅s sont concerné⋅e⋅s. Par l’intermédiaire de cette dimension et de ces indicateurs, nous examinons les rapports de domination sous-jacents. Nous vérifions qui prend la parole dans ce récit historique.

Pour analyser le concept de « représentation des Noire⋅s », trois dimensions ont été sélectionnées : la mémoire, le discours et l’image. Cet article porte uniquement sur la dimension « mémoire » qui se définit comme étant un outil de transmission et réfère ici à l’absence de la mémoire des Noir⋅e⋅s. Comme le groupe dominant se construit une image positive de lui-même, il tend à évacuer du récit toute mémoire qui l’incrimine. Pour mesurer cette dimension, nous mobilisons plusieurs indicateurs. Cet article n’examine que les deux indicateurs suivants :

  1. Les « mémoriaux culturels » désignent les oeuvres de référence qui ont marqué l’histoire des Noir⋅e⋅s et qui demeurent encore de grands classiques de l’histoire des Noir⋅e⋅s pour les Afro-descendant⋅e⋅s.

  2. Les « omissions » ou les silences désignent le fait de nier des évènements historiques dramatiques en les passant sous silence (par exemple les violences, les résistances...).

Le tableau 2, que nous avons construit, illustre l’articulation entre les concepts, les dimensions et les indicateurs.

Tableau 2

-> Voir la liste des tableaux

3.2 Démarche de la recherche

Pour notre recherche, en ce qui concerne nos concepts et notre opérationnalisation de ceux-ci, deux grands thèmes ont été retenus : « le commerce triangulaire et la traite atlantique » et « le colonialisme et les violences instituées ». Nous avons sélectionné les manuels qui correspondent à nos thèmes, soit les sept manuels présentés dans l’introduction. Ensuite, nous avons relevé et classé le contenu de ces manuels selon nos thématiques. Nos thèmes correspondent aux réalités sociales : « L’expansion européenne dans le monde » et « L’expansion du monde industriel » du programme d’« Histoire et éducation à la citoyenneté ». Le choix de ces deux pans historiques permet de mieux comprendre la situation des Noir⋅e⋅s au Québec, car ils ont eu des effets dévastateurs, notamment une construction négative et stéréotypée des Noir⋅e⋅s (Diakité, 2008). Nous avons divisé chaque thème en plusieurs catégories. Pour le premier thème :

Le commerce triangulaire et la traite atlantique

  1. La traite négrière ;

  2. Les témoignages/oeuvres de référence (les slave narratives)/mémorielles matérielles ;

  3. Les résistances ou abolitionnistes (antiesclavagistes) ;

  4. Les incidences (ou héritages) de l’esclavage ;

  5. Le cas du Québec et du Canada.

En raison de l’espace imparti à cet article, nous présentons seulement les analyses de deux catégories :

  1. Les témoignages/oeuvres de référence/mémorielles (nous n’aborderons pas les oeuvres de référence matérielles dans cet article) ;

  2. Les incidences de l’esclavage.

Ces deux catégories nous semblent importantes, car elles permettent de voir si la parole des personnes concernées est prise en compte dans leur drame historique et si les conséquences désastreuses sont relevées.

Le deuxième thème contient quatre catégories, et seulement celle des « différents génocides », est approchée dans cet article :

Le colonialisme et les violences instituées

  1. Le colonialisme européen et le racisme ;

  2. Les différents génocides ;

  3. Le colonialisme et les violences ;

  4. Les témoignages/oeuvres de référence.

La catégorie « les différents génocides » repose sur la mémoire historique et sur le témoignage des victimes et de leurs descendant⋅e⋅s. Elle vise à nous pencher sur les génocides qui ont eu lieu à l’époque coloniale comme ceux des Hereros, des Namas, etc.

Pour analyser la représentation des Noir⋅e⋅s sous l’angle des rapports de domination, le contenu des sept manuels (voir introduction) lié aux deux thématiques retenues a été relevé et classé selon les catégories décrites précédemment.

4. Résultats : mémoire effacée et voix censurée

Dans cette section, nous présentons les résultats du premier thème « le commerce triangulaire et la traite atlantique » et ses deux catégories « les témoignages/oeuvres de référence (les slave narratives)/mémorielles » et « les incidences de l’esclavage ». Nous terminons par le thème « le colonialisme et les violences instituées » et sa catégorie « les différents génocides ».

4.1 Catégorie « les témoignages/oeuvres de référence »

Pour la catégorie « les témoignages/oeuvres de référence » du premier thème analysé, l’indicateur « les mémoriaux culturels » met en lumière l’effacement des « témoignages/oeuvres de référence » des Noir⋅es, ce qui laisse croire que les Noire⋅s n’ont jamais écrit à propos de leur propre condition d’esclave à l’exception du manuel D’hier à demain, manuel de l’élève B (Laville, 2006), qui cite brièvement les propos du roi du Congo, Affonso. Toutefois, la brièveté et le manque de mise en contexte ne permettent pas de comprendre la relation entre ce dernier et le Portugal à l’époque (16e siècle).

Tous les témoignages relevés proviennent de personnes blanches qui sont des historien⋅ne⋅s, des économistes, des philosophes, le dessinateur François Bourgeon ou l’écrivaine et l’abolitionniste Harriet Beecher-Stowe. Ainsi, à la section « Une économie-monde » de l’ouvrage D’hier à demain, manuel de l’élève B, on retrouve l’image d’un négrier, titrée « Le transport des esclaves », sans autre explication que celle-ci : « Des esclaves africains à bord d’un négrier, un bateau qui servait au transport des Noirs » (Laville, 2006, p. 76). La photo 27 de la page 76, intitulée « Le trafic d’esclaves de 1440 à 1870 », présente les différents pays européens et la taille de sa population esclavagisée. Après avoir décrit le commerce triangulaire, l’auteur cite, en guise de témoin de l’histoire, les propos d’un visiteur du port d’Anvers, l’historien espagnol Juan Christoval Calvete de Estrella (1555), qui explique comment ce port suscite l’admiration de tou·te·s et en vante la richesse (figure 1 ; Laville, 2006, p. 77).

Figure 1

Exemple pour la catégorie « les témoignages/oeuvres de référence »

Laville, 2006, p. 77

-> Voir la liste des figures

Cependant, ces ports européens de l’époque représentent de hauts lieux de souffrance. Les victimes, la négation de l’humanité des Noir⋅e⋅s, la vente et la mort de ces millions d’Africain⋅e⋅s vendu⋅e⋅s comme du bétail sont évacuées du récit. Or, le livre d’Olaudah Equiano (1789/2008), Ma véridique histoire, par Equiano. Africain, esclave en Amérique, homme libre, retrace bien les horreurs des ports et des négriers. L’oeuvre d’Equiano est un témoignage connu de cette époque bouleversante, mais il est absent de cette narration.

Nous pouvons donner un autre exemple évident de l’inculture des auteur⋅e⋅s ou l’effacement volontaire de la mémoire des Noir⋅e⋅s. Tou·te·s les auteur·e·s des manuels d’histoire citent comme oeuvre de référence le roman d’Harriet Beecher-Stowe (1852/1878), La case de l’oncle Tom. Pourtant, Josiah Henson a écrit en 1849 à propos de sa condition d’esclave et a intitulé son autobiographie : L’oncle Tom mémoires (1849/2010). C’est lui qui a inspiré Harriet Beecher-Stowe, et c’est de là qu’elle prend son titre : La case de l’oncle Tom. Josiah Henson a fui l’esclavage et s’est installé au Canada avec sa famille une grande partie de sa vie. Aujourd’hui, on trouve un mémorial de Josiah Henson situé près de Dresde, en Ontario, au Canada. Ce site historique nommé La case de l’oncle Tom est un musée qui documente la vie de Josiah Henson, l’histoire de l’esclavage et le Chemin de fer clandestin. Ce musée comprend également la cabane où a vécu Josiah Henson de 1841 jusqu’à sa mort en 1883. Cependant, aucun⋅e auteur⋅e des manuels d’histoire ne mentionne cet ancien esclave qui a inspiré Harriet Beecher-Stowe. En outre, il faut rappeler que le personnage principal du roman de cette dernière est devenu une figure controversée dans les communautés noires, car il reprend tous les stéréotypes sur les Noir⋅e⋅s. « Oncle Tom » est devenu une injure, qui renvoie à la figure du Noir aliéné, docile et servile. Ce roman a été vivement critiqué, Bilé et Méranville (2017) rappellent :

Au XXe siècle, le roman sera étudié par les petites têtes blondes, en tant que livre dénonçant l’esclavage. Un temps chouchou des programmes scolaires, il sera proprement discrédité lors du mouvement des droits civiques. Autant le mot « nègre » a été à partir de ce moment de l’histoire utilisé pour affirmer une identité, une fierté, celle du « Black is beautiful », autant le nom même d’Oncle Tom est alors devenu l’insulte jetée à la face des adversaires par Malcolm X ou Mohamed Ali, les tenants du mouvement politique noir Black Power.

p. 103

Il est surprenant de constater l’invisibilité notoire des femmes noires dans leur histoire d’oppression. Bien avant Harriet Beecher-Stowe, elles ont écrit sur leur condition. La poétesse Phillis Weathley, qui a écrit un livre de 39 poèmes, Poems on various subjects, religious and moral (1773), est mise à l’écart. Aujourd’hui, son travail remarquable est considéré comme fondamental pour la littérature afro-américaine. Et comment expliquer l’absence de ces icônes que sont notamment Mary Prince (1831/2000), Elizabeth Keckley (1868/2014), Hannah Crafts (1850/2006), Sojourner Truth (1850/2016), Harriet A. Jacobs (1861/1992) ? Ces femmes sont supprimées de leur propre tragédie, leur préférant le roman La case de l’oncle Tom de Beecher-Stowe qui, rappelons-le, est un récit fictif (1852/1878).

Finalement, des milliers d’esclaves ont écrit leur histoire, dont les plus célèbres sont Mémoires d’un esclave (1845/2007) de Frederick Douglass ou Le récit de William Wells Brown, esclave fugitif, écrit par lui-même (1847/2012) de William Wells Brown qui sont absents dans ces manuels d’histoire. Ces autobiographies ont donné lieu à une littérature : les récits d’esclave. Comment passer sous silence de telles oeuvres qui représentent la mémoire et la voix tangible d’un peuple ? Ce qui est le plus frappant, c’est qu’aujourd’hui, cette littérature est enseignée, elle est reconnue et a un retentissement mondial. La voix de ces ancien⋅ne⋅s esclaves a eu un impact notoire en ce qui concerne la réalité authentique du commerce triangulaire.

Les auteur·e·s de ces manuels d’histoire écartent les oeuvres et les témoignages des Noir⋅e⋅s, mais principalement des femmes noires qu’ellesils remplacent par Harriet Beecher-Stowe. Pourtant, même aujourd’hui, ces femmes sont des modèles significatifs pour les Afro-descendant⋅e⋅s, voire pour l’ensemble des élèves, car elles se sont relevées de façon remarquable d’une double oppression : de genre et de race. Le tableau 3 résume les résultats pour la catégorie « les témoignages/oeuvres de référence ».

Tableau 3

Observation, thème 1 : Commerce triangulaire et traite atlantique

Observation, thème 1 : Commerce triangulaire et traite atlantique

-> Voir la liste des tableaux

4.2 Catégorie « les incidences de l’esclavage »

La compréhension des incidences d’une histoire sombre est fondamentale dans la mesure où elle permet de saisir la profondeur des torts et des préjudices qui ont été commis à l’endroit de certains peuples.

Tous les manuels d’histoire que nous avons retenus ont mentionné les incidences du commerce triangulaire. En revanche, Regards sur les sociétés, volume 2 (Dalongeville et coll., 2006) et Histoire en action, manuel de l’élève 2 (Lord et Léger, 2006) sont les seuls à faire mention des conséquences néfastes de cette tragédie. Qui plus est, les auteur⋅e⋅s les détaillent très peu : en une ou deux phrases.

L’analyse de cette catégorie permet de constater non seulement que le commerce triangulaire est banalisé, mais que les conséquences humaines du commerce triangulaire et que la souffrance des Noir⋅e⋅s sont tues. Les auteurs de L’Occident en 12 événements 1B (Brodeur-Girard et coll., 2005) et D’hier à demain, manuel de l’élève B (Laville, 2006), par exemple, font ressortir les aspects positifs du commerce triangulaire en rappelant les transferts culturels dans des domaines tels que l’alimentation : le manioc, le café, etc. Dans la rubrique Contribution à l’humanité, les auteurs du volume L’Occident en 12 événements 1B remémorent ce que l’esclavage a apporté en Amérique, notamment dans l’encadré intitulé La musique. À la page 121 apparaissent une photo de Miles Davis et un petit texte de cinq phrases qui décrit l’héritage de l’esclavage des Noir⋅e⋅s (figure 2). Notons, au passage, que les explications des auteurs viennent renforcer les stéréotypes sur les Noir⋅e⋅s, voulant qu’elles·ils excellent tou·te·s dans le domaine de la musique.

Figure 2

Exemple pour la catégorie « les incidences de l’esclavage »

Brodeur-Girard et coll., 2005, p. 121

-> Voir la liste des figures

On ne peut souligner les aspects positifs du commerce triangulaire, une traite négrière qui s’est effectuée entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Il existe trois formes de traite négrière, dont la plus importante et la plus meurtrière est le commerce triangulaire (Gauvin, 2007 ; Salifou, 2007). Les auteur⋅e⋅s des manuels d’histoire mettent l’accent sur le positif ; pourtant, rappelons que la loi française Taubira, adoptée le 10 mai 2001 reconnait la traite et l’esclavage en tant que crimes contre l’humanité. Plusieurs historien⋅ne⋅s s’entendent pour dire que le commerce triangulaire est une période tragique dans l’histoire de l’humanité (Ki-Zerbo, 1972 ; Rediker, 2013).

Ces manuels évoquent à peine les victimes : leur souffrance, leurs traumatismes et la mort de millions de personnes noires. Ils soulignent les aspects mélioratifs issus d’une telle tragédie (le jazz, le blues). Et cela, bien que des auteur⋅e⋅s, notamment DeGruy (2017), aient montré les traumatismes transgénérationnels que ce drame a provoqués chez les Afro-descendante⋅s. Nonobstant, le commerce triangulaire n’est pas présenté aux élèves comme un système d’exploitation raciste et un crime contre l’humanité. Une telle narration contribue donc à aseptiser la violence et la déshumanisation qui caractérisent l’esclavage dans cette réalité sociale de l’expansion européenne dans le monde (MEQ, 2006, p. 360). Le tableau 4 résume les résultats de la catégorie « les incidences de l’esclavage ».

Tableau 4

Observation, thème 1 : Commerce triangulaire et traite atlantique

Observation, thème 1 : Commerce triangulaire et traite atlantique

-> Voir la liste des tableaux

4.3 Thème « le colonialisme et les violences instituées » : « les différents génocides »

Pour ce thème, par le biais de la dimension « mémoire » et son indicateur « omissions », nous avons constaté l’absence de la catégorie « les différents génocides ». Les résultats ont mis en évidence la suppression des génocides qui proviennent de l’époque coloniale. Le mot « génocide » n’est jamais employé en relation avec le système colonial, sauf dans certains manuels qui font allusion au génocide du Rwanda, notamment L’Occident en 12 événements 2 B (Brodeur-Girard et coll., 2005). Les auteur⋅e⋅s de ce manuel poursuivent leur explication sur le Rwanda, dans la partie Fenêtre ouverte sur… Les génocides du 20e siècle (p. 411). Elles·ils nous donnent une définition du terme « génocide » et énumèrent les différents génocides du 20e siècle. Par la suite, l’élève doit mener une enquête sur un des sept génocides énumérés. Au bas de cette page, nous retrouvons une ligne du temps qui rappelle les génocides du 20e siècle. Cependant, les auteur⋅es ne citent aucun génocide lié au système colonialiste ; et, surtout, le génocide des Hereros et des Namas du Sud-Ouest de l’Afrique, la Namibie – qui est d’ailleurs le premier du 20e siècle – n’est pas mentionné. Seul Histoire en action, manuel de l’élève 2 (Lord et Léger, 2006) utilise le terme « extermination », mais en une phrase.

Certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s évoquent brièvement l’Allemagne et ses colonies. D’autres auteur⋅e⋅s vont rappeler les révoltes du peuple Herero de Namibie, mais sans toutefois nommer ledit peuple ; dans D’hier à demain, manuel de l’élève B notamment, l’auteur a recours à l’appellation « des Africains du Sud-Ouest » (Laville, 2006, p. 193). En outre, aucun manuel ne fait référence aux camps de concentration qui ont fait partie du colonialisme. Pourtant, le massacre des peuples Herero et Nama, tout comme les camps de concentration où ils ont été reclus, sont très bien documentés.

Les Héréros sont la mémoire des génocides du 20e siècle, ils ont servi à leur insu de terrain d’apprentissage d’une horreur qui se développerait à plus grande échelle, le nazisme. Toute commémoration des génocides ne saurait faire l’impasse sur cet ancêtre du Sud-Ouest africain de l’époque coloniale européenne, la Namibie actuelle.

Génocide Hereros et camps de concentration allemands, 2005, p. 3

Son effacement soulève une autre question : comment expliquer que, lorsque la Shoah est présentée dans les manuels scolaires, les auteur⋅e⋅s parlent de façon claire des camps de concentration – ces évènements ne sont pas oubliés – alors que lorsqu’il s’agit des Noir⋅e⋅s africain⋅e⋅s, les génocides et les camps de concentration sont effacés du récit historique ?

Même le camp de concentration le plus connu, Shark Island (Chomsky et Vltchek, 2015 ; M’Bokolo, 2003), n’est mentionné dans aucun de ces livres d’histoire. Ce camp de concentration de l’époque coloniale (1905) est réputé pour ses atrocités, mais surtout pour les expériences scientifiques menées par le docteur Eugen Fisher sur les crânes des Africain⋅e⋅s afin de prouver leur infériorité. D’ailleurs, Hitler s’est inspiré de Fisher pour rédiger son oeuvre maitresse.

Le Sud-Ouest Africain et l’expérience Héréro ont en sus contribué à la confortation de l’idéologie allemande de la supériorité raciale qui alimentera les génocides ultérieurs. […] Les idées du célèbre docteur Fischer, fervent théoricien de la supériorité raciale et de l’eugénisme, futur penseur parmi d’autres du génocide Juif, eurent un funeste et national destin. En 1923, emprisonné à la Forteresse de Landsberg, Hitler s’en inspirera pour écrire son Mein Kampf.

Génocide Hereros et camps de concentration allemands, 2005, p. 2-3

Les élèves du secondaire peuvent donc étudier ce récit sans ne jamais prendre connaissance des tragédies du système colonial. Le tableau 5 résume les résultats de la catégorie « les génocides ».

Tableau 5

Observation, thème 2 : Colonialisme et violences instituées

Observation, thème 2 : Colonialisme et violences instituées

-> Voir la liste des tableaux

5. Discussion des résultats : constats empiriques, constats théoriques et racisme antinoir

Cet article rend compte de notre recherche qui porte sur l’analyse de la représentation des Noir⋅e⋅s et la reproduction des rapports de domination dans les manuels d’histoire et d’éducation à la citoyenneté (Altidor, 2021). Nous nous sommes demandé si ces manuels, en transcrivant la mémoire collective du groupe majoritaire, prennent en compte ou au contraire passent sous silence la mémoire identitaire des Noir⋅es. Ensuite, on s’est interrogée sur la prise de parole des Noir⋅e⋅s : dans quelle mesure la voix des Noir⋅e⋅s est-elle prise en considération dans la transmission de leur histoire ? La question de recherche et les deux questions spécifiques ont fait ressortir les rapports de domination, l’exclusion, les silences ou les omissions concernant la mémoire, la prise de parole dans le récit historique dominant relatif à l’histoire des Noirs⋅e⋅s.

Nous présentons les constats empiriques qui mettent en évidence l’invisibilité des Noir⋅e⋅s et la censure de leurs voix dans ces manuels. Les constats théoriques confirment le lien entre nos deux concepts « représentation des Noir⋅e⋅s » et « domination ». Finalement, nos résultats de recherche mettent au jour le racisme antinoir dans le discours des manuels, car dans la représentation des Noir⋅e⋅s que ces manuels véhiculent se dégagent l’invisibilisation et l’infériorisation qui sont imposées aux Noir⋅e⋅s.

5.1 Constats empiriques

L’invisibilité des Noir⋅e⋅s est manifeste dans les manuels analysés. Non seulement elles·ils sont quasi absent⋅e⋅s du curriculum scolaire, comme l’ont souligné des études antérieures (Bessière, 2012 ; Walker, 1980), mais elles⋅ils sont invisibles, de surcroit, dans leur histoire. Même lorsque les Noir⋅e⋅s sont directement concerné⋅e⋅s, les auteur⋅e⋅s des manuels d’histoire et d’éducation à la citoyenneté accordent une plus grande visibilité à la perspective des personnages blancs. En analysant ces manuels, force est d’admettre qu’aucune mémoire culturelle ou oeuvre de référence noire d’importance n’est mentionnée. Nous pouvons conclure, pour la dimension « mémoire », que la mémoire identitaire des Noir⋅e⋅s n’est pas prise en compte dans le récit historique, et ce, même dans leur histoire.

Le deuxième constat empirique touche à la voix des Noire⋅s. Lorsqu’il est question du premier thème, leur voix est censurée dans leur histoire d’oppression, ce sont les Blanc⋅he⋅s qui parlent pour elles⋅eux. Ce processus d’effacement laisse entendre qu’elles⋅ils n’ont rien écrit ou qu’elles⋅ils n’ont jamais élevé leur voix pour dénoncer les affres de leur condition. Le droit à la parole dans ces manuels d’histoire leur est dénié, qu’il s’agisse des esclaves ou des intellectuel⋅le⋅s afro-descendant⋅e⋅s ayant écrit à propos de leurs expériences.

Finalement, l’invisibilité, le mutisme et l’exclusion qui ressortent de façon systémique des manuels d’histoire se reflètent dans la société québécoise et vice-versa. Les résultats de notre recherche s’ajoutent aux connaissances antérieures et font écho aux données déjà connues sur la situation socioéconomique des Noir⋅e⋅s. Leur exclusion dans toutes les sphères de la société québécoise (CDPDJ, 2011) s’observe, se reproduit et se perpétue dans le système scolaire, plus précisément dans les manuels d’histoire.

Le fait que les Noir⋅e⋅s soient (ou soient presque) invisibles et censuré⋅es dans leur propre drame, tel qu’il est raconté dans les manuels d’histoire, nous autorise à faire un parallèle avec le concept-clé de DiAngelo (2020) : la suprématie blanche qui est un système politique, économique et culturel dans lequel les Blanc⋅he⋅s contrôlent massivement le pouvoir et les ressources matérielles, consciemment ou inconsciemment, un système où les rapports de domination favorisant les Blanc⋅he⋅s et la subordination des non-Blanc⋅he⋅s sont reproduits au quotidien par l’intermédiaire des institutions dans différents contextes sociaux. Elle insiste sur le fait que les écoles reproduisent systématiquement les inégalités raciales par défaut.

Nos résultats rejoignent aussi la pensée de Ladson-Billings (1998) pour qui le discours est contrôlé et dominé par les Blanc⋅he⋅s, alors que le curriculum scolaire maintient et perpétue la suprématie blanche. Ladson-Billings (1998) souligne le processus d’exclusion mis en place dans le système scolaire aux États-Unis, notamment par le biais du curriculum qui exclut les Noir⋅e⋅s, ce que nos résultats de recherche mettent en lumière dans la société québécoise, par le truchement des manuels d’« Histoire et éducation à la citoyenneté » approuvés par le Bureau d’approbation du matériel didactique (MEQ et MES, 2017).

5.2 Constats théoriques

À travers nos deux concepts, « domination » et « représentation des Noir⋅e⋅s », les rapports de domination sont manifestes dans ces manuels d’histoire. Sur le plan théorique se dégagent plusieurs constats.

Le premier vient confirmer le lien entre nos deux concepts « représentation des Noir⋅e⋅s » et « domination », dans la mesure où il est possible d’observer que la « représentation des Noir⋅e⋅s » devient importante quand elle permet au groupe dominant de se valoriser. Si une partie de l’Histoire renvoie à ce dernier une image négative de lui-même, alors elle est supprimée de la narration. Ainsi, la représentation des Noir⋅e⋅s dépend de l’image du groupe dominant qu’elle reflète. Pour s’autoreprésenter, celui-ci tend à effacer toute représentation qui ne lui vaut pas une image positive de lui-même. Ainsi, toutes les histoires difficiles, telles que les récits d’esclaves, la reconnaissance de la tragédie de l’esclavage des Noir⋅e⋅s ou des génocides coloniaux, qui ne génèrent pas une image positive du groupe dominant, sont effacées du récit.

Ce procédé discursif va dans le sens de la pensée de Licata et Klein (2005) pour qui la mémoire a pour but de construire positivement le groupe dominant. L’effacement des Noir⋅e⋅s dans leur propre tragédie, que révèlent nos analyses, s’explique ainsi par le fait que la mémoire des Noir⋅e⋅s ne renvoie aucunement une image positive aux Blanc·he·s. Ces drames provoquent un état d’inconfort chez le groupe dominant, alors plusieurs procédés sont mis en place afin de rétablir l’identité positive (Licata et Klein, 2005).

Le deuxième constat théorique concerne l’aliénation culturelle selon Cheikh Anta Diop (1955). Nos résultats de recherche vont dans ce sens. Selon l’auteur, la domination s’opère par la suppression des émancipateur·rice·s, des héroïnes⋅héros et de la mémoire du groupe dominé. L’auteur énumère trois étapes pour effacer un peuple. Le premier est le « meurtre intellectuel » qui consiste à dire que ce peuple n’a pas d’histoire, n’a rien accompli. Le « meurtre moral » est la deuxième étape. Il consiste en la projection de l’image d’un peuple incapable de réfléchir par lui-même. Il peut entreprendre une action seulement à travers la perspective de l’oppresseur⋅e qui devient son guide moral. Finalement vient le « meurtre physique », qui correspond à l’effacement physique d’un peuple. Nos résultats de recherche vont dans le sens de Diop (1955) quant au processus d’invisibilisation des Noir⋅e⋅s.

Nous pouvons conclure que l’histoire racontée dans ces manuels d’histoire n’est pas universelle. Dans un souci de représentation de soi, le groupe dominant contrôle le récit historique, notamment le cadrage des enjeux, l’angle d’analyse, le point de vue adopté, ainsi que la présence de certain⋅e⋅s protagonistes de l’histoire et, à contrario, l’absence d’autres acteur⋅trice⋅s, ce qui fait écho aux propos de van Dijk (1993) concernant l’accès au pouvoir et la reproduction des rapports de domination. Notre recherche montre avec détail comment l’adage populaire voulant que « l’histoire soit écrite par les vainqueurs » se concrétise sous les yeux des élèves québécois d’aujourd’hui, quand elles⋅ils lisent leurs manuels du programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté.

5.3 Le racisme antinoir

Nos résultats mettent au clair l’invisibilisation, la passivité et l’infériorisation imposées aux Noir⋅e⋅s dans les manuels d’histoire. De façon plus large, ils confirment la pensée de DiAngelo (2020) affirmant que le sentiment antinoir est ancré dans l’identité blanche, car pour les Blanc⋅he⋅s, « les Noir⋅e⋅s incarnent l’ultime “autre” » (p. 157). D’après l’auteure, la négritude est le fondement de la blanchité. L’identité blanche a été construite pour justifier la réduction en esclavage des Noir⋅e⋅s africain⋅e⋅s. La race noire « inférieure » a été construite en opposition à la race blanche « supérieure » et, pour la supporter, la négritude est un élément indispensable à la construction de l’identité blanche. DiAngelo (2020) soutient que le sentiment antinoir est enraciné dans des mensonges, la distorsion de l’histoire et l’incapacité ou même le refus d’analyser le présent à la lumière du passé. Nos résultats de recherche corroborent ce principe, dans la mesure où les schémas narratif et actantiel qui découlent de ces manuels sont inexacts, puisque la mémoire identitaire des personnes concernées est (ou est presque) effacée. En outre, nos résultats mettent en exergue comment la représentation des Noir⋅e⋅s est inséparable de la représentation valorisante de soi du groupe dominant. Il s’agit d’une approche relationnelle qui va dans le sens de l’infériorisation d’un groupe en tandem avec la supériorité d’un autre. Le tableau 6 résume le racisme antinoir qui se dégage de ces manuels.

Tableau 6

Observation : L’infériorisation d’un groupe versus la supériorité d’un autre

Observation : L’infériorisation d’un groupe versus la supériorité d’un autre

-> Voir la liste des tableaux

Comme toute recherche, notre étude comporte certaines limites. À l’aune des travaux de Dei (1995 ; Dei et coll., 1997), on peut avancer que la présence de professeur⋅e⋅s noir⋅e⋅s dans le milieu scolaire réduit l’expérience d’aliénation et d’exclusion des jeunes Noir⋅e⋅s. Cependant, leur seule présence dans l’école ne suffit pas. Elles⋅ils doivent avoir amplement la liberté de parler et d’agir, ce qui nous mène à nous questionner quant à la présence, aux actions et à l’engagement des professeur⋅e⋅s noir⋅e⋅s dans l’école. Les rapports de domination ne restent pas dans les manuels, ils se reproduisent dans la société. Ainsi, quand les professeure⋅s noir⋅e⋅s se trouvent en minorité dans le système scolaire, prend-t-on la parole à leur place ? Peuvent-elles⋅ils s’exprimer sans entrave et sans être soumis⋅e⋅s à des mécanismes d’autocensure subtils ? On peut se demander si les professeure⋅s noir⋅e⋅s disposent dans l’établissement scolaire de l’espace et de la liberté nécessaires pour réfléchir sans heurts à leur histoire, à leur mémoire et à leur propre réalité sociale. Notre recherche n’a pas exploré cette question et une étude future qui l’effectuerait serait pertinente.

6. Conclusion

Pour analyser la représentation des Noir⋅e⋅s sous l’angle des rapports de domination, nous avons recouru à l’approche qualitative et à un modèle inductif. Ainsi, nous avons opté pour l’analyse de contenu au moyen d’une analyse documentaire et d’une analyse critique du discours. Grâce à une grille thématique, nous avons dans cet article exploré le contenu de sept manuels du corpus, et abordé les deux thèmes que sont « le commerce triangulaire et la traite atlantique » et « le colonialisme et les violences instituées ». Nos résultats ont relevé que ces manuels contribuent à l’exclusion des Noir⋅e⋅s, à l’institutionnalisation et à la reproduction de rapports sociaux de domination par la représentation des Noir⋅e⋅s qu’ils véhiculent.

Notre recherche contribue au débat actuel en ce qui concerne, notamment, le racisme systémique. Dans son livre, L’école du racisme, Catherine Larochelle (2021) a analysé les représentations de l’altérité dans les manuels scolaires du 19e siècle (1830-1910) édités au Québec ou au Canada. Dans la section « Des représentations africaines à l’incursion timide d’un personnage fictif », elle fait remarquer que l’infériorité des Noir⋅e⋅s dans ces manuels qu’elle a analysés est toujours mentionnée. Nous pouvons constater que ces représentations à l’endroit des Noir⋅e⋅s se maintiennent dans le temps, dans la mesure où les résultats de notre recherche mettent en lumière l’invisibilisation, la passivité et l’infériorisation imposées aux Noir⋅es. Toutefois, contrairement aux manuels scolaires du 19e siècle analysés par l’auteure, l’infériorité des Noir⋅e⋅s relevée dans ces manuels (2007-2010) se manifeste plus insidieusement. En analysant les 87 manuels scolaires de son corpus, Larochelle (2021) montre « l’existence historique d’un racisme systémique dans le milieu scolaire québécois » (p. 22). Nos résultats vont dans ce sens et montrent à la fois le racisme systémique et le racisme antinoir qui perdurent et continuent par le truchement des manuels d’histoire approuvés par l’État québécois. Le gouvernement actuel du Québec ne veut pas reconnaitre le racisme systémique (Jung, 2021), racisme que le gouvernement de l’Ontario définit comme suit :

Le racisme systémique se manifeste lorsque les organismes adoptent une culture, des politiques, des pratiques, des directives ou des procédures qui entraînent l’exclusion […] Cette situation se présente lorsque la culture de ces institutions, mais aussi leurs politiques, leurs directives, leurs pratiques et leurs procédures – en apparence neutres – perpétuent les préjugés, et favorisent certains groupes et en défavorisent d’autres.

Direction générale de l’action contre le racisme, 2018, p. 5

L’école fait partie de ces institutions ; elle maintient les inégalités, comme l’ont déjà fait remarquer maint⋅es auteur⋅e⋅s (Bourdieu, 1966 ; Ladson-Billings, 1998). Ce racisme institutionnel « [maintient] les Noirs dans une situation d’infériorité grâce à des mécanismes non perçus socialement » (Wieviorka, 1998, p. 27). Nos résultats s’inscrivent dans cette logique, en soulignant combien l’invisibilisation, l’infériorisation et l’exclusion des Noir⋅e⋅s, dans leur histoire en outre, sont manifestes dans ces manuels cautionnés par le ministère de l’Éducation. C’est le système qui est en oeuvre dans ces manuels d’histoire.

Certaines pistes de recherche restent inexplorées et il importe de présenter quelques angles susceptibles d’alimenter la réflexion et la recherche à l’avenir. Nous avons mis en évidence, dans le récit historique, l’invisibilité marquée des Noir⋅e⋅s ainsi que la censure de leur voix dans leur histoire. Cependant, il ne suffit pas de réformer ces manuels d’histoire ou d’instaurer d’autres politiques pour lutter contre le racisme antinoir. Il faut reconnaitre que le problème est plus profond. Le racisme antinoir est un héritage culturel ancré dans l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Dans son livre My Grandmother’s hands : Racialized trauma and the pathway to mending our hearts and bodies, Menakem (2017) explique comment les traumatismes qui proviennent de drames historiques se transmettent de génération en génération. Il nous informe sur la manière dont les traumatismes affectent les corps humains et sur l’interaction entre résilience et traumatisme. Menakem (2017) ne se contente pas de nous éclairer sur la transmission des traumatismes transgénérationnels chez les Afro-descendant⋅e⋅s. Il nous fait découvrir la transmission des traumatismes sévères que transporte le corps blanc de génération en génération. Un des effets de ce traumatisme réside en ce que les Blanc⋅he⋅s continuent de violenter de manière récurrente les Noir⋅e⋅s. L’auteur énumère trois formes d’agressions : les stress quotidiens, les microagressions et le manque de considération à l’endroit des Noir⋅e⋅s. La troisième forme est la moins visible et la plus dommageable ; elle se manifeste, entre autres, dans le fait de l’invisibilisation. Ne pas considérer la personne noire, c’est ne pas la voir, ne pas l’entendre.

Les rapports de domination qui continuent de marginaliser et d’invisibiliser les Noir⋅e⋅s prennent leur origine dans l’esclavage. Ces phénomènes sont les séquelles de l’esclavage qui persistent. Pour transformer les pratiques qui continuent à invisibiliser les Noir⋅e⋅s, il faut poser un regard sur le collectif blanc, pour observer comment la tragédie de l’esclavage influence derechef son rapport au collectif noir. Si l’on se fie aux travaux de DiAngelo (2020) ou d’Anderson (2016), les Blanc⋅he⋅s éprouvent de la difficulté à entretenir des relations égalitaires avec les Noir⋅e⋅s en raison de leur passé esclavagiste et colonial. DiAngelo (2020) cite Anderson (2016) qui affirme dans son livre White rage :

Le déclenchement de la colère blanche, inévitablement, c’est l’émancipation noire. Le problème n’est pas la seule présence des Noirs ; c’est plutôt la négritude pourvue d’ambition, de volonté, d’aspirations et d’exigence d’une citoyenneté entière et égale. C’est la négritude qui refuse d’accepter la sujétion, qui refuse de baisser les bras.

DiAngelo, 2020, p. 166-167

L’auteure continue et va plus loin : « Nous haïssons tout particulièrement les Noirs “arrogants” ; ceux qui osent ne pas rester à leur place et nous regardent dans les yeux comme des égaux » (p. 165-166). Le traumatisme blanc issu de l’esclavage, que l’on peut lire dans une telle hostilité, donne matière à réflexion et ouvre l’horizon de recherche.

Que retenir pour le Québec ? Les rapports de domination relevés dans les manuels d’histoire, qui continuent d’exclure et d’invisibiliser les Noire⋅s, se reproduisent systématiquement dans la société québécoise. La connaissance du passé est incontournable pour traiter ces problèmes qui perdurent. Il parait donc primordial de lever le voile sur des histoires méconnues, mais surtout déformées ; des histoires dont le legs traumatique doit être affronté, guéri – pour les Noir⋅e⋅s comme pour les Blanc⋅he⋅s. En outre, la présence des personnes concernées est fondamentale. On ne peut effacer les victimes de leur propre tragédie humaine.

forme: 2322979.jpg
Danielle Altidor
Professeure, Collège Vanier