Corps de l’article

1. Introduction

En anglais, le terme « agency » se taille une place de plus en plus importante tant en anthropologie que dans d’autres disciplines (Ahearn, 2001). En français, on note une augmentation du nombre d’articles indexés dans Google Scholar lorsqu’une recherche est effectuée avec le terme « agentivité », passant de quelques dizaines en 2000 à près de 1 500 en 2020. Si l’agentivité a gagné en popularité durant les deux dernières décennies, il semble que ce soit souvent fait en l’absence d’une définition explicite et consensuelle (Eteläpelto et coll., 2013). Certain⋅e⋅s l’abordent comme étant une capacité individuelle (par exemple, Bandura, 1997), une interaction entre un individu et son environnement (par exemple, Tsang, 2021) ou, encore, un phénomène (par exemple, Baker-Doyle et Gustavson, 2016).

Cette absence de consensus quant à la définition de l’agentivité de façon générale amène aussi une certaine confusion lorsque le concept d’agentivité est appliqué aux enseignant⋅e⋅s (Hadar et Benish-Weisman, 2019). Comme dans la littérature scientifique en général, on retrouve dans celle spécialisée en éducation une variété de conceptualisations de l’agentivité des enseignant⋅e⋅s. On l’étudie entre autres comme une capacité des enseignant⋅e⋅s (par exemple, Hilferty, 2008) ou comme des actions d’enseignant⋅e⋅s (Eteläpelto et coll., 2015). L’agentivité des enseignant⋅e⋅s souffre d’une théorisation insuffisante (Li et Ruppar, 2020) et d’un manque de clarté conceptuelle (Pantić, 2015), ce qui rend difficile la caractérisation empirique de nouvelles formes d’agentivité (Engeström et Sannino, 2010).

Parallèlement à cette situation, plusieurs auteur⋅e⋅s soulignent le peu de recherches scientifiques portant sur l’agentivité des enseignant⋅e⋅s (voir notamment Toom et coll., 2015). Certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s suggèrent des contextes dans lesquels les recherches sur l’agentivité des enseignant⋅e⋅s devraient être étudiées, par exemple en contexte de développement professionnel (Impedovo, 2020 ; Biesta et coll., 2015). Ces recherches s’avèrent nécessaires, l’agentivité des enseignant⋅e⋅s étant considérée comme une capacité-clé facilitant l’apprentissage des étudiant⋅e⋅s, mais aussi le développement professionnel des enseignant⋅e⋅s et le développement des établissements d’enseignement (Toom et coll., 2015). La recherche sur le développement de l’agentivité des futur⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s ou des enseignant⋅e⋅s en insertion professionnelle apparait également nécessaire afin de les soutenir dans leur prise graduelle de responsabilité (Dover et coll., 2016).

Pour clarifier le concept d’agentivité des enseignant⋅e⋅s et contribuer à permettre un meilleur alignement méthodologique nécessaire à la recherche, il nous est apparu nécessaire d’examiner de façon approfondie et systématique la littérature existante sur l’agentivité du personnel enseignant. De façon plus précise, dans cette revue de la littérature, nous nous sommes posé la question suivante : comment l’agentivité des enseignant⋅e⋅s est-elle définie dans les études empiriques et dans quel contexte cette agentivité des enseignant⋅e⋅s se manifeste-t-elle ? Ce faisant, nous souhaitons aussi contribuer à la littérature scientifique francophone en proposant une définition du concept d’agentivité des enseignant⋅e⋅s.

2. Contexte théorique

Bandura (1997) a d’abord défini l’agentivité comme étant le pouvoir d’amorcer des actions à des fins données. Elle renvoie à « presque toutes les formes d’action intentionnelle dont l’être humain est capable », des actions qui vont au-delà des habitudes acceptées (Engeström et Sannino, 2013, p. 5). Il s’agit donc pour les individus de faire des choix et d’agir en conséquence de façon à changer les choses dans leur vie ou dans l’organisation, ou même à changer le monde (Engeström et Sannino, 2010 ; Martin, 2004). Ainsi, l’agentivité serait le contrôle qu’exercent les individus sur leur propre fonctionnement, leur conduite et leur environnement (Jézégou, 2014).

Dans la théorie sociocognitive de Bandura (2001), l’agentivité humaine est caractérisée par l’intentionnalité (provoquer les évènements), l’anticipation (prévoir des conséquences aux actions), la réflexion (examiner les actions) et la régulation (comparer la situation actuelle avec la situation souhaitée et ajuster les actions lorsque c’est nécessaire). L’agentivité peut se manifester de façon individuelle, de façon collective ou par procuration. Dans ce dernier cas, l’individu s’appuie sur les actions d’autres qui agissent à titre de médiateur⋅rice⋅s de l’agentivité. Le recours excessif à l’agentivité par procuration pourrait toutefois contraindre les capacités d’autorégulation (Bandura, 1997, 2001).

Emirbayer et Mische (1998) distinguent quant à eux trois dimensions de l’agentivité : la dimension itérative (basée sur le passé), qui fait référence à la réactivation sélective par les individus de patrons de pensées et d’actions passés ; la dimension projective (basée sur le futur), qui fait référence au fait d’imaginer les trajectoires liées aux actions et à configurer ces actions en fonction de ses attentes, de ses espoirs et de ses craintes ; ainsi que la dimension pratique évaluative (basée sur le présent), qui fait référence à la capacité des individus d’évaluer les alternatives en fonction de leurs trajectoires potentielles, en réponse aux demandes émergentes, aux dilemmes et aux ambigüités liées aux situations en constante évolution.

En ce qui concerne les contextes dans lesquels se manifeste l’agentivité du personnel enseignant, il convient d’utiliser la loupe du Référentiel de compétences professionnelles de la profession enseignante (ministère de l’Éducation, 2020). Il s’agit d’un référentiel utilisé à la fois en formation initiale et en formation continue et qui s’inspire de l’analyse critique de très nombreux référentiels tant anglophones que francophones. L’édition de 2020 du référentiel découle d’une actualisation de l’édition précédente (ministère de l’Éducation, 2001), dans laquelle sont considérés les nombreux changements dans la pratique enseignante survenus lors des deux dernières décennies. Il est constitué de treize compétences, « organisées en relation avec le travail des enseignantes et des enseignants en classe, dans l’établissement et dans la profession » (ministère de l’Éducation, 2020, p. 42), présentées dans le tableau 1.

Tableau 1

Les compétences professionnelles du personnel enseignant (ministère de l’Éducation, 2020, p. 43)

Les compétences professionnelles du personnel enseignant (ministère de l’Éducation, 2020, p. 43)

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3. Méthodologie

Une revue systématique de la littérature consiste en l’examen de la littérature existante à l’aide de méthodes de recherche explicites, explicables et rigoureuses (Gough et coll., 2017). L’approche de type « evidence for policy and practice information » (EPPI Centre, 2007) que nous avons suivie se caractérise par l’utilisation de méthodes explicites et transparentes qui augmentent la validité interne de la démarche et offrent l’accès à un bilan critique des connaissances scientifiques permettant d’orienter les prises de décisions (Bertrand et coll., 2014).

3.1 Critères d’inclusion et d’exclusion

Les articles que nous voulions analyser devaient répondre à un certain nombre de critères. Pour assurer une certaine rigueur, ils devaient être publiés dans une revue avec comité de lecture. Ils devaient être rédigés en anglais ou en français, les langues maitrisées par les auteures. Enfin, en cohérence avec notre question de recherche, les articles devaient présenter les résultats d’une étude empirique dont l’objectif principal était d’étudier l’agentivité des enseignant⋅e⋅s.

3.2 Stratégie de recherche

En cohérence avec notre question de recherche, nous avons sélectionné deux bases de données spécialisées en éducation, Education Source et ERIC. Conseillées par une bibliothécaire spécialisée en sciences de l’éducation, Eve Richard, nous avons ajouté une base de données multidisciplinaire, Academic Premier Search. Ces bases de données utilisent des thésaurus différents, et aucun d’eux ne contient de descripteur nommé « agency ». Les descripteurs qu’utilisent les bases de données pour décrire les articles traitant de l’agentivité n’étaient pas suffisamment liés à l’agentivité. D’abord, le terme « agency » réfère plus souvent à « agence » au sens de « agence de placement », par exemple. Ensuite, en précisant nos recherches sur l’agentivité des enseignant⋅e⋅s, les descripteurs utilisés traitaient d’autonomie professionnelle, d’attitudes ou de méthodes d’enseignement, ce qui nous éloignait de l’agentivité des enseignant⋅e⋅s. C’est pourquoi, dans les trois bases de données, nous avons utilisé le vocabulaire libre pour rechercher dans quatre champs, soit le titre (TI), le résumé (AB), les mots-clés et les descripteurs (selon les bases de données : descripteurs exacts [DE], descripteurs [SU], mots-clés [KW] et entête, qui inclut notamment les descripteurs exacts et les mots-clés [MH]). Toujours en suivant les conseils de la bibliothécaire spécialisée en sciences de l’éducation que nous avons consultée, nous avons utilisé les requêtes présentées dans le tableau 2 pour l’extraction des références le 30 mars 2021. Notons que l’astérisque, aussi appelé troncature, a été utilisé pour identifier différentes terminaisons du terme « teacher », comme « teacher agency » et « teachers’ agency », ou des expressions qualifiant l’agentivité des enseignant⋅e⋅s, comme « teacher relational agency ».

Tableau 2

Requêtes utilisées dans les trois bases de données pour l’extraction des références

Requêtes utilisées dans les trois bases de données pour l’extraction des références

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3.3 Analyse des articles

Nous avons importé les références dans un outil Web permettant le travail collaboratif sur des revues systématiques, Rayyan (Ouzzani et coll., 2016), afin de repérer les doublons, puis de sélectionner les articles sur la base des titres et des résumés. Les références des articles choisis au terme de cette étape ont été exportées, puis importées dans NVivo (QSR International, 2020), un logiciel d’analyse qualitative, en vue de la lecture et de l’analyse des articles complets.

Ce sont 1 071 références provenant des deux bases de données qui ont été traitées. Après avoir retiré 498 doublons, nous avons analysé 573 articles uniques sur la base de leur titre et de leur résumé. À cette étape, 10 % des articles (57 articles sélectionnés au hasard) ont été soumis à la deuxième auteure pour vérifier la cohérence des décisions. Selon le kappa de Cohen, un coefficient d’accord interjuges pour les échelles nominales (Cohen, 1960), la cohérence du codage pour l’inclusion ou l’exclusion des articles entre les deux évaluateurs était de κ = 0,82, ce qui correspond à un niveau d’accord fort (McHugh, 2012). Nous avons exclu les articles qui n’étaient rédigés ni en anglais ni en français (six articles), qui n’étaient pas centrés sur l’agentivité des enseignant⋅e⋅s (237 articles) ou qui ne présentaient pas de résultats empiriques (61 articles).

Nous avons lu les 269 articles restants pour confirmer leur inclusion. Comme à l’étape précédente, nous avons exclu les articles qui n’étaient pas centrés sur l’agentivité des enseignant⋅e⋅s (27 articles) et ceux qui ne présentaient pas de résultats empiriques (19 articles). À cette étape, nous avons exclu les articles qui ne définissaient pas l’agentivité des enseignant⋅e⋅s (61 articles). Enfin, des articles ont aussi été exclus (deux articles), puisqu’ils visaient à corriger des articles que nous avions exclus. La figure 1 présente le processus suivi.

Figure 1

PRISMA

PRISMA

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Ce sont donc 160 articles qui ont été retenus aux fins d’analyse. L’analyse a été menée en deux volets : d’abord, une analyse bibliométrique, puis une analyse lexicale et de contenu.

En nous appuyant sur la bibliométrie, soit « l’application de méthodes statistiques ou mathématiques sur des ensembles de références bibliographiques » (Rostaing, 1996, p. 21), nous avons repéré les auteure⋅s phares et l’évolution des courants de pensée en matière d’agentivité du personnel enseignant. Pour y parvenir, nous avons codé toutes les références utilisées dans tous les articles et les avons ensuite exportées ensuite. Une fois importées dans Excel (Microsoft Corporation, 2018), nous avons converti et nettoyé les références afin d’en extraire les auteur⋅e⋅s et l’année, puis les avons traitées en utilisant un tableau croisé dynamique. Bien que nous reconnaissions les limites de l’analyse bibliométrique (citations erronées, autocitation, effet Mathieu, notamment), nous avons utilisé un indicateur univarié, soit le comptage des références utilisées dans les articles retenus (Rostaing, 1996). Nous avons repéré, parmi les 7 967 références bibliographiques recensées dans les 160 articles, les ouvrages qui sont le plus souvent utilisés dans les recherches empiriques sur l’agentivité des enseignant⋅e⋅s.

Une première étape d’analyse de contenu a permis de relever les définitions retenues par les auteur⋅e⋅s. L’analyse lexicale de ces définitions à partir d’une unité de mots a d’abord permis d’identifier les mots le plus souvent utilisés, puis de regrouper les mots selon leur sens pour cibler quatorze thèmes récurrents : capacité, action, contexte, individuel, social, choix, façonnement (shape), intention, influence, acteur, profession, structure, changement, enseignant. Une seconde étape d’analyse de contenu a ensuite été faite au regard de ces thèmes.

À la lecture des articles en texte intégral, nous avons procédé à une analyse de contenu à l’aide d’un livre de code émergeant pour répertorier les contextes dans lesquels l’agentivité des enseignant⋅e⋅s est étudiée. Puis, c’est sous l’angle des cinq regroupements du Référentiel de compétences de la profession enseignante (ministère de l’Éducation, 2020) que nous avons analysé le contexte.

4. Résultats

Après une brève description des 160 articles retenus et analysés en profondeur dans le cadre de cette revue systématique de la littérature, nous présenterons les ouvrages phares, soit ceux qui ont été le plus souvent cités dans les articles de notre corpus. Seront ensuite présentés les résultats de l’analyse fine des définitions, plus particulièrement au regard des thèmes identifiés lors de leur analyse. Enfin, les contextes dans lesquels l’agentivité des enseignant⋅e⋅s se manifeste seront décrits et illustrés à l’aide d’exemples tirés du corpus.

Les 160 articles retenus ont été publiés depuis 2005, et ce, même si nous n’avions pas limité la recherche d’articles à une période précise. Le graphique présenté à la figure 2 représente la distribution des articles au fil des ans. On y remarque que 81,3 % des articles ont été publiés dans les six dernières années, ce qui confirme la tendance perçue selon laquelle l’agentivité des enseignant⋅e⋅s retient de plus en plus l’attention en matière de recherche.

Figure 2

Nombre d’articles retenus par année (n = 160)

Nombre d’articles retenus par année (n = 160)

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Seuls deux articles (1,3 %) ont été rédigés en français, les autres étaient écrits en anglais. Les prochaines sections présentent les résultats de l’analyse : d’abord l’analyse bibliométrique, dans laquelle les ouvrages phares ont été ciblés, puis les définitions et les thèmes qui ont été relevés. Ensuite, les résultats présenteront les contextes dans lesquels l’agentivité des enseignant⋅e⋅s a été étudiée de façon empirique.

4.1 Les ouvrages phares

L’analyse bibliométrique a permis de repérer les ouvrages ayant été cités dans au moins 20 % des 160 articles retenus (tableau 3). On remarque que quatre des six ouvrages étant le plus cités ont été rédigés par les mêmes auteur⋅e⋅s (Biesta, Priestley et Robinson, notamment), qui se sont d’ailleurs inspiré⋅e⋅s du modèle proposé par les auteur⋅e⋅s de l’ouvrage au premier rang, soit celui utilisé dans le tiers des 160 articles analysés.

Tableau 3

Ouvrages ayant été cités dans au moins 20 % des 160 articles analysés

Ouvrages ayant été cités dans au moins 20 % des 160 articles analysés

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4.2 Les définitions retenues

Dans 110 des 160 articles étudiés (68,8 %), les auteur⋅e⋅s ont appuyé leur définition d’une seule référence, alors que dans 33 articles (20,6 %), plusieurs références ont été utilisées et que, dans les 17 autres cas (10,6 %), les auteur⋅e⋅s présentaient la définition retenue sans l’appuyer d’une référence. Dans 25 articles (15,6 %), les auteur⋅e⋅s renvoient à la définition de Biesta et Tedder, soit la situation dans laquelle les individus sont capables d’exercer un contrôle sur le cours de leur vie et de lui donner un sens (Biesta et Tedder, 2006). C’est une définition qui est très similaire à celle des auteur⋅e⋅s de qui s’inspire leur modèle (soit Emirbayer et Mische, 1998), qui est utilisée dans 17 articles étudiés (10,6 %) et qui fait référence à la capacité des acteur⋅rice⋅s de façonner de manière critique leurs réponses aux situations problématiques. La définition issue des travaux de Priestley, Biesta et Robinson (Biesta et coll., 2015, 2017 ; Priestley et coll., 2012, 2015, 2016), utilisée dans 27 articles au total (16,9 %), définit quant à elle l’agentivité comme étant l’interaction entre les capacités individuelles et les conditions environnementales. Enfin, parmi les autres définitions les plus utilisées, notons celle d’Ahearn (2001) : « the socioculturally mediated capacity to act » (p. 112) dans 11 articles (6,9 %) et celle de Bandura (1997, 2001, 2006) : la capacité des individus d’amorcer des actes intentionnels, dans 10 articles (6,3 %).

Les thèmes apparaissant dans les définitions retenues ont aussi permis de faire ressortir certaines tendances que nous abordons dans les lignes suivantes. Certains termes y sont en caractères gras pour appuyer l’analyse.

4.3 La nature de l’agentivité

Dans 67 définitions retenues (41,9 %), il est question de capacité avec des déclinaisons telles que « ability », « capability » et « capacity ». Certain⋅e⋅s auteur·e·s distinguent toutefois cette notion de capacité de l’approche écologique, qu’elle⋅il⋅s définissent comme suit : « [a]gency can be understood in an ecological way, that is, strongly connected to the contextual conditions within which it is achieved and not as merely a capacity or possession of the individual » (Priestley et coll., 2012, p. 197). Dans une moindre mesure, il est question d’interactions (21 articles, 13,1 %), par exemple : « the interaction between individual capacities and environmental conditions » (Alvunger, 2018, p. 483, qui fait référence à Priestley et coll., 2012). Seuls six articles (3,8 %) traitent de l’agentivité en utilisant la notion de phénomène, notons : « [a]gency is a dynamic, temporal phenomenon, developed iterationally through personal histories, discourses, cultural tools, and imagined futures » (Baker-Doyle et Gustavson, 2016, p. 55).

4.4 Une définition tournée vers l’action

Dans 103 définitions (64,4 %), on trouve des termes et des déclinaisons comme « act », « acting », « action », « active », « actively », « activities », « engagement » et « proactive ». Par exemple, en faisant référence à Giddens (1984), Deed et coll. (2014) définissent l’agentivité des enseignant⋅e⋅s comme étant « the capacity to act differently while recognising the constraining qualities of institutional structures or convention » (p. 67). Prabjandee (2019) fait référence, quant à lui, à Toom et coll. (2015) pour définir l’agentivité comme étant « the active roles of teachers in negotiating conflicting demands making certain choices and acting to bring change within their contexts » (p. 228). Certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s précisent même qu’il s’agit de ce que l’individu accomplit, plutôt que de ce qu’il possède, comme Huang (2019), qui fait écho à Priestley et coll. (2015) : « [a]gency is understood as what one does or achieves rather than what one has or possesses » (p. 1186). Dans 15 cas (9,4 %), l’individu dont il est question dans la définition est explicitement nommé « l’acteur⋅rice » ou « l’agent⋅e » : « a discursive practice in which actors are positioned to varying degrees as responsible agents » (Martin, 2019, p. 1280).

4.5 Des actions guidées par une intention

Dans 67 articles (41,9 %), les auteur⋅e⋅s ont utilisé une définition qui renvoie explicitement à la notion d’intention ou de choix intentionnels. Par exemple, Rostami et Yousefi (2020) utilisent la définition de Bandura (2006) : « the capacity of individuals to initiate intentional acts » (p. 1). Verberg et coll. (2016) résument ainsi : « [a]gency is about intentionally making things happen, as opposed to simply letting them happen » (p. 535). Enfin, Vähäsantanen et coll. (2009) résument, quant à elles, comme suit : « the capability of persons to make intentional choices and to act on these choices in ways that make a difference in their lives » (p. 396). Certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s abordent la notion de buts (Ryder et coll., 2018), d’objectifs (Deschênes et Laferrière, 2019) ou de vision (Vaughn, 2013).

4.6 Des actions qui provoquent des changements

Près du tiers des définitions incluent la notion de changement (51 articles, 31,9 %). Dans certains cas, comme dans la définition de Frost (2006) retenue par Marsh et coll. (2014), le changement est au coeur de la définition : « the capacity to make a difference » (p. 24). Lockton et coll. (2020) mentionnent que l’agentivité est la capacité d’agir concrètement sur l’état actuel des choses et Yakışık et coll. (2019), qu’elle est la capacité de changer les choses dans la vie d’un individu et de sa communauté. Enfin, Impedovo (2020) traduit en français la définition de Ahearn (2001), soit : « l’expression de sa propre volonté dans les actions qui transforment la réalité » (p. 200). D’autres auteur⋅e⋅s abordent l’idée que les enseignant⋅e⋅s façonnent leur travail et leurs conditions, comme McKay et coll. (2018) et Yayli (2017), qui fait référence à Biesta et coll. (2015).

Enfin, on note la notion d’amélioration dans deux articles seulement. C’est le cas de Rivera et coll. (2015) qui utilisent la définition de Moore (2008) dans leur article : « the ability to effect positive social change in urban elementary classrooms » (p. 545). C’est aussi le cas de Bellibaş et coll. (2020) qui renvoient à Emirbayer et Mische (1998) : « ownership and engagement in school change and improvement processes » (p. 204).

4.7 L’importance du contexte

La majorité des définitions retenues (111 articles, 69,4 %) par les auteur⋅e⋅s des articles analysés font référence au contexte. Par exemple, Bhowmik (2020) écrit que l’agentivité des enseignant⋅es se manifeste lorsque « an instructor performs a contextually mediated act of student learning in the classroom » (p. 6). Certain⋅e⋅s précisent la nature sociale du contexte (48 articles, 30,0 %), comme Kayi-Aydar (2019) qui écrit que l’agentivité est socialement construite. D’autres précisent la nature temporelle du contexte (19 articles, 11,9 %), comme Gallagher et Farley (2019) qui citent Emirbayer et Mische (1998, p. 963) : « temporally embedded process of social engagement, informed by the past [...], but also oriented toward the future [...] and toward the present [...] » (p. 5). L’aspect culturel du contexte est aussi souligné dans 15 articles (9,4 %), notamment dans la définition retenue par Baker-Doyle et Gustavson (2016) où il est question d’outils culturels. Certaine⋅s auteur⋅e⋅s, comme Lasky (2005), abordent tous ces aspects : « individual agency to change a context is possible in the ways people act to affect their immediate settings through using resources that are culturally, socially, and historically developed » (p. 900).

Ce sont 29 articles (18,1 %) qui abordent, quant à eux, la notion de structure relative au contexte. C’est notamment le cas de Scanlon et coll. (2021, p. 52) et de Biesta et coll. (2017, p. 40) qui renvoient au même extrait de Biesta et Tedder (2007) : « that actors always act by means of their environment rather than simply in their environment » ; « [so that] the achievement of agency will always result from the interplay of individual efforts, available resources and contextual and structural factors as they come together in particular and, in a sense, always unique situations » (p. 137). Enfin, Block (2012) mentionne les structures socioculturelles, tout en soulignant le potentiel d’y résister et de les redéfinir.

4.8 L’enseignant⋅e

Si tous les articles retenus abordent l’agentivité des enseignant⋅e⋅s, seuls 63 (38,4 %) utilisent des thèmes liés à l’enseignant⋅e, à l’école, à l’apprentissage ou à la pratique professionnelle. Dans 46 définitions (28,8 %), il est question de l’enseignant⋅e, par exemple : « enacted when teachers attempt to influence curriculum change in their school department and/or classroom in an effort to achieve a desired outcome » (Jenkins, 2020, p. 168). Dans 23 définitions (14,4 %), il est question de pratique professionnelle, comme dans Rose (2019) : « the power of a teacher to successfully use actions that shape their practice and workplace » (p. 76). Dans 10 articles (6,3 %), les auteur⋅e⋅s situent l’agentivité dans l’école, notamment pour souligner la contribution des enseignant⋅e⋅s au développement institutionnel (Liu et coll., 2016).

Enfin, ce sont 15 définitions (9,4 %) qui font des liens avec les apprentissages, que ce soit par rapport à la capacité des enseignant⋅e⋅s de prendre en charge leurs propres apprentissages (Leite et coll., 2020 ; Ruan et coll., 2020) ou par rapport à l’influence qu’elle⋅il⋅s peuvent avoir sur les apprentissages de leurs élèves (François, 2014).

4.9 Les contextes dans lesquels l’agentivité des enseignant⋅e⋅s se manifeste

La figure 3 présente les résultats de l’analyse des contextes prépondérants dans lesquels l’agentivité des enseignant⋅e⋅s se manifeste dans les articles retenus au regard des regroupements des compétences professionnelles de la profession enseignante (ministère de l’Éducation, 2020). Cette analyse a permis de relever deux champs dans lesquels la proportion est plus grande, soit la compétence inhérente au professionnalisme enseignant (62 articles) et les compétences spécialisées au coeur du travail fait avec et pour les élèves (55 articles). Dans le premier cas, les études liaient notamment l’agentivité des enseignant⋅e⋅s au développement professionnel, aux apprentissages professionnels et à la construction de l’identité professionnelle. Dans le deuxième cas, les compétences liées au travail fait avec et pour les élèves (planification, mise en oeuvre, évaluation, etc.) étaient le plus souvent étudiées au regard de l’implantation des réformes des curriculums ou des politiques.

Figure 3

Contextes dans lesquels l’agentivité des enseignant⋅e⋅s se manifeste dans les articles retenus

Contextes dans lesquels l’agentivité des enseignant⋅e⋅s se manifeste dans les articles retenus

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Dans des proportions moindres, les compétences fondatrices repérées dans les 20 articles concernaient les enseignant⋅e⋅s comme des médiateur⋅rice⋅s culturel⋅le⋅s (langue, culture, tensions sociales, justice sociale, etc.). Les 19 articles abordant les compétences à la base du professionnalisme collaboratif abordaient les rôles, le leadership, les communautés, etc. Enfin, les quatre articles liés aux compétences transversales étaient équitablement distribués entre la mobilisation du numérique et les aspects éthiques de la profession.

5. Discussion : vers une définition de l’agentivité des enseignant⋅e⋅s

Au-delà de la nécessité d’étudier le concept d’agentivité des enseignant⋅e⋅s, il nous semblait essentiel de le définir en français. Le peu d’articles trouvés en français sur le sujet a confirmé cette intuition. La définition proposée ici s’appuie sur celles utilisées dans les ouvrages les plus couramment cités, sur les résultats de l’analyse thématique que nous avons menée, s’inspire des thèmes répertoriés dans les définitions de notre corpus et témoigne de l’analyse critique que nous en avons faite.

Ainsi, au terme de cette revue de la littérature, nous proposons une définition de l’agentivité s’intéressant aux actions et à leur contexte. L’agentivité des enseignant⋅e⋅s est l’ensemble des actions intentionnelles orientées vers un objectif et visant à améliorer une situation ; ces actions tiennent compte du contexte (social, culturel et historique) dans lequel les enseignant⋅e⋅s exercent leur profession. L’intention qui guide les actions renvoie à l’approche de Bandura (2001), alors que l’aspect historique du contexte renvoie aux trois dimensions interreliées d’Emirbayer et Mische (1998) et reprises par Priestley et coll. (2015), auxquelles font référence de nombreux auteur⋅e⋅s, soit l’influence du passé, l’engagement présent et les orientations futures.

Bien que certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s utilisent l’expression « pouvoir d’agir » comme étant un synonyme de l’agentivité, il semble au regard de cette étude que ce ne soit pas suffisant. En effet, il ne suffit pas d’avoir le pouvoir d’agir, un pouvoir qui pourrait ne pas être utilisé ou encore un pouvoir qui implique d’être légitimé par quelqu’un d’autre. L’agentivité n’est pas seulement la capacité que possède un individu (Priestley et coll., 2012), cette dernière pouvant être considérée comme étant préalable à l’action. Nous adhérons ainsi à l’approche écologique proposée par Biesta et Tedder (2006) et reprise dans de nombreux articles. Le personnel enseignant qui manifeste son agentivité est en interaction avec son environnement : il est influencé par son environnement et influence, voire améliore, ce dernier. Par environnement, on entend les règles, rôles et ressources, à la fois explicites et assumés, liés à la structure de l’approche de Giddens (1984).

Enfin, si certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s mentionnent que l’agentivité est une forme de résistance (voir notamment Engeström et Sannino, 2013), cette résistance n’est pas ressortie dans les définitions analysées. Plutôt que d’aborder l’agentivité comme étant une forme d’opposition, de possible révolte ou de contestation, il semble que ce soit plutôt l’idée que les actions des enseignant⋅e⋅s vont au-delà de ce qui est généralement attendu d’elles⋅eux qui émerge des définitions.

5.1 Les limites de l’étude

Les revues systématiques visent à rassembler l’ensemble des connaissances connues à ce jour sur un sujet donné ; toutefois, elles ne sont pas exemptes de limites (Grant et Booth, 2009). L’absence de descripteurs propres au concept d’agentivité dans les thésaurus des bases de données retenues peut être considérée comme une limite, tout comme le fait de ne pas avoir repéré des articles ayant utilisé d’autres termes pour traiter du concept. Aussi, bien que nous ayons utilisé un corpus de 160 articles, il se pourrait que d’autres articles aient été ignorés parce qu’ils ne se trouvaient pas dans les bases de données utilisées ou qu’ils étaient rédigés dans une autre langue que l’anglais ou le français.

6. Conclusion

Dans cet article, nous avons proposé une définition – en français – du concept d’agentivité des enseignant⋅e⋅s. Pour y parvenir, nous avons revu un nombre important d’études empiriques sur le sujet en suivant une méthodologie rigoureuse et reproductible. Nous avons pu relever les auteur⋅e⋅s phares, les thèmes les plus souvent utilisés pour caractériser l’agentivité du personnel enseignant ainsi que les contextes dans lesquels l’agentivité peut se manifester dans la pratique enseignante.

De nouvelles questions émergent de cette démarche. D’un point de vue méthodologique, il nous parait essentiel de s’intéresser aux approches et aux méthodes qui permettent d’étudier l’agentivité du personnel enseignant. Quelles sont les approches en recherche utilisées dans les études ? Qui sont les participant⋅e⋅s impliqué⋅e⋅s dans les études ? Comment les données sont-elles collectées, puis analysées ? Enfin, d’un point de vue empirique, il semble qu’il soit nécessaire d’effectuer des recherches sur les raisons qui expliquent que certain⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s exercent leur agentivité : quelles sont leurs motivations ? Comment peuvent-elle⋅il⋅s influencer leurs collègues ? Nous invitons la communauté de recherche à poursuivre les recherches sur l’agentivité alors que, de notre côté, nous tenterons de répondre à ces questions dans nos recherches futures.

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Michelle Deschênes
Professeure, Université du Québec à Rimouski

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Séverine Parent
Professeure, Université du Québec à Rimouski